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UN QUAHOG EST UN QUAHOG
 

Thomas Henry Huxley a jadis défini la science comme « le bon sens organisé ». Certains de ses contemporains, dont le grand géologue Charles Lyell, professaient une opinion contraire : la science, disaient-ils, doit chercher à découvrir ce qui se cache derrière les apparences, lutter souvent contre l’interprétation « évidente » des phénomènes.

Je ne peux fixer aucune règle permettant de résoudre les conflits entre le bon sens et les préceptes d’une théorie en vogue. Chaque camp a gagné ses batailles et a encaissé des coups. Mais je voudrais présenter un domaine où le bon sens l’emporte, cas d’autant plus intéressant que la théorie qui paraissait s’opposer à la banale observation est également exacte, car il s’agit de la théorie de l’évolution elle-même. L’erreur qui a amené l’évolution à entrer en conflit avec le bon sens repose sur une fausse implication de la théorie de l’évolution et non de la théorie elle-même.

Le bon sens nous conduit à voir le monde des organismes macroscopiques familiers en « paquets » appelés espèces. Tous ceux qui aiment à observer les oiseaux, tous les chasseurs de papillons, savent qu’ils peuvent regrouper les animaux d’une région déterminée en unités séparées et distinctes baptisées de ce double nom latin qui laisse les profanes pantois. Occasionnellement, il est vrai, un paquet peut se défaire et même se mélanger à un autre. Mais de tels cas se produisent si peu fréquemment qu’ils sont réputés pour leur rareté même. Les oiseaux du Massachusetts et les insectes de mon jardin appartiennent sans ambiguïté possible à des espèces que reconnaissent tous les observateurs expérimentés.

Cette notion d’espèce comme catégorie naturelle correspond merveilleusement aux principes créationnistes de l’époque prédarwinienne. Louis Agassiz soutenait même que les espèces étaient les pensées individuelles de Dieu, incarnées pour que nous puissions percevoir Sa majesté et Son message. Les espèces, écrivit-il, sont « instituées par la Divine Intelligence comme les catégories de son mode de pensée ».

Mais comment une division du monde organique en entités séparées pourrait-elle être justifiée par une théorie de l’évolution dans laquelle le changement incessant représente le fait fondamental de la nature ? Darwin et Lamarck se sont tous deux attaqués à cette question et, ne lui trouvant pas de réponse satisfaisante, refusèrent à l’espèce tout statut de catégorie naturelle.

« Nous devrons, se plaignait Darwin, traiter les espèces […] comme de simples combinaisons artificielles inventées par commodité. Ce n’est peut-être pas une perspective enthousiasmante ; au moins nous délivre-t-elle de la vaine recherche de l’essence inconnue et inconnaissable du terme espèce. » Lamarck se lamentait semblablement : « En vain les naturalistes passent leur temps à décrire de nouvelles espèces, en s’emparant de chaque nuance et de chaque légère particularité pour allonger l’immense liste des espèces décrites. »

Cependant – et c’est là le paradoxe – Darwin et Lamarck furent tous deux des systématiciens respectés qui nommèrent des centaines d’espèces. Darwin écrivit un traité de taxonomie en quatre tomes sur les bernaches et Lamarck, de son côté, publia un nombre de volumes trois fois plus grand sur les invertébrés fossiles. Face aux problèmes pratiques de leur travail quotidien, tous deux se virent contraints de reconnaître des entités auxquelles la théorie refusait toute réalité.

Il existe une échappatoire traditionnelle à cette difficulté : notre monde en perpétuel mouvement se modifie si lentement que l’on peut considérer comme statiques les configurations du moment. La cohérence des espèces actuelles se désagrège peu à peu en se transformant. On ne peut que se rappeler les lamentations de Job sur « l’homme qui est né d’une femme »… « Il apparaît comme une fleur […] il s’enfuit comme une ombre, et ne continue pas. » Mais Lamarck et Darwin ne pouvaient même pas tirer profit de cette dissolution, car tous deux travaillaient beaucoup sur les fossiles et réussirent à séparer ces lignées évolutives en espèces tout aussi bien qu’ils y étaient parvenus pour le monde actuel.

