The Project Gutenberg EBook of Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie, by
Arnauld d'Abbadie

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Title: Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Author: Arnauld d'Abbadie

Release Date: July 12, 2006 [EBook #18812]

Language: French


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DOUZE ANS

DE SÉJOUR

DANS LA HAUTE-ÉTHIOPIE

TOME Ier

DOUZE ANS

DANS LA

HAUTE-ÉTHIOPIE

(ABYSSINIE)


PAR

ARNAULD D'ABBADIE


TOME PREMIER

PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Ce
77, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77

1868

Droits de propriété et de traduction réservés

Il semble qu'en un temps comme le nôtre, où tout procède si rapidement, il y ait peu d'opportunité à offrir au public, comme je le fais, la relation d'un voyage en pays presque inconnu, longtemps après que ce voyage a été accompli.

Mais si un voyage fait dans un but purement géographique se trouve quelquefois comme frappé de péremption par des travaux géographiques plus récents, il n'en est point de même d'un voyage entrepris, comme celui-ci, dans le but d'étudier les mœurs, le caractère et les institutions d'un des peuples de l'Orient les plus intéressants et les moins connus jusqu'à ce jour.

Parti pour l'Orient en 1836, j'en suis revenu une dernière fois en 1862, après avoir séjourné plus de douze ans dans la Haute-Éthiopie, et après y avoir été mêlé, comme témoin ou comme acteur, aux événements qui ont attiré sur ce pays l'attention de l'Europe. Dès mon retour en France, sous l'influence des impressions reçues à l'étranger, et pour complaire à un ami, j'ai donné à cette relation une forme écrite. Mais pour avoir le droit de parler d'un pays si dissemblable du nôtre, il ne suffit pas d'y avoir séjourné un long temps et de s'être dénationalisé en quelque sorte, afin de voir de plus près les hommes et les choses que l'on se propose de faire connaître; lorsque l'on est rentré dans son milieu natal, il faut encore, pour se soustraire à tout engouement et épurer ses jugements, écarter, pour un temps, les opinions et les idées dont on s'est imbu à l'étranger, et, reprenant les points de vue ses compatriotes, s'habituer de nouveau à leur manière de penser, avant de leur offrir les fruits d'une expérience acquise dans des conditions si différentes de celles qui nous régissent. Ma relation écrite, j'ai donc laissé passer un certain temps.


Aujourd'hui, par suite du redoublement d'activité que les nations européennes mettent à étendre leurs relations avec les peuples les plus reculés de l'Orient, et par suite du retentissement qu'ont eu les derniers rapports de l'Angleterre avec Théodore, j'ai pensé que mon travail ne serait pas sans utilité. Je viens de le reprendre, et je l'offre avec la confiance que donne une tâche fidèlement remplie, et avec la réserve qui convient à celui qui, comme moi, entreprend de produire un ensemble de faits et de caractères propres à faire juger de tout un peuple.

Paris, 2 juin 1868.

DOUZE ANS

DE SÉJOUR

DANS LA HAUTE-ÉTHIOPIE

CHAPITRE PREMIER.

DE KÉNEH À GONDAR.

Nous donnâmes le signal du départ à nos chameliers. Avant de quitter la rive du Nil, mon frère et moi, nous bûmes dans le creux de la main une dernière gorgée de son eau bienfaisante, en faisant le vœu de nous désaltérer un jour à ses sources mystérieuses, et nous nous éloignâmes de Kéneh, en Égypte, le 25 décembre 1837, pour nous engager dans le désert.

Un prêtre piémontais, un Anglais et deux domestiques, Domingo et Ali, l'un Basque, l'autre Égyptien formaient, avec mon frère et moi, notre troupe aventureuse; le plus âgé d'entre nous pouvait avoir vingt-six ans, le plus jeune dix-sept.

L'ambition de gagner le martyre avait engagé le prêtre à se mettre de notre voyage. Pendant notre court séjour au Caire, j'avais désiré, pour utiliser mon temps, prendre un maître de langue arabe, et, afin de me renseigner à ce sujet, j'étais allé un soir avec mon frère au couvent des Pères de Terre-Sainte. Le supérieur nous disait qu'il ne savait à qui nous adresser, lorsqu'on frappa discrètement à la porte du parloir.

—Voici justement, reprit-il en nous désignant celui qui entrait, le Père Giuseppe Sapeto, de la Congrégation des Lazaristes; il a étudié l'arabe en Syrie, où il vient de séjourner comme missionnaire, et il pourra peut-être nous donner un bon conseil.

Le Père Sapeto était jeune; sa figure avenante prévenait en sa faveur; il s'assit à côté de moi, et notre conversation eut bientôt dépassé le but de ma visite. Je lui appris que nous comptions aller dans la Haute-Éthiopie, dont les lois excluaient, sous peine de mort, tout missionnaire catholique; que plus de deux siècles auparavant ces lois avaient fait de nombreux martyrs parmi les missionnaires jésuites et franciscains1; et comme il regrettait de ne pouvoir marcher sur leurs traces, je lui proposai de partir prochainement avec nous. Mon frère trouva heureuse l'idée de faire notre voyage, croix et bannière en tête; le Père Sapeto demanda la nuit pour réfléchir, et nous nous séparâmes sans nous douter de combien d'événements notre conversation fortuite serait l'origine.

Note 1: (retour) Les missionnaires catholiques ont été expulsés d'Éthiopie en 1629.

Le lendemain, il nous avoua que les difficultés matérielles l'arrêtaient; nous lui offrîmes de le défrayer, de lui procurer les vêtements sacerdotaux qui lui manquaient: il accepta, et il fut convenu qu'il écrirait à ses supérieurs en Europe, afin d'obtenir leur approbation et les moyens de pourvoir ultérieurement à la Mission, si elle devait offrir des chances de succès.

