3
Pour fêter mon retour, Pélagie m’avait préparé un repas de crêpes bretonnes que j’ai pris dans sa loge parfumée au beurre cuit. En moins d’une heure, je savais tous les potins du quartier : les fausses couches, les concubinages, les morts et les mariages, tout sur la mauvaise conduite des femmes de nos pauvres soldats.
Je m’apprêtais à lui demander : « Comment va la France ? ». Je n’ai pas eu besoin de le faire, ses préoccupations m’en disaient long ; elles répondaient en écho aux discours de Paul Reynaud et aux chansons de Maurice Chevalier. En mon absence, le cimetière Montmartre avait continué de faire recette. Pélagie m’invita à m’émouvoir au pied des dalles froides de ses nouveaux pensionnaires.
— On dira ce qu’on voudra, mais à l’étranger, j’en suis sûr, ils n’ont pas de si beaux cimetières, me confia-t-elle avec orgueil.
Je n’avais pas eu l’idée d’aller vérifier.
— Et votre travail d’écrivain sur ce Dreyfus, ça marche bien ?
— Ça avance doucement, ça avance.
Chère Pélagie, je n’ai pas voulu lui faire de la peine. Et d’ailleurs, m’aurait-elle cru, si je lui avais raconté la version amoureuse de l’affaire. Elle l’aurait trouvée dégoûtante. « Mais ces Juifs sont capables de tout », aurait-elle conclu.
— Ah ! Tiens, j’allais oublier, me dit-elle. Un monsieur de La Rochelle est venu avant-hier. Il avait l’air déçu de ne pas vous trouver ! Pensez, venir de si loin pour rien ?
— Il reviendra, dis-je. C’était Drieu.
Elle me fixa avec de gros yeux à l’affût.
— Dieu… Vous avez dit Dieu !
Je m’étais juré de ne plus rire aux éclats bêtement mais là, vraiment, c’en était trop.
J’ai compris, devant son air apeuré, qu’elle découvrait brusquement que le jeune homme de famille qui lui faisait la causette était devenu fou.
— Dieu, vous avez dit Dieu ?
Je n’ai pas démenti.
— Vous n’y croyez pas en Dieu ?
— Non, Pélagie, pas encore.
J’ai dû baisser dans son estime, ce jour-là.
Je ne sais plus très bien ce que je faisais sur les marches de l’hôtel Matignon. Mais, j’y étais. « Sois là où il faut, quand il faut », m’avait dit Maurice Sachs, du temps où il m’apprenait à vivre. J’avais bien retenu la leçon.
L’escalier de la présidence du Conseil avait détrôné celui du Casino de Paris. Madame Hélène de Portes causait du tort à Mistinguett.
Elle précédait le vent de l’Histoire qui s’engouffrait là entre deux haies de gardes républicains, et une meute de journalistes, attentive au moindre de ses faux pas. Elle les descendait avec élégance, les marches de Matignon, l’amie de M. Paul Reynaud.
— Entre, me dit-elle.
Elle me tutoyait déjà bien avant qu’elle soit la Marianne d’une république qui agonisait aux ordres de son amant.
— Comment ; tu n’es pas à la guerre ?
— Non, comtesse.
J’allais me justifier.
— Ne m’appelle pas comtesse, me dit-elle, ce n’est pas l’endroit. Cache-toi, voilà Weygand qui passe.
Je l’ai attendue plus d’une heure dans le bureau vide d’un fonctionnaire, sans doute en congé. Avant de me sauver à l’anglaise, je lui ai fait transmettre mes hommages par un huissier qui n’a pas dû oser l’aborder.
Je ne devais pas la revoir. Elle s’est tuée en voiture deux mois plus tard, sur une route de France qui mène à Vichy, où elle se rendait, pleine d’espoir, à l’enterrement de cette Troisième République, dont elle fut le dernier sourire.
Le gros neveu breton de Pélagie Pontin m’énervait. C’était un jeune marin de M. Darlan, en permission pour trois jours. Il était enchanté de sa bêtise, il m’expliquait longuement que Toulon, c’est loin de Concarneau, qu’à Sedan, la marine, elle n’aurait pas baissé le pantalon.
Il portait son pompon rouge comme le symbole d’une virilité irrésistible. Bien des femmes pouvaient en parler.
C’était un con. La preuve, il disait toujours, à propos de tout et de rien : « On n’arrête pas le progrès… »
Ce à quoi je lui répondais : hélas !
S’il tient une petite place dans mon souvenir, c’est à une exclamation imbécile qu’il la doit : « On n’arrête pas le progrès ! ». J’avais horreur du progrès, je sentais qu’on ne pouvait pas lui faire confiance béatement. Je voyais bien ce qu’il y avait de ridicule à imaginer Gamelin s’émerveillant de ce qu’on arrête pas le progrès à la veille d’une lamentable déroute devant les Panzers.
Nous n’en étions pas encore là, mais les choses ne tournaient déjà plus aussi rond que prévu.
Je me sentais très seul dans ce Paris agité qui s’apprêtait à plier bagage.
À défaut d’écrire un livre, je consignais mes états d’âme sur des feuilles de papier volantes que j’ai perdues. Je cherchais Drieu La Rochelle que je ne trouvais pas. Emmanuel Berl ne le voyait plus. Fataliste, il s’en accommodait.
— Il est, paraît-il, fâché avec moi.
Son pessimisme naturel était vraiment d’actualité.
Il venait de boucler le dernier numéro des Pavés de Paris.
— Tout va mal, tout va très mal, tout ira de plus en plus mal, me dit-il pour la centième fois.
