Lord Roxton était rentré d’Afrique, où il avait chassé du gros gibier ; aussitôt après, il avait entrepris dans les Alpes une série d’ascensions qui avaient étonné le monde, mais qui ne l’avaient pas satisfait.
– Les sommets des Alpes deviennent un lieu de rendez-vous mondain, avait-il expliqué. L’Everest mis à part, je ne vois pas d’endroit où la vie privée des alpinistes soit respectée.
Son retour à Londres fut salué au cours d’un dîner donné en son honneur au Travellers par la Société du gros gibier. Les journalistes n’étaient pas invités, mais le petit discours de lord Roxton, fixé Verbatim dans les esprits de tout son auditoire, est assuré d’une survie impérissable. Pendant vingt minutes il s’était tortillé sous les périodes ronflantes et élogieuses du président : il se leva dans cet état d’indignation et de confusion que ressent toujours le Britannique quand il est loué publiquement.
– Oh ! dites ! Dites donc ! Hein ?
Et il se rassit, transpirant abondamment.
Malone fut averti du retour de lord Roxton par McArdle, son vieux grincheux de rédacteur en chef, dont le crâne perçait chaque année davantage sous les cheveux roux, mais qui n’en continuait pas moins à mettre la main à la pâte de la Daily Gazette. Il avait conservé son flair pour ce qui sentait la bonne copie, et c’est justement ce flair qui l’amena un matin d’hiver à convoquer Malone à son bureau. Il retira de ses lèvres le long tube de verre qui lui servait de fume-cigarette, et derrière ses lunettes il cligna de l’œil à l’adresse du journaliste.
– Vous savez que lord Roxton est de retour à Londres ?
– Première nouvelle !
– Ah ? Eh bien ! il est là. Vous avez sans doute entendu dire qu’il avait été blessé pendant la guerre : en Afrique orientale, il conduisait une petite colonne pour se livrer à une guerre à sa façon, et puis il a reçu dans la poitrine une balle qui aurait tué un éléphant. Oh ! depuis, il se porte bien ! Sinon il n’aurait pas pu escalader ces Alpes… C’est un diable d’homme ; avec lui, il y a toujours du nouveau.
– Et le dernier nouveau, c’est… ? interrogea Malone, en louchant vers une coupure de journal que McArdle tenait entre le pouce et l’index.
– Voilà. C’est ici que je vous attends. Je me suis dit que peut-être vous pourriez chasser ensemble, et que ça ferait de la bonne copie. Regardez ce petit article dans l’Evening Standard…
Il lui tendit sa coupure et Malone lut :
« Une annonce bizarre parue dans les colonnes d’un confrère indique que le célèbre lord John Roxton, troisième fils du duc de Pomfret cherche à conquérir de nouveaux mondes inexplorés. Ayant épuisé l’aventure sportive sur ce globe terrestre, voici qu’il se tourne vers les régions obscures, brumeuses et peu sûres de la recherche psychique. Apparemment, il se déclare acheteur d’une authentique maison hantée, et il est prêt à accueillir tous renseignements sur n’importe quelle manifestation violente ou dangereuse qui nécessiterait une enquête. Comme lord Roxton est un caractère résolu et l’un des meilleurs tireurs d’Angleterre, nous conseillons aux plaisantins de s’abstenir. Cette affaire ne regarde que ceux dont on affirme qu’ils sont aussi imperméables aux balles que leurs fidèles le sont au bon sens. »
McArdle poussa un petit rire sec pour ponctuer la conclusion.
– J’ai l’impression qu’il y a là une allusion personnelle, hé ! ami Malone ? Car si vous n’êtes pas encore un fidèle, du moins vous êtes en route pour le devenir… Mais est-ce que vous ne pensez pas qu’à vous deux vous pourriez accoucher d’un revenant, et que vous seriez capable d’en tirer quelques colonnes savoureuses ?
– Ma foi, répondit Malone, je peux voir lord Roxton. Il doit être encore, sans doute, dans son vieil appartement de l’Albany. De toutes manières, je serais allé lui rendre visite ; il m’est donc possible de lui faire une ouverture à ce sujet.
C’est ainsi que notre journaliste se trouva une nouvelle fois descendant Vigo Street vers la fin de l’après-midi, à l’heure où la fumée londonienne se dilue en cercles d’argent. Il demanda au portier si lord John Roxton était là. Oui, il était là. Mais il recevait un gentleman. Le portier lui ferait volontiers passer une carte. La réponse fut qu’en dépit de son visiteur lord Roxton verrait immédiatement M. Malone. Aussi M. Malone fut-il introduit dans la pièce luxueuse que décoraient d’innombrables trophées de chasse et de guerre. Leur propriétaire se tenait debout près de la porte, la main tendue ; il était toujours long, mince, distingué, et son visage décharné avait conservé le même air de parenté avec don Quichotte. Non, il n’avait pas changé ! Peut-être ses traits étaient-ils plus accusés, ses arcades sourcilières faisaient-elles davantage saillie au-dessus de ses yeux vifs et impitoyables… C’était tout.
– Hullo ! bébé ! s’écria-t-il. J’espérais bien que vous viendriez me tirer de ma vieille retraite. J’allais moi-même passer à votre bureau pour vous faire une petite visite. Entrez ! entrez ! Permettez-moi de vous présenter au révérend Charles Mason.
Un clergyman, immensément grand et mince comme un fil, qui se tenait enroulé au fond d’un grand fauteuil d’osier, se déroula petit à petit pour tendre une main osseuse. Malone nota tout de suite deux yeux gris, à la fois très sérieux et très bons, qui plongeaient dans les siens, puis un large sourire cordial qui découvrit une double rangée de dents magnifiques. Le visage las et tiré était celui d’un combattant de l’esprit, mais néanmoins il annonçait un commerce aimable et agréable. Malone avait entendu parler de lui ; il savait que le révérend Charles Mason était un ecclésiastique qui avait administré une paroisse de l’Église d’Angleterre, mais qu’il avait lâché cette besogne trop casanière – après avoir construit lui-même une église et fait des prodiges dans son quartier – afin de prêcher librement la doctrine chrétienne avec, en surimpression, la nouvelle science psychique.
