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Il faut que j’ouvre les yeux, pensa la femme du médecin. À travers ses paupières fermées, quand elle s’était réveillée à plusieurs reprises pendant la nuit, elle avait perçu la clarté pâle des ampoules qui éclairaient à peine le dortoir, mais maintenant il lui semblait observer une différence, une autre présence lumineuse, qui était peut-être l’effet des premières lueurs de l’aube ou peut-être déjà la mer de lait qui inondait ses yeux. Elle se dit qu’elle allait compter jusqu’à dix et qu’à la fin de cet exercice elle entrouvrirait les paupières, deux fois elle dit cela, deux fois elle compta, deux fois elle n’ouvrit pas les paupières. Elle entendait la respiration profonde de son mari dans le lit à côté, des ronflements, Comment va la jambe de cet homme, se demanda-t-elle, mais elle savait qu’en cet instant il ne s’agissait pas d’une pitié véritable, elle voulait feindre une autre préoccupation, elle voulait ne pas avoir à ouvrir les yeux. Ils s’ouvrirent l’instant d’après, tout simplement, et non parce qu’elle en avait ainsi décidé. La lumière terne et bleutée de l’aube entrait par les fenêtres qui commençaient au milieu du mur et s’arrêtaient à une vingtaine de centimètres du plafond. Je ne suis pas aveugle, murmura-t-elle, et aussitôt alarmée elle se souleva sur son lit, la jeune fille aux lunettes teintées qui occupait le grabat en face d’elle aurait pu l’entendre. Elle dormait. Dans le lit à côté, rangé contre le mur, le jeune garçon dormait lui aussi, Elle a fait comme moi, pensa la femme du médecin, elle lui a cédé l’endroit le plus protégé, nous serions de bien faibles murailles, une simple pierre au milieu du chemin, sans autre espoir que de faire trébucher l’ennemi dessus, l’ennemi, quel ennemi, ici personne ne viendra nous attaquer, nous aurions pu voler et assassiner là-dehors, personne ne viendrait nous arrêter, jamais l’homme qui a volé la voiture n’a été aussi assuré de sa liberté, nous sommes si loin du monde que nous ne tarderons pas à ne plus savoir qui nous sommes, nous ne penserons même pas à nous dire mutuellement comment nous nous appelons, et à quoi bon, à quoi nous serviraient nos noms, les chiens ne se connaissent pas, ou s’ils se font connaître ce n’est pas au nom qui leur a été donné mais à l’odeur qu’ils identifient les autres chiens et s’en font identifier, ici nous sommes comme une autre race de chiens, nous nous reconnaissons à nos aboiements, à nos paroles, le reste, traits du visage, couleur des yeux, de la peau, des cheveux, ne compte pas, c’est comme si cela n’existait pas, moi je vois encore, mais jusqu’à quand. La lumière changea légèrement, ce ne pouvait être la nuit qui revenait, ce devait être le ciel qui se couvrait de nuages, retardant le matin. Un gémissement provint du lit du voleur, Si sa blessure s’est infectée, pensa la femme du médecin, nous n’avons rien avec quoi la soigner, aucun recours, et dans ces conditions le plus petit accident peut se transformer en tragédie, c’est probablement ce qu’ils attendent, que nous mourions tous ici, les uns après les autres, morte la bête, mort le venin. La femme du médecin se leva de son lit, se pencha sur son mari, elle allait le réveiller mais n’eut pas le courage de l’arracher à son sommeil et de découvrir qu’il était toujours aveugle. Pieds nus, à pas de loup, elle se dirigea vers le lit du voleur. Il avait les yeux ouverts et fixes. Comment vous sentez-vous, murmura la femme du médecin. Le voleur tourna la tête dans la direction de la voix et dit, Mal, ma jambe me fait très mal, la femme fut sur le point de dire, Laissez-moi voir, mais elle se retint à temps, quelle imprudence, ce fut lui qui oublia qu’il n’y avait là que des aveugles et qui agit sans réfléchir, comme il l’eût fait quelques heures encore auparavant, là-dehors, si un médecin lui avait dit, Montrez-moi ça, et il souleva la couverture. Même dans cette pénombre, une personne ayant encore l’usage de ses yeux pouvait voir le matelas imbibé de sang, le trou noir de la plaie avec ses bords enflés. Le bandage s’était défait. La femme du médecin abaissa soigneusement la couverture, puis, d’un geste léger et rapide, elle passa la main sur le front de l’homme. La peau était sèche et brûlante. De nouveau la lumière changea, les nuages s’étaient éloignés. La femme du médecin revint à son lit mais ne se recoucha pas. Elle regardait son mari qui murmurait en rêve, la silhouette des autres sous les couvertures grises, les murs sales, les lits vides qui attendaient, et elle désira sereinement être aveugle, elle aussi, traverser l’épiderme visible des choses et accéder à leur cœur, à leur fulgurante et irrémédiable cécité.