Je n’avais pas envie de lui reprocher d’avoir eu raison trop tôt. Dans sa colère, il me jeta Poincaré à la figure comme si je l’avais inventé. Cocteau m’avait prévenu amicalement « Monte si tu veux, mais ce n’est pas le bonjour … »
J’attendais François.
Les journaux disaient que les parlementaires ne tarderaient pas à être rappelés.
La concierge de l’avenue Ségur s’inquiétait pour son Lucien, prisonnier dans le meilleur des cas. Lucien ! Cela me ramenait à Deauville en 1925. Il devait en faire des jaloux dans son stalag en racontant les Dolly Sisters toutes nues dans son lit quand il était chauffeur de comte.
Le Willy de Valentine, gigolo mais patriote, avait rejoint la Royal Air Force, et moi j’écrivais des chansons tristes pour la vedette de l’entracte d’un cinéma de la rue d’Avron.
Il ne me reste de ma mère
Qu’une vieille adresse argentine
Et la photo d’une étrangère
Qui lui ressemble, j’imagine.
Mon père, poliment, s’est caché
Sous des chrysanthèmes d’automne
Il ne pouvait plus supporter
La chanson des bandonéons.
J’ai traîné mon adolescence
Dans les quartiers résidentiels
Et j’ai si mal à mon enfance
C’est qu’il m’a manqué l’essentiel.
— C’est trop compliqué pour le populo, me disait-elle. Son répertoire c’était plutôt le genre : « fille d’usine abandonnée ».
Elle s’appelait Simone Lenoir.
Je gardais la porte des waters qui lui servaient de loge pendant qu’elle enfilait une hideuse robe de satin mauve ouverte sur son dos.
Les malfrats du XXe arrondissement, qui venaient pour Mireille Balin, la sifflaient copieusement. Elle ne s’arrêtait pas pour autant. « Je suis une artiste, tu comprends et une artiste ne renonce pas pour si peu. »
Elle avait au moins trente-cinq ans, elle mangeait une fois sur deux pour payer son pianiste et son coiffeur.
J’aime les chanteuses minables qui font des galas dans le Cher, le dimanche en matinée.
Simone Lenoir était célèbre à Vierzon.
Elle chantait avec son bas-ventre des couplets dérisoires qui me faisaient monter les larmes aux yeux. Sa voix traînait la brume sale des banlieues ouvrières. Elle m’émouvait.
Ai-je vraiment été amoureux d’elle ? Je l’ai cru. Elle aussi.
Oh ! la tête de Pélagie, quand elle a découvert dans mes cendriers des mégots tachés de rouge à lèvres, et dans ma salle de bains des linges tachés de rouge eux aussi et qui trahissaient clairement une présence féminine dans ma vie…
Simone n’avait pas bon genre. Elle dormait jusqu’à midi. Elle me faisait l’amour mieux que la cuisine. Je n’y voyais pas d’inconvénient. J’avais les moyens de nous offrir le restaurant. Pélagie, femme honnête, elle, me prédisait la ruine plus quelques maladies honteuses et inguérissables.
Simone me disait : « Viens, môme, on va s’aimer. On a une heure devant nous, après j’ai une audition dans une boîte à strip. »
Chanter, elle ne pensait qu’à ça. Devenir une grande comme la Piaf ou la Boyer… « Mais attention, avec ma personnalité. »
Elle n’entendait rien à la politique, elle n’entendait pas non plus son futur public arriver au pas de l’oie aux portes de Paris.
Il lui importait peu qu’il vienne d’Outre-Rhin en service commandé.
— Tu sais, môme, le talent n’a pas de frontières.
Elle n’avait pas tort mais elle oubliait simplement que la guerre n’en avait pas non plus et que les touristes bottés que Paul Reynaud venait d’inviter à visiter Notre-Dame sans la casser ne se contenteraient pas d’aller l’applaudir rue Pigalle.
Simone Lenoir était montée à Dijon, dans le train qui me ramenait de Genève à Paris. Elle termina le voyage sur mes genoux. C’était sûr, nous devions nous marier.
Je lui avais même acheté un piano pour qu’elle puisse répéter – un Gaveau – seulement voilà, j’aurais dû me méfier du sympathique colonel allemand qui la payait très cher pour qu’elle lui chante Lily Marlène en privé.
Je venais de vivre un grand amour de trois semaines. Une fois de plus, je me retrouvais les mains nues.
Même Pélagie rendait les armes : pour un étranger, elle ne le trouvait pas mal le colonel.
— Quelle prestance, et si poli avec ça !
Simone, elle, avait des circonstances atténuantes. Pendant dix ans des compatriotes l’avaient huée, sifflée, humiliée. Elle se vengeait en faisant bander nos envahisseurs.
À plat ventre au creux d’un fossé à une vingtaine de kilomètres d’Orléans. Je ferme les yeux, je serre les fesses, je ne suis pas le seul.
Vu du ciel les amis du colonel à Simone se régalent du spectacle de la France allongée. J’ai peur de prendre une bombe sur la tête. C’est un soldat français qui me tombe dessus épuisé, il court depuis trois jours !
Il est hagard.
Je me redresse, il s’endort sur place, et l’interminable cortège des vaincus se remet en branle.
Je reprends la file derrière un corbillard transformé en garderie d’enfants. Chiffonnée au fond d’une brouette, poussée par son vieux fils, une presque centenaire se scandalise, en patois, qu’on ne rappelle pas Clemenceau.
