Fidelma demeura figée sur place. Wenbrit réagit le premier, poussant un cri d’alarme, et deux des hommes d’équipage parvinrent à se saisir de Toca Nia alors qu’il s’apprêtait à donner un coup de pied dans la tête de Cian, gisant sur le pont. Les marins l’entraînèrent loin du religieux tandis que Murchad arrivait en courant.
— Mais que diable...
— C’est bien du diable qu’il s’agit ! gronda Toca Nia, le visage déformé par la colère et se débattant pour se libérer de l’emprise des matelots qui l’avaient maîtrisé.
Fidelma se pencha sur Cian inconscient et lui prit le pouls.
— Le mieux serait de le ramener dans sa cabine où on s’occupera de lui. Je ne pense pas que ce soit grave, mais il a perdu connaissance.
Sur un signe de Murchad, deux matelots emportèrent Cian.
Fidelma se releva et affronta Toca Nia, qui avait cessé de se débattre.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-elle en croisant les bras.
Toca Nia ne répondit rien.
— Il vous faudra nous fournir une explication, mon ami, s’indigna Murchad. Je ne vous ai pas sorti de la mer pour vous regarder assassiner un de mes passagers, un frère qui plus est. Qu’est-ce qui vous a pris ?
— Drôle de moine ! s’écria Toca Nia.
— Mais enfin, expliquez-vous ! Frère Cian appartient à un groupe de pèlerins que j’achemine jusqu’à Saint-Jacques.
— Cian ! C’est bien lui et je ne suis pas près d’oublier son nom. Votre religieux était un des guerriers d’Ailech, et il s’est gagné une fameuse réputation sur certains champs de bataille où on ne l’appelait plus que « le boucher de Rath Bíle ».
Fidelma fixait Toca Nia.
— Le boucher de Rath Bíle ? murmura-t-elle dans un souffle.
— Tout un village et une forteresse détruits, des bâtiments incendiés, des hommes, des femmes et des enfants passés au fil de l’épée sur les ordres de Cian d’Ailech... cent quarante âmes ont péri assassinées par ce monstre.
Fidelma leva la main pour calmer Toca Nia qui recommençait à s’agiter.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que frère Cian est l’homme responsable de ce massacre ?
Dans le visage grimaçant de l’Irlandais, les yeux brûlaient du feu d’un homme aux prises avec des tourments indicibles.
— Ma mère, mes soeurs et mon jeune frère ont péri par la main des guerriers de Cian d’Ailech. J’étais là, je l’ai vu de mes yeux et je peux en témoigner.
Fidelma s’assit sur la couchette de la cabine de Murchad qui prit place sur une chaise. Toca Nia avait été enfermé dans la cabine de Gurvan tandis que Drogon montait la garde devant sa porte. Cette nouvelle situation plongeait Fidelma dans un état d’irréalité qui ajoutait à son angoisse.
— Je n’ai jamais constaté de ma vie un changement aussi brusque dans le comportement d’un individu, dit-elle à Murchad. Ce Toca Nia, au premier abord une personne sensée et chaleureuse, se métamorphose en fou furieux dès l’instant où il aperçoit Cian !
Murchad haussa les épaules.
— Si ses déclarations se vérifient, sa fureur se comprend aisément. Vous qui avez connu Cian par le passé, n’avez-vous pas entendu parler des événements auxquels se réfère Toca Nia ?
Mal à l’aise, Fidelma changea de position.
— J’ai connu Cian il y a dix ans, alors qu’il était un guerrier appartenant à la garde du roi d’Ailech, mais depuis, je l’ai perdu de vue et j’ignore tout de ce qu’il est advenu de ce village de Rath Bíle.
Ils restèrent un instant silencieux.
— En fouillant dans ma mémoire, il me semble me rappeler quelque chose, dit enfin Murchad.
— Cela remonte à quand ?
— Cinq ans peut-être. Rath Bíle se situe dans le pays des Uí Feilmeda, au royaume de Laigin.
— Oui, au sud de l’abbaye de Kildare. J’ai passé quelque temps dans ce monastère, mais je ne me souviens d’aucun événement de ce genre.