L'Anglais avait fait les campagnes de Portugal en qualité de volontaire dans la cavalerie de Don Pedro; il s'était distingué par sa bravoure, et n'avait quitté son drapeau qu'après la défaite entière du parti de Don Miguel. Je l'avais trouvé au Caire, à bout de ressources et sur le point de se faire musulman: deux beys s'acharnaient à le convertir; lui ne cherchait qu'aventures. Afin de lui épargner une apostasie, nous l'engageâmes aussi à nous accompagner, et il se joignit à nous.

Mon frère revenait du Brésil, où il avait été chargé par l'Académie des sciences de faire des observations sur le magnétisme terrestre. Son domestique basque, Domingo, l'avait suivi pendant ce voyage.

Nous arrivâmes sans incident à Kouçayr, sur la côte occidentale de la mer Rouge.

C'était l'époque du passage des pèlerins qui vont à La Mecque; aussi, ne trouvant pas à nous loger en ville, dûmes-nous camper sur la grève et faire bonne garde, la nuit, à cause des maraudeurs bédouins.

Issah, agent consulaire français, le seul chrétien catholique de la ville, venait d'être père d'une fille; il demanda à mon frère d'être le parrain de son enfant, et cela établit entre nous des relations agréables. Nous fûmes bien accueillis aussi par Heussein Bey, gouverneur de Kouçayr. Il avait servi en Grèce pendant plusieurs années, s'était trouvé en face de nos soldats et avait conçu une haute estime pour les Français.

Tous les bâtiments en partance se trouvaient déjà frêtés par les pèlerins; la dunette d'un bugalet non ponté, d'environ 50 tonneaux, nous offrait seule une chance de passage. Nous y fîmes embarquer nos bagages et nos compagnons, et nous allâmes, mon frère et moi, faire nos adieux au gouverneur. Mais en retournant à bord, nous trouvâmes tout en tumulte: les pèlerins Maugrebins voulaient loger leurs femmes sous notre dunette, et notre compagnon anglais s'efforçait vainement de les en empêcher. J'en référai au raïs, ou patron de barque.

—Puisque tu as à choisir entre ces gens et nous, lui dit le chef des Maugrebins, fais donc débarquer ces chiens de chrétiens!

Ma réponse fut vive; on se rua sur moi, et je fus désarmé. Domingo reçut une égratignure à la main, en parant un coup de sabre qui m'était porté. Mon frère se jeta dans une yole avec le Lazariste et se rendit chez le gouverneur. Nous descendîmes, l'Anglais et moi, dans un autre canot, au milieu des vociférations menaçantes de nos adversaires. Bientôt, nous vîmes l'embarcation du gouverneur armée de dix rameurs qui volait vers nous: mon frère en tenait le gouvernail. Heussein Bey était debout, un pied sur la proue; en approchant de notre bugalet, le Bey saisit un hauban et d'un bond fut à bord. La troupe de Maugrebins s'ouvrit devant lui.

—Chiens, leur dit-il, où croyez-vous être, pour oser traiter ainsi ces Français?

—Qui donc interpelles-tu ainsi, fils de maudit?—répliqua le chef des pèlerins: et cette réplique hardie fut soutenue par un murmure de ses compagnons. Le gouverneur répondit par un vigoureux soufflet, et ramenant la main sur son sabre, il se tourna vers cinq ou six de ses soldats, en disant:

—Empoignez cet homme et faites débarquer tous les autres.

Les Maugrebins étaient tous armés; ils s'entreregardèrent; mais Heussein Bey s'avança résolument au milieu d'eux, et, avec cet ascendant que donnent le courage et l'habitude du commandement, il les obligea à descendre dans les embarcations.

Le gouverneur nous emmena à son divan, fit comparaître le chef des Maugrebins, instruisit l'affaire, et dit, en voyant l'égratignure de Domingo:

—C'est dommage que ce ne soit pas une bonne blessure; cela m'eût permis de faire un exemple.—Et se tournant vers son chaouche:—Qu'on donne au drôle cent coups de bâton!

À cet arrêt, le Maugrebin, qui était fils d'un kaïd de l'Algérie, exhiba pour la première fois son passeport français.

L'agent français, ayant été mandé, dit au Bey qu'il ne pouvait autoriser la bastonnade. Heussein Bey allégua que nous étions munis d'un firman du vice-roi, et que si le gouvernement français était trop bénin envers ses sujets Maugrebins, il n'entendait point agir de même. Nous intervînmes aussi, mais nous ne pûmes obtenir que la diminution d'une moitié de la peine.

Sur un signe du Bey, quatre hommes étendirent le condamné par terre; le Bey, comme pour apaiser son humeur, lui appliqua vigoureusement les premiers coups et passa le rotin à un de ses soldais qui, acheva consciencieusement la besogne.

Le Bey nous retint à dîner, nous engagea à frêter le bugalet en entier et surtout à n'admettre à notre bord aucun pèlerin.—Nous suivîmes son conseil, et un vent favorable nous conduisit en six jours à Djeddah.

Là, mon domestique égyptien, Ali, effrayé des dangers d'un voyage en Éthiopie, nous quitta pour s'en retourner au Caire. Quant à nous, après quelques jours passés en compagnie de notre consul, l'aimable et savant M. Fresnel, nous nous embarquâmes le 11 février 1838, et le 17, nous abordions à l'île de Moussawa.

Les habitants de cette île n'avaient vu qu'un très-petit nombre d'Européens. Depuis peu, la Société biblique anglaise entretenait trois missionnaires allemands à Adwa, dans le Tigraïe, où, grâce à des présents considérables, le Dedjadj Oubié, prince régnant dans le pays, leur permettait de séjourner; ses sujets, du reste, tous schismatiques eutychiens, ne voyaient aucun inconvénient à la présence de ces prédicateurs, dont les croyances religieuses étaient si éloignées des leurs. Un naturaliste allemand, envoyé par une société scientifique de son pays, habitait également Adwa. Ces quatre messieurs étaient, avec un tailleur grec, et un officier allemand venu d'après les conseils des missionnaires, les seuls Européens alors dans le pays; aussi, l'arrivée de cinq Européens fit-elle évènement; et une foule considérable se porta sur le quai pour nous voir débarquer.