– Ma parole, il semble que je ne pourrai jamais échapper aux spirites ! s’exclama-t-il.
– Mais vous n’y échapperez jamais, monsieur Malone ! répondit le clergyman en riant. Le monde est condamné à absorber cette nouvelle science que Dieu lui a envoyée. Vous ne pourrez pas y échapper. C’est trop important. À l’époque actuelle, dans cette grande ville, il n’y a pas un lieu de réunion où hommes et femmes n’abordent plus ou moins le sujet. Et on ne saurait dire pourtant que la publicité que lui fait la presse en est responsable !
– Ce reproche ne s’adresse pas, en tout cas, à la Daily Gazette,dit Malone. Peut-être avez-vous lu mes articles ?
– Oui, je les ai lus. Au moins ils sont meilleurs que tout ce que nous sert habituellement la presse de Londres, farcie de sensationnel et d’absurde. Tenez, à lire un journal comme le Times, personne ne saurait jamais qu’il existe un mouvement aussi vital que le spiritisme. La seule allusion qui y a été faite dans un éditorial, si je me rappelle bien, pourrait se résumer ainsi : « Nous y croirons quand, grâce à ses méthodes pour prévoir l’avenir, nous toucherons davantage de gagnants au pari mutuel. »
– Ça serait rudement utile ! déclara lord Roxton. J’aurais dit la même chose, moi ! Hein ?
Le clergyman prit un air grave et secoua énergiquement la tête.
– Cela me ramène à l’objet de ma visite, dit-il en se tournant vers Malone. J’ai pris la liberté de me rendre chez lord Roxton à la suite de l’annonce qu’il a fait paraître. Je lui ai dit que s’il entreprenait cette enquête dans une bonne intention, il ne pourrait rien accomplir de mieux en ce monde ; mais j’ai ajouté que s’il en faisait un jeu sportif, s’il pourchassait une pauvre âme attachée à la terre avec la même fureur que son rhinocéros blanc du Lido, j’appellerais cela, moi, jouer avec le feu !
– Voyons, padre, j’ai joué avec le feu toute ma vie ; j’en ai l’habitude ! Écoutez-moi : si vous voulez me faire considérer cette histoire de revenants sous un angle religieux, rien à faire ! J’ai été élevé dans le sein de l’Église d’Angleterre, et elle suffit amplement à mes très modestes besoins. Mais si le piment du danger existe, alors le jeu en vaut la chandelle, hein ?
Le révérend Charles Mason sourit à belles dents.
– Incorrigible, non ? fit-il en s’adressant à Malone. Eh bien ! je ne peux que vous souhaiter une plus grande compréhension du problème…
Et il se leva comme pour prendre congé.
– Attendez un peu, padre ! s’écria lord Roxton. Quand je pars en exploration, je commence par me mettre en cordée avec un autochtone amical. Je crois que vous êtes exactement l’homme qu’il me faut. Voudriez-vous venir avec moi ?
– Où cela ?
– Asseyez-vous. Je vais vous le dire…
Lord Roxton fourragea dans une pile de lettres sur son bureau.
– Une belle sélection de fantômes ! déclara-t-il. La première levée de la poste m’a apporté une vingtaine de pistes. Mais voici le gagnant, lisez vous-même cette lettre. Une maison isolée, un homme qui est devenu fou, les locataires s’enfuyant en pleine nuit, un fantôme horrible. Ça ne s’annonce pas mal, hein ?
Le clergyman lut la lettre en fronçant les sourcils.
– Cela me paraît être un bien mauvais cas, dit-il.
– Eh bien ! venez avec moi. Hein ? Peut-être pourrez-vous m’aider à l’éclaircir.
Le révérend Mason tira de sa poche un agenda :
– J’ai un service à célébrer mercredi matin, et une conférence le même soir.
– Nous pouvons partir aujourd’hui.
– C’est loin !
– Dans le Dorsetshire. Trois heures.
– Quel est votre plan ?
– Une nuit dans cette maison réglera le problème.
– S’il y a une pauvre âme en peine, cela devient un devoir… Très bien, j’accepte.
– Et, bien entendu, il y a une place pour moi ! supplia Malone.
– Naturellement, jeune bébé ! D’ailleurs… Je parie que le vieil oiseau roux dans votre boîte vous a envoyé ici dans ce but précis, hein ? Ah ! j’en étais sûr ! Bon. Vous pourrez décrire une aventure de derrière les fagots… pour une fois ! Hein ? Un train part de Victoria à huit heures. Rendez-vous là-bas. Au passage, j’irai dire deux mots au vieux Challenger.
Ils dînèrent ensemble dans le train, après quoi ils se réunirent dans un compartiment de première classe. Roxton, derrière un gros cigare noir, rayonnait parce qu’il avait revu Challenger.
– Le cher vieil homme est resté le même. Il m’a égratigné l’épiderme deux ou trois fois comme d’habitude. On a dit des bêtises. Il m’a assuré que j’avais le cerveau qui ramollissait si je me mettais à croire aux revenants : « Lorsque vous êtes mort, vous êtes mort ! » Tel a été le joyeux slogan du bonhomme. Quand il passe en revue ses contemporains, il prétend que l’extinction est une sacrée bonne chose : « La seule espérance de l’humanité ! affirme-t-il. Imaginez ces affreuses perspectives s’ils continuaient à vivre ! » Il voulait me donner une bouteille de chlore pour que je la lance sur le fantôme. Je lui ai répondu que si mon automatique ne mettait pas un terme à l’activité de ce fantôme, rien d’autre ne serait valable. Dites-moi, padre, est-ce votre première expédition pour un pareil gibier ?