D’autres biologistes, allant plus loin encore, ont nié la réalité de l’espèce dans quelque contexte que ce soit. J.B.S. Haldane, peut-être l’évolutionniste le plus brillant de ce siècle, a écrit : « Le concept d’espèce est une concession à nos habitudes linguistiques et à nos mécanismes neurologiques. » Un collègue paléontologiste soutint en 1949 que « l’espèce […] est une fiction, une construction mentale sans existence objective ».

Cependant le bon sens continue à soutenir que, à quelques exceptions près, on peut clairement identifier des espèces dans les régions de notre monde. La plupart des biologistes, bien qu’ils ne puissent remettre en cause la notion d’espèce dans la perspective du temps géologique, s’accordent sur leur statut pour le moment présent. Comme l’écrit Ernst Mayr, grand spécialiste de l’espèce et de la spéciation : « Les espèces sont le produit de l’évolution et non de l’esprit humain. » Selon Mayr, les espèces sont les unités « réelles » de la nature résultant à la fois de leur histoire et de l’interaction entre leurs membres.

Les espèces se séparent des lignées anciennes, généralement au sein de petites populations distinctes vivant dans une zone géographique précise. Elles atteignent leur unicité en élaborant un programme génétique suffisamment différent pour que les membres de l’espèce puissent se reproduire entre eux, mais non avec les membres d’autres espèces. Leurs membres partagent un biotope écologique commun et poursuivent leur interaction en se reproduisant entre eux.

Toutes les unités supérieures de la hiérarchie linnéenne ne peuvent pas être objectivement définies, car ce sont des rassemblements d’espèces qui n’ont pas d’existence séparée dans la nature – elles ne se reproduisent pas entre elles ni n’ont même nécessairement d’interaction. Ces unités supérieures – genre, famille, ordre, etc. – ne sont pas arbitraires. Elles ne doivent pas être sans rapport avec la généalogie de l’évolution (on ne peut pas placer les hommes et les dauphins dans un ordre et les chimpanzés dans un autre). Mais la classification est, en partie, affaire de coutume, sans solution « exacte ». Les chimpanzés sont nos parents les plus proches par la généalogie, mais appartenons-nous au même genre ou à des genres différents au sein de la même famille ? Les espèces sont les seules unités taxonomiques objectives de la nature.

Doit-on suivre Mayr ou Haldane ? Je suis partisan de la thèse de Mayr et souhaite m’en faire le défenseur à l’aide de preuves marginales certes, mais, à mon avis, convaincantes. La répétition des mêmes phénomènes constitue une des pierres angulaires de la démarche scientifique – bien que les évolutionnistes, travaillant sur des éléments naturels au caractère unique, aient peu souvent l’occasion d’y faire appel. Mais, dans le cas présent, nous possédons un moyen de savoir valablement si les espèces sont des abstractions mentales enracinées dans les pratiques culturelles ou des unités naturelles. Nous pouvons étudier comment différents peuples, vivant en totale indépendance, divisent les organismes de leur région en unités. Nous pouvons comparer la classification occidentale en espèces linnéennes avec les « taxonomies populaires » des peuples non occidentaux.

La littérature sur les taxonomies non occidentales n’est pas très abondante, mais elle est très éloquente. On y trouve généralement une correspondance remarquable entre les espèces linnéennes et les noms vernaculaires de plantes et d’animaux. En bref, les mêmes catégories sont reconnues par des cultures indépendantes. Je ne prétends pas que les taxonomies populaires renferment invariablement le catalogue linnéen tout entier. Ordinairement les peuples ne procèdent pas à des classifications exhaustives à moins que les organismes ne soient évidents ou ne revêtent une importance quelconque. Les Fore de Nouvelle-Guinée ont un seul mot pour désigner tous les papillons, bien que les espèces soient aussi distinctes que les oiseaux qu’ils répertorient, eux, dans tous leurs détails linnéens. Semblablement, la plupart des insectes de mon jardin n’ont pas de nom vulgaire, mais tous les oiseaux du Massachusetts en ont un. Les correspondances linnéennes n’apparaissent que lorsque les taxonomies populaires tendent à établir un catalogue exhaustif.