J’offre les deux places libres de ma Bugatti à une bonne sœur et à un curé qui m’assurent que le Seigneur me le rendra…
Tragique procession. La Mecque c’est loin, de l’autre côté du pont. Il faut des heures pour traverser la Loire.
À Bordeaux, le gouvernement ne sait pas où se coucher.
À Moscou, Maurice Thorez trouve un lit plus confortable que les prisons de Daladier et de Bousquet.
À Londres, un général déserteur rédige à la première personne une page d’histoire à suivre.
Pour l’heure, les Français ne suivent rien du tout. Ils prennent la route : Châteauroux, Poitiers, Tulle pour les uns, n’importe où pour les autres. Bellac pour moi.
Les nuits tombent et les jours se lèvent imperturbablement comme si de rien n’était. Les Allemands avancent de la même façon. On dort, on mange, on meurt dans les mairies, dans les églises. On naît dans les champs, dans les étables aussi. Mais là, c’est pas nouveau.
Notre invincible armée montre son cul mais, de ce côté-là, je n’ai rien à dire.
Je pense à Drieu : ça se termine comment les partouzes au masculin ? Maintenant, je sais.
« Je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. C’est le cœur serré que je vous dis, aujourd’hui, il faut arrêter le combat. »
Ouf !
Toujours ma manie de noter mes pensées. Soyons modestes ; mes réflexions. À la date du 17 juin 1940, j’écris ces simples mots : « La divine surprise », tellement éloquents que Maurras s’en servira sans mon autorisation.
Comme en Suisse, en province il convient d’entrer sur la pointe des pieds. La province n’aime pas qu’on la dérange. Elle n’est pas discrète, elle joue l’indifférente. Elle ne veut rien savoir mais elle sait tout.
Dans les regards qui m’escortaient, je lisais la méfiance et l’hostilité.
Ma voiture était trop voyante. Je ne revenais pas de guerre. Je devinais les « si c’est pas une honte, quand même pendant qu’il y a tant de malheur ! En 14, ça ne se serait pas passé comme ça ; c’est riche et ça se croit tout permis. C’est une insulte à la patrie des pauvres gens ! »
Le bon peuple a besoin de héros, même battus, même avec une jambe de bois…
C’est une question d’honneur, vous comprenez.
Je n’avais rien fait, je n’étais rien.
C’est M. le député, François mon cousin, qu’on attendait à Bellac. Pas moi.
Valentine m’ouvrit les bras. Ça m’a fait chaud au cœur.
— Ne les écoute pas, me dit-elle. Ce sont ceux qui criaient en 36 : « Plutôt Hitler que le Front populaire. » Ils l’ont maintenant, alors qu’ils crèvent.
Je ne les savais pas si nombreux et je me demande comment François avait pu être élu.
— Moi, mon petit, je ne fais pas de politique. Mon fils, il voulait la justice, du pain pour les pauvres… Pas de canons… Regarde les ennuis que ça nous fait. Maintenant, l’Émilie, elle me salue plus, elle dit que le François à Paris, avec son Blum, et les autres, ils ont menti, et que tout est de leur faute.
L’Émilie ne saluait plus ma tante, tendue de noir de la tête aux pieds. Et pourtant, l’Émilie elle l’aimait bien, le François, quand il était gamin…
Elle allait à la messe, ma tante, et depuis deux mille ans. Et voilà que le curé retournait sa soutane et voilà qu’on la disait un peu communiste. La preuve : le François, il a pas des idées très catholiques quand même…
— Qu’est-ce que tu en penses toi mon garçon ?
Je ne pensais pas. Depuis plus de vingt ans on avait remué tant d’idées autour de moi. Certaines m’avaient paru séduisantes mais je n’en avais retenu aucune. Je ne m’attachais qu’aux hommes.
Valentine était contente de me retrouver. Elle ne me le cacha pas.
On ne savait presque rien d’elle, au village de M. Giraudoux. Heureusement, ma tante ne savait pas grand-chose non plus. Elle recevait la dernière épouse de son père, plus jeune qu’elle de quinze ans. C’était suffisamment courageux.
Valentine et sa belle-fille s’arrangeaient. L’époque était aux arrangements. La maison de famille m’était étrangère, on m’installa dans un haut lit de bois. Je m’y endormais la tête sous l’édredon, les genoux repliés sous le menton, protégé comme je ne me souvenais pas l’avoir été dans le ventre de ma mère.
Dans cette maison où mes arrière-grands-pères étaient morts, où mon grand-père le comte avait régné avant de monter à Paris, où mon père avait grandi, où François avait appris à se révolter contre l’injustice, l’hypocrisie et la morale bourgeoise, je n’étais pas chez moi.
Bellac s’assoupissait aux pieds du maréchal. Le Bon Dieu retenait son souffle respectueusement. Lui aussi consentait. Il faisait chaud. C’était l’après-midi du deuil national en France. Je m’inquiétais seulement de la couleur du ciel en Argentine. Du charme éternel de la province assoupie, je me méfiais. Pour que les fenêtres m’oublient, je suis entré à l’église. Mais personne ne pouvait rien pour moi et je ne pouvais rien pour personne.
— Au fond, le François, c’est un bon petit.
L’Émilie, elle a pleuré en écoutant son discours, d’ailleurs, tout le monde pleurait mais pas pour les mêmes raisons. Ce matin-là, sur le perron de la mairie, mon cousin, député socialiste de la Haute-Vienne, compromettait solennellement sa carrière politique. Persuadé du contraire, il entonna d’une voix ferme quelque chose comme :
« Eh bien oui, nous avons perdu, j’en témoigne devant vous. Je reviens du front, et je sais moi… N’écoutez pas ceux qui vous invitent d’une T.S.F. d’outre-Manche à lutter ; ils vous envoient au sacrifice les mains nues.
