LE CIEL ÉTAIT PLEIN DE VAISSEAUX

 

Sykes était mort. Pendant deux ans, ils avaient pourchassé Gordon Kemp parce que c’était le seul homme qui savait quelque chose sur la mort de Sykes. Ils l’avaient capturé et, maintenant, Kemp faisait face à un jury de la ville de Switchpath, Arizona, un trou perdu à la limite du désert. Et il était dans ses petits souliers car c’était un homme des villes qui saisissait mal la nuance entre « cul terreux » et « cultureux ».

Dans la salle du tribunal, l’atmosphère était tendue. Si les murs avaient été lambrissés, s’il y avait eu une statue de la justice aux yeux bandés, le décor aurait été plus impersonnel et Kemp se serait senti moins mal à l’aise. Mais le tribunal siégeait dans la salle du syndicat des agriculteurs de Switchpath, un trou perdu de l’Arizona.

Bert Whelson, le coroner, présidait. En guise de marteau, il se servait de sa pipe en maïs. L’assistance était composée de petits exploitants et de prospecteurs comme Whelson lui-même. On aurait dit un court métrage de cinéma.

Mais il n’y avait rien de comique là-dedans. Ces bouseux étaient capables de causer des ennuis à Kemp. Des ennuis susceptibles de le conduire vite fait à la chambre à gaz.

Le coroner se pencha en avant.

— T’as pas à avoir peur d’rien, mon gars, si t’as la conscience tranquille.

— J’ai amené le type ici, pas vrai ? Est-ce que je l’aurais fait si je l’avais tué ?

— C’est point l’affaire, Kemp. Pourquoi qu’t’arrives pas à t’mettre dans le crâne que personne t’accuse de rien ? T’es juste un gars qui sait quelque chose sur la mort du dénommé Alessandro Sykes. Le tribunal aimerait savoir ce qui s’est passé exactement.

Kemp hésita, se balança d’un pied sur l’autre.

— Assied-toi, mon gars, reprit le coroner.

Ce fut comme un déclic. Kemp se laissa tomber sur la chaise de bois que quelqu’un lui avançait et il raconta cette histoire :

Je crois que le mieux est de commencer par le commencement. C’est-à-dire par ma première rencontre avec Sykes. Je travaillais dans mon atelier. Il est entré. Il a regardé un moment ce que je faisais et il m’a demandé : « C’est vous, Gordon Kemp ? »

J’ai répondu que c’était bien moi et je l’ai examiné. C’était un bonhomme noueux, tout recroquevillé. Au jugé, je lui donnais la soixantaine. Il parlait vite, fumait vite, se déplaçait vite comme s’il n’avait pas de temps à perdre, comme s’il était pressé de partir, d’être ailleurs. Je m’enquis de savoir ce qu’il voulait.

— C’est bien vous dont parle le magazine ? L’inventeur du chalumeau atomique à puissance concentrée ?

— Oui, c’est moi. Sauf que l’auteur de l’article n’y est pas allé avec le dos de la cuiller. D’après lui, mon chalumeau serait en avance de trois cents ans.

À vrai dire, c’était plus ou moins par hasard que j’étais tombé là-dessus. C’était une simple torche atomique à hydrogène. Tout ce qu’il y avait de radioactive. J’avais imaginé de placer un électro-aimant annulaire juste en face de la flamme pour la concentrer. Mon engin agissait en repoussant les molécules d’hydrogène. Il pouvait découper n’importe quoi, il entrait dans la matière comme dans du beurre. Et comme j’avais déposé le brevet, vous seriez surpris par les sollicitations que je recevais. Vous n’avez pas idée du nombre de gens qui rêvent de faire un trou dans la paroi d’une chambre forte ou dans la porte du mont-de-piété. Mais revenons-en à Sykes…

Je lui expliquai que l’artifice auquel il faisait allusion poussait le bouchon un peu loin mais que mon gadget était néanmoins assez sensationnel. La petite démonstration que je fis à son intention parut le satisfaire. Finalement, je lui dis que je n’avais pas envie de perdre mon temps, à moins qu’il ait une proposition à me faire. Il avait l’air content des performances de l’instrument et il acquiesça :

— Bien sûr. Seulement, il faudra que vous preniez quinze jours de congé. Pour aller dans l’Arizona. Il s’agit de faire un trou dans une grotte.

