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Ce n’est que deux ans plus tard que la politique redevint soudain intéressante, et cela grâce à l’entrée en scène d’un seul homme : Walther Rathenau16.

Jamais, ni avant ni depuis, la république allemande n’a produit un homme politique aussi fascinant pour l’imagination des masses et de la jeunesse.

Stresemann17 et Brüning18, qui restèrent en place plus longtemps et dont la politique a marqué deux courtes périodes, n’eurent jamais le même ascendant personnel. Tout au plus peut-on d’une certaine façon lui comparer Hitler, et encore, avec une restriction : Hitler est depuis si longtemps l’objet d’un tel tapage publicitaire concerté qu’il est devenu à peu près impossible de faire la part entre le charisme et l’imposture.

Du temps de Rathenau, la politique-spectacle n’existait pas encore, et lui-même ne faisait rien pour se mettre en valeur. Il est l’exemple le plus frappant que j’aie jamais connu de cette alchimie mystérieuse qui se produit quand un “grand homme” apparaît sur la scène publique : contact avec la foule, même à distance ; on tend l’oreille, on prend le vent, tous les sens en alerte ; les choses sans intérêt deviennent intéressantes, on ne peut faire abstraction de lui ni s’empêcher de prendre passionnément parti ; une légende surgit et grandit ; surgit et grandit le culte de la personnalité ; amour, haine. Tout cela involontaire, inévitable, presque inconscient. C’est l’effet que produit un aimant sur un tas de limaille de fer : la raison n’y a point de part, on n’y échappe pas, on ne l’explique pas.

Rathenau fut d’abord ministre de la Reconstruction, puis des Affaires étrangères – et, d’un seul coup, on sentit que la politique existait à nouveau. Quand il se rendait à une conférence internationale, on retrouvait le sentiment que l’Allemagne était représentée. Il conclut un accord sur les réparations en nature avec Loucheur19, un pacte d’amitié avec Tchitcherine20, et bien que personne ou presque n’ait eu auparavant l’idée de ce qu’était une réparation en nature, bien que le texte du traité russe fût bourré de formules diplomatiques hermétiques à la plupart, les deux étaient l’objet de conversations animées chez l’épicier et le marchand de journaux, et nous nous battions entre potaches parce que les uns trouvaient les traités “géniaux” tandis que pour les autres ils émanaient d’un “juif traître au peuple”.

Mais il n’y avait pas que la politique. On voyait son visage dans les magazines, comme celui de tous les autres politiciens, et tandis qu’on oubliait les autres, le sien vous poursuivait, fixant sur vous des yeux sombres pleins d’intelligence et de tristesse. On lisait ses discours et, au-delà de leur contenu, il était impossible d’ignorer ces accents qui accusaient, adjuraient, promettaient : les accents d’un prophète. Beaucoup prenaient connaissance de ses livres, et je le fis moi aussi. On y retrouvait cet appel obscur et pathétique, quelque chose d’à la fois contraignant et persuasif, qui tenait de l’exigence et de la sollicitation. Cette simultanéité faisait leur attrait. Ils étaient tout ensemble prosaïques et fantastiques, désenchantés et enthousiastes, sceptiques et pleins de foi. Ils prononçaient les paroles les plus audacieuses d’une voix timide et à peine audible.

Il est surprenant que Rathenau n’ait pas encore trouvé le biographe qu’il mérite. Il fait sans nul doute partie des cinq ou six plus grandes personnalités de ce siècle. C’était un aristocrate révolutionnaire, un économiste idéaliste ; juif, il fut un patriote allemand ; patriote allemand, il fut un citoyen du monde aux idées libérales ; bien que citoyen du monde aux idées libérales, il attendait le Messie, et se montrait un austère serviteur de la Loi (c’est-à-dire, dans le seul sens sérieux du terme, juif). Il était assez cultivé pour dédaigner la culture, assez riche pour dédaigner la richesse, assez homme du monde pour dédaigner le monde. On sentait que s’il n’avait pas été ministre allemand des Affaires étrangères en 1922 il aurait pu être un philosophe allemand en 1800, un roi de la finance internationale en 1850, un grand rabbin ou un anachorète. Il conciliait en lui l’inconciliable, d’une façon dangereuse et quelque peu angoissante, qui n’était possible que cette seule fois. La synthèse de tout un faisceau de cultures et d’idées s’incarnait en lui, non sous les espèces d’une pensée, non sous les espèces d’une action, mais sous les espèces d’un homme.