J’ai fait mon devoir, je parle sans honte. Il faut savoir tirer les conséquences d’une défaite sans renoncer à l’honneur. Reprenez le travail et la patrie renaîtra. Priez si vous croyez. Notre vieux pays a eu beaucoup de malheurs. Il s’est toujours relevé. Aujourd’hui, un chef s’impose, incontesté, auréolé d’un prestige immense. Il nous fait don de sa personne une seconde fois, c’est notre unique chance de salut. Qui, je le demande, qui osera refuser de l’aider ? Sans abandonner l’idée du socialisme qui plus que jamais m’anime, je remets la France aux mains du maréchal Pétain ; il n’en abusera pas, j’en réponds. »
Applaudissements, bousculades, larmes…
Tout était dit. François a descendu quelques marches, il a évité les regards tristes de quelques camarades. Il a serré des mains, embrassé chaleureusement l’Émilie et a plaisanté avec son instituteur ému par tant d’éloquence.
— Tu m’as trouvé comment ? me demanda-t-il.
— Lyrique comme d’habitude.
— Non, me dit-il, raisonnable simplement, je n’avais pas le choix…
L’Histoire dira : défaitiste. Les mots n’ont pas toujours le même sens à quatre ans d’intervalle.
François venait d’encourager la fraternité des vaincus. Était-ce vraiment très socialiste ?
— La fraternité, oui, me dit-il.
L’Histoire dira : renoncement. L’Histoire ne s’embarrasse pas de si peu.
Le lendemain matin, les journaux régionaux parleront de lucidité et de grandeur.
« M. le député de Bellac a su trouver les phrases pour toucher au cœur nos compatriotes. Sa voix résonnera longtemps dans la campagne limousine comme un appel à la sagesse. »
Ni Valentine, ni ma tante, la mère de M. le député de Bellac, n’étaient venues entendre François. Elles nous attendaient pour déjeuner.
Dans la salle à manger, cirée, à l’ombre des volets entrebâillés, c’est la voix du maréchal qui s’élevait. Admirable son intemporel. Pétrifiée d’émotion, les mazagrans de porcelaine en suspens au bout des doigts, ma tante acquiesçait en silence.
« Ce n’est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. »
Le Maréchal disait la même chose que l’Émilie.
À la dérobade, je regardais François : livide, il encaissait. Il n’avait jamais menti. Il s’était trompé, peut-être…
« La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. »
— Ça veut dire quoi exactement ? interrogea ma tante.
— Ça veut dire que la guerre est finie pour l’instant et pour la France seulement.
— C’est le principal, François ; tu sais les autres, ça ne sert à rien de s’en occuper.
François préféra ne pas répondre. Il piqua le nez dans son assiette. On ne peut avoir honte de sa mère. Valentine leva les yeux vers moi, l’air de dire : « En deuil ou pas, à midi, la France passe à table. »
Le pâté de pommes de terre sentait bon.
— Avec un peu de salade du jardin de ton pauvre père, c’est meilleur encore, disait ma tante, rassurée par la sérénité du vieux chef étoilé, qui saura nous protéger, lui…
François le croyait. Il mettait son poing dans sa poche une fois pour toutes, et ses idées par-dessus, mais ça l’inquiétait toujours de penser comme sa mère. Il me l’a dit en dégustant de l’eau-de-vie pour digérer, et se reprenant, il a ajouté :
— Après tout, c’est peut-être un bon signe.
— Mais oui, François, c’est bon signe.
J’aurais tellement voulu penser comme ma mère ! L’entendre me dire : « Serrons-nous, mon fils, autour d’un pâté de pommes de terre chaud. À cinq ans, tu avais du caractère et de la personnalité comme ton père. Ton pauvre père, un saint homme que j’ai beaucoup aimé… »
J’aurais aimé l’entendre m’expliquer la vie avec un début et une fin, m’aider à tourner les pages du livre, à revenir en arrière pour mieux comprendre… la regarder mettre sa robe claire du dimanche et vieillir sans tricher… calmement dans ses yeux… Me faire des souvenirs sur des chevaux de bois et me laisser grandir avec de l’encre aux doigts.
Elle m’aurait dit :
« Va mon garçon, n’aie pas peur, ça ira. » Elle m’aurait dit : « Les femmes ne me ressemblent pas, ne leur fais pas jouer tous les rôles à la fois ». Elle m’aurait dit les mots qu’on dit dans ces cas-là.
J’avais le cœur barbouillé, pas seulement à cause du fauteuil à bascule sur lequel je me balançais. Face à moi, François s’interrogeait. À chacun son désastre. Le sien pouvait se dire, se partager. Le mien était indicible. Il ne m’avait pas entendu penser tout bas.
— À quelque chose malheur est bon. Je vois le début de la réconciliation nationale.
Moi, je ne voyais rien. Valentine qui nous servait du café trancha :
— Tout cela finira par une guerre civile…
— Pessimiste grand-mère ? lui demanda son petit-fils aîné, en m’adressant un clin d’œil complice.
Elle accepta le gentil « grand-mère » qu’elle ne pardonnait pas quinze ans auparavant.
— Puisqu’un grand-père nous gouverne, une grand-mère peut donner son avis, non ?
Après avoir dépoussiéré le vaisselier de chêne, et remis en place les photos de ses morts, la tante nous a rejoints. Je lui ai cédé le fauteuil à bascule et nous avons devisé tous les quatre.