— Une grotte ? Tiens donc ! Mais est-ce que c’est légal ?

Je ne voulais pas avoir d’ennuis.

— Tout ce qu’il y a de légal, m’assura-t-il.

— Et ça me rapporterait combien ?

— J’ai horreur de marchander, répondit-il. Si vous réussissez à me faire entrer dans cette grotte — et vous pourrez constater qu’il n’y a rien d’illégal là-dedans —, je vous donnerai cinq mille dollars.

Cinq mille dollars… je n’hésitai pas. D’autant que pour deux semaines de travail seulement, c’était une affaire. De plus, il me plaisait bien, ce petit vieux. Il était aussi bizarre qu’un billet de neuf dollars, faut reconnaître, et il avait une drôle de façon de discuter mais il me donnait l’impression de peser autant que la somme qu’il avait avancée. Et puis, il avait l’air d’avoir sérieusement besoin d’un coup de main. D’accord, il y a peut-être un boy-scout qui sommeille au fond de moi. Bref, argent ou pas, il me bottait et j’aurais très vraisemblablement accepté de lui donner ce coup de main gratis.

Il revint me voir encore deux fois pour mettre les détails de l’opération sur pied. On prendrait le train, lui, moi et mon chalumeau. Le reste du matériel, on l’enregistrait. Peut-être qu’il y a ici des gens qui se rappellent le jour de notre arrivée. Apparemment, il connaissait beaucoup de monde. Hein ? En tout cas, c’est ce que j’ai pensé. Il m’a expliqué qu’il y avait des années qu’il venait à Switchpath.

Qu’est-ce qu’il avait la langue bien pendue ! Je n’avais jamais vu un vieux bavard pareil. Je ne comprenais guère qu’un mot sur deux à ce qu’il racontait. Sans doute qu’il était solitaire. J’étais le premier type à qui il demandait de l’aide et toutes les années qu’il avait passées à travailler seul, ça débordait. À propos de Switchpath, il m’a dit qu’après être sorti de l’université, il avait fait l’archigologue. Il cherchait de vieux objets indiens dans le désert, des vases, des pointes de flèches, des machins comme ça. C’est de cette façon qu’il avait découvert cette salle creusée à même le roc au fond d’un ravin.

Il était tout excité quand il m’a parlé de cet épisode. Il m’a causé à la vitesse de quinze cents mètres minute de l’âge de la plasticine, de la messe en litique, des pâles et hauts graves et compagnie. Je l’ai ramené sur terre et il en est revenu à sa caverne. Il paraît qu’elle était très ancienne. Elle datait de deux cent mille, voire de cinq cent mille ans. D’après lui, cette roche était déjà là avant la naissance de l’humanité.

Bref, c’était apparemment un tremblement de terre ou quelque chose dans ce genre qui l’avait ouverte, cette grotte, et ce qu’il y avait à l’intérieur remontait à tout ce temps-là. Ce qui l’excitait, c’était qu’il s’agissait de machines et que ces machines avaient été installées à une époque où il n’y avait pas encore d’êtres humains sur la Terre.

Je trouvai cette histoire démente et je lui demandai ce que c’était que ces machines.

— À première vue, me répondit-il, ça m’a fait l’effet d’être une sorte d’émetteur radio. Il y avait un appareil surmonté d’une antenne, exactement comme pour capter les ondes ultra-courtes. Et un second. Celui-là ressemblait à une sorte d’haltère posé debout. La partie supérieure était comme une espèce de trémie et le reste était un ensemble de solénoïdes fabriqués avec un alliage que l’on a encore jamais vu sur cette Terre. Les deux éléments étaient reliés par des engrenages. J’ai fini par comprendre à quoi servait l’haltère. C’était un appareil à enregistrer.