Plusieurs biologistes ont remarqué ces étonnantes affinités au cours de leurs travaux sur le terrain. Ernst Mayr lui-même a parlé de sa propre expérience en Nouvelle-Guinée : « Il y a quarante ans, j’ai vécu seul dans une tribu de Papous des montagnes de Nouvelle-Guinée. Ces splendides hommes des bois avaient 136 noms pour les 137 espèces d’oiseaux que j’ai identifiées (confondant seulement deux espèces inédites de fauvettes). Le fait que […] l’homme de l’âge de pierre reconnaisse les mêmes entités de la nature que les savants occidentaux formés à l’Université réfute de façon assez péremptoire la thèse qui voudrait que les espèces ne soient rien d’autre qu’un produit de l’imagination humaine. » En 1966, Jared Diamond publia une monographie plus approfondie sur les Fore de Nouvelle-Guinée qui montra que ceux-ci utilisent un nom différent pour chaque espèce linnéenne d’oiseaux de leur territoire. En outre, lorsque Diamond amena sept hommes fore dans une nouvelle zone où vivaient des oiseaux qu’ils n’avaient jamais vu et qu’il leur demanda de lui donner pour chaque oiseau le nom de l’équivalent fore le plus proche, ils placèrent 91 des 103 espèces dans le groupe fore le plus proche de la nouvelle espèce dans notre classification linnéenne occidentale. Diamond rapporte l’intéressante anecdote suivante :

« L’un de mes assistants fore recueillit un immense oiseau noir, aux ailes courtes et nichant au sol, que ni lui ni moi n’avions vu auparavant. Alors que je m’interrogeais sur ses affinités, le Fore déclara tout de go qu’il s’agissait d’un peteobeye, nom d’un élégant petit coucou brun qui fréquente les arbres des jardins fore. Le nouvel oiseau se révéla plus tard être un coucal de Menbeck, membre aberrant de la famille des coucous dont certaines caractéristiques dans l’aspect du corps et dans la forme de la patte et du bec trahissent l’affinité. »

À ces modestes études dues à des biologistes sont venus récemment s’ajouter deux traités exhaustifs rédigés par des anthropologues qui se doublaient de biologistes compétents : le travail de Ralph Bulmer sur la taxonomie des vertébrés chez les Kalam de Nouvelle-Guinée et celui de Brent Berlin (avec la collaboration des botanistes Dennis Breedlove et Peter Raven) sur la classification des plantes chez les Indiens Tzeltal des hautes terres du Chiapas au Mexique. (Je remercie Ernst Mayr de m’avoir fait connaître le travail de Bulmer et d’avoir pendant des années défendu fermement cette argumentation.)

Les Kalam, par exemple, font un grand usage des grenouilles dans leur alimentation. La plupart de leurs noms de grenouilles ont une exacte correspondance avec les espèces linnéennes. Dans certains cas, ils donnent le même nom à plus d’une espèce, mais reconnaissent cependant la différence : les informateurs kalam pouvaient aisément identifier deux différentes sortes de gunm, à la fois par leur apparence et leur habitat, même en l’absence de noms courants pour les distinguer. Parfois, les Kalam font mieux que nous. Ils reconnaissent dans les kasoj et les wyt deux espèces qui ont été regroupées par erreur sous la même dénomination linnéenne Hyla becki.