François voulait que je lui parle de Louis II de Bavière. Je l’ai fait avec force détails, de ces détails faux et qui font vrais.
— C’est drôle quand même, disait ma tante. Alors ce roi est une femme ?… Alors ça, c’est le monde à l’envers.
Elle disait souvent : « Alors, ça ! » pour s’exprimer.
Valentine, des Louis II de Bavière, elle avait dû en voir beaucoup dans son existence. Évidemment, à Bellac, le modèle n’était pas courant. Mathilde était donc parfaitement en droit de s’étonner… Mathilde c’était le nom de ma tante.
Dissimulé derrière les volutes d’un cigare suisse, François prenait plaisir, me semblait-il, à nous écouter. Je ne pouvais pas ne pas remarquer, aussi, qu’il souriait très légèrement, comme pour lui-même. Sans ironie.
— Toi aussi mon garçon, hein, tu en as connu des gens bizarres à Paris, qui font des livres ou de la politique et des artistes. Elle disait « artisses », ma tante, du bout des lèvres. Valentine se contrôlait. Je voyais bien qu’elle se contrôlait pour ne pas ajouter :
— Et des putes aussi, Mathilde, oui vous avez bien compris, des putes. Tenez moi, par exemple, qui fus et qui reste plus pute que comtesse.
Heureusement, elle n’a pas dit cela Valentine. La vérité n’est jamais bonne à dire. La mère de François serait morte en suffoquant sous nos yeux. Alors ça… Alors ça… auraient été ses derniers mots. Mieux valait parler d’autre chose. J’ai dit :
— Quelle belle journée ! Comme ça bêtement, car, bien sûr, chacun de nous s’en était aperçu.
Elles ont pourtant un mérite ces constatations : celui de mettre tout le monde d’accord, et même, je peux en témoigner ici, d’éviter les drames de famille.
Mathilde a sûrement décrété, à un moment donné :
— Tous ces gens qui font des livres, c’est de la littérature, et puis c’est tout.
Mais je ne peux pas le jurer. Ma mémoire, je vous l’ai dit, est capricieuse.
Les dix premiers jours de l’été 1940, à Bellac, Haute-Vienne. Des jours comme je les aime, si semblables les uns aux autres qu’on les dirait ordonnés par Dieu pour l’éternité. Des heures où rien n’est décisif, des heures calmes, agrémentées seulement de clafoutis tièdes. On s’habitue vite aux bonheurs tranquillisants des sous-préfectures. Moi surtout : à vingt-deux ans, c’est curieux. On me le disait. Qui on ? François, bien sûr. J’ai toujours eu tendance à croire François. Il partait pour Vichy.
— C’est là-bas que cela se passe, me dit-il, tu viens…
Une ville d’eau où des vieillards écrivent l’Histoire accroupis sur des bidets, ça vaut bien un détour !
Valentine avait de ces formules, parfois.
— Moi non plus, je ne vais pas moisir ici longtemps, me dit-elle.
Je m’en doutais.
Pierre Laval avait laissé son paquet de Craven en évidence, sur la table du Conseil des ministres. Je l’ai remarqué aussitôt, ce genre de détail ne m’échappe pas.
Le vice-président du Conseil n’avait pas renoncé au tabac anglais, le lendemain de Mers El-Kébir ! L’indication politique était claire. J’y voyais un signe. Si j’avais pu rassurer Winston Churchill, je l’aurais fait. Eh bien, c’est difficile à imaginer, pourtant c’est vrai. Cette boîte de cigarettes à bouts dorés déposée volontairement, j’en mettrais ma main au feu, sur une table ovale, n’a intéressé personne. Personne n’en a tenu compte. Personne, sauf moi. En 1945, je suis allé en témoigner devant la Haute Cour de justice. Maître Albert Naud avait tenté vainement de m’en dissuader. J’ai déposé sobrement, avec juste ce qu’il faut d’émotion dans la voix. Eh bien, croyez-moi si vous le voulez, ils ont ricané, oui les jurés ont ricané méchamment…
On était arrivé à Vichy la veille. François avait réussi à se faire recevoir par Pierre Laval, quelques minutes avant le conseil.
Simple visite de politesse, très mal interprétée, par la suite, par ceux, moins débrouillards, qui n’avaient pas obtenu ce privilège.
J’attendais dans une antichambre, et c’est en ouvrant une porte, au hasard, que j’ai découvert, dans une grande pièce où le vice-président allait s’engouffrer en prenant congé de François, le fameux paquet de Craven qui emporta ma conviction : Pierrot n’était pas un traître. Je n’ai jamais voulu en démordre. J’ai horreur de me tromper.
Ils n’étaient plus, depuis longtemps, du même côté des barricades, le vice-président du Conseil et mon cousin, mais ils s’estimaient. N’avaient-ils pas été l’un et l’autre des admirateurs de Briand.
— Alors ? Ai-je demandé à François, tandis que nous quittions l’Hôtel du Parc…
— Alors, rien ! On est dans la merde jusque-là (il plaça le côté gauche de sa main droite sous son nez, pour que je le comprenne bien) mais Laval est décidé à jouer les vidangeurs.
Il m’a invité à retrousser mes manches.
Nous nous sommes installés dans des fauteuils en osier, à la terrasse d’un café. C’était l’heure de l’apéritif. Devant nous, dans un décor dérisoire, se déroulait une opérette historique dont nous ne savions pas qu’elle s’achèverait en tragédie. Nous n’avions pas soif. François réclama tout de même deux Vichy-menthe, nous ne pouvions pas faire moins, et du papier pour écrire. Le garçon lui remit un petit carnet publicitaire Dubonnet, il lui suffit d’une feuille pour consigner, mot à mot, l’essentiel du discours que venait de lui tenir un Pierre Laval inspiré.