– Vous prenez les choses trop à la légère, lord John, répliqua avec gravité le clergyman. Il est évident que vous n’avez du spiritisme aucune expérience… Mais pour ne pas laisser votre question sans réponse, je me bornerai à dire qu’à plusieurs reprises j’ai déjà essayé d’apporter mon secours dans des cas analogues.
– Vous y croyez sérieusement ? demanda Malone, qui prenait des notes pour son article.
– Très, très sérieusement.
– Mais ces influences, quelles sont-elles ?
– Je ne suis pas une autorité. Vous connaissez Algernon Mailey, l’avocat, n’est-ce pas ? Il pourrait vous communiquer des faits et des chiffres. J’aborde le sujet du point de vue de l’instinct et de l’émotion. Je me rappelle une conférence de Mailey sur le livre du Pr Bozzano consacré aux revenants : plus de cinq cents exemples parfaitement authentifiés y figurent, chacun d’eux suffirait à établir un cas a priori. Il y a également Flammarion. On ne peut pas sourire devant des témoignages comme ceux-là !
– J’ai lu moi aussi Bozzano et Flammarion, dit Malone. Mais ce sont à la fois votre expérience et vos propres conclusions que je désirerais connaître.
– En tout cas, si vous parlez de moi, rappelez-vous que je ne me prends pas pour une grande autorité en recherches psychiques. Des spécialistes plus avisés vous fourniraient sans doute des explications différentes de celles que vous sollicitez. Toutefois, de ce que j’ai vu, j’ai tiré certaines conclusions. Selon l’une d’elles, je crois qu’il existe une part de vérité dans l’idée théosophique des coquilles.
– Qu’est-ce que c’est que cette théorie ?
– On a imaginé que tous les corps spirituels près de la terre étaient des coquilles ou des gousses vides qu’aurait quittées la réelle entité. Aujourd’hui, bien sûr, nous savons qu’une telle généralisation est une absurdité, car nous serions incapables d’obtenir les magnifiques communications qui ne peuvent émaner que d’intelligences supérieures. Mais nous devons aussi nous garder d’une autre généralisation, il n’y a pas que des intelligences supérieures. Il y en a de si médiocres que je pense que la créature est purement extérieure, et qu’elle serait plutôt une apparence qu’une réalité.
– Mais pourquoi serait-elle là ?
– Oui, voilà la question. Il est habituellement admis que c’est le corps naturel, comme l’a appelé saint Paul, qui se décompose à la mort, et que le corps éthéré ou spirituel survit et fonctionne sur un plan qui n’est pas celui du monde. L’essentiel est là. Mais nous pouvons avoir en réalité autant de pelures qu’un oignon ; et il se peut qu’il existe un corps mental qui se dépouille et se révèle à tout endroit où une grande tension intellectuelle ou émotionnelle a été expérimentée. Ce peut être un simulacre peu sensible, quasi automatique ; et cependant il pourrait revêtir quelque chose de notre apparence et de nos pensées.
– Alors, réfléchit Malone, cela surmonterait jusqu’à un certain point la difficulté, car je ne vois pas pourquoi un assassin ou sa victime passerait des siècles entiers à rejouer le crime commis. Quel en serait le sens ?
– D’accord, jeune bébé ! dit lord Roxton. J’avais un ami, Archie Soames, le gentleman jockey, qui avait une vieille maison dans le Berkshire. Autrefois, Nell Gwynn[5] y avait habité. Eh bien ! il était prêt à jurer qu’il l’avait rencontrée une dizaine de fois dans le couloir. Archie ne s’est jamais dérobé devant un obstacle au Grand National, mais ça ! il manquait s’évanouir après chacune de ses rencontres avec elle dans l’obscurité. C’était bien une jolie femme, et tout ce que vous voudrez, mais… zut ! Il ne faut pas exagérer, hein ?
Le clergyman approuva :
– Naturellement ! On ne peut pas supposer que l’âme réelle d’une personnalité éclatante comme Nell passerait des siècles à arpenter ces couloirs. Mais si par hasard elle s’est rongé le cœur dans cette demeure, broyant du noir et se faisant du mauvais sang, on peut penser qu’elle a pu jeter sa coquille et avoir laissé une image-pensée de sa personne derrière elle.
– Vous m’avez parlé de votre propre expérience.
– J’en ai eu une avant de connaître le spiritisme. Je m’attends à ce que vous ayez du mal à la croire vraie ; pourtant je vous assure que je ne vous mens pas. J’étais un très jeune curé, là-haut, dans le nord. Dans le village, il y avait une maison avec poltergeist, c’est-à-dire avec des hantises sans fantômes. Il s’agit là d’une influence très malicieuse et très troublante. Je m’offris comme volontaire pour l’exorciser. Dans l’Église, nous avons une méthode officielle d’exorcisme, comme vous le savez, et je me croyais bien armé. Je me tins dans le salon, qui était le lieu de prédilection des désordres ; toute la famille était agenouillée autour de moi ; je lus les formules rituelles. Que croyez-vous qu’il advint ?
Le visage ascétique de Mason fut envahi d’un gentil rire plein d’humour.
– Au moment où j’arrivais à mon Amen final, au moment donc où la créature aurait dû s’éclipser, confondue, la grande peau d’ours qui servait de tapis se dressa et m’enveloppa. J’ai honte de vous avouer qu’en deux bonds j’avais pris la porte… Mais c’est à partir de cette aventure que j’ai appris que les rites religieux peuvent n’avoir aucun effet.
– Mais alors qui en a ?