Quand je lui demandai ce qu’il enregistrait, il se gratta l’aile du nez et cligna de l’œil.

— La pensée. La pensée à l’état brut. Mais ce n’est pas tout. Il enregistre aussi les séismes, la dérive des continents, les cycles météorologiques et des foules d’autres choses encore. Tous ces éléments, il les intègre à la pensée.

Comment le savait-il ? Ce fut lorsque je lui posai la question qu’il me dit que cela faisait près de trente ans qu’il étudiait cette machine. Et il avait trouvé tout seul à quoi elle servait. Il se montrait très ombrageux sur ce point. Je commençai alors à comprendre quelle était la marotte de ce pauvre vieux. Il était vraiment persuadé d’avoir découvert quelque chose de formidable et il voulait aller jusqu’au bout. Seulement, il tenait à tirer toute la couverture à lui. N’être que l’homme qui avait fait cette trouvaille ne lui suffisait pas. Le premier ahuri venu aurait pu tomber là-dessus, par hasard, disait-il. Il était de la plus haute importance pour lui de percer l’énigme de ce gadget avant que personne ne soit au courant de son existence. « C’est plus fort que la pierre de Rosette, répétait-il. Plus fort que l’hypothèse nucléaire. » Oh ! Il n’était pas avare de grands mots !

— Et ce sera Sykes qui fera ce cadeau au monde, ce sera Sykes qui apportera ce don à l’humanité et une nouvelle ère s’ouvrira quand je parlerai. Ce sera l’an I de l’Histoire.

Un drôle de zèbre, quand même, ce Sykes. Je ne pouvais que me perdre en conjectures sur la façon dont il vivait. Il avait du fric — un héritage ou je ne sais quoi — qui le mettait à l’abri des problèmes qui accablent la plupart des gens. Il passait des journées entières dans sa grotte à contempler les machines. Sans les toucher. Il était seulement curieux de savoir ce qu’elles faisaient là.

L’une d’elles marchait. La grosse en forme d’haltère. Elle ne faisait pas de bruit. Toutes les deux avaient un petit disque sur le côté, moitié rouge moitié noir. Celui de la grosse, celle qu’il appelait l’enregistreur, tournait. Pas vite mais il bougeait, c’était indiscutable, et ça excitait terriblement Sykes.

Dans le train qui nous amenait ici, il s’est montré intarissable. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être me jugeait-il trop stupide pour répéter ce qu’il me disait à qui que ce soit. Pour lui, j’étais simplement un mécano au front bas qui, par hasard, avait eu un jour une idée lumineuse. Toujours est-il qu’il me fit voir quelque chose qu’il avait trouvé dans sa grotte.

Un bout de fil métallique d’environ un mètre de long. Mais du fil comme ça, je n’en avais jamais vu avant et je n’en ai jamais vu après. Mince comme un cheveu, il était. Et tordu. Gaufré, plus exactement. D’après Sykes, il était magnétisé, en plus. On pouvait le plier facilement mais il n’y avait pas moyen d’y faire la moindre boucle et il était impossible de le couper. Il aurait sûrement ébréché une pince.

Sykes me demanda si je croyais pouvoir le casser. J’essayai et je réussis seulement à me déchausser une dent. C’était comme ça : il ne cassait pas, il ne se sectionnait pas et on n’arrivait pas à aplatir le gaufrage.

Le vieux m’expliqua qu’il lui avait fallu huit mois pour détacher cet échantillon. Ce bout de fil de fer ne se contentait pas d’être infrangible : il était autosoudant. Quatre fois, Sykes était parvenu à le tronçonner et, quatre fois, les extrémités s’étaient recollées. Finalement, il l’avait maintenu dans un étau d’acier, lui avait donné un peu de moi et avait utilisé une cisaille d’une force de douze tonnes. Une cisaille faite d’acier à l’iridium. Le fil y avait fait un drôle de trou. Mais, au bout du compte, il avait cédé.