L'aspect misérable des maisons de l'île, les soldats turcs déguenillés, quelques canons rongés de rouille, couchés sur des affûts en ruine, et l'aridité des grèves offraient un triste spectacle. À l'horizon, du côté de l'ouest, s'élevaient de grandes montagnes d'un bleu sombre, que nous avions à franchir pour atteindre le premier plateau éthiopien. Ce ne fut point sans un serrement de cœur que nous prîmes terre.

À Moussawa, les indigènes parlent la langue Kacy et ils nomment l'île Batzé. Les chrétiens du haut pays l'appellent Mitwa; les gens de Dahlac, Miwa; enfin, en langue arabe, on lui donne le nom de Moussawa, qui est le plus généralement employé. La plus grande longueur de l'île est dans le sens E.-N.-O. et O.-S.-O.; cette longueur est de 880 mètres, sur une largeur de 260. Le sol est composé d'un corail blanchâtre qui produit une pierre cassante aux formes sinueuses et tourmentées. La plus grande élévation de cette île plate est au nord du cimetière, où elle s'élève à 6 mètres, tandis qu'à l'ouest le terrain s'abaisse jusqu'au niveau de la mer, qui n'a que très-peu d'eau de ce côté. En approchant de l'île, on aperçoit du côté de l'est, le cap Médir, garni d'un fortin armé de quatre pièces de 24 et d'une de 12; puis vient un espace nu et stérile, où se trouvent quelques citernes, la plupart en ruines, qui se remplissent en quelques heures sous des pluies annuelles, plus abondantes que régulières. Le cimetière musulman est du côté du nord; les païens et les chrétiens sont enterrés dans le petit îlot voisin de Touwa-Ihout. Près du cimetière musulman, s'élève une mosquée à double dôme, nommée Cheik el Hammal, où l'on reconnaît le droit d'asile à tout homme, même chrétien ou païen, qui, en s'y réfugiant, y a allumé une bougie. Selon les Éthiopiens, cet édifice est l'ancienne église dédiée à la Vierge Marie et bâtie par leur premier apôtre Frumentius, dit par eux Abba Salama. Lorsque Moussawa, enlevée à leur empire, tomba sous la loi musulmane, l'église fut convertie en mosquée, et les musulmans lui conservèrent son droit d'asile institué par son fondateur chrétien. La moitié de la partie occidentale de l'île est couverte de maisons, ou pour mieux dire de grandes huttes formées de châssis revêtus de fortes nattes en feuilles de palmier, et dont la toiture est le plus souvent recouverte de chaume. Les habitants sont tous marchands; les plus riches ont de grandes cours, où les trafiquants qu'amènent les caravanes viennent déballer leurs marchandises. Ces cours contiennent souvent un ou deux petits bâtiments construits en pierre, bas, carrés et sombres, qui servent de magasins.

Comme en Grèce, dans l'antiquité, chaque trafiquant, à son arrivée dans l'île, est tenu de choisir un habitant qui lui sert de patron, préside à ses transactions et perçoit de légers droits. Durant les deux ou trois mois dits d'hiver, seule époque où quelque fraîcheur se fasse sentir, les indigènes aisés habitent des maisons en pierre, à un étage; ils vivent le reste du temps sous leurs huttes de nattes, qu'ils construisent quelquefois sur des pilotis plantés dans la mer afin de jouir des rares brises de l'été. La marée, qui ne monte pas au delà d'un pied, et les vagues, qui ne sont que de légères ondulations, n'incommodent aucunement ces humbles demeures. Comme les bêtes de somme n'entrent pas à Moussawa, la boue et la poussière y sont très-rares. Le gouverneur habite une assez grande maison en pierre, à un étage, et couverte d'une terrasse encombrée de huttes en nattes destinées à ses femmes. Cette maison contient la salle du Divan, où il siége presque toute la journée; elle longe une petite place informe qui s'étend jusqu'au débarcadère, situé au nord de l'île et défendu en apparence par une demi-douzaine de canons en mauvais état. Le port, protégé contre les vents du sud par l'île même, et de ceux du nord par le cap Abd el Kader, a vingt pieds d'eau et un bon fond d'ancrage. Vis-à-vis le débarcadère et à l'O.-N.-O. se trouve le cap Guérar, jetée artificielle, longue d'une centaine de mètres et attenant à la terre ferme à 500 mètres environ de l'île; c'est par là surtout que Moussawa communique avec le continent; c'est par là aussi que la plupart des habitants aisés passent chaque soir en se retirant à Ommokoullo, village composé de huttes éparses et situé à une heure de la jetée de Guérar. Ils s'y rendent pour respirer un air qu'ils disent plus salubre et pour y être plus à l'aise que dans leurs demeures de l'île, où, à cause de la sonorité de l'atmosphère et de l'agglomération des maisons, ils ne peuvent presque rien cacher de leurs discours ni de leurs actions les plus intimes; à la pointe du jour, ils reviennent dans l'île pour leurs affaires. Les indigènes évaluent à 1,800 ou 2,000 âmes la population de l'île; aux époques des arrivées des caravanes, cette population s'accroît souvent de plus de moitié. Le sol nu et calciné réverbère la chaleur et la rend si intense que les indigènes même suspendent les affaires vers le milieu du jour; les rues sont alors désertes. Comme l'eau des citernes est insuffisante, les gens de Dohono en apportent journellement au moins 2,000 outres, environ 700 hectolitres, mais cette eau est saumâtre et désagréable pour un Européen; les gens aisés font venir leur provision du village d'Ommokoullo. Dans le bazar, on entend parler la langue indigène ou kacy, l'arabe, l'afar, le bidja, l'amarigna, le tigré, le saho, le galligna, l'hindoustani, le skipitare et le turc, sans compter les langues plus nombreuses encore parlées par les esclaves originaires des divers pays de l'Afrique centrale. Bon nombre des natifs de Moussawa tirent vanité de leur descendance arabe; leur teint foncé décèle en tout cas une race mélangée; l'expression astucieuse et vile qu'impriment à leurs traits leurs habitudes efféminées et leurs pensées toujours tendues vers le lucre, dispose peu en leur faveur. Ils ont le corps chétif, épuisé par les chaleurs et l'inconduite. Ils portent des turbans blancs, des caftans de couleurs vives et ordinairement en étoffe de coton très-légère; leurs pieds sont chaussés d'une espèce de sandale particulière à Moussawa; la plupart jouent avec un chapelet musulman dont les grains servent à leur arithmétique commerciale beaucoup plus qu'à leurs prières; durant l'été, tous agitent un éventail fait de feuilles de palmier, en forme de guidon. Les femmes, strictement voilées, sont souvent d'une rare beauté et d'une très-grande élégance de formes. Alléchée par l'appât du gain, cette population consent à vivre sur cette île stérile et brûlante, où elle ne tarderait pas sans doute à diminuer si des étrangers, aventuriers du négoce, ne venaient s'y fixer. La garnison variait de 50 à 80 soldats; elle comptait dans son sein quelques sujets indisciplinables que les Pachas de l'Yemen et de l'Hedjaz y envoyaient dans l'espoir que le climat et les maladies les en débarrasseraient complétement.