« François, la France fait dans son froc, le maréchal va essayer de la soigner et si elle ne se laisse pas faire, je lui foutrai mon pied au cul. »
— Voilà le programme, me dit-il en me tendant le précieux morceau de papier que je me suis empressé d’empocher.
Ce n’étaient pas des paroles en l’air.
L’écharpe tricolore en mouchoir de poche, les parlementaires débarquent en vagues successives. Elles pointent de partout les barbiches de la Troisième République. Pour chacun le seul vrai problème c’est d’abord de trouver un toit.
Je prends le carnet Dubonnet et je note ce commentaire piquant : « Les députés cherchent une chambre. Elle commence bien la comédie. » Le grand manège s’affole, il s’agit de le prendre au vol.
François me plante là. Il a un rôle à jouer dans le spectacle. Et me voilà figurant une fois de plus.
La danse des feutres gris qui se soulèvent machinalement a des rigueurs de métronome. On ne sait plus qui salue qui. Autre constatation plaisante : le Front populaire porte déjà le chapeau. Paul Reynaud lui, n’en a pas besoin, il arbore dignement un crâne bandé, conséquence de l’accident de voiture dont il vient d’être victime. « Le pauvre ! » disent ses amis ; ce à quoi ses ennemis répliquent : « Il ne risque pas de perdre la tête, c’est fait depuis longtemps. » Sanglé de neuf, fin prêt pour la Troisième Guerre mondiale, voilà Weygand qui passe, pressé, raide. Il vient de chausser des bottes qui ne lui vont pas.
Sous un chêne – est-ce un chêne ? Après tout, je n’en sais rien – dans le parc de l’Hôtel du Parc, le nonce apostolique improvise un confessionnal en plein vent. À Vichy, le sabre et le goupillon sont du même côté du manche. On ne pataugera pas longtemps dans les bénitiers.
Au bras de M. Paul Baudouin, notre ministre des Affaires étrangères, M. l’ambassadeur d’Espagne promène son ventre de dindon décoré d’or et de pourpre. Homme de lettres par excellence, il connaît par cœur, me dit-on, les poèmes de Garcia Lorca. Il est le seul, l’information est donc contestable.
Je distingue parfaitement, dans cette foule grise, un bouquet de cerises dans les cheveux de Lucienne Boyer. Elle porte une robe chic de Jeanne Lanvin. Son mari, Jacques Pills, est prisonnier. Elle veut voir le maréchal. Elle se heurte à des soldats en armes qui ne la reconnaissent pas.
François vole à son secours. On se souvient qu’il fut amoureux d’elle. Il lui promet d’intervenir. À cent cinquante mètres de moi, je sais que mon cher Berl explique à mon cher Drieu « que tout va mal, tout va très mal, tout ira de plus en plus mal ». Ils souhaitaient se réconcilier. C’est raté, ils se fâchent une fois pour toutes. Marcel Déat exulte : la révolution nationale est en marche, et rien ne l’arrêtera, hurle-t-il.
En fait de révolution, c’est plutôt le bordel, me confie fort à propos l’actrice Lisette Vernet que personne ne connaît, à part moi, vu qu’elle n’a pas tourné le moindre film, ni joué dans aucune pièce de théâtre. Le soir même, nous l’avons abritée dans la chambre aux murs roses légèrement décolorés que nous partagions François et moi à l’hôtel des Curistes.
Le médecin-commandant qui m’a réformé est là, lui aussi. D’ailleurs tout le monde est là… ou dans les parages.
— Ça va pote ?
— Ça va mon commandant.
Des banalités en somme.
M. Abel Bonnard de l’Académie française, la seule dame du quai Conti (ce mot d’esprit datait d’avant-guerre, il m’amuse toujours), jette des regards langoureux sur les bras nus de Jean-Pierre Aumont, acteur de son état. Ils sont assis à une table devant moi.
— Mon jeune ami.
— Oui maître.
— Mon jeune ami, dans la France de demain les foules vous acclameront.
— Merci maître.
— Vous entrerez au dictionnaire, je m’en chargerai.
— C’est trop d’honneur, maître.
Il ne convient pas de tirer des conclusions hâtives de ce bref dialogue.
La foule tangue et s’écarte. Le diable arrive, le diable est là. Que voit-il derrière ses lunettes cerclées de fines montures d’or ? Chacun s’interroge. Léon Blum marche les mains jointes dans le dos. Digne. Le malheur lui va bien.
Je m’apitoyais. J’ai tendance à m’apitoyer devant les rois déchus, mais je m’intéresse aussi aux anonymes. Qui, à part moi, se soucie de Maxence Bibié, André Cointreau, Dutertre de la Coudre, Thureau Dangin de Tinguy du Pouet, Paul Fleurot, François de Saint-Just ? Ces noms, quand je les évoque, ajoutent encore à ma nostalgie naturelle.
François courait de gauche à droite. Pour lui, rien n’a changé, pour moi non plus. Je tenais, précieusement rangée entre les pages d’un livre, une lettre destinée à Mme veuve Carlos Gardel. Je comptais bien la remettre en main propre à l’ambassadeur d’Argentine à Vichy. Ambassadeur qui, d’ailleurs n’était attendu par personne. J’étais bien le seul à m’impatienter. Je pensais naïvement que la voie diplomatique ne me serait pas refusée pour maman, veuve d’une gloire nationale.