Bulmer s’est dernièrement associé au Kalam Ian Saem Majnep pour réaliser un remarquable ouvrage, Birds of My Kalam Country (« Les oiseaux de mon pays kalam »). Plus de 70 p. 100 des noms de Saem ont un équivalent dans la classification linnéenne. Dans la plupart des cas, il agglutine deux espèces linnéennes ou plus sous le même nom kalam, mais reconnaît la distinction occidentale, ou bien fait une séparation à l’intérieur d’une espèce occidentale tout en reconnaissant l’unité (chez certains paradisiers, par exemple, il nomme les sexes séparément car seul le mâle porte le plumage recherché). Dans un seul cas, Saem suit une pratique incompatible avec la nomenclature linnéenne : il utilise le même nom pour les femelles brunâtres de deux espèces de paradisiers, mais accorde deux noms différents aux mâles au plumage voyant. En fait, Bulmer n’a pu repérer que quatre cas (2 p. 100) d’incompatibilité dans tout le répertoire kalam totalisant 174 espèces vertébrées – mammifères, oiseaux, reptiles, grenouilles et poissons.

C’est dans un but explicite qu’en 1966, Berlin, Breedlove et Raven publièrent leur première étude, pour contester la thèse de Diamond sur l’universalité de la correspondance entre les noms populaires et les espèces linnéennes. Initialement, ils soutinrent que seulement 34 p. 100 des noms tzeltal de plantes s’accordaient avec les espèces linnéennes et que le grand nombre d’erreurs de classification relevées s’expliquait par l’influence des usages et des pratiques culturelles. Mais quelques années plus tard, dans un article empreint d’une grande franchise, ils changèrent radicalement d’opinion, affirmant l’étroite et étonnante correspondance entre noms linnéens et noms populaires. Dans leur étude précédente, ils n’avaient pas parfaitement saisi l’ordre hiérarchique du système tzeltal et avaient mélangé les noms provenant de plusieurs niveaux en établissant les groupes populaires de base. De plus, Berlin admit qu’il avait été induit en erreur par un préjugé anthropologique courant sur le relativisme culturel. Je cite sa rétractation, non pas pour lui faire honte, mais au contraire en témoignage de mon admiration face à une attitude bien trop rare chez les hommes de science (bien que tous les savants de quelque valeur aient, au cours de leur carrière, changé d’opinion sur des sujets fondamentaux).

« De nombreux anthropologues, dont le préjugé traditionnel consiste à insister sur la totale relativité des classifications différentes de la réalité, ont généralement hésité à accepter ces découvertes. […] Mes collègues et moi, dans un article précédent, avons exposé des arguments en faveur de la thèse « relativiste ». Depuis la publication de ce compte rendu, des données complémentaires nous sont parvenues et, à leur lumière, il apparaît que cette attitude doit être sérieusement corrigée. Nous disposons à présent d’un ensemble croissant de preuves qui font penser que les catégories fondamentales distinguées dans la systématique populaire correspondent assez étroitement aux espèces connues de la science. »

Berlin, Breedlove et Raven ont maintenant publié un ouvrage exhaustif sur la taxonomie tzeltal, Principes of Tzeltal Plant Classification. Leur catalogue complet renferme 471 noms tzeltal. Parmi ceux-ci, 281, soit 61 p. 100, ont une correspondance univoque avec un nom linnéen. Tous les autres noms, sauf 17, sont selon le terme des auteurs « sous-différenciés », c’est-à-dire qu’un nom tzeltal se réfère à plus d’une espèce linnéenne. Mais, dans plus des deux tiers de ces cas, les Tzeltal utilisent un système de dénominations annexes qui leur permet de faire des distinctions au sein des groupes primaires et toutes ces catégories subsidiaires correspondent à des espèces linnéennes. Seuls 17 noms, soit 3,6 p. 100, sont « sur-différenciés » et se réfèrent donc à une partie seulement d’une espèce linnéenne. Sept espèces linnéennes ont deux noms tzeltal et une seule en a trois, la calebasse Lagenaria siceraria. Les Tzeltal distinguent en effet les plants de calebasse par l’usage de leurs fruits : un nom pour les fruits ronds et gros utilisés comme récipients à tortillas, un autre pour les gourdes à long col commodes pour le transport des liquides et un troisième pour les petits fruits ovales qui ne servent à rien.