Soudain, venue de l’extérieur du dortoir, probablement du vestibule qui séparait les deux ailes avant du bâtiment, une clameur de voix violentes se fit entendre, Dehors, dehors, Sortez, Disparaissez, Vous ne pouvez pas rester ici, Vous devez obéir aux ordres. Le tumulte grandit, diminua, une porte claqua avec fracas, maintenant on n’entendait plus que quelques sanglots d’angoisse, le bruit reconnaissable de quelqu’un qui vient de trébucher. Dans le dortoir, tous étaient réveillés. Tous avaient la tête tournée vers l’entrée, ils n’avaient pas besoin de voir pour savoir que ceux qui allaient entrer étaient aveugles. La femme du médecin se leva, elle aiderait les nouveaux venus, leur dirait un mot aimable, les guiderait jusqu’aux lits, les avertirait, Rappelez-vous bien, ce lit-ci est le sept du côté gauche, celui-là le quatre du côté droit, ne vous trompez pas, oui, ici nous sommes six, nous sommes arrivés hier, oui, nous étions les premiers, nos noms, qu’importent les noms, un homme qui a volé, je crois, un autre qui a été volé, une jeune fille mystérieuse avec des lunettes teintées qui se met du collyre dans les yeux pour soigner sa conjonctivite, comment est-ce que je sais que ses lunettes sont teintées puisque je suis aveugle, eh bien, c’est parce que mon mari est ophtalmologue et qu’elle est allée le consulter, oui, lui aussi est ici, tout le monde a été atteint, ah, c’est vrai, il y a encore le petit garçon qui louche. Elle ne bougea pas, elle se contenta de dire à son mari, Ils arrivent. Le médecin sortit de son lit, sa femme l’aida à enfiler son pantalon, cela n’avait pas d’importance, personne ne pouvait voir, à ce moment précis les aveugles commencèrent à entrer, ils étaient cinq, trois hommes et deux femmes. Haussant la voix, le médecin dit, Gardez votre calme, ne vous bousculez pas, ici nous sommes six personnes, combien êtes-vous, il y a de la place pour tous. Ils ne savaient pas combien ils étaient, certes ils s’étaient touchés, parfois heurtés pendant qu’ils étaient chassés de l’aile gauche vers celle-ci, mais ils ne savaient pas combien ils étaient. Et ils n’avaient pas de bagages. Quand ils s’étaient réveillés aveugles dans leur dortoir et qu’ils avaient commencé à se lamenter, les autres les avaient flanqués dehors sans le moindre ménagement, sans même leur donner au moins le temps de dire au revoir à un parent ou à un ami qui était avec eux. La femme du médecin dit, Le mieux serait qu’ils se comptent et que chacun décline son identité. Immobiles, les aveugles hésitaient, mais il fallait bien que quelqu’un commence, deux hommes parlèrent simultanément, cela se passe toujours ainsi, tous deux se turent, et un troisième commença, Un, il s’interrompit puis parut sur le point de dire son nom mais déclara, Je suis agent de police, et la femme du médecin pensa, Il ne dit pas comment il s’appelle, lui aussi doit savoir qu’ici ça n’a pas d’importance. Déjà un autre homme se présentait, Deux, et il suivit l’exemple du premier, Je suis chauffeur de taxi. Le troisième homme dit, Trois, je suis aide-pharmacien, puis une femme, Quatre, je suis femme de chambre dans un hôtel, et la dernière, Cinq, je suis secrétaire dans un bureau. C’est ma femme, ma femme, cria le premier aveugle, où es-tu, dis-moi où tu es, Ici, je suis ici, disait-elle en pleurant et en s’avançant toute tremblante dans la travée, les yeux écarquillés, les mains luttant contre la mer de lait qui s’y engouffrait. Il s’avança vers elle avec plus d’assurance, Où es-tu, où es-tu, murmurait-il maintenant comme s’il priait. Une main rencontra une autre main, l’instant d’après ils s’étreignaient, ne formaient plus qu’un seul corps, les baisers cherchaient les baisers et se perdaient parfois dans l’air car ils ne savaient pas où étaient les joues, les yeux, la bouche. La femme du médecin se cramponna à son mari en sanglotant comme si elle venait de le retrouver, elle aussi, mais elle disait, Quel malheur que le nôtre, quelle fatalité. Alors on entendit la voix du petit garçon louchon qui demandait, Et ma mère, elle est ici aussi. Assise sur le lit du gamin, la jeune fille aux lunettes teintées murmura, Elle viendra, ne t’en fais pas, elle viendra elle aussi.

Ici, la vraie maison de chacun est l’endroit où il dort, il ne faudra donc pas s’étonner que le premier souci des nouveaux venus ait été de se choisir un lit, exactement comme ils avaient fait dans l’autre dortoir, quand ils avaient encore des yeux pour voir. Dans le cas de la femme du premier aveugle aucune hésitation n’était possible, sa place appropriée et naturelle était à côté de son mari, dans le lit dix-sept, ce qui laissait le dix-huit libre, comme un espace vide qui la séparerait de la jeune fille aux lunettes teintées. L’on ne sera pas non plus surpris d’apprendre qu’ils cherchaient tous à être le plus près possible les uns des autres, rapprochés par de nombreuses affinités, dont certaines nous sont déjà connues, d’autres se révéleront sans tarder, par exemple ce fut l’aide-pharmacien qui vendit le collyre à la jeune fille aux lunettes teintées, le premier aveugle se rendit chez le médecin dans le taxi du chauffeur, l’homme qui dit être agent de police trouva le voleur aveugle en train de pleurer comme un enfant perdu, et quant à la femme de chambre, elle fut la première personne à entrer dans la pièce quand la jeune fille aux lunettes teintées se mit à pousser des cris. Il est néanmoins certain que ces affinités ne deviendront pas toutes explicites ni du domaine public, soit faute d’une occasion appropriée, soit que personne n’imaginât l’existence de ces affinités, soit pour une simple question de sensibilité et de tact. La femme de chambre ne songera même pas que la femme qu’elle a vue nue est ici, l’on sait que l’aide-pharmacien a servi d’autres clients qui portaient des lunettes teintées et qui ont acheté du collyre, personne ne commettra l’imprudence de dénoncer au policier la présence d’un type qui a volé une automobile, le chauffeur