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À la réflexion, je dois dire que même les Jeunesses hitlériennes existaient déjà à l’époque. Dans notre classe, par exemple, nous avions fondé un club qui s’appelait le Rennbund Altpreussen11 et dont la devise était “Contre Spartakus, pour le sport et la politique !”. La politique consistait à administrer sur le chemin du lycée une rossée occasionnelle à quelques malheureux qui se déclaraient favorables à la révolution. Pour le reste, notre occupation principale était le sport : nous organisions des courses dans la cour de récréation ou dans les jardins publics, ce qui nous donnait le sentiment de nous opposer radicalement aux spartakistes, nous étions imbus de notre importance et de notre patriotisme et courions pour la patrie. Quelle différence avec les futures Jeunesses hitlériennes ? Il n’y manquait que quelques traits qu’ajouteraient plus tard les penchants personnels de Hitler, par exemple l’antisémitisme. Nos condisciples juifs mettaient à courir la même ardeur patriotique et antispartakiste ; un juif était même notre champion. Je puis certifier qu’ils ne faisaient rien pour saper l’unité nationale.

Durant les combats de mars 1919, les activités habituelles du Rennbund Altpreussen furent momentanément interrompues, parce que nos terrains de sport s’étaient transformés en champs de bataille. Notre quartier se trouva au cœur des combats. Notre lycée devint un quartier général des troupes gouvernementales, tandis que, quel symbole, une école primaire voisine servait de base aux “rouges” ; plusieurs jours durant, on lutta pour le contrôle des bâtiments. Notre directeur, resté dans son logement de fonction, fut tué d’un coup de feu ; quand nous revîmes notre façade, elle était criblée d’impacts et, plusieurs semaines après la reprise des cours, une tache de sang indélébile se trouvait encore sous mon banc. Nous eûmes plusieurs semaines de vacances imprévues, et reçûmes durant cette période en quelque sorte notre baptême du feu. Car nous saisissions toutes les possibilités de nous échapper de chez nous pour rechercher les endroits où l’on se battait afin de “voir quelque chose”.

Nous ne vîmes pas grand-chose – les combats de rue eux-mêmes se présentaient comme “le désert putride du champ de bataille”. Mais il y avait d’autant plus de choses à entendre : le son des fusils-mitrailleurs, de l’artillerie de campagne, voire du feu de tirailleurs, cessa bientôt de nous surprendre. Pour que cela devînt intéressant, il fallait distinguer la voix des mortiers et de l’artillerie lourde.

Nous nous fîmes un sport de pénétrer dans des rues barrées en traversant les maisons, les cours et les caves, pour surgir brusquement dans le dos des troupes de barrage, loin derrière les panneaux “Halte ! quiconque avance sera abattu”. On ne nous abattit pas. Personne ne nous faisait rien.

Les barrages étaient loin de remplir toujours parfaitement leur office, et dans les rues la vie civile normale se mêlait aux opérations de combat d’une façon qui ne pouvait qu’éveiller le sens du grotesque. Je me souviens d’un beau dimanche, l’un des premiers dimanches chauds de l’année, avec des foules de promeneurs déambulant le long d’une large avenue ; tout était parfaitement paisible, on n’entendait même pas tirer. D’un seul coup, la foule reflua à droite et à gauche dans les porches des immeubles : des chars arrivaient à grand fracas, on entendait tout près de terribles détonations, des mitrailleuses se réveillèrent brusquement ; pendant cinq minutes, ce fut l’enfer. Puis les chars s’en furent, s’éloignèrent, le feu des mitrailleuses s’éteignit. Nous fûmes les premiers à nous risquer hors d’une entrée d’immeuble. Un étrange spectacle s’offrait à nos yeux : toute l’avenue avait été balayée de son contenu humain, mais devant chaque maison se trouvaient de plus ou moins gros tas de débris de verre : les carreaux des fenêtres n’avaient pas supporté l’ébranlement causé par les détonations proches. Puis, comme plus rien ne se passait, les gens sortirent timidement de leurs abris et, quelques minutes plus tard, un flot de promeneurs printaniers déferlait à nouveau dans la rue comme si rien ne s’était passé.

Tout cela était étrangement irréel. Et les événements n’étaient jamais expliqués. Par exemple, je n’ai jamais appris le sens de cette fusillade. Les journaux n’en dirent rien. En revanche, ils nous apprirent que ce même dimanche, tandis que nous nous promenions sous le ciel bleu, dans le faubourg de Lichtenberg distant de quelques kilomètres, plusieurs centaines (ou plusieurs milliers ? Les chiffres avancés étaient variables) d’ouvriers prisonniers avaient été rassemblés et fusillés en série. Cela nous terrifia. C’était tellement plus proche, tellement plus réel que tout ce qui s’était passé des années auparavant bien loin en France.

Mais comme rien ne s’ensuivit, qu’aucun d’entre nous n’avait de relation parmi les morts, et que le jour suivant les journaux avaient d’autres nouvelles à annoncer, cette terreur fut oubliée elle aussi. L’année s’avançait, le bel été approchait. Le lycée rouvrit ses portes, et le Rennbund Altpreussen reprit ses fructueuses activités patriotiques.

Histoire d'un allemand
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