En débarquant, nous fîmes visite au gouverneur: il nous accueillit le plus poliment du monde et nous procura un logement. Le lendemain, nous lui présentâmes notre firman et nos lettres de recommandation, qui, du reste, ne pouvaient ajouter aux attentions qu'il avait déjà pour nous.

Ce gouverneur, dépendant du pacha de l'Hedjaz, se nommait Aïdine; on lui donnait le titre d'Aga et parfois celui de Kaïmacam, ou lieutenant-colonel; son autorité était illimitée dans l'île; mais il n'en était pas de même sur la terre ferme, où un naïb (lieutenant) investi par le pacha de Djeddah, servait de transition équivoque entre l'autorité de Moussawa et les tribus des Sahos qui vivent dans les basses-terres s'étendant entre la mer et les premiers plateaux du Tigraïe. Ces naïbs devaient être choisis parmi les descendants malheureusement dégénérés d'une famille de colons turcs et belaw établie dans ce pays depuis plusieurs siècles. C'était au naïb qu'il fallait s'adresser afin de se procurer des chameaux et des guides pour gagner Adwa. Il habitait Dohono, village situé en terre ferme sur le bord de la mer, à environ une heure de marche de la jetée de Guérar. Nous préférâmes y aller par mer, et le gouverneur nous donna son canot.

Le naïb était un vieillard frappé de paralysie et de mérycisme, au point de ne pouvoir parler que difficilement; il vivait constamment étendu sur sa couche. Nous lui fîmes présent de quelques mètres de drap rouge, et après le café d'usage, nous nous retirâmes avec une impression défavorable. Aïdine Aga chercha à nous rassurer et s'employa auprès de ce lieutenant nominal pour faciliter notre départ. Grâce à cet intermédiaire, le naïb se contenta d'une somme minime, car il prétendait à un droit sur tous les Européens qui passaient sur ses terres, et jusqu'alors il s'était servi de ce prétexte pour pratiquer des extorsions exorbitantes.

Cependant, des bruits d'un sinistre augure circulaient depuis quelques jours: le Dedjadj Oubié, disait-on, était devenu hostile aux missionnaires protestants; tantôt on rapportait que ces messieurs étaient enchaînés, tantôt qu'on allait renouveler à leur égard les scènes de massacre des anciens missionnaires catholiques; on assurait que dans tous les cas, le Dedjadj Oubié ne voulait plus admettre d'Européens dans ses États. Il fut convenu que mon frère resterait à Moussawa, avec nos compagnons et les bagages, tandis que je me rendrais en Tigraïe, pour voir le Prince et demander son assentiment à notre voyage. Mais le Père Lazariste et l'Anglais insistèrent tellement pour m'accompagner, que je dus y consentir. Aïdine Aga me fit présent de sa mule: nous trouvâmes à louer deux autres montures, et munis de guides sahos, nous partîmes au coucher du soleil, pour traverser Chilliki, petit désert brûlant et sans eau, que durant presque toute l'année, les indigènes même n'osent affronter de jour. Nous étions disposés, l'Anglais et moi, à vendre chèrement notre vie; soutenu par ce sublime désintéressement fréquent parmi les missionnaires catholiques, le Père Lazariste, lui, étreignait sa croix et marchait gaîment. Plus tard, quand je connus mieux le pays, je reconnus combien nos craintes étaient exagérées; mais à cette époque, le péril nous semblait imminent.

Ayant cheminé deux jours dans les gorges formées par des contreforts, nous arrivâmes au pied du premier plateau éthiopien, et nous l'abordâmes de front par un sentier raide et abrupte, que nous dûmes gravir à pied. Nos guides, aux formes grêles, rompus à ce genre de fatigue, marchaient avec aisance, tandis que nous, gênés par notre costume européen, nous les suivions avec peine. Après plus de deux heures d'efforts, nous atteignîmes le sommet; l'air plus frais qu'on y respirait, les ondulations des crêtes recouvertes de verdure et d'arbres conifères, nous donnaient l'espoir d'avoir à suivre désormais des chemins moins pénibles. Nous descendîmes un peu le versant opposé et nous entrâmes bientôt dans Halaïe, premier village chrétien, dont le chef nous accueillit dans sa maison.

L'Anglais, excellent cavalier, mais peu fait à la marche, était accablé de fatigue et paraissait découragé.