Vous vous rappelez quand on est arrivé chez vous avec tout notre matériel. On a loué une voiture et on a pris la route du désert. Le bonhomme était heureux comme un môme.

— Je l’ai décodé, mon petit Kemp, jubilait-il. Je peux déchiffrer l’enregistrement. Est-ce que tu te rends compte de ce que ça signifie ? Toute l’histoire de l’humanité jusqu’aux détails les plus infimes, tout ce qui est arrivé sur cette Terre et à ses habitants, c’est inscrit là-dedans. Tu n’imagines pas la finesse des détails. Est-ce que tu veux savoir qui a fait trébucher Alexandre Le Grand ? Quel était le véritable nom de la bonne amie de Périclès ? Tout est là. Et les vieilles légendes indiennes et grecques qui parlent d’un continent perdu ? Et les boules de feu de Charles Fort ? L’identité de l’Homme au Masque de Fer ? Je possède tous ces enregistrements, mon garçon, Tous !

Il ne cessait de parler de cela tandis que nous nous dirigions vers le ravin desséché au fond duquel se trouvait sa grotte.

Vous ne pouvez pas savoir quel calvaire ça a été !

Comment ce vieux bonhomme a eu suffisamment d’énergie pour retourner là-bas, c’est un mystère pour moi. Nous avons dû laisser la voiture à une trentaine de kilomètres d’ici et faire le reste du chemin à pied. Ce coin-là, c’est le chaos. Si je n’avais pas déjà eu un aperçu de la couleur de l’argent de Sykes, j’aurais laissé tomber. Rien que du sable, une chaleur torride, d’énormes rochers et des crevasses où on se serait rompu le cou comme un rien ! Bon Dieu de bon Dieu ! Et il fallait en plus que je me coltine le chalumeau, le gaz, les bouteilles de rechange et j’en passe !

Enfin, on a atteint le ravin. Il a attaché une corde à une sorte de pylône façonné par l’érosion. Il avait un harnais de descente et il s’est laissé glisser dans le trou. Je l’ai suivi, après lui avoir fait parvenir le matériel.

Ce qu’il pouvait faire sombre au fond ! On a avancé de cent cinquante mètres et Sykes s’est soudain arrêté. À la lumière de sa lampe électrique, j’apercevais les restes des feux de bivouac qu’il avait allumés au fil du temps.

— Nous y sommes, m’a-t-il alors annoncé. À toi de jouer, Kemp. Si ce fameux chalumeau en avance de trois siècles sur son temps est efficace, c’est le moment de le prouver.

Je posai mon fourbi et me mis au travail. Croyez-moi, ça a été dur et ça a été long. Mais j’ai finalement réussi. Il m’a fallu neuf heures pour percer un trou assez large pour que nous puissions nous y introduire en rampant. Et nous avons encore attendu une heure qu’il se refroidisse.

Et pendant tout ce temps, le vieux babillait. Essentiellement pour se vanter de l’exploit qu’il avait réalisé en décodant le message contenu dans son fil. Pour moi, c’était quasiment de l’hébreu.

— J’ai là-dedans, s’exclamait-il en le brandissant, un témoignage sur une phase de la révolution industrielle en Europe centrale qui fera grincer des dents tous les historiens. Mais ai-je dit un mot là-dessus ? Certes pas ! J’ai là un document relatant l’histoire de l’humanité de manière si détaillée et si irréfutable que le nom de Sykes deviendra synonyme de prodigieuse exactitude.

Je me rappelle cette phrase parce qu’il la ressassait sans se lasser. On aurait dit que ça lui laissait un bon goût dans la bouche. Je me souviens qu’à un moment je lui ai demandé pourquoi il fallait qu’on se casse la tête à forer un trou. Où était celui dont il s’était servi ?

— C’est à cause d’une vertu imprévisible de ces machines, mon garçon. J’ignore pourquoi mais elles se barricadent. En un sens, je n’ai qu’à m’en féliciter. Comme je n’ai pas pu retourner dans la grotte, j’ai été obligé par la force des choses de me concentrer sur mon échantillon. Si ça n’avait pas été le cas, je doute que je serais parvenu à déchiffrer le code.