Elle réfléchit.
— Cela a dû se passer pendant que je séjournais à l’Ouest. Que savez-vous de cette hécatombe ?
— Oh, pas grand-chose ! Le haut roi Blathmac et Fáelán de Laigin étaient en conflit pour une affaire de tribut. Les Uí Chéithig devaient-ils s’acquitter de leur dîme auprès de Blathmac à Tara ou de Fáelán à Fearna ? Je sais qu’un traité a été signé. Mais il semble que Blathmac ait voulu donner une leçon à Fáelán pour l’avoir défié. Il envoya par bateau une bande de guerriers qui remontèrent la côte jusqu’au pays des Uí Enechglais et marchèrent sur la forteresse du frère de Fáelán à Rath Bíle. Là se déroula un épouvantable massacre. De nombreux vieillards, des femmes et des enfants périrent, ainsi qu’une poignée de guerriers de Laigin qui défendaient la place.
Fidelma était accablée.
— Voilà des complications qui tombent plutôt mal après tout ce que nous avons dû affronter.
Murchad partageait son découragement.
— Où en êtes-vous quant à la résolution du meurtre de soeur Muirgel ? On murmure que soeur Crella en serait l’auteur.
— C’est une réponse qui ne me satisfait guère et il demeure encore bien des zones d’ombre. Dans combien de temps atteindrons-nous le port d’Ushant ?
— Avec ce vent, dans environ une heure. Que dois-je faire avec Toca Nia et Cian ? Je suis prêt à suivre vos instructions, lady.
— Eh bien... d’après les Críth Gablach, les lois traitant des crimes commis en temps de guerre, une fois que le cairde, le traité de paix, est signé, le délai pour d’éventuelles poursuites concernant le déroulement du conflit est indiqué avec précision : toute personne désirant présenter des requêtes pour des mises à mort illégales a un mois pour se manifester. Or les événements dont vous parlez remontent à plusieurs années.
Murchad semblait découragé.
— Un meurtre, un noyé et maintenant des crimes de guerre ! De toute ma vie de navigateur je n’ai connu de traversée aussi dramatique. Que faire ? Toca Nia ne cesse de me jeter des citations de la Bible à la figure et il réclame vengeance.
— La vengeance n’est pas la loi, fit observer Fidelma. Cette affaire doit être plaidée devant un chef brehon et je ne suis pas compétente.
— Et moi donc !
— Je vais parler à Cian, conclut Fidelma en se levant. Il faut d’abord que j’écoute ce qu’il a à dire pour sa défense.
Personne n’avait encore informé Cian des accusations de Toca Nia. Étendu sur sa couchette dans la cabine qu’il partageait avec frère Bairne, il pressait un chiffon taché de sang sur son nez. La lanterne qui se balançait à un crochet faisait danser des ombres sur les parois. En voyant Fidelma, il ôta le chiffon de son nez et lui adressa un sourire en coin.
— Notre rescapé a une curieuse manière d’exprimer sa reconnaissance à ses sauveurs.
Fidelma demeura impassible.
— Je suppose que tu n’as pas eu le temps d’identifier cet homme ?
Cian bougea et grimaça de douleur.
— Pourquoi ? J’aurais dû ?
— Il s’appelle Toca Nia.
— Jamais entendu parler de lui.
— Sur le bateau qui a sombré, il ne faisait pas partie de l’équipage. C’était un passager, un ancien guerrier de Fáelán de Laigin.
— Je ne connais pas tous les guerriers des cinq royaumes. Que me veut-il ?
— Lui te connaît.
— Comment s’appelle-t-il, déjà ? dit Cian en fronçant les sourcils.
— Toca Nia.
Cian la dévisagea d’un air perplexe.
— Toca Nia de Rath Bíle.
Il tressaillit.
— Je t’écoute, Cian.
— Que veux-tu que je te raconte ?
— Ce qui s’est passé exactement à Rath Bíle.
— J’y ai perdu l’usage de mon bras alors que j’étais en service commandé pour le haut roi, déclara Cian d’un ton amer.