sera prêt à jurer que ces derniers jours il n’a transporté aucun aveugle dans son taxi. Naturellement, le premier aveugle a déjà confié à sa femme dans un chuchotement que l’un des internés est le gredin qui leur a chipé leur voiture, Tu imagines la coïncidence, mais comme entre-temps il avait appris que le pauvre diable était au plus mal à cause de sa blessure à la jambe, il eut la générosité de dire, Ça lui suffit comme châtiment. Et elle, à cause de sa grande tristesse d’être aveugle et de sa grande joie d’avoir retrouvé son mari, joie et tristesse peuvent se mêler, contrairement à l’eau et à l’huile, elle ne se souvint pas que deux jours plus tôt elle avait dit qu’elle donnerait un an de sa vie pour que le coquin, comme elle l’avait appelé, devienne aveugle. Et si une dernière ombre de ressentiment troublait encore son esprit, elle se dissipa à coup sûr quand le blessé gémit pitoyablement, Docteur, s’il vous plaît, aidez-moi. Se laissant guider par sa femme, le médecin touchait délicatement les bords de la plaie, il ne pouvait rien faire d’autre, il ne valait même pas la peine de la laver, l’infection pouvait avoir pour origine aussi bien l’estocade féroce d’un talon de chaussure qui avait été en contact avec le sol des rues et de l’hospice de fous que des agents pathogènes probablement présents dans l’eau croupie, à moitié morte, sortie de canalisations vétustes et en mauvais état. La jeune fille aux lunettes teintées, qui s’était levée en entendant un gémissement, s’approcha doucement, comptant les lits. Elle se pencha en avant, tendit une main qui frôla le visage de la femme du médecin, puis ayant atteint sans savoir comment la main brûlante du blessé elle dit avec tristesse, Je vous demande pardon, c’est entièrement de ma faute, je n’aurais pas dû faire ce que j’ai fait, Ne vous faites pas de souci, répondit l’homme, ce sont des choses qui arrivent dans la vie, moi non plus je n’aurais pas dû faire ce que j’ai fait.

Couvrant presque ces derniers mots, la voix âpre du haut-parleur retentit, Attention, attention, vous êtes informés que de la nourriture a été déposée à l’entrée, ainsi que des produits d’hygiène et de propreté, les aveugles seront les premiers à aller les prendre, l’aile des contaminés sera avertie, le moment venu, attention, attention, de la nourriture a été déposée à l’entrée, les aveugles sortiront les premiers, les aveugles en premier. Abruti par la fièvre, le blessé ne saisit pas tous les mots, il crut qu’on leur donnait l’ordre de sortir, que leur réclusion était terminée, et il fit un mouvement pour se lever, mais la femme du médecin le retint, Où allez-vous, Vous n’avez pas entendu, demanda-t-il, ils ont dit que les aveugles devaient sortir, Oui, mais c’est pour aller chercher la nourriture. Le blessé fit un Ah de découragement et sentit de nouveau la douleur lui tarauder les chairs. Le médecin déclara, Restez ici, j’irai, Je t’accompagne, lui dit sa femme. Ils étaient sur le point de sortir du dortoir quand un de ceux qui étaient venus de l’autre aile demanda, Qui est cet homme, la réponse vint du premier aveugle, C’est un médecin, un médecin des yeux, Ça c’est une des meilleures que j’ai entendues de ma vie, dit le chauffeur de taxi, il fallait que le sort nous envoie le seul médecin qui ne nous servira à rien, Le sort nous a aussi envoyé un chauffeur qui ne nous conduira nulle part, répondit d’un ton sarcastique la jeune fille aux lunettes teintées.

La caisse de nourriture était dans le vestibule. Le médecin dit à sa femme, Guide-moi jusqu’à la porte d’entrée, Pourquoi, Je vais leur signaler qu’il y a parmi nous une personne avec une infection grave et que nous sommes sans médicaments, Rappelle-toi l’avertissement, Oui, mais peut-être que devant un cas concret, J’en doute, Moi aussi, mais notre devoir est d’essayer. Dehors, sur le perron, la lumière du jour étourdit la femme, mais pas parce qu’elle était trop vive, des nuages sombres traversaient le ciel, il allait peut-être pleuvoir, J’ai vite perdu l’habitude de la clarté, se dit-elle. Au même instant un soldat leur criait depuis le portail, Halte-là, retournez en arrière, j’ai ordre de tirer, puis du même ton, en braquant son arme, Sergent, il y a des mecs qui veulent sortir, Nous ne voulons pas sortir, dit le médecin, En effet, je ne vous conseille pas de vouloir sortir, dit le sergent en approchant et en demandant derrière les grilles du portail, Que se passe-t-il, Un blessé à la jambe présente une infection déclarée, nous avons besoin de toute urgence d’antibiotiques et d’autres médicaments, Mes ordres sont très clairs, personne ne sort et seule de la nourriture entre, Si l’infection s’aggrave, ce qui est plus que probable, elle pourra vite devenir fatale, Ça n’est pas mon affaire, Alors, entrez en contact avec vos supérieurs, Écoutez-moi bien, l’aveugle, en fait de contact, je vais vous dire une chose, moi, ou bien vous retournez illico avec cette femme là d’où vous êtes venus, ou bien je tire sur vous, Allons-nous-en, dit la femme, il n’y a rien à faire, ce n’est pas leur faute, ils crèvent de peur et obéissent aux ordres, Je refuse de croire que ce genre de chose puisse se produire, c’est contre toutes les règles humanitaires, Tu ferais mieux d’y croire, tu ne t’es jamais trouvé face à une vérité aussi évidente, Vous êtes encore là, cria le sergent, je vais compter jusqu’à trois, si à trois vous n’avez pas disparu de ma vue, vous pouvez être sûrs que vous ne réussirez pas à entrer, uun, deeeux, trooois, ça y est, ce furent paroles bénies, et aux soldats, Pas même si c’était mon frère, il n’expliqua pas à quoi il faisait allusion, si c’était à l’homme venu réclamer des médicaments ou à l’autre, l’homme à la jambe infectée. À l’intérieur, le blessé demanda si on allait laisser entrer ses remèdes, Comment savez-vous que je suis allé demander des remèdes, dit le médecin, Ça m’a paru évident, vous êtes médecin, Je regrette beaucoup, Ça veut dire qu’il n’y en aura pas, Oui, Ah bon.