Cet espoir me réconfortait ; à part cela rien.
Pour seconder ma mémoire, je remplissais d’anecdotes des carnets Dubonnet. J’avais renoncé tout à fait à poursuivre ma thèse sur Dreyfus ou le Mystère romantique ; l’actrice Lisette Vernet, qui vivait maintenant avec nous, m’avait par trop découragé. Elle prenait Alfred pour un producteur de cinéma.
C’est avec Lisette que je passais le plus clair de mon temps, soit en ville, soit sur une chaise longue dans le jardin de l’hôtel des Curistes, en tout bien tout honneur, je le précise.
Afin que je ne me méprenne pas, elle m’avait fixé ses intentions de manière typiquement féminine, en me présentant comme son gentil petit cousin. Elle anticipait seulement de quelques semaines.
François l’a épousée le 13 décembre 1940, date on ne peut plus mal choisie quand on sait que, ce jour-là, le président du Conseil, qui fumait des Craven, fut arrêté par la police d’un gouvernement dont il était le chef. Voilà qui explique assez le silence qui entoura l’émouvante cérémonie du mariage d’un député socialiste de la Haute-Vienne et d’une actrice qui préféra l’amour au septième art.
De ma cousine Lisette je pourrais parler des heures sans me lasser. Elle était la vie même, et son rire ne parvenait pas à cacher les larmes mêlées à son enfance. Je l’ai vue pleurer de bonheur au cou de François, surprise d’être heureuse pour la première fois à trente-trois ans. Je dis trente-trois par courtoisie, elle en avait au moins trente-six ou trente-sept. Un tube de fond de teint no 3 de Max Factor ne quittait pas son sac à main. Ce n’était plus une jeune fille, et je l’aimais pour ça. Elle disait comme disent les femmes : « La politique, moi je n’y comprends rien… »
Elle lisait Marie-Claire en se laquant les ongles des pieds avec application. Elle n’était pas intelligente mais elle avait du cœur. Le malheur rend bon. Lisette avait été très malheureuse et moi, le malheur, ça m’impressionne, ça m’inspire, ça me touche.
Pour me faire plaisir, Lisette cernait ses yeux d’une poudre bleu pâle, et laissait traîner sur sa joue droite une épaisse mèche de ses cheveux blond cendré (bien après, Veronica Lake l’a imitée avec succès).
Elle rêvait d’Hollywood. Les mots Metro-Goldwyn-Mayer, sunlights et travelling suffisaient à l’émouvoir. C’est vrai, elle aurait été inoubliable, l’oreille collée à un téléphone blanc, alanguie sur un canapé recouvert de fourrures blanches dans le salon de son manoir gothique de Beverly Hills : « Tell me again, I love you baby. »
Elle avait échoué dans une station thermale du centre de la France, pleine de gens malades du foie et Humphrey Bogart n’était pas au rendez-vous. Elle était montée à Vichy dans les bagages d’un haut fonctionnaire qui lui avait offert le voyage en guise de cadeau de rupture.
Avec Lisette, je m’entendais bien. Silencieuse quand je souhaitais me taire, enjouée quand j’étais triste. Elle était mon amie. Allez savoir pourquoi j’ai failli souvent l’appeler maman ! Par dérision peut-être. Heureusement que je ne l’ai pas fait, je l’aurais peinée inutilement. Les femmes n’aiment pas que l’on s’attendrisse sur leurs rides.
Si elle m’y avait invité, c’est sur moi que je me serais attendri.
Mais les femmes n’écoutent pas, certaines ne se donnent même pas la peine de faire semblant.
L’été se précisait dans les yeux bleus du maréchal. Pour ces beaux yeux-là Marianne faisait le trottoir vivement encouragée par 568 de ses anciens amants. Bon prince, le maréchal qui n’aimait pas voir traîner une fille à tout le monde sur le pas de sa porte la fit monter et la coucha dans son lit. On dit même… Mais je ne tenais pas la chandelle. L’a-t-il ou ne l’a-t-il pas violée ? Si oui, elle était consentante et quand elle a commencé à crier au secours, il était un peu tard pour se refaire une vertu.
« Marianne entretenait une bande de maquereaux. Un homme vient de la sauver… et quel homme. Si elle sait se montrer humble et repentante à l’office, le dos voûté, les genoux serrés, elle pourra attendre l’heure du jugement dernier, mais si elle bouge, alors qu’on la fusille correctement. »
Ces propos virils auraient mérité de passer à la postérité. Leur qualité littéraire m’enchanta aussitôt. Qu’ils m’obligeassent à compter François parmi les maquereaux ne me choqua pas. J’y voyais la marque de la démesure qui sied aux pamphlétaires de tous poils.
J’aurais souhaité témoigner de mon admiration à l’auteur de ces lignes audacieuses, parues dans une feuille intitulée : La Nouvelle France, distribuée gratuitement quatre matins de suite dans les rues de la bonne ville de Vichy, par quelques anciens combattants de 14-18 au teint frais. Hélas, elles n’étaient pas signées. Longtemps je m’en suis attribué la paternité.
C’est vrai, j’étais très séduisant, il n’y a pas de doute à cela…
Comme Lisette, une mèche de cheveux blond doré me tombait sur le nez. Je portais de larges pantalons de drap clair, des chemises bouffantes sans col, de coton beige. Autour du cou, négligemment noué, un foulard de soie terre de Sienne brûlée ajoutait une note de fantaisie à ma tenue classique. J’avais l’allure distinguée des fils de famille qui savent se tenir à table et baiser la main des dames sans leur mouiller les doigts.