— Mais encore ?
— À la tête d’une troupe de sa garde personnelle, j’ai livré bataille et reçu une flèche qui devait changer le cours de ma vie.
Fidelma poussa un soupir de frustration.
— Ce qui m’intéresse, ce sont les détails.
Les mâchoires de Cian se crispèrent.
— De quoi m’accuse-t-il, ce Toca Nia ?
— Il affirme que tu es « le boucher de Rath Bíle ». Sur ton ordre, cent quarante hommes, femmes et enfants auraient été assassinés, et le village et la forteresse livrés aux flammes. Confirmes-tu ces déclarations ?
— Toca Nia t’a-t-il dit combien de guerriers du haut roi avaient péri dans cette contrée ? répliqua Cian avec colère.
— Le problème n’est pas là. Aucune cause n’autorise les massacres. En attaquant le village et la forteresse, les guerriers qui ont rencontré la mort n’ont reçu que ce qu’ils méritaient.
— Comment peux-tu dire cela ? C’est au haut roi de décider si une cause est juste ou non !
— Belle moralité, Cian ! De telles justifications ne te mèneront pas loin. Et maintenant je te conjure de t’expliquer, sinon, on jugera légitimes les charges de Toca Nia et tu devras en répondre.
— Tout cela est faux !
— Alors, donne-moi ta version des faits. Un conflit sur une frontière a éclaté entre le haut roi et le roi de Laigin, c’est bien cela ?
Cian hocha la tête avec réticence.
— Le haut roi estimait que les Uí Chéithig qui vivent autour de Cloncurry devaient lui payer directement leur tribut. De son côté, le roi de Laigin se prétendait leur seigneur. Le haut roi a alors déclaré que ce tribut tenait lieu de bóramha.
Cian avait utilisé un terme ancien qui signifiait « évaluation des troupeaux ».
— Je ne comprends pas, s’énerva Fidelma.
— Cela remonte à l’époque où le haut roi Tuathal le Légitime régnait sur Tara. Tuathal avait deux filles. Le roi de Laigin, qui s’appelait alors Eochaidh Mac Eachach, épousa la fille aînée de Tuathal pour s’apercevoir qu’il ne l’aimait pas. Tout compte fait, il lui préférait sa cadette. Il retourna donc à la cour de Tuathal et prétendit que sa première femme était morte afin d’épouser sa soeur.
Cian marqua une pause et, bien que la situation ne s’y prêtât guère, il sourit.
— Un vieux renard, ce roi Eochaidh...
Fidelma resta de marbre.
— Pour finir, poursuivit Cian, les deux filles découvrirent la vérité, et la cadette comprit que son mariage était illégitime puisque l’aînée était toujours en vie. En apprenant qu’elles avaient un mari en commun, on raconte qu’elles moururent de honte.
Il s’esclaffa.
— Quelle bêtise ! Cette histoire arriva aux oreilles de leur père le haut roi, qui leva une armée et marcha sur Laigin où il assassina Eochaidh et ravagea le royaume.
« Les hommes de Laigin demandèrent grâce et tombèrent d’accord pour payer un tribut annuel – consistant essentiellement en têtes de bétail. Depuis ce temps, les successeurs de Tuathal des Uí Néil ont souvent été obligés d’employer la force pour percevoir ce bóramha. Voilà pourquoi Blathmac nous a ordonné d’aller au sud pour raser Rath Bíle : il s’agissait de démontrer au roi de Laigin qu’il était bien déterminé à obtenir son dû.
— Mais un traité n’avait-il pas déjà été signé entre les deux parties ? objecta Fidelma.
Cian eu un geste d’impatience.
— Ce n’est pas à un guerrier de discuter les instructions. J’ai obéi, voilà tout.
— Et tu commandais l’opération ?
— Oui, je ne l’ai jamais nié. Mais j’agissais sur ordre légitime du haut roi et je me suis rendu là-bas pour exiger le paiement d’une dette.
— Même le haut roi n’est pas au-dessus des lois, Cian. Comment cela s’est-il passé ?