– Eh bien ! de la gentillesse, ou le raisonnement quelquefois. Voyez-vous, les esprits ne se ressemblent guère ; il y en a toute une variété. Certains attachés ou intéressés à la terre sont neutres, comme ces simulacres ou ces coquilles dont j’ai parlé. D’autres sont essentiellement bons, comme ces moines de Glastonbury, qui se sont manifestés si merveilleusement ces dernières années et que Bligh Bond a décrits. Ils sont liés à la terre par un pieux souvenir. Mais il y en a d’autres qui sont des enfants espiègles, comme les poltergeists. Et d’autres encore – peu nombreux, je l’espère ! – qui sont terriblement forts, malveillants, trop chargés de matière pour s’élever au-dessus de notre plan terrestre… si chargés de matière que leurs vibrations peuvent être assez basses pour affecter la rétine humaine et devenir visibles. S’ils ont été de leur vivant des brutes cruelles ou rusées, ils le seront encore et davantage, avec une énergie accrue, pour faire mal. Je songe notamment aux monstres mauvais que notre système de peine capitale lâche dans l’au-delà, ils meurent avec une vitalité inemployée dont ils peuvent user pour se venger.
– Ce fantôme de Dryfont a une très mauvaise réputation, dit lord Roxton.
– Mais oui. C’est pourquoi je désapprouve qu’on parle avec légèreté de ces choses. Il me donne l’impression d’être le type exact de la créature dont je parlais. De même qu’une pieuvre loge dans une caverne de l’océan mais remonte à la surface comme une image silencieuse de l’horreur pour attaquer un nageur, de même je me figure qu’un tel esprit peut hanter une maison la nuit : il est sa malédiction, et il bondira sur tous ceux à qui il peut faire du mal.
La mâchoire de Malone s’affaissa.
– Et… demanda-t-il, aucune protection n’est possible ?
– Si. Je crois que nous en disposons d’une. Sinon, de tels esprits dévasteraient la terre. Notre protection, c’est qu’il y a des forces blanches comme il y a des forces noires. Nous pouvons les appeler des anges gardiens, comme disent les catholiques, ou des guides, ou des contrôles ; mais quel que soit le nom que nous leur donnons, ils existent réellement, et ils nous gardent du mal sur le plan spirituel.
– Et qu’est-ce que vous pensez du type qui est devenu fou, padre ? Et où était votre guide quand le fantôme vous a mis le tapis sur le dos ? Hein !
– Le pouvoir de nos guides peut être fonction de notre mérite. Le mal peut toujours gagner pendant quelque temps. Mais en fin de compte c’est le bon qui l’emporte. Telle est la leçon de mon expérience de la vie.
Lord Roxton secoua la tête.
– Si le bon l’emporte, alors c’est au terme d’un sacré marathon : une course de grand fond dont la plupart d’entre nous ne voient jamais l’arrivée. Pensez à ces marchands d’esclaves avec lesquels je me suis battu aux sources du Putomayo[6]. Où sont-ils ? Presque tous à Paris, hein ! Et ils mènent la grande vie. Et ils ont tué des tas de nègres. Alors, et ça ?
– Hé ! oui, nous avons parfois besoin de foi. Il faut que nous nous rappelions que nous ne voyons pas la fin de tout. « La suite au prochain numéro », voilà la conclusion de toutes les histoires humaines. Et c’est là où intervient l’énorme valeur de l’au-delà. Au moins nous vivons un chapitre supplémentaire.
– Où pourrais-je me procurer ce chapitre ? s’enquit Malone.
– Il existe beaucoup de très bons livres, bien que le monde n’ait pas encore appris à les apprécier : des documents sur la vie dans l’au-delà… Je me souviens d’un incident… Prenez-le pour une parabole si vous voulez, mais il vaut mieux que cela… Un mort qui avait été fort riche s’arrête devant une très belle demeure. Son guide, maussade, le tire pour l’éloigner : « Elle n’est pas pour vous. Elle est pour votre jardinier. » Il lui désigne une misérable hutte : « Vous ne nous avez rien donné pour vous construire quelque chose. Nous n’avons pas pu faire mieux. » Ce pourrait être le chapitre supplémentaire à la vie de vos millionnaires qui trafiquaient les esclaves.
Roxton eut un petit rire.
– À certains d’entre eux, j’ai donné une hutte qui avait six pieds de long et deux pieds de haut ! dit-il. Inutile de branler le chef, padre… Comprenez que je n’aime pas mon prochain comme moi-même, et qu’il y a des hommes que je hais comme du poison.
– Oui, nous devrions haïr le péché seulement. Mais pour ma part je n’ai jamais été capable de séparer le péché du pécheur. Comment vous prêcherais-je, puisque je suis aussi faiblement homme que n’importe qui ?
– Voilà le seul prêche que je pourrais écouter, fit lord Roxton. Vos confrères en chaire passent par-dessus ma tête. Mais lorsqu’un religieux descend à ma hauteur, alors je l’écoute… Dites donc, nous ne dormirons pas beaucoup cette nuit ! Il nous reste une heure avant d’arriver à Dry font. Peut-être pourrions-nous l’employer utilement à faire un petit somme.
Il était plus de onze heures, et la nuit était glaciale, lorsque le trio arriva à destination. La gare de cette petite ville d’eaux était presque déserte, mais un homme courtaud et gras comme un moine, vêtu d’une pelisse, s’avança à leur rencontre et les salua chaleureusement.
– Je suis M. Belchamber, le propriétaire de la maison. Comment allez-vous, messieurs ? J’ai reçu votre télégramme, lord Roxton, et tout est prêt. C’est vraiment fort aimable à vous d’être venu. Si vous pouvez faire quoi que ce soit pour alléger mon fardeau, je vous en serai infiniment reconnaissant.
M. Belchamber les mena vers le petit hôtel de la Gare où ils se restaurèrent avec des sandwiches et du café qui avaient été soigneusement préparés. Tandis qu’ils mangeaient, il les mit au courant de ses ennuis.