On disait de moi : « Il est charmant, vous ne trouvez pas ? » J’avais tous les droits sauf celui d’être triste. On me voulait mondain et primesautier. L’idée que les autres se faisaient de moi m’étonnait. Je ne me ressemblais pas. J’étais gai par pudeur, charmant par habitude. Je racontais des histoires formidables pleines de secrets misérables et je concluais toujours par ces mots simples mais qui portent immanquablement : « Ça ne s’invente pas ! »
Mes origines, mes relations, la position de François me conféraient une autorité dont je profitais pour abuser mon auditoire émerveillé. Je n’étais pas mythomane. J’étais menteur par politesse.
On ne m’en demandait pas plus.
J’ai été à Vichy, durant quelques semaines, le témoin attentif d’événements majeurs dont dépendait l’avenir du monde. Je n’étais pas le seul. J’ai dit la foule qui y grouillait dans un périmètre singulièrement réduit par les troupes d’occupation… Eh bien ! Curieusement, quand je compare mes souvenirs à ceux d’autres, je ne peux pas m’empêcher de constater qu’ils n’ont rien de commun.
Je crois l’anecdote et le détail plus significatifs. Je n’ai trouvé nulle part la trace du paquet de Craven de Pierre Laval, ni celle du bouquet de cerises dans les cheveux de Lucienne Boyer. Nous ne sommes sûrement plus nombreux à nous souvenir de « La Féria », la maison close de la rue Drichon, près de la gare, où Lucienne Boyer, passa sa première nuit vichyssoise faute d’avoir trouvé une chambre plus convenable. Il y avait des glaces au plafond, un linoléum bordeaux, recouvert de chaque côté du lit de peaux de chèvres usées et, posées sur un cosy d’acajou, deux lampes en opaline qui éclairaient décemment des ébats tarifés.
C’était la chambre chic de « La Féria ». Je peux établir une comparaison pour avoir aussi fréquenté les autres. L’intérêt que je porte à ce genre d’endroit, je le tiens de feu M. le comte, mon grand-père.
Les femmes qu’on y rencontre ne posent pas de questions, et ne s’étonnent de rien.
On peut se dispenser de leur faire la cour, elles s’en moquent. Le prix fixé d’avance est un baromètre plus éloquent qu’un discours.
J’aime les bordels parce qu’ils excluent ces « vraies jeunes filles » comme on disait à l’époque – qui me font horreur. On n’a pas été reconnaissant avec les pensionnaires de « La Féria », j’ai le cœur serré quand j’y pense. Mises au banc d’infamie, beaucoup sont mortes de chagrin. On a osé leur reprocher de n’avoir pas fait de différence entre les bons et les méchants. Mais comment pouvaient-elles savoir ? D’ailleurs qui savait ? Elles travaillaient dans l’amour, honnêtement, comme d’autres dans la chaussure, un point c’est tout.
Qu’avez-vous à déclarer pour votre défense, mademoiselle ?
— J’ai à déclarer, monsieur le président, qu’en slip, les hommes n’ont qu’une idée en tête, une seule, c’est celle-là que pendant vingt ans ils ont exprimée devant moi et l’appel du 18 juin 1940 n’y a rien changé. Désolée monsieur le président !
Je n’ai pas pu m’empêcher de me lever et d’applaudir. Comme au théâtre. En se rasseyant, la Rose-Marie, qui était dans le box et que je ne connaissais pas, m’a salué, contente d’elle. Son avocat n’était peut-être pas pour rien dans la tirade qu’elle venait de lancer crânement d’une voix légèrement grasse, mais elle avait été grandiose.
Je crois me souvenir qu’elle fut acquittée.
J’allais à « La Féria » environ deux fois par semaine pour ma santé. Lisette s’en amusait gentiment. Elle m’en aurait voulu si elle avait appris que j’y entraînais François de temps en temps. Seulement pour le plaisir de partager un secret avec lui.
— Que cela reste entre nous, me disait-il.
Mais entre lui et moi, je le pressentais, quelque chose allait changer.
Au fil des jours, Lisette apprenait à lui être indispensable, elle choisissait ses cravates, repassait ses chemises, et mon François s’apprêtait à lui devenir fidèle. J’étais de trop. Je l’ai senti à des petits riens qui rendent indécent le bonheur des autres aux yeux de celui qui croit n’y avoir pas droit. J’étais celui-là.
Je suis parti sans prévenir le matin du 14 juillet tandis qu’ils assistaient aux cérémonies officielles. Sans doute n’ont-ils remarqué mon absence que le lendemain et souligné simplement que j’aurais pu au moins, leur dire « au revoir ». Peut-être François m’a-t-il excusé auprès de sa future épouse.
Peut-être se sont-ils interrogés sur mon destin. La secrétaire de l’ambassade d’Argentine m’avait expliqué avec beaucoup de douceur que M. l’ambassadeur, très occupé, ne pourrait pas me recevoir. Qu’elle se ferait un devoir de lui remettre ma lettre. Qu’elle comprenait mon problème. Je voyais bien qu’elle était émue, en m’écoutant lui raconter ma vie.
— Laissez-moi votre adresse et surtout ne vous inquiétez pas, une femme aussi célèbre que votre maman, nos services doivent la retrouver. Bonne chance, monsieur…
Elle m’a dit cela sans écorcher les R malgré son accent espagnol. En chantant presque…
J’ai quitté Vichy le cœur non pas léger mais moins lourd. Dans le train, j’ai engagé une conversation très intéressante sur Goethe (que je n’avais pas lu) avec un officier allemand très cultivé.