La nourriture avait été calculée bien chichement pour cinq personnes. Il y avait des bouteilles de lait et des biscuits, mais celui qui avait mesuré les rations avait oublié les verres, il n’y avait pas non plus d’assiettes ni de couverts, tout cela viendrait sans doute avec la nourriture du déjeuner. La femme du médecin alla donner à boire au blessé mais celui-ci vomit. Le chauffeur déclara qu’il n’aimait pas le lait, demanda s’il n’y avait pas de café. Certains se recouchèrent après avoir mangé, le premier aveugle emmena sa femme faire une reconnaissance des lieux, ils furent les seuls à sortir du dortoir. L’aide-pharmacien demanda à parler au docteur, il voulait savoir s’il s’était formé une opinion sur leur maladie, Je ne crois pas qu’on puisse l’appeler à proprement parler une maladie, commença par préciser le médecin, puis, simplifiant beaucoup, il résuma ce qu’il avait lu dans les manuels avant de devenir aveugle. Quelques lits plus loin, le chauffeur écoutait avec attention, et quand le médecin eut terminé son exposé il dit, Je parie que ce qui s’est passé c’est que les canaux qui vont des yeux au cerveau se sont bouchés, Quel imbécile, grommela l’aide-pharmacien avec indignation, Qui sait, le médecin sourit involontairement, en fait les yeux ne sont rien de plus que des lentilles, des objectifs, c’est le cerveau qui voit réellement, exactement comme l’image qui apparaît sur la pellicule, et si les canaux sont bouchés, comme a dit ce monsieur, C’est comme un carburateur, si l’essence n’arrive pas, le moteur ne fonctionne pas et la voiture n’avance pas, Rien de plus simple, comme vous voyez, dit le médecin à l’aide-pharmacien. Et vous croyez que nous allons rester ici pendant combien de temps, docteur, demanda la femme de chambre, Au moins aussi longtemps que nous ne verrons pas, Et ça sera pendant combien de temps, Franchement, je ne pense pas que quiconque le sache, Et c’est une chose passagère ou ça va durer toujours, Je donnerais cher pour le savoir. La femme de chambre soupira et dit au bout d’un moment, Moi aussi j’aimerais savoir ce qui est arrivé à cette fille, Quelle fille, demanda l’aide-pharmacien, Celle de l’hôtel, elle m’a fait une de ces impressions, nue comme un ver, au milieu de la chambre, avec juste ses lunettes teintées, et elle criait qu’elle était aveugle, c’est sûrement elle qui m’a filé sa cécité. La femme du médecin vit la jeune fille retirer doucement ses lunettes en déguisant son mouvement et les mettre sous l’oreiller en demandant au garçonnet louchon, Tu veux un autre biscuit. Pour la première fois depuis qu’elle était entrée là, la femme du médecin eut l’impression d’observer au microscope le comportement d’êtres qui ne pouvaient pas soupçonner sa présence et soudain cela lui parut indigne, obscène. Je n’ai pas le droit de regarder les autres s’ils ne peuvent pas me regarder, pensa-t-elle. La jeune fille se versait quelques gouttes de collyre d’une main tremblante. Ainsi, elle pourrait toujours dire que ce qui lui coulait des yeux n’était pas des larmes.

Quelques heures plus tard, quand le haut-parleur annonça qu’ils pouvaient aller prendre la nourriture du déjeuner, le premier aveugle et le chauffeur de taxi se portèrent volontaires pour une mission où, en fait, les yeux n’étaient pas indispensables, le toucher suffisait. Les caisses étaient loin de la porte qui reliait le vestibule au corridor, ils durent marcher à quatre pattes pour les trouver, balayant le sol devant eux avec un bras tendu pendant que l’autre servait de troisième patte, et ils n’eurent pas de difficulté à retourner dans le dortoir parce que la femme du médecin avait eu l’idée, qu’elle prit soin de justifier en alléguant sa propre expérience, de déchirer une couverture en bandes pour en faire une sorte de corde, dont un bout serait attaché en permanence à la poignée extérieure de la porte du dortoir, pendant que l’autre serait noué à la cheville de la personne qui irait chercher la nourriture. Les deux hommes sortirent, il y avait des assiettes et des couverts, mais les victuailles continuaient à être pour cinq, le sergent qui commandait le piquet de garde ne savait probablement pas qu’il y avait six aveugles de plus, car derrière le portail, même si on était attentif à ce qui se passait de l’autre côté de la porte principale, dans la pénombre du vestibule on ne voyait les gens passer d’une aile à l’autre que par pur hasard. Le chauffeur s’offrit à aller réclamer la nourriture qui manquait et il partit seul, il ne voulut pas de compagnie, Nous ne sommes pas cinq, nous sommes onze, cria-t-il aux soldats, et ce fut le même sergent qui répondit de loin, Ne vous en faites pas, vous serez encore bien plus nombreux, son ton avait dû paraître goguenard au chauffeur, à en juger d’après ce qu’il dit en rentrant dans le dortoir, Il avait l’air de se payer ma tête. Ils partagèrent la nourriture, cinq rations divisées en dix, dans la mesure où le blessé ne voulait toujours pas manger, il réclamait seulement de l’eau, qu’on lui mouille la bouche, pour l’amour du ciel. Sa peau était brûlante. Comme il ne pouvait pas supporter longtemps le contact et le poids de la couverture sur sa blessure, de temps en temps il découvrait sa jambe, mais l’air froid du dortoir l’obligeait vite à se couvrir de nouveau, et il passait tout son temps à ces manèges. Il gémissait à intervalles réguliers, avec une sorte de râle suffoqué, comme si la douleur, constante, opaque, avait soudain augmenté avant qu’il ne puisse se l’approprier et la maintenir à un niveau supportable.