– Ce n’est pas comme si j’étais riche, messieurs. Je suis un herbager en retraite, et toutes mes économies ont été placées sur trois maisons. L’une d’elles est la villa Maggiore. Oui, c’est vrai, je ne l’ai pas achetée cher. Mais comment pouvais-je croire à cette histoire du docteur fou ?
– Racontez-nous cette histoire, dit lord Roxton en mâchant son sandwich.
– Il habitait là au temps de la reine Victoria. Je l’ai vu moi-même. Un homme mince comme un fil, long comme un jour sans pain, avec un visage brun, un dos rond et une démarche particulière, il traînait les pieds. On disait qu’il avait été aux Indes, et certains pensaient même qu’il avait commis un crime et qu’il se cachait, car il ne montrait jamais sa tête au village ; il ne sortait qu’à la nuit. Il brisa la patte d’un chien à coup de pierres ; on parla de le poursuivre, mais les gens avaient peur de lui et personne ne porta plainte. Les gamins passaient en courant devant sa maison, car il restait assis devant sa fenêtre avec un air menaçant et lugubre. Puis, un matin, il ne rentra pas son lait ; le lendemain non plus : on enfonça la porte ; il était mort dans son bain… Mais c’était un bain de sang, car il s’était ouvert les veines du bras. Il s’appelait Tremayne. Personne ici ne l’a oublié.
– Et vous avez acheté la maison ?
– Je l’ai désinfectée, repeinte, et j’ai refait l’extérieur. Vous auriez dit une maison neuve. Puis je l’ai louée à M. Jenkins, le brasseur. Il resta trois jours. Je baissai le prix du loyer. M. Beale, un épicier qui s’était retiré, s’y installa. C’est lui qui devint fou, vraiment fou, au bout d’une semaine ! Et depuis lors elle m’est restée sur les bras : soixante livres de revenus en moins. Et elle me coûte des impôts ! Alors, messieurs, si vous pouvez faire quelque chose, au nom du ciel, faites-le ! Sinon, je crois que j’y mettrai le feu.
La villa Maggiore était située à huit cents mètres de l’agglomération, sur la pente d’un coteau. M. Belchamber les conduisit. C’était à coup sûr un endroit peu gai ! Le toit descendait jusque devant les fenêtres supérieures et les masquait presque complètement. La lune était demi-pleine ; la lumière qu’elle répandait montrait un jardin en fouillis, rabougri dans sa végétation d’hiver, mais qui avait par places empiété sur les allées. Le calme qui régnait était sinistre.
– La porte n’est pas fermée, dit le propriétaire. Dans le salon, sur la gauche, vous trouverez une table et des chaises. J’ai fait allumer du feu, et il y a un seau de charbon. Vous ne manquerez pas trop de confort, j’espère. Vous me pardonnerez si je n’entre pas, mais je n’ai plus les nerfs aussi solides que par le passé.
Il murmura encore quelques mots d’excuses avant de les quitter.
Lord Roxton avait apporté une torche électrique. Après avoir ouvert la porte rouillée, il l’alluma, et un faisceau lumineux éclaira le couloir, qui n’était pas tapissé et qui aboutissait à un escalier large et raide conduisant au premier étage. De chaque côté du couloir il y avait une porte ; celle de droite donnait sur une grande pièce vide ; dans un coin, à côté de vieux livres et de journaux, une tondeuse à gazon était à l’abandon. Sur la gauche, ils découvrirent une pièce symétrique, mais beaucoup moins lugubre. Une grille brûlait gaillardement, les chaises et les fauteuils confortables ne manquaient pas, une carafe d’eau était posée sur une table en bois blanc, le seau à charbon était plein, une grosse lampe à pétrole éclairait les lieux. Le clergyman et Malone s’approchèrent du feu, car il faisait très froid, mais lord Roxton compléta ses préparatifs. D’un petit sac à main il tira son revolver automatique, qu’il plaça sur la cheminée. Puis il sortit un paquet de bougies, et il en alluma deux dans l’entrée. Enfin, il prit une pelote de laine à tricoter et il tressa un véritable réseau devant la porte d’entrée et devant la porte d’en face.
– Allons faire un tour, dit-il. Après quoi nous attendrons tranquillement en bas, et nous verrons bien ce qui arrivera.
Au premier étage, le couloir se divisait en deux : il bifurquait sur la droite et sur la gauche à angle droit avec l’escalier. À droite, il y avait deux grandes chambres nues et poussiéreuses, où le papier pendait en lambeaux tandis que le plancher était couvert de plâtras. À gauche, une seule chambre, dans le même état d’abandon, puis la salle de bains de tragique mémoire ; la baignoire de zinc était disposée comme si elle devait être bientôt utilisée ; il y subsistait encore des taches de sang à l’intérieur ; certes, la rouille s’y était mise, mais elles demeuraient comme de terribles stigmates qui rappelaient le passé. Malone fut surpris de voir le clergyman vaciller et s’appuyer sur la porte ; il était blême, des gouttes de sueur perlaient sur son front. Ses deux compagnons l’aidèrent à descendre l’escalier, et il s’assit quelques instants, visiblement bouleversé, avant de parler.
– Est-ce que réellement vous ne ressentez rien ? demanda-t-il. Le fait est que je suis moi-même doté d’un pouvoir médiumnique, par conséquent très perméable aux impressions psychiques. Je viens d’en avoir une, spécialement horrible, indescriptible…
– Laquelle, padre ?
– C’est vraiment difficile à dire, quelque chose comme une défaillance du cœur, une sensation de tristesse infinie. Tous mes sens en ont été affectés. Mes yeux s’embuaient. Je respirais une forte odeur de putréfaction. Toute force semblait avoir glissé hors de moi. Lord Roxton, ce n’est pas une mince affaire que nous entreprenons aujourd’hui !
Le grand sportif se fit grave tout à coup :
– Je commence à la croire ! dit-il. Pensez-vous que cette affaire est dans vos cordes ?