Le chef nous invita à nous asseoir devant une gamelle d'environ deux mètres de pourtour, posée à terre et pleine d'une bouillie résistante façonnée en pyramide dont la cîme, creusée en forme de cratère, contenait du beurre fondu. Au nombre de douze ou quatorze convives, nous nous accroupîmes autour de ce mets primitif; la montagne fut attaquée par la base: les assaillants en arrachaient la pâte, en faisaient une boulette qu'ils trempaient dans le beurre fondu, et toute ruisselante la portaient à leur bouche, laissant complaisamment couler le beurre sur leurs bras nus. Nous voulûmes manger à cette mode; ce fut aux dépens de nos vêtements. Dès la première bouchée, l'Anglais se leva et, murmurant qu'il en avait assez, il sortit de la maison. Après notre repas, je le trouvai assis tristement sur une pierre à l'écart. Je lui dis que peut-être il s'était mépris sur la nature de notre voyage et qu'il s'était fait une autre idée des privations qui semblaient nous attendre. Mon frère était soutenu par l'amour de la science, le Père Lazariste par l'enthousiasme religieux, et moi par le désir d'étudier des peuples inconnus; j'ajoutai que, pendant qu'il était encore temps d'effectuer facilement son retour, c'était à lui de bien voir s'il pourrait supporter ce nouveau genre de vie. Encouragé par mes paroles, il avoua être étonné d'un aussi rude début.

—Mais, nous marchons vers le danger, me dit-il, et je ne vous quitterai que lorsque vous serez en sûreté à Adwa.

Je remerciai ce bon compagnon de ses dispositions généreuses, mais le lendemain, je le décidai à profiter du retour des guides pour rejoindre mon frère. De Moussawa il se rendit à Djeddah, puis en Égypte, où, revenu à son premier dessein, il a fini par arriver à la dignité de Pacha.

Le chef de Halaïe trouva moyen de nous extorquer quelques talari; et trois jours après, le Père Lazariste et moi nous arrivâmes à Adwa.

En entrant en ville, nous rencontrâmes un des missionnaires protestants, abrité sous un large parasol et surveillant la construction d'une vaste maison, presque terminée. Il nous invita à nous rafraîchir chez lui, et je lui présentai mon compagnon comme missionnaire catholique, qualité qui parut ne pas lui être agréable. Il s'étonna de nous voir arriver sans bagages ni présents pour le Prince, sans même nous être assurés d'un patronage quelconque. Toutefois il voulut bien nous indiquer une maison où nous trouvâmes à nous loger; nous y passâmes trois jours, seuls, sans drogman, réduits à nous exprimer par signes avec quelques vieilles femmes dont nous partagions la demeure. Nous apprîmes alors à faire nous-mêmes notre pain, ce qui, avec de l'eau, formait depuis Halaïe notre seule nourriture. Mais ce dénûment eut cela de bon qu'il me permit d'apprécier les qualités aimables du Père Lazariste.

Le missionnaire allemand nous avait avoué que le Dedjadj Oubié était en froid avec sa mission, mais que son humeur ne manquerait pas de céder à un nouveau présent qu'il comptait lui faire; il nous avait assurés que les mauvais bruits qui couraient à la côte étaient sans fondement sérieux: que le Prince, campé à une heure de marche de la ville, ne voulait, il est vrai, recevoir la visite d'aucun Européen, mais qu'il faisait des démarches pour obtenir une audience, et que, sitôt admis, il nous en instruirait.

Deux jours après, nous vîmes, en nous promenant près de la ville, un rassemblement tumultueux autour de la maison des Allemands. Pensant que si on leur faisait violence, notre devoir était de nous trouver auprès d'eux, nous nous rendîmes armés à leur demeure, au milieu des menaces des habitants. Le chef des missionnaires nous dit d'une voix altérée:

—Les Européens vont être chassés, si toutefois on ne nous massacre tous. Je viens d'envoyer au Prince un messager; il ne reparaît pas: le tumulte s'accroît, et je ne sais en vérité ce que nous allons devenir.

Ses compagnons et lui nous remercièrent avec effusion de notre démarche. L'un d'eux était accompagné de sa femme, et elle était tout en larmes. Cependant, les attroupements s'étant dissipés, il fut convenu que ces messieurs nous feraient prévenir en cas d'un nouveau danger, et nous nous retirâmes.

Le surlendemain matin, deux soldats entrèrent chez nous et nous firent comprendre que nous étions mandés sur la place au nom du Dedjadj Oubié; mais comme le Prince s'y faisait représenter par l'abbé d'une église d'Adwa, je refusai de m'y rendre. Je fis observer toutefois au Père Sapeto que sa position différait de la mienne: j'étais un simple voyageur, tandis que lui était le représentant d'une religion qu'il cherchait à propager; que ce caractère le mettait au-dessus de mes susceptibilités, et que, dût-il séparer sa cause de la mienne, le mobile élevé qui l'animait devait l'engager à le faire sans hésiter. Je lui conseillai d'éviter de dire qu'il était prêtre et surtout de ne point toucher aux points qui séparent l'Église d'Éthiopie de celle de Rome.

L'alaka ou abbé, avec tout son clergé, siégeait sur la place du marché, au milieu d'environ 600 soldats du Prince. Il était chargé de décider de l'expulsion des Européens dont les croyances religieuses lui paraîtraient porter atteinte à celles du pays. L'interrogatoire du Père Sapeto eut lieu au moyen d'un drogman arabe; et par une coïncidence heureuse, les réponses que je lui avais conseillées s'adaptèrent aux questions qu'on lui fit. En terminant, on lui demanda le nom de son compagnon.

—Il se nomme Michaël.

—Et toi?

—Youssef.

—Deux noms de bon augure, dit l'abbé: ces noms seuls prouvent que vous appartenez à une autre race que celle des Européens qui sont en ville, et dont les noms sont anti-chrétiens comme leurs croyances et leurs mœurs. Allez; le Prince décidera relativement à vous. Nous n'avons affaire qu'avec ceux qui insultent notre Foi.

Le Père Sapeto revint et se jetant à mon cou:

—Dieu vous a inspiré, me dit-il; nous sommes sauvés; toutes mes réponses ont été acclamées!

Mais ce qu'il ne me dit pas, c'est qu'il était jeune, confiant, de façons séduisantes, et que, lorsqu'on doit réussir, tout, jusqu'à l'imprudence, semble y concourir.