Est-ce là l’aspect d’un chef ? demandera-t-on. Étrangement, la réponse est oui. La masse – je n’entends pas par là le prolétariat, mais cette collectivité anonyme dans laquelle tous autant que nous sommes, petits et grands, nous nous retrouvons toujours à certains moments –, la masse réagit plus vivement à ce qui lui est le plus dissemblable. Un homme ordinaire, s’il s’entend à son ouvrage, peut être populaire. Mais l’extrême amour et la haine extrême, l’adoration et la détestation ne peuvent s’adresser qu’à ce qui existe de plus extraordinaire, à un homme tout à fait hors de portée de la masse, qu’il se trouve loin en dessous ou loin au-dessus d’elle. Si mon expérience de l’Allemagne m’a appris quelque chose, c’est bien cela. Rathenau et Hitler sont les deux phénomènes qui ont le plus excité l’imagination des masses allemandes, le premier par son immense culture, le second par son immense vulgarité. Tous deux, c’est là le point décisif, sortaient de contrées inaccessibles, localisées dans quelque au-delà. Le premier venait de cette sphère de quintessence spirituelle où fusionnent les civilisations de trois millénaires et de deux continents, l’autre d’une jungle située bien en dessous du niveau de la littérature la plus obscène, d’un enfer d’où montent les démons engendrés par les remugles mêlés des arrière-boutiques, des asiles de nuit, des latrines et des cours de prisons. Tous deux étaient, grâce à l’au-delà dont ils émanaient et indépendamment de leur politique, de véritables thaumaturges.

Il est difficile de dire où la politique de Rathenau aurait conduit l’Allemagne et l’Europe s’il avait eu le temps de la mener à son terme. On sait que, le temps, il ne l’a pas eu, ayant été assassiné après six mois d’exercice.

J’ai déjà dit que Rathenau suscitait dans la masse un véritable amour et une haine véritable. Cette haine était une haine viscérale, farouche, irrationnelle, fermée à toute discussion et telle qu’un seul politicien allemand l’a suscitée depuis : Hitler. Il va de soi que les contempteurs de Rathenau et ceux de Hitler s’opposent comme s’opposent ces deux personnalités. “Il faut saigner le cochon” – c’est ainsi que s’exprimaient les adversaires de Rathenau. Pourtant, on fut surpris de voir un jour les journaux de midi annoncer sans la moindre fioriture : “Assassinat du ministre Rathenau.” On avait l’impression de sentir le sol se dérober sous les pas, et ce sentiment s’accentuait quand on lisait les circonstances d’un attentat qui s’était déroulé avec une grande facilité, sans la moindre peine et comme allant de soi.

Tous les matins à heure fixe, Rathenau quittait en automobile découverte sa villa du Grunewald21 pour se rendre à la Wilhelmstrasse22. Un matin, une autre voiture qui stationnait dans cette paisible rue résidentielle démarra derrière celle du ministre, la dépassa et, au cours de la manœuvre, ses occupants, trois jeunes gens, déchargèrent au même moment et presque à bout portant leur revolver sur la tête et la poitrine de la victime. Et s’enfuirent à toute allure. Aujourd’hui, une plaque marque l’emplacement de leur exploit.

Ce ne fut pas plus compliqué que cela. L’œuf de Colomb, en quelque sorte. C’est ici que cela s’est produit, chez nous, à Berlin-Grunewald, non pas à Caracas ni à Montevideo. On peut voir l’endroit : une rue de banlieue semblable à toutes les autres. Les coupables, on l’apprit bientôt, étaient des garçons comme nous, l’un d’eux un élève de seconde. Ç’aurait pu tout aussi bien être tel ou tel de nos condisciples, qui avait parlé peu auparavant de “saigner le cochon”. À l’indignation, à la colère, à la douleur se mêlait l’effet presque comique provoqué par la réussite de cette impudente gaminerie. Bien sûr, c’était tout simple, tellement simple qu’on n’y aurait jamais pensé. De cette façon, il devenait facile, “terriblement” facile, d’accomplir un geste historique. De toute évidence, l’avenir n’appartenait pas aux Rathenau qui se donnaient la peine de devenir des personnalités hors du commun, mais aux Techow et autres Fischer23 qui apprenaient tout simplement à conduire et à tirer.

Pour l’heure, ce sentiment était bien sûr masqué par un mélange irrésistible de tristesse et de rage. L’exécution de mille ouvriers à Lichtenberg en 1919 avait moins ému les masses que l’assassinat de ce seul homme. La magie exercée par sa personnalité lui survécut quelques jours, et pendant ces quelques jours régna ce que je n’avais encore jamais connu, une ambiance vraiment révolutionnaire. Plusieurs centaines de milliers de personnes assistèrent aux obsèques sans qu’on les eût forcées ni menacées. Après quoi, au lieu de se disperser, elles parcoururent les rues pendant des heures, en cortèges interminables, muettes, sombres, revendicatives. On sentait que si ce jour-là on avait incité ces masses à en finir avec ceux qu’on appelait encore des “réactionnaires” et qui, en réalité, étaient déjà des nazis elles l’auraient fait sans hésiter, rapidement, de façon décisive et totale.

Personne ne les y incita. On les incita au contraire à maintenir l’ordre et la discipline. Le gouvernement discuta durant de longues semaines une “loi sur la protection de la République”, qui prévoyait une peine d’emprisonnement légère pour crime de lèse-ministre et sombra rapidement dans le ridicule. Quelques mois plus tard, il s’écroula sans tambour ni trompette et céda la place à un gouvernement de droite.

La dernière impression laissée par le bref passage de Rathenau confirmait l’enseignement des années 1918-1919 : rien ne réussit de ce qu’entreprend la gauche.

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