J’ai continué à l’interroger : Qu’est-ce que c’étaient que ces machines ? Qui les avait laissées là ? Et pourquoi ? Tout ça, sans cesser de découper la paroi. Jamais je n’avais vu de roc comme ça. À supposer que c’était du roc, ce dont je ne suis pas persuadé, maintenant. Il s’effritait en copeaux sous la flamme de mon chalumeau. Ce chalumeau qui était censé couper n’importe quoi ! Et si je vous disais que, pendant ces neuf heures, je n’ai réussi qu’à faire une perforation de vingt centimètres ? Avec un chalumeau qui entre dans une chambre forte en laminé comme si la porte était ouverte ! Finalement, je l’ai prié de se taire et il la ferma pendant un bon moment. Mais il avait envie de parler. Il vibrait d’enthousiasme, ça, c’est sûr. En plus, il se figurait que j’étais trop bête pour piger. Ce en quoi il avait raison comme je vous le disais tout à l’heure. Alors, il n’a pas pu se retenir et c’est reparti…

— Nous ne saurons peut-être jamais qui a déposé ces machines ici, nous ne saurons peut-être jamais comment elles fonctionnent. Il serait intéressant de le découvrir mais l’important, c’est de mettre la main sur les documents et les décoder tous.

Il lui avait fallu longtemps pour comprendre que la machine servait à enregistrer. Ce qui lui mit la puce à l’oreille, c’était qu’elle tournait alors que l’autre, l’émetteur, ne tournait pas. D’abord, il avait pensé qu’il était peut-être en panne mais après avoir passé un an ou deux à examiner ces engins sans les toucher, il a fini par réaliser qu’il y avait un jeu d’engrenages à côté de l’endroit où passait le fil d’enregistrement. Cet engrenage servait à faire démarrer l’émetteur, vous comprenez ? Mais il était synchronisé à une dentelure déterminée de ce fil. En d’autres termes, quand un événement d’une nature donnée se produisait quelque part sur la Terre, ce crabot l’enregistrait et l’émetteur se débrayait.

Il fallut des années à Sykes pour trouver la protubérance qui le mettait en marche. À qui le message était-il adressé ? Et pourquoi ? Évidemment, il s’était posé la question mais ce n’était pas cela qui l’intéressait.

Qu’était-il censé se passer quand la bande d’enregistrement arriverait à bout de course ? Qui (ou quoi) viendrait prendre livraison du travail, une fois celui-ci achevé ? Eh bien, cela lui était égal. Il ne voulait qu’une seule chose : déchiffrer l’enregistrement, c’était tout. Il paraît qu’il y a des tas de gens qui écrivent des livres d’histoire. Son unique désir était de prouver qu’ils étaient des menteurs. De leur dire ce qui était véritablement arrivé. Vous vous rendez compte ?

Et je continuai à forer cette paroi massive. Je me rappelle avoir fait une pause pour laisser les cellules au mercure de mon super chalumeau se recharger, le temps de griller une cigarette. Histoire de causer, je demandai à Sykes quand, à son avis, l’émetteur se mettrait en marche.

— Oh ! Il s’est déjà remis en marche. C’est fini. Et c’est justement comme ça que j’ai compris que mon hypothèse était exacte. La bande se déroule à une vitesse bien précise. De l’ordre de quelques millimètres par mois. J’ai les chiffres. Mais ils sont sans intérêt pour toi. Toujours est-il qu’il s’est produit un événement qui a eu lieu fort exactement le 16 juillet 1945.

— Ah bon ?

— Eh oui, fit-il, manifestement très satisfait. Ce jour-là, il est arrivé quelque chose qui a secoué le fil. Il y avait longtemps que j’attendais ça ! Tu sais, la petite saillie… Le hasard a voulu que je sois dans la caverne à ce moment. L’émetteur s’est déclenché et le disque a commencé à tourner à toute vitesse. Et puis, il s’est arrêté. La semaine suivante, j’ai dépouillé les journaux pour savoir ce qui s’était passé. Je n’ai rien trouvé. Ce ne fut qu’au mois d’août que j’ai eu la révélation.