Les missionnaires allemands comparurent à leur tour: leurs réponses furent, à ce qu'il paraît, d'une acrimonie déplacée: l'un de ces messieurs injuria le culte des Éthiopiens pour la Sainte Vierge et les traita d'idolâtres. L'exaspération de l'assemblée fut à son comble: l'abbé dut contenir les soldats, qui voulaient châtier sur l'heure les détracteurs de leur foi, et il congédia les missionnaires allemands, leur enjoignant de quitter le pays dans les vingt-quatre heures.

Nous nous rendîmes chez ces messieurs. Ils redoutaient surtout le moment de leur sortie de la ville; nous leur promîmes de les accompagner durant la première journée de route, dussions-nous, par cette démarche, provoquer contre nous-mêmes l'expulsion qui les frappait. Ils obtinrent un sursis de quarante-huit heures pour faire leurs préparatifs de départ. Comptant sur un établissement durable, ils s'étaient munis d'approvisionnements en tous genres: une bibliothèque, des caisses d'armes, d'outils et de poudre, quantité de choses pour présents, des vins, de la bière, des liqueurs, des conserves alimentaires, une batterie de cuisine: autant d'embarras dans un pays où tout se transporte à dos d'homme ou à dos de mulet. Jamais, disait-on, il n'était sorti d'Adwa une caravane aussi nombreuse que celle qu'allait former la suite des missionnaires. La ville, ordinairement si tranquille, fut mise en émoi par les rassemblements bruyants des porteurs et des muletiers qui, profitant de l'occasion, exigèrent un salaire plus que double. Le prince envoya des soldats pour protéger le départ; néanmoins nous accompagnâmes ces messieurs assez loin d'Adwa.

Comme nous l'avons dit déjà, ils avaient été bien reçus d'abord en Tigraïe. Un de leurs compatriotes, M. Samuel Gobat, aujourd'hui évêque protestant en Orient, les avait précédés en Éthiopie, où il avait voyagé en se conformant modestement aux usages du pays et en laissant adroitement dans l'ombre son caractère de pasteur protestant. Le rapport qu'il fit à ses supérieurs motiva l'envoi de ses successeurs; mais ceux-ci, moins heureusement inspirés, ne tardèrent pas à se rendre hostiles ceux des indigènes qui ne tiraient d'eux aucun profit. Trompés par des complaisants intéressés, ils firent venir à grands frais l'attirail volumineux du bien-être d'Europe, sans s'apercevoir que la supériorité matérielle qu'ils affichaient ainsi humiliait les habitants d'un pays pauvre, mais fier. Leur conduite hautaine et irréfléchie faisait dire aux Éthiopiens: «L'esprit de ces étrangers est troublé par l'excès du bien-être.» Le clergé les vit d'abord avec indifférence; mais, blessé par leurs critiques immodérées, il se ligua bientôt contre eux. À mesure que leur disgrâce approchait, la rapacité des courtisans du prince s'accrut; les missionnaires voulant la contenir, ne surent qu'aigrir davantage les esprits; un des deux généraux d'avant-garde, qu'ils offensèrent jusqu'à lui refuser leur porte, monta immédiatement à cheval, se rendit auprès de son maître, et, se disant l'écho de la voix publique, exposa énergiquement, avec les torts réels qu'on pouvait reprocher à ces étrangers, des griefs imaginaires, et le prince décida l'expulsion des Européens. Quelque despotique que soit un pouvoir, il tient à l'approbation de ses subordonnés, et, si elle lui échappe, il fait tout pour en avoir au moins l'apparence. Le prince et les courtisans firent valoir que les principes de la religion protestante étaient subversifs de la foi nationale; l'esprit public s'émut alors, appuya les imputations les plus absurdes, et les mesures rigoureuses reçurent la sanction de tous.

Les habitants d'Adwa nous regardaient d'assez bon œil, mais j'étais inquiet de ne pouvoir être admis chez le Dedjadj Oubié. Mes démarches aboutirent enfin. Je me procurai un drogman parlant arabe et amarigna, et je me rendis au camp.

Comblé de présents par les Allemands, le prince n'avait rien à attendre de voyageurs sans bagages et pauvres en apparence; néanmoins, par l'effet d'un caprice peut-être, il me reçut poliment, et me demanda ce que je venais faire dans son pays.

—Je viens, dis-je, respirer l'air de vos montagnes, boire l'eau de vos sources et chercher à contracter des amitiés parmi vous.

—Et que viennent faire tes compagnons, celui resté à Adwa et ceux que tu as laissés à Moussawa?

—Un de nos compagnons, lui dis-je, m'a quitté à Halaïe pour s'en retourner au-delà de la mer; mon frère étudie les airs, les eaux, et les étoiles; il est à Moussawa avec un domestique français et tous nos bagages, attendant votre agrément pour entrer dans votre pays; quant à mon compagnon d'Adwa, il est venu comme moi pour fraterniser avec vos sujets. Si vous le trouvez bon, je vais retourner à Moussawa pour annoncer à mon frère votre accueil bienveillant, et l'amener devant vous.

—Vis en sécurité, me dit le prince, après m'avoir considéré quelques instants; j'accueille volontiers les étrangers, pourvu qu'ils ne tentent pas d'altérer la foi et les coutumes de nos pères.

Et il me promit, en me congédiant, de donner des ordres pour faire protéger notre caravane dès qu'elle serait sur son territoire.

Je fus d'autant plus satisfait de cette première visite au prince, qu'il avait résolu, à ce qu'il paraît, de ne plus permettre à aucun Européen de séjourner dans le Tigraïe. L'officier allemand et le naturaliste ne tardèrent pas, en effet, à recevoir l'ordre de quitter le pays; à force d'instances, ce dernier obtint un sursis; il abjura ensuite le protestantisme, pour adopter la croyance eutychienne, et il vit encore dans le pays, où il s'est marié.

Je laissai le Père Sapeto à Adwa, et en trois jours, j'arrivai à Halaïe, où je fus rejoint par mon frère.