– Je suis désolé de m’être montré si faible ! répondit M. Mason. Certainement, je pénétrerai le mystère. Pire sera le cas et plus vous aurez besoin de mon aide…
« Je me sens parfaitement bien, à présent ! ajouta-t-il en riant.
Il tira de sa poche une vieille pipe de bruyère, noircie par la fumée.
– Voilà le meilleur docteur pour des nerfs secoués, dit-il. Je vais rester ici et fumer jusqu’à ce que vous ayez besoin de moi.
– Quelle forme pensez-vous qu’il va prendre ? demanda Malone.
– Une forme que vous pourrez voir, assurément.
– Voilà ce que je ne peux pas comprendre, même après toutes mes lectures, dit Malone. Les autorités en la matière s’accordent pour déclarer qu’il y a une base matérielle, et que cette base matérielle est fournie, tirée du corps humain. Appelez-la ectoplasme ou ce que vous voudrez, son origine est humaine, n’est-ce pas ?
– Certainement, répondit Mason.
– Bien. Alors, devons-nous supposer que ce Dr Tremayne compose sa propre apparence en tirant de la matière de moi et de vous ?
– Pour autant que je puisse m’avancer, je crois que dans la plupart des cas un esprit agit ainsi. Je crois que lorsque le spectateur sent qu’il fait plus froid, que ses cheveux se dressent, etc., il est réellement conscient d’une perte de sa propre vitalité, perte qui peut être assez importante pour provoquer son évanouissement ou même sa mort. Peut-être était-il en train de tirer de moi de la substance…
– Mais supposez que nous ne soyons pas doués d’un pouvoir médiumnique ? Supposez que nous n’abandonnions rien ?
– J’ai lu récemment, répondit M. Mason, quelque chose de très complet là-dessus. Un exemple a été observé de près, et raconté par le Pr Neillson, un Islandais : le mauvais esprit avait l’habitude de descendre sur un malheureux photographe de ville, il tirait de lui sa substance, puis repartait et l’utilisait. Il disait ouvertement : « Donnez-moi le temps d’aller chez Untel. Je vous montrerai ensuite ce que je puis faire. » C’était une créature formidable, qu’on eut de grandes difficultés à maîtriser.
– J’ai l’impression, bébé, dit lord Roxton, que nous sommes embarqués dans une histoire beaucoup plus compliquée que nous le pensions ! Mais tant pis, nous avons fait ce que nous pouvions ; le couloir est éclairé ; personne ne peut nous approcher, sauf par l’escalier, sans rompre les fils de laine. Il ne nous reste plus qu’à attendre.
Ils attendirent donc. Ce fut une attente pénible. Un réveil avait été placé sur le chambranle en bois décoloré de la cheminée. Lentement l’aiguille rampa sur le cadran de une heure à deux heures, et de deux heures à trois heures. Dehors, une chouette ululait le plus sinistrement du monde. La villa étant située au bord d’une route secondaire, aucun bruit humain ne raccrochait les trois enquêteurs à la vie extérieure. Le padre somnolait sur sa chaise. Malone fumait sans arrêt. Lord Roxton feuilletait un magazine. De temps à autre, il y avait quelques craquements qui déchiraient le silence de la nuit. Rien d’autre jusqu’à ce que…
Quelqu’un descendit l’escalier.
Aucun doute ! Le pas était furtif, et cependant il se détachait nettement. Crac ! Crac ! Crac ! Puis il avait atteint le rez-de-chaussée. Puis il était arrivé à hauteur de leur porte. Ils s’étaient tous trois dressés sur leurs chaises. Roxton avait empoigné son automatique. Était-il entré ? La porte était entrebâillée, mais elle ne s’était pas ouverte davantage. Pourtant tous éprouvaient la sensation qu’ils n’étaient pas seuls, que quelqu’un les observait. Il leur sembla qu’il faisait plus froid ; Malone frissonna. Un instant après, les pas battirent en retraite. Ils étaient discrets et vifs. Plus vifs que tout à l’heure. On aurait pu croire qu’un éclaireur revenait avec des renseignements vers quelque grand chef tapi dans l’ombre au-dessus d’eux.
Ils se regardèrent tous les trois silencieusement.
– Nom d’un chien ! murmura enfin lord Roxton.
Son visage était pâle et résolu. Malone griffonna quelques notes, marqua l’heure. Le clergyman priait.
– Bien, dit Roxton après une pause. Nous avons affaire à un revenant. Nous ne pouvons pas rester inactifs. Il faut que nous en venions à bout. Je vous avoue, padre, que j’ai suivi dans une jungle épaisse un tigre blessé, mais je n’ai jamais éprouvé au fond de moi ce sentiment que j’éprouve maintenant. Si je cherchais des sensations, en voilà ! En attendant, je monte.
– Nous aussi ! crièrent ses deux compagnons.
– Restez ici, bébé ! Et vous aussi, padre. À trois nous ferions trop de bruit. Je vous appellerai si j’ai besoin de vous. Mon plan consiste simplement à me glisser dehors et à guetter tranquillement sur les marches. Si cette… chose, quelle qu’elle soit, revient, il faudra qu’elle me passe sur le corps.
Tous trois sortirent dans le couloir. Les deux bougies projetaient leurs petits cercles clignotants de clarté ; l’escalier était bien éclairé jusqu’en haut des marches cernées par de lourdes ombres. Roxton s’assit à mi-hauteur, revolver au poing. Il porta un doigt à ses lèvres, puis invita d’un geste impatient ses compagnons à réintégrer la pièce. Ils obéirent et s’installèrent près du feu. Ils attendirent, attendirent…
Une demi-heure. Trois quarts d’heure. Et puis, soudain la « chose » arriva. Il y eut successivement un bruit de pieds qui se précipitaient, l’écho d’un coup de revolver, une bousculade, une chute lourde, un cri appelant au secours. Frappés d’horreur, ils coururent dans le couloir. Lord Roxton gisait la face contre terre, parmi des décombres et du plâtre en miettes. Ils le relevèrent, il était à demi hébété ; il saignait à la joue et aux mains, mais ce n’étaient que des égratignures. Au haut des marches, les ombres paraissaient plus noires, plus épaisses.