— L’élite de la garde a embarqué à deux cents dans quatre navires. Nous avons accosté au port des Uí Enechglais, marché vers l’ouest, traversé la rivière Sléine et quand nous sommes arrivés à Rath Bíle, le frère du roi de Laigin a refusé de se rendre avec le village et la forteresse.
— Donc vous les avez attaqués ?
— Oui, accomplissant ainsi la tâche qui nous avait été assignée.
— Tu reconnais que toi et tes guerriers avez massacré des femmes et des enfants ?
— Les habitants se battaient avec des arcs et parmi eux, il y avait des vieillards, des femmes et des enfants. Nous nous sommes contentés d’atteindre notre objectif en suivant les ordres légitimes qui nous avaient été donnés.
Plongée dans ses pensées, Fidelma se dit que la situation sur l’Oie bernache devenait chaque jour plus irrespirable. Si on en croyait frère Guss, qui avait lui-même péri noyé, à l’énigme de l’assassinat de soeur Muirgel s’ajoutait le mystère du meurtre de soeur Canair et comme si la situation n’était pas assez compliquée, le rescapé Toca Nia portait ces terribles accusations contre Cian.
— Cian, cette affaire est des plus sérieuses et doit être amenée devant le chef brehon et la cour du haut roi. Je ne suis pas très versée dans les lois sur la guerre. Un juge plus compétent décidera de ce qu’il convient de faire. Je sais qu’il existe des circonstances où supprimer des gens est justifié et n’entraîne aucune condamnation. On peut tuer un voleur pris sur le fait ou tuer pendant une bataille... mais, il revient à la cour d’apprécier les arguments des uns et des autres.
Le visage de Cian exprimait un violent ressentiment.
— Tu as ma parole contre celle de Toca Nia et tu prends parti pour un homme que tu ne connais pas ?
— J’ignore qui dit la vérité. Toca Nia a porté une grave accusation contre toi et tu dois y répondre. J’agis pour ton bien, Cian. Toca Nia sait parfaitement qu’il est en droit d’exécuter une personne qui a violé la loi. Rien ne l’empêche de t’assassiner et de réclamer l’immunité.
— Cette loi ne s’exerce pas en dehors des cinq royaumes, protesta Cian.
— Tu te trouves sur un bateau irlandais qui est régi par les lois des Fénechas au même titre que la terre d’Irlande. Il faut que tu retournes à Laigin pour y plaider ta cause.
Cian la fixait d’un air incrédule.
— Tu ne peux pas me faire ça, Fidelma.
Elle croisa son regard.
— Oh, si ! dit-elle d’une voix douce. Dura lex sed lex. La loi est dure, mais c’est la loi.
— Et si je me trouvais sur un bateau saxon, ce ne serait pas la loi ?
Fidelma haussa les épaules, ouvrit la porte et se retourna vers lui.
— C’est à Murchad, capitaine de ce navire, qu’il revient de l’interpréter et de l’appliquer. À lui de décider de te laisser partir ou de te ramener avec Toca Nia en Éireann pour qu’on y instruise un procès. Personnellement, je lui recommanderai de vous ramener tous deux devant un brehon de Laigin.
— J’agissais sur les ordres du haut roi, protesta à nouveau Cian.
— Ce n’est pas une excuse. Tu as une responsabilité morale.
Plus tard, alors qu’elle expliquait les données du problème à Murchad, l’énergique capitaine émit un sifflement exprimant une profonde lassitude.
— Donc il faut que je ramène Cian et Toca Nia en Éireann ?
— Ou alors que vous les remettiez à un capitaine d’un autre navire qui s’en chargera.
— Espérons que je trouverai cette perle rare à Ushant, grommela-t-il.
— Entre-temps, je suggère que Cian et Toca Nia soient confinés dans leurs cabines. Nous avons eu assez de sang versé pour l’instant.
— Très bien. Et maintenant, prions pour que père Pol, à Ushant, découvre un moyen de nous venir en aide pour résoudre cette affaire.