Trois autres aveugles entrèrent vers le milieu de l’après-midi, expulsés de l’autre aile. Il y avait parmi eux la réceptionniste du cabinet de consultation que la femme du médecin reconnut aussitôt, et les autres, ainsi en avait décidé le destin, étaient l’homme que la jeune fille aux lunettes teintées avait rejoint à l’hôtel et le policier grossier qui l’avait ramenée chez elle. Ils eurent tout juste le temps de trouver un lit et de s’y asseoir au hasard, la réceptionniste pleurait désespérément, les deux hommes se taisaient, comme s’ils n’avaient pas encore compris ce qui leur était arrivé. Une confusion de cris venus de la rue éclata soudain, des ordres donnés en hurlant, un vacarme désordonné. Les aveugles du dortoir tournèrent tous la tête vers la porte, attendant. Ils ne voyaient pas, mais ils savaient ce qui allait se passer pendant les prochaines minutes. Assise sur le lit à côté de son mari, la femme du médecin dit à voix basse, C’était inévitable, l’enfer promis va commencer. Il lui serra la main et murmura, Ne t’éloigne pas, dorénavant tu ne pourras rien faire. Les cris avaient diminué, l’on entendait maintenant des bruits confus dans le vestibule, c’étaient les aveugles qui se cognaient en troupeau les uns aux autres, qui se pressaient dans l’embrasure des portes, certains s’égarèrent et aboutirent dans d’autres dortoirs, mais la majorité, se bousculant, agglutinée en grappes ou se propulsant individuellement, agitant les mains avec angoisse comme s’ils se noyaient, entra dans le dortoir en tourbillon, comme poussée de l’extérieur par un rouleau compresseur. Plusieurs tombèrent et furent piétinés. Comprimés dans la travée étroite, les aveugles débordaient peu à peu dans les espaces entre les grabats, et là, tels des bateaux qui arrivent enfin à bon port au milieu de la tempête, ils prirent possession de leur mouillage personnel, un lit, et ils protestaient, s’exclamant qu’il n’y avait plus de place pour personne, les retardataires n’avaient qu’à aller chercher ailleurs. Du fond de la salle le médecin cria qu’il y avait d’autres dortoirs, mais les quelques personnes qui n’avaient pas de lit craignaient de se perdre dans le labyrinthe qu’elles imaginaient, salles, corridors, portes fermées, escaliers qui se révéleraient seulement au dernier moment. Elles finirent par se rendre compte qu’elles ne pouvaient pas rester là et, cherchant à grand-peine la porte par où elles étaient entrées, elles s’aventurèrent dans l’inconnu. Comme à la recherche du dernier refuge encore sûr, les aveugles du deuxième groupe de cinq personnes avaient pu occuper les lits restés vides entre eux et le premier groupe. Seul le blessé resta à l’écart, sans protection, dans le lit quatorze, côté gauche.

Un quart d’heure après, à l’exception de quelques pleurs, de quelques plaintes, de quelques bruits discrets de rangement, le calme, sinon la tranquillité, revint dans le dortoir. Tous les lits étaient maintenant occupés. L’après-midi tirait à sa fin, les lampes blafardes semblaient gagner en force. La voix sèche du haut-parleur retentit. Comme annoncé le premier jour, les instructions sur le fonctionnement des dortoirs et les règles que les internés devaient respecter étaient répétées, Le gouvernement regrette d’avoir été forcé d’exercer énergiquement ce qu’il estime être son droit et son devoir, qui est de protéger la population par tous les moyens possibles, dans la crise que nous traversons, etc., etc. Quand la voix se tut, un chœur de protestations indignées s’éleva, Nous sommes enfermés, Nous allons tous mourir ici, Ils n’ont pas le droit, Où sont les médecins qu’on nous a promis, Première nouvelle, Les autorités avaient promis des médecins, une aide, peut-être même la guérison totale. Le médecin ne dit pas que, s’ils avaient besoin d’un médecin, il était à leur disposition. Il ne le dirait plus jamais. Un médecin ne se sert pas seulement de ses mains, un médecin soigne avec des médicaments, des drogues, des composés chimiques, des combinaisons entre ceci et cela, et ici il n’y avait pas l’ombre de ces substances, ni le moindre espoir de se les procurer. Il n’avait même pas d’yeux pour remarquer une pâleur, pour observer une rougeur de la circulation périphérique, ou la coloration des muqueuses et des pigments, que de fois, sans nécessiter d’examens plus minutieux, ces signes extérieurs équivalaient à une histoire clinique complète, permettant un diagnostic approprié, Cette fois tu n’en réchapperas pas. Comme les lits voisins étaient tous occupés, la femme du médecin ne pouvait plus raconter à son mari ce qui se passait, mais il sentait l’atmosphère lourde, tendue, frôlant presque le conflit âpre, qui s’était instaurée depuis l’arrivée des derniers aveugles. Même l’air du dortoir semblait être devenu plus dense, chargé d’odeurs épaisses et lentes, traversé de subits courants nauséabonds, Qu’est-ce que ça donnera dans une semaine, se de-manda-t-il, et il s’effraya à l’idée que dans une semaine ils seraient encore enfermés dans ce lieu, À supposer qu’il n’y ait pas de difficultés d’approvisionnement, et rien n’est moins sûr, je doute que là-dehors on sache à tout moment combien de personnes nous sommes ici, sans parler des problèmes d’hygiène, et je ne pense pas à comment nous pourrons nous laver, sans aucune aide, alors que nous sommes des aveugles récents, je ne me demande pas non plus si les douches fonctionneront et pendant combien de temps, je parle du reste, des restes, qu’un seul cabinet se bouche, un seul, et tout se transformera en cloaque. Il se frotta le visage avec les mains et sentit la rudesse de sa barbe de trois jours. Ça vaut mieux comme ça, j’espère qu’ils n’auront pas la mauvaise idée de nous envoyer des lames ou des ciseaux. Il avait dans sa valise tout ce qu’il fallait pour se raser, mais il savait que ce serait une erreur de le faire, Et où, où, pas ici dans le dortoir, au milieu de tous ces gens, ma femme pourrait me raser c’est vrai, mais les autres ne tarderaient pas à s’en apercevoir et s’étonneraient que quelqu’un soit capable de rendre ce genre de services, et dans les douches, la pagaille, mon Dieu, comme nos yeux nous manquent, voir, voir, ne serait-ce que quelques ombres vagues, être devant une glace, regarder une tache sombre et diffuse et pouvoir dire, C’est mon visage, ce qui est lumineux n’est pas de mon domaine.

