Une arrivée inattendue à Kirkby Malhouse

Triste et battue par le vent est la petite ville de Kirkby Malhouse, rudes et rébarbatives les roches sur lesquelles elle s’étire. Ses maisons en pierre grise et aux toits d’ardoise jalonnent en ligne droite la côte couverte d’ajoncs qui remonte de la lande à la crête.

C’est dans ce bourg isolé que moi, James Upperton, je me suis trouvé au début de l’été de 1885. Il n’avait pas grand-chose à m’offrir, sauf ce que je convoitais par-dessus tout, la solitude et la liberté ; dans cette retraite, il m’était possible de me consacrer aux problèmes supérieurs, considérables, qui sollicitaient mon esprit. Mais l’indiscrétion de ma propriétaire m’obligea à chercher un nouveau logis.

Au hasard d’une promenade, j’avais découvert au cœur de la lande ondulée une habitation très distante des autres. Je résolus de m’y établir. Cette petite maison de deux pièces avait jadis appartenu à un berger ; depuis longtemps, elle avait été abandonnée, et elle tombait en ruine. Un hiver, le ruisseau torrentiel qui s’appelait le Gaster et qui serpentait le long de la colline de Gaster (le Gaster Fell) où elle était située, avait débordé, et une partie du mur s’était effondré. Le toit était en mauvais état, l’herbe était jonchée d’ardoises. Ces dégâts mis à part, la maison constituait un abri solide. Je pus faire procéder sans difficulté aux réparations nécessaires.

J’aménageai les deux pièces dans un style très différent. Mes goûts étant volontiers spartiates, ma chambre les respecta. Pour faire ma cuisine, j’installai un poêle à pétrole ; deux grands sacs de farine et de pommes de terre assurèrent mon indépendance pour la nourriture. Mon régime alimentaire était celui d’un disciple de Pythagore, les moutons efflanqués qui paissaient l’herbe rare de la colline n’avaient rien à redouter de leur nouveau compagnon. Un tonneau d’huile me servit de buffet. Une table carrée, une chaise en bois blanc et un lit bas à roulettes complétaient mon mobilier. À la tête de ce lit, j’avais accroché deux étagères, la plus basse pour mes assiettes et mes ustensiles de cuisine, la plus haute pour quelques portraits ; ils me rappelaient le peu d’agrément que j’avais cueilli au cours de cette longue quête épuisante de fortune et de plaisir qui avait été l’essentiel de mon existence.

Si cette chambre paraissait d’une simplicité qui frôlait le dénuement, celui-ci était rendu encore plus frappant par le luxe de la pièce dont j’avais fait mon bureau. J’avais toujours soutenu que l’esprit se trouvait mieux d’être entouré d’objets en harmonie avec les études qui l’occupaient, et que les pensées vraiment élevées et éthérées avaient besoin, pour se faire jour, d’une ambiance qui satisfît l’œil et contentât les sens. La pièce que j’avais installée en vue de mes recherches spirituelles relevait donc d’un style aussi sombre et imposant que les idées et les inspirations qu’elle devait abriter. Les murs et le plafond étaient recouverts d’un papier noir, brillant, que parcourait une arabesque d’or mat. L’unique fenêtre était protégée par un rideau de velours noir ; également en velours noir, un tapis épais et élastique absorbait le bruit de mes pas pendant que j’arpentais la pièce, et permettait à ma pensée de demeurer dans l’état de concentration désirable. Aux corniches pendaient des baguettes d’or qui soutenaient six tableaux où s’était déchaînée l’imagination la plus sinistre (celle qui s’accordait le mieux à ma fantaisie).