Le transport des marchandises et bagages se fait à dos de chameau dans le pays bas et plat qui s'étend depuis Moussawa jusqu'au pied du plateau où est situé Halaïe; à partir de ce point, l'escarpement des rampes rendant les services du chameau impossibles, on emploie des porteurs ou des bœufs. Dans le Tigraïe et dans tout le haut pays les transports se font à dos d'homme, à dos de mule ou à dos d'âne, et l'usage du chameau est inconnu. Nous n'avançâmes désormais qu'en relevant la route à la boussole; mon frère se chargeait de ce soin durant la matinée, et moi pendant l'après-midi; celui qui faisait ce travail suivait la caravane à pied. Nous ne pouvions aller qu'à petites journées, car nos porteurs souffraient de la chaleur: la saison d'hiver régnait à Moussawa, mais depuis Halaïe, nous étions en plein été. Il pleut très-rarement à Moussawa et dans les environs peu élevés au-dessus du niveau de la mer, si ce n'est dans les mois correspondants à l'hiver de France; s'il ne pleut pas en janvier et en février, le temps est ordinairement couvert, ce qui tempère les ardeurs du soleil; d'ailleurs, lors même que le ciel est sans nuages, il fait bien moins chaud, car à cette époque le soleil est plus loin du zénith, et le vent frais du nord prédomine sur toute l'étendue de la mer Rouge. Dès que le terrain s'élève à environ 1,800 mètres (et la chaîne qui supporte Halaïe a une élévation bien plus grande), l'ordre des saisons est brusquement interverti; en d'autres termes, dès qu'on atteint ce premier plateau de l'Éthiopie, les mois de décembre, janvier et février sont les plus chauds de l'année, tandis que ceux de juin, juillet et août amènent des pluies, qui deviennent plus abondantes et moins incertaines à mesure qu'on s'éloigne du littoral de la mer. Entre les tropiques, où il fait toujours chaud, on donne le nom d'hiver à la saison des pluies. Il résulte de cet antagonisme des saisons, que le voyageur peut quitter Moussawa, qu'il laisse en plein hiver, pour atteindre, au besoin, en 24 heures, le plateau de Halaïe, où il se trouve en plein été; et à mesure qu'il suit les vallées qui relient les hautes plaines aux basses terres, les plantes et les arbustes décèlent, par leur variété, leur abondance et aussi, par l'intensité plus ou moins grande de leur verdure, le passage graduel d'un régime de pluies à un autre.

En outre de nos bagages, nous avions à transporter la nourriture de nos gens, au nombre d'une trentaine. Cette nourriture consiste en farine; la ration ordinaire, pour les deux repas de chaque jour, est d'environ, deux jointées par homme; chaque homme fournit le sel et fait son pain: il prépare la pâte, la façonne en forme de boule creuse, et, avant de la mettre cuire sur la braise, introduit dans l'intérieur une pierre préalablement rougie au feu.

Le 29 mars 1838, nous arrivâmes dans un district nommé Igr-Zabo, et nous fîmes halte près d'une source qui jaillit au pied de grands rochers. Depuis Halaïe, nous étions sur le territoire du Dedjadj Kassa, fils du Dedjadj Sabagadis, prince célèbre en Éthiopie, et ancien allié de l'Angleterre. Le Dedjadj Oubié avait épousé la sœur de Kassa, mais ces princes n'entretenaient que des rapports équivoques qui devaient les conduire à une rupture violente. Le lieu de séjour habituel du Dedjadj Kassa était à deux journées, au sud, de notre route, mais nous savions que le Dedjadj Oubié concevrait de la jalousie si nous faisions des présents ou même une visite à son beau-frère.

Le district d'Igr-Zabo appartenait en fief à un des principaux vassaux du Dedjadj Kassa, nommé Gabraïe. Ce chef envoya un soldat pour réclamer de nous un droit de passage sur ses terres.

En Éthiopie, les douanes sont établies dans les centres de population; le prince les afferme annuellement; mais en outre, et dans le Tigraïe surtout, certains districts, en vertu d'anciens priviléges, perçoivent des droits de passage pour leur propre compte. Les péagers guettent nuit et jour et arrêtent les passants, afin de s'assurer s'ils ne sont pas trafiquants, car l'usage veut que ces derniers seuls soient imposés. Les droits ne sont nulle part fixés par un tarif, et varient selon l'adresse des intéressés. Dans la langue du pays, ces postes se nomment portes. Malheureusement pour nous, les voyageurs européens, et surtout les Allemands, avaient consenti à payer ces droits, quoiqu'aucun d'eux n'eût voyagé pour faire le commerce; leur facilité à payer une fois connue, les péagers d'abord, et bientôt les paysans, se postaient sur leur route, et alléguant des droits imaginaires, leur extorquaient de l'argent. J'ignorais alors, mais je pressentais qu'il ne convenait pas de nous laisser assimiler à des trafiquants, et mon instinct me guidait sûrement, car dans cette partie de l'Afrique, où tout est féodal, la considération s'accorde d'après la classe à laquelle on appartient. Les nobles et les hommes de guerre sont placés au premier rang, ensuite les hommes d'église, puis les riches cultivateurs, les propriétaires de grands troupeaux, les paysans, enfin les trafiquants, et, en dernier lieu, ceux qui exercent quelque métier manuel; parmi les marchands, ceux qui font trafic d'esclaves sont méprisés. Je ne me suis jamais soumis, en Éthiopie, à payer un droit de douane ou de passage; dans cette circonstance et dans celles du même genre où je me suis trouvé depuis, jusqu'au moment où, en changeant ma manière de voyager, je me suis affranchi ces sortes d'ennuis, le seul mobile de ma résistance a été de relever la considération due à mes compatriotes. Pour arriver à ce but, j'ai dépensé bien plus de temps, d'argent et de fatigues que si j'eusse consenti à subir ces avanies, et si mes efforts et ceux de mon frère ne les ont pas fait disparaître complétement, du moins les ont-ils rendues bien plus rares. La notoriété de notre résistance a servi de précédent, et a permis à quelques voyageurs européens, venus après nous, de suivre notre exemple et d'établir ainsi nos droits.