– Ça va ! dit Roxton, une fois assis sur une chaise. Accordez-moi une minute pour que je reprenne mon souffle, et j’engage mon deuxième round avec le diable… Car si ce n’est pas le diable, jamais aucun démon n’a foulé le sol de cette terre !
– Vous n’auriez pas dû aller seul ! ajouta le clergyman. Mais dites-nous ce qui est arrivé.
– Cette fois-ci, vous n’irez pas seul ! dit Malone.
– Je ne le sais pas trop. Vous avez vu que j’étais assis, tournant le dos au palier. Tout à coup, j’ai entendu une course précipitée. J’ai vu quelque chose de noir juste au-dessus de moi. Je me suis à demi tourné et j’ai tiré. Une seconde plus tard, j’étais projeté en bas des marches comme si j’étais un bébé. Tout ce plâtre s’est abattu sur moi. Voilà tout ce que je puis vous dire.
– À quoi bon s’engager plus avant dans cette affaire ? demanda Malone. Vous êtes convaincu que vous n’avez pas eu affaire à un homme, mais à quelque chose de plus qu’un homme, n’est-ce pas ?
– Absolument convaincu !
– Bon. Donc vous avez eu votre expérience. Qu’est-ce que vous désirez de plus ?
– Moi, au moins, je désire davantage ! dit M. Mason. Je crois qu’on a besoin de notre aide.
– J’ai l’impression que nous avons tous besoin d’aide, fit lord Roxton en se frottant le genou. Nous aurons besoin d’un médecin avant d’en avoir terminé ! Mais je suis d’accord avec vous, padre : nous devons aller jusqu’au bout. Si ça ne vous plaît pas, bébé…
Cette suggestion s’avéra trop injurieuse pour le sang irlandais de Malone.
– Je monte tout seul ! cria-t-il en se dirigeant vers la porte.
– Non. Pas tout seul. Je vais avec vous ! déclara le clergyman, qui se précipita derrière lui.
– Ah ! vous n’irez pas sans moi ! hurla lord Roxton, boitillant à l’arrière-garde.
Ils se postèrent tous trois dans le couloir éclairé par les bougies mais drapé d’ombres. Malone avait posé la main sur la rampe et son pied sur la première marche quand l’événement se produisit.
Quel événement ? Ils auraient été incapables de le dire. Simplement, ils s’aperçurent qu’au haut de l’escalier les ombres noires s’étaient épaissies, rassemblées, pour prendre une forme précise qui rappelait celle d’une chauve-souris. Seigneur ! Elles se déplaçaient ! Elles se mettaient en mouvement ! Elles fonçaient sans bruit vers le rez-de-chaussée ! Noires, noires autant que la nuit, énormes, avec des contours fuyants, partiellement humaines et en même temps menaçantes et odieuses. Les trois hommes hurlèrent et coururent vers la porte. Lord Roxton s’empara de la poignée et l’ouvrit. Trop tard ! La créature était sur eux. Ils eurent conscience d’un contact chaud et glutineux, d’une odeur putride, d’une bête hideuse et à demi constituée, de membres prenants… Une seconde plus tard, tous trois gisaient assommés, horrifiés, projetés dehors sur le gravier de l’allée. Et la porte s’était refermée comme si on l’avait claquée derrière eux.
Malone geignait. Roxton jurait. Le clergyman gardait la bouche cousue. Ils se relevèrent. Ils souffraient tous de contusions, et ils avaient les membres brisés. Mais au plus profond d’eux-mêmes un sentiment d’horreur s’était levé, qui annihilait les souffrances physiques. Ils se tenaient debout au clair de lune. Leurs yeux ne quittaient pas le rectangle noir de la porte.
– En voilà assez ! déclara Roxton.
– Plus qu’assez ! dit Malone. Je ne rentrerais pas dans cette maison pour tout l’or que Fleet Street pourrait m’offrir.
– Êtes-vous blessé ?
– Sali, souillé… Ah ! c’était répugnant !
– Infect ! confirma Roxton. Vous avez senti cette puanteur ? Et cette chaleur purulente ?
Malone poussa un cri de dégoût :
– Ça n’a pas de nom ! Et puis vous avez vu ?… Ce visage sans traits. Rien en dehors des yeux terribles ! À demi matérialisé ! Oh ! c’était horrible.
– Et les bougies qui continuent à brûler !
– Ah ! au diable les bougies ! Qu’elles brûlent ! Je ne rentrerai pas dans cette maison !
– Après tout, Belchamber peut venir au matin. Peut-être nous attend-il à l’auberge.
– C’est cela. Allons à l’auberge. Retournons vers l’humanité !
Malone et Roxton avaient déjà fait demi-tour. Mais le clergyman restait là. Il avait sorti un crucifix de sa poche.
– Vous pouvez aller à l’auberge, dit-il. Moi, je reste dans la maison.
– Hein ?
– Oui, dans la maison.
– Padre, vous êtes complètement fou ! On vous égorgera. Sous sa griffe, nous ne valions pas plus cher que des poupées en étoupe !
– Eh bien ! il m’égorgera ! J’y vais.
– Non, vous n’irez pas ! Malone, aidez-moi…
Ils n’eurent pas le temps de le retenir. En quelques pas rapides, M. Mason avait gagné la porte, l’avait ouverte, était entré et l’avait refermée derrière lui. Ses compagnons voulurent le rattraper, mais ils entendirent un bruit de serrure, le padre s’était enfermé et les avait laissés dehors. Une large fente servait de boîte aux lettres, à travers elle, lord Roxton le supplia de sortir.