Et cependant, il était écrit qu’avant même que j’eusse gagné ce havre de paix, j’apprendrais que j’appartenais encore à l’humanité, et qu’il est bien inutile de vouloir briser les liens qui nous relient au monde. Un soir (deux jours avant la date que j’avais fixée pour mon déménagement), j’entendis un brouhaha dans la maison, au-dessous de ma chambre ; on transporta des colis sur l’escalier qui gémit ; la voix revêche de ma propriétaire poussa des exclamations de joie et de bienvenue. Par intermittence, je distinguai dans le tourbillon des phrases une voix aux modulations douces et aimables, je peux dire qu’elle charma mes oreilles car, depuis plusieurs semaines, je n’entendais que le rude patois des gens du Nord. Pendant une heure, le dialogue se poursuivit au rez-de-chaussée entre la voix aiguë et la voix douce, parmi des bruits de tasses et de cuillers. Enfin un pas vif et léger glissa devant la porte de mon bureau, ma nouvelle locataire se retirait dans sa chambre.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure, comme d’habitude. Mais, regardant par la fenêtre, je m’aperçus avec étonnement que ma voisine avait été encore plus matinale. Elle descendait le petit chemin qui zigzaguait le long de la colline rocheuse. Elle était grande et mince. Elle marchait la tête baissée et elle avait les bras chargés de fleurs sauvages qu’elle venait de cueillir. Le blanc et le rose de sa robe, ainsi que le rouge foncé du ruban de son chapeau à larges bords tranchaient agréablement sur le paysage brun foncé. Quand je la vis, elle se trouvait à une certaine distance de la maison, mais je compris tout de suite, à son allure pleine de grâce et de raffinement, qu’elle n’était pas une habitante des environs. Pendant que je la regardais, elle arriva devant la petite porte à claire-voie qui ouvrait sur l’autre bout du jardin, la poussa, s’assit sur le banc vert en face de ma fenêtre et, posant les fleurs devant elle, se mit en devoir de les disposer en bouquet.

Le soleil levant l’éclairait, la lumière du matin auréolait sa tête majestueuse et fière. J’eus tout loisir de constater que sa beauté personnelle était extraordinaire. Son type était plutôt espagnol qu’anglais, elle avait le visage ovale, le teint mat, des yeux noirs, brillants, une bouche adorablement sensible. Du large chapeau de paille s’échappaient deux nattes de cheveux noir bleuté qui dessinaient leurs rouleaux de chaque côté de son cou gracile. En l’examinant plus attentivement, je remarquai non sans surprise que ses souliers et sa robe portaient les traces d’une véritable excursion, et non d’une simple promenade. Sa robe légère était tachée, mouillée, chiffonnée, la terre jaune de la lande collait à ses chaussures. Elle avait l’air lasse, sa jeune beauté semblait contrariée par l’ombre d’un ennui. D’ailleurs, elle ne tarda pas à fondre en larmes. Tout en pleurs, elle jeta ses fleurs et rentra en courant dans la maison.

Désœuvré comme je l’étais, et fatigué des manières du monde, je sentis un élan de sympathie nuancée de ce chagrin au spectacle de cette explosion de désespoir qui bouleversait une femme aussi peu banale. J’eus beau me plonger dans mes livres, je ne parvenais pas à oublier sa jolie figure, sa robe souillée, son air las et la douleur que reflétait chacun de ses traits.

Ma propriétaire, Mme Adams, me montait mon frugal petit déjeuner chaque matin, cependant il était rare que je lui permisse d’interrompre le cours de mes pensées et de me distraire par son bavardage stupide des choses sérieuses de l’existence. Ce matin-là toutefois (et par extraordinaire), elle me trouva d’humeur attentive, aussi se hâta-t-elle de me confier ce qu’elle savait de notre belle visiteuse.

– Mlle Eva Cameron, qu’elle s’appelle ! me dit-elle. Mais qui elle est, ou d’où qu’elle vient, j’en sais à peine plus que vous. Peut-être bien que si elle est venue à Kirkby Malhouse, c’est pour la même raison que vous, monsieur ?

– Possible ! répondis-je en négligeant le sous-entendu. Mais je n’aurais jamais cru que Kirkby Malhouse pouvait présenter un attrait quelconque pour une jeune personne.

– Eh ! monsieur, s’écria-t-elle. Voilà bien le miracle ! La jeune personne, comme vous dites, arrive de France. Et c’est un vrai miracle que sa famille me connaisse. La semaine dernière, un homme frappe à ma porte. Un bel homme, monsieur ! Un gentleman, ça se devinait les yeux fermés ! « Vous êtes Madame Adams ? » qu’il me dit. « Je loue une chambre pour Mlle Cameron », qu’il me dit. « Elle arrivera dans une semaine », qu’il me dit. Là-dessus, il s’en va, sans même me demander mon prix. Hier soir, la voilà qui arrive, la jeune demoiselle, toute abattue, et douce, douce !… Quand elle parle, elle a un petit accent français. Mais allons, il faut que j’aille lui préparer un peu de thé, car elle se sentira bien seulette, pauvre agnelle, quand elle se réveillera sous un toit étranger !