L’Oie bernache contourna l’isthme de la pointe de Pern, qui s’avançait loin dans la mer avec ses rochers et ses îlots. La presqu’île, hérissée de pointes noires, ressemblait à une dent cariée qui inspirait une méfiance salutaire. Grâce aux talents de navigateur de Murchad, le navire pénétrait bientôt dans la baie de Porspaul et se dirigeait vers le port abrité.
— Quel bonheur de retrouver la terre ferme ! dit Fidelma en souriant avec reconnaissance à Murchad qui pointa un doigt en direction du rivage.
— Comme vous pouvez le constater, Lampaul, le principal village de l’île, et son église, dominent le port où nous serons les seuls à mouiller. Nous ne passerons ici qu’une journée, le temps de nous réapprovisionner en eau et en nourriture. La prochaine étape de notre voyage sera la plus longue. Tout dépendra du vent. Nous nous dirigerons droit vers le sud, loin des côtes.
— Nous devons absolument régler le problème de Toca Nia, lui rappela Fidelma.
Murchad parut contrarié.
— S’il n’y avait que moi, je les laisserais ici s’expliquer.
— Cette solution, qui vous semble la plus facile, peut entraîner des complications que vous ne soupçonnez pas.
L’Oie bernache traversa les deux milles qui les séparaient de l’extrémité opposée de la crique où Fidelma distinguait un chemin escarpé menant à Lampaul. Leur arrivée n’était pas passée inaperçue des habitants de l’île, et plusieurs d’entre eux étaient descendus au port pour les accueillir.
Murchad donna l’ordre d’amener la grand-voile, puis la voile de gouverne, on jeta une ancre à la poupe, et le bateau se balança doucement dans les eaux calmes.
— Je vais à terre, dit Murchad à Fidelma. Voulez-vous m’accompagner afin de rencontrer le père Pol ? Il n’est pas le seul prêtre ici, mais il représente l’autorité. Je propose de lui soumettre l’affaire de Toca Nia et de Cian.
Fidelma acquiesça. L’esquif venait d’être mis à l’eau quand frère Tola fit son apparition, accompagné des pèlerins. Aussitôt, il exprima le désir de se joindre à eux et les pèlerins, qui voulaient l’accompagner, appuyèrent sa requête à grand bruit.
Murchad leva la main.
— Je dois d’abord m’occuper de quelques problèmes à terre. Vous pourrez nous suivre plus tard, passer une nuit au village si vous le désirez et vous dégourdir les jambes tandis que nous rassemblerons les vivres nécessaires à la poursuite du voyage. En attendant, je vous demande de prendre patience.
Cet arrangement ne faisait pas l’unanimité, surtout quand les pèlerins virent que Fidelma accompagnait le capitaine.
Murchad et Gurvan se saisirent des rames tandis que Fidelma s’installait à la poupe.
Un grand homme au visage anguleux, dont les vêtements et le crucifix sur la poitrine proclamaient l’office, salua Murchad tandis qu’il s’extrayait de la barque.
— Content de vous revoir, capitaine !
L’homme parlait avec un accent qui trahissait que le gaélique n’était pas sa langue maternelle.
Gurvan, qui avait amarré l’embarcation, aida Fidelma à grimper sur le quai de pierre.
— Père Pol, je suis heureux de me retrouver sur votre île, dit Murchad. Permettez-moi de vous présenter Fidelma de Cashel, soeur du roi Colgú.
— Soeur Fidelma est le seul titre que je revendique, intervint la jeune femme avec fermeté.
Père Pol lui prit la main et scruta son visage avec attention.
— Bienvenue, ma soeur.
Il lui sourit et se tourna vers le second.
— Et à toi aussi, Gurvan. Ça me fait plaisir de te revoir, espèce de vaurien.
Gurvan grimaça un sourire penaud. Il apparut que l’équipage de l’Oie bernache était connu dans l’île, dont le port était une escale très fréquentée.
— Allons nous rafraîchir à Lampaul, poursuivit le prêtre en s’avançant vers le chemin. Quelles nouvelles m’apportez-vous ?
Ils commencèrent leur ascension vers le village.
— De mauvaises nouvelles, je le crains. Le Morvaout...
Père Pol se retourna brusquement.