Brusquement, ça a fait un déclic dans ma tête.

— Oh ! La bombe atomique… Vous voulez dire que le machin était réglé pour envoyer un message dès qu’une bombe atomique exploserait sur la Terre ?

— Tout juste ! Tu comprends maintenant pourquoi nous avons rappliqué en toute hâte ? C’est après la seconde expérience de Bikini que la grotte s’est refermée. Je ne sais pas si le message sera jamais capté. Je ne sais pas s’il doit arriver quelque chose au cas où il le serait. Tout ce que je sais, c’est que j’ai déchiffré le fil et je tiens à récupérer ces documents avant tout le monde.

Si la paroi avait été plus épaisse, je n’aurais jamais réussi à la percer. Quand je parvins à mes fins, mon chalumeau était sur le point de rendre le dernier soupir. Sykes aussi. Il y avait deux heures qu’il trépignait d’impatience.

— Trente ans de boulot ! répétait-il inlassablement. Trente ans que j’attends cet instant. Maintenant, rien ne m’arrêtera ! Grouille-toi ! Grouille-toi !

Pourtant, il fallut encore attendre que l’ouverture refroidisse et j’ai bien cru alors qu’il allait devenir dingue. Je présume que c’est l’explication de son infarctus. C’était réglé comme du papier à musique !

Au bout du compte, on s’est introduit à l’intérieur. Il avait tellement causé que j’avais presque l’impression de me retrouver en terrain familier. Les machines étaient bien là. La grosse qui faisait plus de deux cents mètres, en forme d’haltère, et la petite, une espèce de cube aux arêtes arrondies avec en haut, comme une pelote de macaroni. C’était la fameuse antenne.

On a allumé la lampe à acétylène. La grotte était petite — trois mètres sur trois environ. Sykes s’est rué sur les machines. Il a tiré sur le fil avec excitation. Et puis, il s’est immobilisé et il m’a regardé. Il avait l’air complètement hébété.

— Qu’est-ce qui vous arrive, prof ? Je l’appelais prof.

Il a péniblement avalé sa salive.

— La bobine est vide. Vide ! Il ne reste même plus vingt centimètres de fil. Seulement…

Et c’est là qu’il a tourné de l’œil. Je me suis précipité, je l’ai secoué et, au bout d’un moment, il est revenu à lui. Il a battu les paupières. Il s’est assis et s’est ébroué.

— Ils l’ont rechargée. (Sa voix était rauque.) Kemp ! Ils sont venus !

Je finis par comprendre. Le réceptacle intérieur était vide. Celui du dessus était plein. Tout était en place pour le prochain enregistrement. Et les trente années de labeur de Sykes s’étaient envolées en fumée !

Soudain, il éclata de rire. Je me tournai vers lui. Ce n’était pas supportable. La caverne était trop exiguë pour un bruit pareil. Jamais je n’avais entendu un rire semblable. C’était une succession, une rafale de petits cris brefs. Il riait, riait sans pouvoir s’arrêter. Je le conduisis à l’extérieur et retournai chercher mon matériel. Je l’entendais qui riait toujours et les parois du ravin renvoyaient l’écho amplifié de ce rire qui n’en finissait pas. Je fourrai tous mes instruments dans mon sac. Au moment où j’allais éteindre la lampe, il y eut un déclic.

Ça m’a flanqué la frousse. Je me suis engouffré dans l’ouverture. J’ai pris Sykes dans mes bras. Il ne pesait pas lourd. Je me suis retourné. La grotte était tout illuminée. Une lumière rouge. Et les machines étaient incandescentes. Chauffées à blanc. Elles fondaient. Alors, je me suis enfui à toutes jambes.

