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Il veillera désormais au confort d'Eduard. Mais il ne quittera pas Princeton. Il ne prendra pas l'avion. Il n'atterrira pas à Zurich. Il n'empruntera pas un taxi. Il ne donnera pas au chauffeur la direction du Burghölzli. Il ne frappera pas à la grande porte. Il ne signalera pas son nom. Il ne demandera pas à voir Eduard. Il n'entrera pas dans l'enceinte escorté d'un infirmier. Il ne traversera pas le jardin. Il ne pénétrera pas dans le bâtiment. Il ne longera pas le grand couloir. Il ne croisera pas des fous par dizaines. Il ne sera pas reçu au préalable par le médecin-chef. Il ne s'entendra pas dire, tous les traitements ont échoué. Depuis quand ne l'avez-vous pas vu ? 1933 ? Attendez-vous à un choc, peut-être n'allez-vous pas le reconnaître au premier abord, Eduard a tellement grossi, il a seulement trente-cinq ans, il en paraît cinquante, vous connaissez la maladie, elle n'altère pas seulement les fonctions psychiques. Peut-être lui-même ne vous reconnaîtra-t-il pas ? Ou peut-être vous sautera-t-il à la gorge à peine vous paraîtrez ? Il peut se montrer d'une cruauté extrême. Il tient à votre égard des propos d'une grande violence. Il n'entrera pas dans le monde de son fils. Ce monde n'est pas le sien. Ce monde n'est pas le monde. Ce monde le terrorise. Il doit l'admettre. Il a peur. Voyager lui fait peur. Retrouver son fils le remplit d'effroi. Il doit assumer la terrible vérité. Voir son fils lui est plus douloureux que ne pas voir son fils. Comment imaginer cela ? Comment admettre cela ? Comment l'avouer à quiconque ? Il a peur de son ombre. Son ombre, sa descendance. Sa descendance qui vit à l'ombre. À perpétuité. Hans-Albert lui a révélé combien était terrible d'avoir vécu à l'ombre d'un homme nommé Einstein. Hans-Albert lui a signifié sa douleur de s'entendre dire, partout, lorsqu'il révèle son identité : Si Einstein avait un fils cela se saurait, comment pouvez-vous affirmer être le fils d'Einstein ? En aucun endroit il ne parle de ses fils. Ses fils n'occupent que quelques lignes dans les nombreuses biographies qui lui sont consacrées. Et jamais on n'y mentionne le mal qui frappe le cadet. Pas la plus petite allusion. La honte de la famille. Comme si la maladie d'Eduard représentait une sourde menace. Eduard erre dans les ténèbres. Les ténèbres de l'esprit et ceux du Burghölzli quand la nuit vient à tomber.
Il laissera entre eux deux une distance infinie. Il veut garder l'image de son fils au jour de sa dernière visite. Il souhaite emporter ce portrait-là dans la tombe. C'est un vieil homme. Il a soixante-six ans. Il n'a pas le courage d'affronter la réalité. Il appréhende cette réalité. Il connaît la vérité. Il sait ce qu'il va découvrir. Il ne veut pas de cette découverte. Il pense que sa visite ne changera rien. Qu'elle ne fera qu'ajouter du malheur au malheur. Il préfère laisser un océan entre son fils et lui.
Quelques années auparavant, il avait écrit à Michele Besso :
Il n'est nulle question de nature. Il est question de courage. Il a eu tous les courages. Braver la Gestapo, soutenir, un des premiers, la cause des Noirs, aider à la création de l'État juif, braver le FBI, ne pas baisser l'échine, ne jamais renoncer, écrire à Roosevelt pour construire la bombe contre l'Allemagne et écrire à Roosevelt pour arrêter la bombe destinée au Japon. Soutenir les juifs opprimés par le Reich. Pétitionner. Être en première ligne. Mais aller voir son fils est au-dessus de ses forces. Il a trouvé ses limites. Seul l'univers ne connaît pas de limites.
Il est vraiment désolant que le jeune homme soit obligé de traîner une vie sans l'espoir d'une existence normale. Depuis que le traitement à l'insuline a définitivement échoué, je ne compte plus sur le secours de la médecine. D'ailleurs, je ne fais pas grand cas de cette corporation et je trouve qu'à tout prendre, il est préférable ne pas molester la nature.