– Restez là ! dit la voix ferme et brève du clergyman. J’ai une œuvre à accomplir. Je sortirai quand elle sera achevée.
Et bientôt, il se mit à parler. Ses accents empreints de douceur, de bienveillance, d’affection retentirent dans l’entrée. De dehors, ils ne purent surprendre que des bribes, des bouts de prières, des morceaux d’exhortations, des intonations pour des souhaits aimables. Malone regarda par la fente : il vit la silhouette sombre et rigide du clergyman se détacher dans la lumière des bougies, le dos à la porte, la tête tournée vers les ombres de l’escalier, et la main élevant fermement le crucifix.
Sa voix fit place au silence, et alors se produisit un nouveau miracle dans cette nuit fertile en événements. Une voix répondait à celle de Mason. C’était une voix qui proférait des sons comme ni Roxton ni Malone n’en avaient jamais entendus : des sons gutturaux, grinçants, croassants, menaçants au-delà de toute expression. Ce que dit cette voix fut bref, mais le clergyman répondit aussitôt, et le ton de ses propos trahit une émotion portée à son comble. Ses paroles semblaient être quelque chose comme une oraison à laquelle répliqua immédiatement la sinistre voix de l’au-delà. Et un dialogue s’instaura : les répons se succédaient, parfois courts, parfois longs. Toute la gamme de l’éloquence y passa, plaidoyers, argumentations, prières, supplications, apaisements, tout sauf des reproches. Transis jusqu’aux os, Roxton et Malone s’étaient accroupis contre la porte, grappillant çà et là des bribes de ce duo inconcevable. Puis, au bout d’un temps qui leur parut très pénible, et qui s’avéra en fin de compte une bonne heure, M. Mason dit le Notre Père d’une voix, riche, exaltante. Était-ce une hallucination, un écho ? Ou y avait-il réellement quelqu’un qui accompagnait dans la nuit la voix du clergyman ? Un instant plus tard, la lumière s’éteignit à la fenêtre de gauche, la serrure joua, et Mason sortit en portant le sac de lord Roxton. À la lumière de la lune, son visage paraissait blafard, mais toute son attitude reflétait la vivacité et la joie.
– Je crois que vous trouverez tout ici, dit-il à lord Roxton en lui tendant le sac.
Roxton et Malone le saisirent chacun par un bras et l’entraînèrent vers la route.
– Cette fois-ci, vous ne vous échapperez pas ! s’écria le lord. Padre, vous devriez avoir toute une barrette de Victoria Cross !
– Mais non, je n’ai fait que mon devoir. Le pauvre diable ! Il avait tellement besoin d’aide ! Je ne suis qu’un pécheur, et cependant j’ai pu le secourir.
– Vous lui avez fait du bien !
– Humblement, je l’espère. Je n’étais que l’instrument de forces plus hautes. La maison ne sera plus hantée. Il me l’a promis. Mais je ne veux plus en parler, à présent. Cela me sera plus facile dans les jours à venir.
Le propriétaire et les servantes de l’auberge regardèrent avec ahurissement nos trois enquêteurs quand, à l’aube d’une froide matinée d’hiver, ils se présentèrent à la porte. Ils donnaient l’impression d’avoir vieilli de cinq ans pendant la nuit. M. Mason, en pleine réaction, se jeta sur le canapé de la modeste salle et s’endormit instantanément.
– Pauvre vieux ! Il n’est guère brillant ! dit Malone.
De fait, avec ses longs membres et son visage hagard, tout blanc, on aurait dit un cadavre.
– Nous allons lui faire ingurgiter une tasse de thé, répondit Roxton, qui promena ses mains au-dessus des flammes du feu que la servante venait d’allumer. Et nous en boirons aussi, sapristi ! Car je crois, bébé, que nous ne nous sommes pas dérangés pour rien : à moi des sensations nouvelles, à vous de la bonne copie !
– Et à lui le sauvetage d’une âme. À côté du sien, nos résultats paraissent bien minces !
Ils prirent le premier train du matin pour Londres, et ils eurent un compartiment à eux seuls. Mason n’était guère volubile ; il était perdu dans ses pensées. Subitement, il se tourna vers ses compagnons.
– Dites, vous deux, vous ne voudriez pas vous joindre à moi pour une prière !
Lord Roxton fit la grimace :
– J’aime mieux vous avertir, padre, que je suis plutôt tout le contraire d’un pratiquant.
– S’il vous plaît, agenouillez-vous avec moi. J’ai besoin de votre concours.
Ils s’agenouillèrent côte à côte, le padre au milieu. Malone prit mentalement note de la prière : « Père, nous sommes tous tes enfants : des créatures pauvres, faibles, impuissantes, ballottées par le destin et les événements. Je te supplie de tourner ton regard miséricordieux vers cet homme, Rupert Tremayne, qui a erré loin de toi et qui se trouve maintenant dans la nuit. Il a sombré très bas, car il avait un cœur orgueilleux qui ne s’attendrissait pas, et un esprit cruel que la haine avait pourri. Mais à présent il voudrait aller vers la lumière. C’est pourquoi j’implore ton secours pour lui et pour cette femme, Emma, qui, par amour pour lui, est descendue dans les ténèbres. Puisse-t-elle le relever, comme elle avait essayé de le faire. Puissent-ils tous deux rompre les liens de triste mémoire qui les retiennent à la terre. Puissent-ils, dès ce soir, monter vers cette glorieuse lumière qui, tôt ou tard, brille sur les plus déshérités de tes fils. »
Ils se remirent debout.
– Ça va mieux ! s’exclama le padre en se frappant la poitrine de sa main osseuse et en souriant de toutes ses dents. Mais quelle nuit ! Ah ! Seigneur, quelle nuit[7] !