Je me rappelle à peine ce qui s’est passé ensuite. J’ai encordé Sykes et je suis remonté en le hissant derrière moi. À présent, il était muet. Muet mais conscient. Je l’ai halé jusqu’au moment où l’intensité de la lumière est devenue telle que je me suis arrêté. J’ai regardé derrière moi. C’était du ravin qu’elle venait, cette lumière. Il se remplissait de lave et ça éclairait tout le désert. La chaleur était si forte que j’ai repris ma course.

Je suis arrivé à la voiture. J’y ai enfourné Sykes. Il s’est calé tant bien que mal sur le siège. Je lui ai demandé comment il allait. Il n’a pas répondu à ma question mais il s’est mis à bafouiller quelque chose de ce genre :

— Ils ont été avertis que nous étions entrés dans l’âge atomique. Ils voulaient savoir quand ça arriverait. L’émetteur les a prévenus. Alors, ils sont venus, ils ont pris les enregistrements et ont rechargé l’appareil. Et puis, ils ont scellé la caverne avec une substance que, pensaient-ils, seule l’énergie nucléaire était capable de pénétrer. Cette fois, ils ont réglé l’émetteur sur les émanations des êtres humains. Et il y a eu ton chalumeau, Kemp, ton chalumeau en avance de trois siècles sur notre époque ! Ils ont cru que nous avions maîtrisé la puissance atomique. Et ils sont revenus.

— Mais qui, prof ? me suis-je écrié. Qui ?

— Je n’en sais rien. Il n’y a qu’une seule raison pour que quelqu’un, pour qu’une créature désire être au courant d’une chose pareille. Pour pouvoir nous arrêter.

Moi, je me suis moqué de lui. Je me suis mis au volant et j’ai démarré. En rigolant.

— Soyez tranquille, prof, personne ne nous arrêtera, maintenant. Les journaux l’ont bien dit : on est entré dans l’ère atomique, même si ça doit être notre mort. Mais on n’est pas fous. Allons, il faudrait la tuer, l’humanité, pour qu’elle renonce à l’énergie nucléaire !

— Je sais bien, Kemp, je sais bien. Et tout le problème est là. Qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait ?

Et puis, il s’est tu. Un peu plus tard, quand je l’ai regardé, il était mort. Alors, je l’ai ramené ici. Dans l’excitation du moment, je me suis fait la paire. J’avais mauvaise impression. J’étais sûr que personne n’écouterait une pareille histoire à dormir debout.

Un grand silence tomba dans la salle. Enfin, quelqu’un toussa et tout le monde se mit à se racler la gorge, à agiter les pieds. Le coroner leva la main.

— J’vois c’qui faisait souci à notre ami Kemp. Le fait est que moi, à supposer que cette histoire soit vraie, j’y réfléchirais à deux fois avant de causer.

— C’est un menteur ! gronda un prospecteur assis sur un banc. Un menteur et un assassin ! Faut le pendre sur-le-champ.

— Qu’est-ce que tu racontes, Jed ! protesta le coroner. Si on exécute cet homme, ce sera dans les formes légales, tu m’as compris ?

Le brouhaha s’apaisa et le coroner se tourna vers le prévenu.

— Écoute voir. Kemp. J’viens de penser à quelque chose. Combien de temps est-ce qu’il s’est écoulé entre la première explosion atomique et le moment où cette grotte s’est rebouchée ?

— Je ne sais pas. Environ deux ans. Un peu plus, peut-être. Pourquoi ?

— Et à quand remonte la mort de Sykes ?

— Son meurtre, rectifia le prospecteur avec hargne.

— Boucle-la, Jed ! Eh bien, Kemp ?

— À environ dix-huit m… non. Ça ne fait pas loin de deux ans.

Le coroner leva les deux mains.

— Dans ce cas, s’il y a un grain de vérité dans ta déposition, les autres ne devraient pas tarder à se ramener, hein ?

Des rires fusèrent. Et, soudain, le mur du fond de la pièce disparut dans un geyser de flammes. Tout le monde sortit en se bousculant, en jouant des coudes, en poussant des cris et des jurons.

Dehors, la lune illuminait la route.

Et le ciel était plein de vaisseaux.