Les protestations cessèrent peu à peu, une personne venue d’un autre dortoir demanda si nous avions des restes de nourriture, le chauffeur de taxi répondit, Pas une seule miette, et l’aide-pharmacien, pour faire preuve de bonne volonté, tempéra ce refus péremptoire, Peut-être que la nourriture viendra. Elle ne vint pas. La nuit tomba complètement. Du dehors, ni nourriture, ni discours. On entendit des cris dans le dortoir à côté, puis ce fut le silence, si quelqu’un pleurait il le faisait tout bas, les pleurs ne traversaient pas les murs. La femme du médecin alla voir comment se portait le malade. C’est moi, dit-elle, et elle souleva doucement la couverture. La jambe avait un aspect effrayant, enflée également partout depuis la cuisse, et la plaie, un cercle noir avec des taches violacées, sanguinolentes, s’était beaucoup agrandie, comme si la chair avait été repoussée de l’intérieur. Il s’en exhalait une odeur à la fois fétide et douceâtre. Comment vous sentez-vous, demanda la femme du médecin, Merci d’être venue me voir, Dites-moi comment vous vous sentez, Mal, Vous souffrez, Oui et non, Expliquez-vous mieux, Je souffre, mais c’est comme si ma jambe ne m’appartenait pas, comme si elle était séparée de mon corps, j’ai du mal à expliquer ça, c’est une impression bizarre, c’est comme si j’étais couché ici et que je voyais ma jambe me faire mal, C’est à cause de la fièvre, Sans doute, Maintenant essayez de dormir. La femme du médecin posa la main sur sa tête, elle allait se retirer, mais elle n’eut même pas le temps de lui souhaiter une bonne nuit, le malade lui agrippa le bras et l’attira à lui, la forçant à approcher son visage, Je sais que vous voyez, dit-il tout bas. Surprise, la femme du médecin sursauta et murmura, Vous vous trompez, où êtes-vous allé chercher cette idée, je vois autant que tous ceux qui sont ici, N’essayez pas de me tromper, je sais que vous voyez, mais soyez tranquille, je ne le dirai à personne, Dormez, dormez, Vous n’avez pas confiance en moi, Si, Vous ne vous fiez pas à la parole d’un filou, Je vous ai dit que je vous faisais confiance, Alors pourquoi ne me dites-vous pas la vérité, Nous en reparlerons demain, maintenant dormez, Oui, demain, si je tiens jusque-là, Il ne faut pas envisager le pire, Je l’envisage, à moins que ce ne soit la fièvre qui l’envisage pour moi. La femme du médecin retourna auprès de son mari et murmura à son oreille, La plaie a un aspect horrible, c’est peut-être la gangrène, Ça ne me paraît guère probable au bout de si peu de temps, En tout cas, il va très mal, Et nous ici, dit le médecin intentionnellement à haute voix, il ne suffit pas que nous soyons aveugles, c’est comme si nous étions pieds et poings liés. Du lit quatorze, côté gauche, le malade répondit, Moi, personne ne me liera les pieds et les poings, docteur.