— Il a pris la mer ce matin.
— ... et s’est fracassé sur les rochers au nord de l’île.
Le prêtre se signa.
— Y a-t-il des survivants ?
— Trois, deux marins et un passager qui se rendait à Laigin. Les marins vont bientôt nous rejoindre.
Père Pol baissa la tête.
— Ceux qui naviguent dans ces mers connaissent souvent un sort semblable. Les membres de l’équipage venaient tous du continent. Nous allumerons quelques chandelles pour le repos de leur âme.
Il croisa le regard perplexe de Fidelma.
— Chez les îliens, quand nos marins se perdent en mer, nous veillons toute la nuit pour le repos des infortunés qui se sont noyés : nous allumons une chandelle et prions devant une petite croix que nous déposons le lendemain dans un reliquaire exposé dans l’église, puis dans un mausolée parmi d’autres croix qui attendent le retour chez elles des âmes égarées.
Ils avaient atteint le village, typique de ces régions, où les maisons se rassemblaient autour d’une chapelle en pierre.
— Et voilà ma petite église, dit le père Pol. Venez, nous allons remercier Dieu qui vous a permis d’arriver sains et saufs jusqu’à nous.
Murchad toussa d’un air gêné.
— Nous avons un problème dont nous devons vous parler de façon urgente...
Père Pol sourit en lui posant la main sur le bras.
— Rien ne passe avant les grâces, lança-t-il d’un ton sans réplique.
Murchad jeta un coup d’oeil à Fidelma et ouvrit les mains en un geste d’impuissance.
À l’intérieur de la chapelle, ils s’agenouillèrent devant un autel qui frappa Fidelma par son opulence. Elle s’était imaginé que l’île était pauvre, mais l’autel, recouvert d’un drap de soie, resplendissait d’or et d’argent.
— Il semblerait, père Pol, que votre communauté soit très prospère, murmura-t-elle.
— Pauvre en biens matériels, mais riche de coeur, répondit le prêtre avec componction. Ils donnent ce qu’ils ont à la maison de Dieu pour louer Sa splendeur. Dominus optimo maximo...
Il ne remarqua pas la moue de Fidelma qui réprouvait l’opulence là où régnait la pauvreté.
Père Pol entonna une prière en latin qui se termina sur un « amen » chanté en choeur. Puis il conduisit ses hôtes vers sa petite maison, adjacente à l’édifice religieux, et leur servit du cidre tandis que Murchad exposait la situation difficile dans laquelle ils se trouvaient.
Père Pol se frotta le menton.
— Quid faciendum ? Quelle voie faut-il suivre ?
— Nous espérions que vous nous suggéreriez quelque solution qui nous conviendrait à tous. Je ne peux pas garder Toca Nia et Cian sur mon bateau jusqu’en Ibérie avant de repartir avec eux pour Laigin. D’après mes renseignements, il faut que cette affaire soit portée devant un juge compétent en Éireann. Et je ne peux pas me permettre d’attendre la venue d’un navire qui accepterait de mener ces hommes à Laigin.
— Rien ne vous oblige à choisir entre ces deux possibilités.
— Toca Nia doit déposer sa plainte devant une cour d’Éireann, intervint Fidelma, et Murchad espérait que vous le logeriez ainsi que Cian jusqu’à ce qu’un navire les prenne en charge.
Père Pol réfléchit un instant.
— Cela peut prendre beaucoup de temps. Sans compter que vous ne pouvez pas ordonner à un frère de la foi de renoncer à un pèlerinage pour répondre à de telles accusations. Que connaissez-vous de la loi, ma soeur ?
— Soeur Fidelma est avocate auprès de nos tribunaux, précisa Murchad avec empressement.
Père Pol se tourna vers elle avec intérêt.
— Vous êtes une juriste ecclésiastique ?
— Non, je connais les Pénitentiels, mais je suis une avocate de nos anciennes lois séculières.
Père Pol sembla déçu.
— Mais enfin, les lois ecclésiastiques ont la préséance sur les lois séculières, non ? Auquel cas, vous n’êtes pas habilitée à traiter ces doléances.