Une deuxième généralité, tout aussi intéressante, ressort des études de la classification populaire. Selon les biologistes, seules les espèces sont les vraies unités de la nature ; les noms aux niveaux supérieurs de la hiérarchie taxonomique ne représentent que le résultat de décisions humaines prises sur le regroupement qui devrait être effectué entre les espèces (sous réserve, bien entendu, que cette opération soit compatible avec la généalogie de l’évolution). Ainsi, pour les noms s’appliquant à des groupes d’espèces, il ne faudrait pas que nous nous attendions à une correspondance parfaite avec les désignations linnéennes, mais nous devrions au contraire trouver une variété de combinaisons fondées sur la culture et les mœurs locales. Et c’est effectivement ce que l’on a observé avec régularité dans les études de taxonomie populaire. Les groupes d’espèces comprennent souvent des formes fondamentales obtenues indépendamment par plusieurs lignées évolutives. Les Tzeltal, par exemple, ont quatre termes plus larges pour des groupes d’espèces qui correspondent grossièrement aux arbres, aux plantes grimpantes et aux plantes herbacées à feuilles larges. Ces noms s’appliquent à environ 75 p. 100 de leurs espèces végétales, alors que les autres, comme le maïs, le bambou et l’agave, ne sont pas « affiliées ».

Souvent le regroupement des espèces est le reflet de certains aspects plus subtils et plus envahissants de la culture. Les Kalam de Nouvelle-Guinée, à titre d’exemple, divisent leurs vertébrés à quatre pattes, mis à part les reptiles, en trois classes : kopyak ou rats ; kmn, rassemblement, hétérogène d’un point de vue évolutionniste, de gros mammifères chassés, principalement des marsupiaux et des rongeurs ; et as, groupe encore plus hétérogène de grenouilles et de petits rongeurs. (Soumis aux questions insistantes de Bulmer, les Kalam ont confirmé qu’il n’existait aucune subdivision entre les grenouilles et les rongeurs, bien qu’ils reconnaissent [mais rejettent comme n’ayant pas d’importance] la similitude morphologique entre les petits as à fourrure et les rongeurs faisant partie des kmn. Ils admettent également que certains kmn ont des poches et que d’autres n’en ont pas.) Les divisions sont le reflet des faits fondamentaux de la culture kalam. Les kopyak, qui sont associés aux excréments et à la nourriture polluée proche des habitations, ne sont pas mangés du tout. Les as sont recueillis surtout par les femmes et les enfants et, bien que mangés par la plupart des hommes et ramassés par certains d’entre eux, sont des aliments interdits aux garçons pendant leurs rites de passage et aux hommes adultes qui pratiquent la sorcellerie. Les kmn sont chassés surtout par les hommes.

Semblablement, les oiseaux et les chauves-souris sont tous des yakt à la seule exception du grand casoar coureur appelé kobty. La distinction s’effectue sur des critères plus profonds et plus complexes que la simple apparence – car les Kalam reconnaissent bien que le kobty présente des caractéristiques d’oiseau. Les casoars, selon Bulmer, constituent le gibier le plus important de la forêt et les Kalam montrent une opposition culturelle complexe entre les zones cultivées (représentées par le taro et le porc) et la forêt (représentée par les fruits du pandanus et les casoars). Les casoars sont aussi les sœurs mythologiques des hommes.

Les mêmes pratiques se retrouvent dans notre propre taxonomie populaire. Les mollusques comestibles sont des « coquillages », mais les espèces linnéennes ont toutes des noms communs. J’ai gardé le souvenir du reproche que m’adressa un marin de la Nouvelle-Angleterre lorsque j’ai utilisé le terme scientifique familier de « clam » pour désigner tous les mollusques bivalves (pour lui un clam était seulement la grosse palourde Mya arenaria : « Un quahog{17} est un quahog, un clam est un clam et une coquille Saint-Jacques est une coquille Saint-Jacques »).