Les heures passèrent, les aveugles s’endormirent l’un après l’autre. Certains s’étaient cachés la tête sous leur couverture, comme s’ils voulaient que l’obscurité, une obscurité authentique, noire, éteignît définitivement les soleils ternis qu’étaient devenus leurs yeux. Les trois ampoules qui pendaient du haut plafond, hors d’atteinte, déversaient sur les grabats une lumière sale, jaunâtre, incapable d’engendrer des ombres. Quarante personnes dormaient ou essayaient désespérément de s’endormir, certaines soupiraient et murmuraient en rêve, peut-être voyaient-elles en rêve ce dont elles rêvaient, peut-être disaient-elles, Si cela est un rêve, je ne veux pas me réveiller. Leurs montres étaient toutes arrêtées, ils avaient oublié de les remonter ou avaient trouvé que cela n’en valait pas la peine, seule la montre de la femme du médecin continuait à donner l’heure. Il était trois heures du matin passées. Très lentement, s’appuyant sur ses coudes, le voleur de voitures souleva le torse. Il ne sentait plus sa jambe, seule la douleur était présente, le reste ne lui appartenait plus. L’articulation du genou était raide. Il fit rouler son corps du côté de la jambe saine qu’il laissa pendre hors du lit, puis, joignant les mains sous sa cuisse, il essaya de déplacer la jambe blessée dans le même sens. Comme une meute de loups réveillés subitement, les douleurs s’égaillèrent en tous sens pour revenir bientôt au cratère lugubre où elles s’alimentaient. S’aidant de ses mains, il traîna peu à peu son corps sur le matelas en direction de la travée. Quand il atteignit les barreaux du lit, il dut reprendre haleine. Il respirait avec peine, comme s’il souffrait d’asthme, sa tête oscillait sur ses épaules, il avait du mal à la tenir droite. Au bout de quelques minutes, sa respiration se fit plus régulière et il commença à se lever lentement en prenant appui sur sa bonne jambe. Il savait que l’autre ne lui servirait à rien et qu’il devrait la traîner derrière lui. Il sentit un vertige, un tremblement irrépressible parcourut son corps, le froid et la fièvre lui firent claquer des dents. Se retenant au fer des lits, passant de l’un à l’autre telle une navette, il avança entre les dormeurs. Il traînait sa jambe blessée comme un sac. Personne ne remarqua sa présence, personne ne lui demanda, Où allez-vous à pareille heure, si quelqu’un l’avait fait il aurait su comment répondre, Je vais pisser, aurait-il dit, ce qu’il ne voulait pas c’était que la femme du médecin l’appelle, il ne pourrait pas la tromper, elle, ni lui mentir, il devrait lui dire l’idée qu’il avait dans la tête, Je ne peux pas continuer à pourrir ici, votre mari a fait ce qu’il a pu, je le reconnais, mais quand je devais voler une voiture je ne demandais pas à quelqu’un d’autre de la voler pour moi, maintenant c’est la même chose, c’est moi qui dois aller là-bas, quand ils me verront dans cet état, ils comprendront immédiatement que je vais mal, ils me mettront dans une ambulance et me conduiront dans un hôpital, il y a sûrement des hôpitaux rien que pour les aveugles, un aveugle de plus ne fera pas une grande différence, après ils soigneront ma jambe, ils me guériront, j’ai entendu dire que c’est ce qu’on fait pour les condamnés à mort, s’ils ont une appendicite on les opère et on les tue seulement après, pour qu’ils meurent en bonne santé, moi, après, s’ils le veulent, ils pourront me ramener ici, ça m’est égal. Il avança plus loin, serrant les dents pour ne pas gémir, mais il ne put retenir un sanglot de douleur quand, arrivé au bout de la rangée, il perdit l’équilibre. Il s’était trompé dans le décompte des lits, il s’attendait à ce qu’il y en ait un de plus, or c’était le vide. Tombé par terre, il ne bougea pas tant qu’il n’eut pas la certitude que le bruit de sa chute n’avait réveillé personne. Puis il pensa que cette position convenait parfaitement à un aveugle, s’il avançait à quatre pattes il trouverait son chemin plus facilement. Il rampa ainsi jusqu’au vestibule, où il s’arrêta pour réfléchir à la procédure à suivre, valait-il mieux appeler de la porte ou s’approcher de la grille, profitant de la corde qui avait servi de main courante et qui était sûrement encore là. Il savait très bien que s’il appelait de là pour demander de l’aide on lui ordonnerait immédiatement de retourner en arrière, mais l’idée d’avoir pour seul secours une corde lâche et oscillante après ce qu’il avait souffert malgré l’appui solide des lits le remplit de doutes. Quelques minutes plus tard il crut avoir trouvé la solution, Je m’avancerai à quatre pattes, pensa-t-il, je me mettrai sous la corde, de temps en temps je lèverai la main pour voir si je suis toujours dans le bon chemin, c’est comme pour voler une voiture, on finit toujours par trouver un moyen. Soudain, sans qu’il s’y attende, sa conscience se réveilla et lui reprocha âprement d’avoir été capable de voler l’automobile d’un pauvre aveugle, Si je suis maintenant dans cet état, raisonna-t-il, ce n’est pas pour lui avoir volé sa voiture mais pour l’avoir raccompagné chez lui, ça a été ma grande erreur. Sa conscience n’était pas faite pour les débats casuistiques, ses raisons étaient simples et claires, Un aveugle est sacré, on ne vole pas un aveugle, Techniquement parlant, je ne l’ai pas volé, il n’avait pas sa voiture dans sa poche et je n’ai pas braqué un pistolet sur son visage, se défendit l’accusé, Assez de sophismes, grommela sa conscience, va où tu dois aller.