Fidelma secoua la tête.
— Ce n’est pas ainsi que fonctionne la justice de notre pays, mon père. Toca Nia a de graves griefs contre Cian qui doit en répondre.
Père Pol garda le silence, puis il secoua la tête.
— En tant que chef de cette communauté et représentant de l’Église, j’ai le regret de vous annoncer que votre législation ne s’applique pas sur cette île. Je ne peux rien faire pour vous. Si frère Cian et Toca Nia décident de leur plein gré de rester ici jusqu’à ce qu’un navire en partance pour Éireann les accepte à son bord, je les accueillerai volontiers. Mais s’ils désirent changer de destination, je ne les en empêcherai pas et n’exercerai sur eux aucune contrainte, à moins qu’ils ne contreviennent aux lois en vigueur à Ushant. À vous de décider ce qui vous semble le plus souhaitable.
La figure de Murchad s’allongea.
— Nous n’avons pas le choix, dit Fidelma en se tournant vers lui. Votre bateau est votre royaume, sur lequel vous régnez d’après les lois des Fénechas. Il est de votre devoir de garder Cian et Toca Nia à bord, et de les ramener en Éireann.
Murchad voulut protester, mais Fidelma leva la main.
— J’ai parlé de votre devoir, pas de votre obligation. Je vous laisse seul juge de votre décision et me contente de vous éclairer en fonction de mes connaissances juridiques.
Le capitaine était désemparé.
— C’est une décision difficile. Quelle sera ma récompense pour tant d’efforts ? Cian refusera de me payer son voyage de retour, qu’il accomplira sous la contrainte. Quant aux bijoux de Toca Nia, ils représentent une compensation insuffisante. Comprenez bien que je ne suis pas seul en cause, j’ai aussi un équipage, des hommes qui ont des familles à nourrir.
— Si les charges de Toca Nia sont fondées, le roi de Laigin devrait vous offrir des compensations. Sinon, vous pouvez vous retourner contre Toca Nia et exiger une mainmise sur ses biens.
Murchad hésitait.
— Je doute qu’il possède de l’argent ou des propriétés. Il faut que je réfléchisse à tout ça.
Le père Pol frappa dans ses mains.
— Et en attendant, ami Murchad, vos passagers doivent venir à terre pour se détendre, après une navigation mouvementée. Nous les attendons à la fête célébrée en l’honneur de Justus, un grand martyr de mon pays.
— Je vous remercie, père Pol, murmura Murchad qui n’avait pas le coeur aux réjouissances.
— Mon père, vous êtes très aimable de nous avoir accordé un peu de votre attention pour méditer sur nos problèmes, ajouta Fidelma.
Elle marqua une pause.
— La fête de Justus ? Je connais plusieurs religieux célèbres portant ce nom, mais dans cette partie du monde, je ne me souviens pas d’un Justus ayant marqué son époque.
— Il a connu très tôt le martyre, pendant les persécutions de l’empereur Dioclétien, expliqua père Pol. On dit qu’il a caché deux chrétiens recherchés par les soldats romains et a été tué pour cette raison.
Père Pol se leva, imité par Murchad, Fidelma et Gurvan qui était resté silencieux.
— Je suppose que vous désirez vous approvisionner en eau douce et en vivres ?
— Oui, dit le capitaine. Gurvan va s’en occuper pendant que mes passagers vont descendre du bateau.
— Notre service pour Justus commencera à la nuit tombée et sera suivi de la fête dont je vous ai parlé.
Ils quittèrent le prêtre et retournèrent à pas lents vers le quai. La perspective de garder Cian et Toca Nia à son bord jusqu’à son retour en Irlande ne plaisait guère à Murchad, mais il finit par se résigner à cette solution qui lui semblait la mieux appropriée, vu les circonstances.
— Je crois que vous avez pris la bonne décision, lui dit Fidelma avec chaleur. Moi, ce qui m’inquiète le plus, c’est le meurtre de soeur Muirgel. Pour la première fois de ma vie, je suis confrontée à une énigme qui ne présente pas la plus petite faille et conserve tout son mystère.