L’évidence de la taxonomie populaire est convaincante dans le monde tel qu’il est. À moins que la tendance à diviser les organismes en espèces linnéennes ne soit que le reflet d’un câblage neurologique de notre esprit (proposition intéressante, mais dont je doute fort), l’univers de la nature est fondamentalement et réellement divisé par l’action de l’évolution en catégories raisonnablement séparées. (Je ne renie pas, bien entendu, le fait que notre propension naturelle à la classification ait quelque chose à voir avec notre cerveau, ses capacités héritées et les moyens limités avec lesquels la complexité peut s’ordonner à être saisie par les sens. Je doute seulement que ce processus si précis de classification en espèces linnéennes ne fasse que traduire les contraintes de notre esprit et non celles de la nature.)

Mais ces espèces linnéennes, reconnues par des espèces indépendantes, ne sont-elles que des configurations temporaires, liées à un moment précis, de simples stations placées le long de lignées évolutives perpétuellement en mouvement ? Selon moi, comme je l’expose dans les chapitres 17 et 18, l’évolution, contrairement à ce que l’on croit généralement, ne procède pas de cette manière ; les espèces ont une « réalité » dans le temps qui s’accorde avec leur caractère différent à un moment donné. En moyenne, les espèces d’invertébrés fossiles vivent de 5 à 10 millions d’années (les vertébrés terrestres ont une durée d’existence plus courte). Pendant toute cette période, elles changent rarement de façon fondamentale. Elles s’éteignent sans progéniture, en ayant toujours l’apparence qu’elles avaient lorsqu’elles sont apparues.

Les nouvelles espèces naissent habituellement, non pas de la lente et régulière transformation de populations ancestrales tout entières, mais à la suite du développement de petits isolats s’écartant d’une souche parentale immuable. La fréquence et la rapidité de cette spéciation comptent aujourd’hui parmi les sujets les plus débattus de la théorie de l’évolution, mais je pense que la plupart de mes collègues expliquent l’origine de la majorité des espèces par une scission d’une durée de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’années. Cela peut sembler bien long dans le cadre de notre propre existence individuelle, mais ce n’est qu’un instant géologique, généralement représenté par une seule couche rocheuse et non par une longue séquence stratigraphique. Si les espèces apparaissent en quelques centaines ou milliers d’années, puis se maintiennent sans changement majeur, la période de leur origine ne représente qu’un infime pourcentage de leur durée totale. En conséquence, on peut les considérer comme des entités séparées, même dans le temps. L’évolution, dans son ensemble, est donc avant tout l’histoire des différentes espèces ayant réussi à s’imposer et non pas celle de la lente transformation des lignées.

Il est certain que si, par hasard, nous tombons sur une espèce dans la microseconde géologique de sa création, il nous sera difficile d’établir des distinctions claires. Mais nos chances de trouver une espèce dans cette situation sont bien minces. Les espèces sont des entités stables connaissant de très brèves périodes de flou à leur origine (mais pas à leur décès, la plupart des espèces disparaissant purement et simplement sans se transformer en quoi que ce soit d’autre). Comme Edmund Burke le dit dans un autre contexte : « Bien qu’aucun homme ne puisse tirer un trait entre les confins du jour et de la nuit, il n’en demeure pas moins que la lumière et l’obscurité peuvent être assez nettement distinguées. »

L’évolution est une théorie du changement organique, mais elle n’implique pas, comme tant le pensent, qu’un mouvement incessant soit l’état irréductible de la nature et que la structure ne soit qu’une incarnation temporaire. Le changement est plus souvent une transition rapide entre des états stables qu’une transformation continue s’effectuant lentement et régulièrement. Nous vivons dans un monde de structures et de distinctions légitimes. Les espèces sont les unités morphologiques de la nature.