L’air froid de l’aube lui rafraîchit le visage. Comme on respire bien dehors, pensa-t-il. Il lui sembla que sa jambe lui faisait beaucoup moins mal, mais cela ne le surprit pas, cela lui était arrivé plusieurs fois. Il était sur le perron, dehors, il ne tarderait pas à atteindre les marches, C’est ça qui sera le plus compliqué, pensa-t-il, descendre la tête en avant. Il leva le bras pour s’assurer que la corde était bien là, et il avança. Comme il l’avait prévu, il n’était pas facile de passer d’une marche à l’autre, surtout à cause de sa jambe qui ne l’aidait pas, et il en eut la preuve aussitôt, quand, au milieu de l’escalier, comme une de ses mains avait glissé sur une marche, son corps s’abattit entièrement d’un côté et fut entraîné par le poids mort de sa maudite jambe. Les douleurs revinrent instantanément, accompagnées de scies, de forets, de marteaux, il ne sut pas comment il réussit à ne pas crier. Il resta étendu à plat ventre de longues minutes, le visage contre le sol. Un vent rapide, à ras de terre, le fit grelotter. Il ne portait que sa chemise et son caleçon. La blessure était entièrement en contact avec la terre et il pensa, Elle va s’infecter, c’était une idée stupide, il ne lui vint pas à l’esprit qu’il la traînait ainsi depuis le dortoir, Bon, ça n’a pas d’importance, ils me soigneront avant qu’elle ne s’infecte, pensa-t-il ensuite pour se tranquilliser, et il se plaça sur le côté pour mieux atteindre la corde. Il ne la trouva pas immédiatement. Il avait oublié qu’il était en position perpendiculaire par rapport à elle quand il avait dégringolé dans l’escalier, mais l’instinct le poussa à rester là où il était. Puis la raison le poussa à s’asseoir et à se déplacer lentement jusqu’à toucher la première marche avec les reins, et ce fut avec un sentiment exultant de victoire qu’il sentit la rudesse de la corde dans sa main levée. Ce fut probablement aussi ce sentiment qui lui fît découvrir immédiatement après la façon de se déplacer sans que sa plaie frôlât le sol, de tourner le dos au portail, et se servant de ses bras en guise de béquilles, comme faisaient jadis les culs-de-jatte, de déplacer son corps assis avec des petits mouvements. Vers l’arrière, bien entendu, car, dans ce cas comme dans d’autres, tirer était plus facile que pousser. De la sorte, la jambe ne souffrait pas autant et de plus il était aidé par la légère déclivité du terrain qui s’abaissait en direction de la sortie. Quant à la corde, il ne risquait pas de la perdre, elle lui touchait presque la tête. Il se demandait s’il avait encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver au portail, avancer à reculons en se déplaçant d’à peine une dizaine de centimètres n’était pas la même chose que marcher sur ses deux pieds. Oubliant un instant qu’il était aveugle, il tourna la tête comme pour s’assurer de ce qui lui restait à parcourir et il trouva devant lui la même blancheur insondable. Était-ce la nuit, était-ce le jour, se demanda-t-il, bon, s’il faisait jour, on m’aurait déjà aperçu, d’autre part on ne nous a servi que le petit déjeuner, et c’était il y a longtemps. Il s’étonnait de l’esprit logique qu’il se découvrait, de la rapidité et de la justesse de ses raisonnements, il se trouvait différent, un autre homme, et sans cette maudite jambe il aurait été prêt à jurer qu’il ne s’était jamais senti aussi bien de toute sa vie. Son dos heurta la partie inférieure, blindée, du portail. Il était arrivé. Postée dans sa guérite pour se protéger du froid, la sentinelle avait l’impression d’avoir entendu des bruits légers qu’elle n’avait pas réussi à identifier, de toute façon elle ne pensait pas que cela pût venir de l’intérieur, ç’avait dû être le bruissement bref des arbres, une branche qui frôlait la grille à cause du vent. Un autre bruit parvint soudain à ses oreilles, mais celui-ci était différent, un coup, un heurt, pour être plus précis, et ce ne pouvait être l’effet du vent. Nerveux, le soldat sortit de sa guérite en armant son fusil automatique et il regarda le portail. Il ne vit rien. Pourtant, le bruit, plus fort, se répéta, maintenant c’était comme un bruit d’ongles raclant une surface rugueuse. La tôle du portail, pensa-t-il. Il fit un pas vers la tente de campagne où dormait le sergent mais il fut retenu par la pensée que s’il donnait une fausse alarme il recevrait un fameux savon, les sergents n’aiment pas être réveillés, même quand il y a une bonne raison. Il regarda de nouveau le portail et attendit, tendu. Très lentement, dans l’intervalle entre deux barres métalliques, comme un fantôme, un visage blanc apparut. Le visage d’un aveugle. Le sang du soldat se glaça de peur et cette peur lui fit braquer son arme et tirer une rafale à bout portant.

Le fracas saccadé des détonations fit surgir presque immédiatement des tentes les soldats à demi vêtus qui composaient le piquet chargé de la garde de l’hospice et des personnes à l’intérieur. Le sergent prenait le commandement, Qu’est-ce que c’est que ça, bon sang, Un aveugle, un aveugle, balbutia le soldat, Où ça, Là-bas, et il désigna le portail du canon de son arme, Je ne vois rien, Il était là, je l’ai vu. Les soldats avaient fini de s’équiper et attendaient en ligne, fusil à la main. Allumez le projecteur, ordonna le sergent. Un des soldats grimpa sur la plate-forme du véhicule. Quelques secondes plus tard, une lumière éblouissante éclaira le portail et la façade de l’édifice. Il n’y a personne, crétin, dit le sergent, et il allait proférer une autre amabilité militaire du même acabit quand sous la lumière violente il vit s’étendre une flaque noire sous le portail. Tu l’as bel et bien descendu, dit-il. Puis, se souvenant des ordres stricts qu’il avait reçus, il cria, Reculez, ça s’attrape. Les soldats reculèrent, effrayés, mais continuèrent à regarder la flaque qui se répandait lentement dans les interstices entre les petites pierres du trottoir.

Tu crois que le gars est mort, demanda le sergent, Sûr et certain, il s’est chopé la rafale en pleine figure, répondit le soldat, content tout à coup de la démonstration évidente de la précision de son tir. Au même moment un autre soldat cria nerveusement, Sergent, sergent, regardez là-bas. Sur le perron, debout, illuminé par la lumière blanche du projecteur, on apercevait un groupe d’aveugles, plus d’une dizaine, N’avancez pas, brailla le sergent, si vous faites un pas, je vous descends tous. Aux fenêtres des immeubles en face, plusieurs personnes réveillées par les coups de fusil regardaient avec effroi à travers les vitres. Alors le sergent cria, Que quatre d’entre vous viennent chercher le corps. Comme ils ne pouvaient ni se voir, ni se compter, les aveugles qui s’avancèrent furent au nombre de six, J’ai dit quatre hommes, hurla hystériquement le sergent. Les aveugles se touchèrent, deux d’entre eux restèrent en arrière. Les autres commencèrent à avancer le long de la corde.