Ayant opposé un refus motivé à l'émissaire de Gabraïe, nous voulûmes nous remettre en marche; mais notre rusé drogman, pour se rendre agréable à Gabraïe, s'y prit si bien qu'il nous décida à passer la nuit où nous étions. On chercha à débaucher nos porteurs; le lendemain, quatre ou cinq d'entre eux nous quittèrent; nous perdîmes une journée à les remplacer, et notre provision de farine tirant à sa fin, il fallut encore une demi-journée pour s'en procurer; enfin, j'ordonnai à nos gens de se mettre en route; mais un étranger que j'avais remarqué parmi les paysans qui badaudaient autour de notre campement, donna un contre-ordre. Cet étranger, de haute taille et aux larges épaules, balançait d'un air important son javelot et son long sabre passé dans une ceinture d'un volume démesuré.

Je demandai à mon drogman ce qu'était cet homme.

—C'est, me répondit-il d'un air contrit, le principal huissier du seigneur Blata-Gabraïe; il est envoyé pour nous empêcher d'aller plus loin.

J'ordonnai de nouveau de brider les mules, et à cet effet, je fis passer un muletier devant moi. L'huissier s'avança sur nous, la main levée: je le mis bientôt hors d'état de nous nuire. Aussitôt apparurent une quarantaine de soldats qu'il avait postés aux alentours de notre bivouac. Soldats et paysans s'empressèrent auprès de l'huissier qui, malgré mon peu de ménagement pour sa personne, montra, quoiqu'en force désormais, la plus grande modération. Il chargea les plus âgés d'entre les paysans de nous garder jusqu'à l'arrivée de Gabraïe; puis quelques soldats l'emmenèrent, et il ne reparut plus. Nous apprîmes dans la suite qu'il ne passait pas pour méchant homme et qu'il était renommé pour sa voracité: il pouvait consommer en un seul repas un quartier de bœuf cru, une vingtaine de pains et une cruche d'hydromel d'environ dix litres.

Paysans et soldats nous supplièrent d'attendre leur seigneur; ils devenaient, disaient-ils, responsables de notre présence. Je m'emportai et j'affirmai que, dans ce lieu, je ne goûterais plus ni à pain ni à sel. Vers le soir, ces braves gens voyant que je prenais mon engagement au sérieux, consentirent à nous laisser continuer notre route: mais après environ une demi-heure de marche, nous les retrouvâmes arrêtés de nouveau. L'un d'eux me dit:

—Maintenant tu peux prendre de la nourriture, puisque nous avons changé de campement; nous sommes obligés, tu le sais, de vous retenir jusqu'au moment où notre maître s'entendra avec vous.

Je ne pus m'empêcher de reconnaître ce qu'il y avait de bonté dans cette concession imaginée par de simples paysans et des soldats indisciplinés.

Le lendemain, vers midi, Gabraïe, suivi de quelques soldats, vint à notre bivouac. C'était un homme d'une quarantaine d'années, maigre, avare de paroles, à l'air distingué, froid et intelligent. S'asseyant au pied d'un arbuste, il nous fit dire de lui donner trente talari et deux bons fusils.

Nous répondîmes qu'en d'autres circonstances nous lui aurions peut-être fait un présent avec plaisir, mais que retenus injustement et comme des trafiquants qui se regimbent contre les péagers, nous étions d'autant plus décidés à refuser, que l'endroit était franc de tout droit; qu'au surplus, il était le plus fort et pouvait prendre tout ce qu'il voudrait.

—À votre aise, dit-il en souriant dédaigneusement, restez où vous êtes.

Il remonta à mule et partit pour son habitation située à sept heures de marche.

Persuadés que notre volumineux attirail de voyage nous valait cette avanie, puisque je venais de faire deux fois cette même route sans rencontrer d'obstacle, nous décidâmes de détruire nos bagages. Mon frère se réserva quelques instruments d'astronomie, et nous commençâmes à tout jeter dans les grands feux allumés pour cuire le pain de nos gens. Mais paysans, soldats, porteurs, tous se précipitèrent, arrachèrent nos bagages du feu et dispersèrent les tisons et la braise. Un des porteurs me dit ensuite:

—Pourquoi en user ainsi? Ces valeurs que vous cherchez à détruire ne sont-elles pas votre seule ressource dans un pays étranger? Dieu confie les richesses à l'homme pour les utiliser et non pour les anéantir sans profit pour personne. Ne craignez-vous pas qu'il ne vous punisse d'abuser ainsi de ses dons? Les contrariétés sont éphémères; quelque occurrence peut vous rouvrir le chemin d'Adwa; vous regretteriez alors d'avoir obéi à votre impatience, et nous, qui mangeons votre pain, nous regretterions de vous avoir laissés faire.

Malgré ces sages conseils, nous persistâmes dans notre dessein. Donnant aux esprits le temps de se calmer, nous fîmes entasser nos bagages dans notre tente, comme par mesure d'ordre, et j'allumai une mèche communiquant à une caisse de poudre; mais Domingo, que j'avais chargé de voir si personne n'approchait, attira l'attention par sa frayeur; on se rua sur la tente: en un tour de main elle fut déplantée, enlevée comme par un coup de vent, et les effets furent dispersés. Je compris enfin que je jouais le rôle d'un enfant gâté qui, pour se venger de parents trop indulgents, alarme leur sollicitude en tournant sa colère contre lui-même.

Au bout de quelques jours, la plupart de nos porteurs, considérant l'expédition comme infructueuse, désertèrent les uns après les autres. Ces porteurs sont ordinairement de petits cultivateurs qui, lorsque la récolte a été mauvaise, se louent aux trafiquants pour une somme très-modique. Leur départ soulagea d'autant plus notre bourse que les sauterelles ayant dévasté plusieurs provinces du Tigraïe, le blé était hors de prix. Nous avions rencontré de longues files d'hommes tristes et amaigris, réduits par la famine à émigrer vers l'intérieur, avec leurs enfants, leurs femmes et leurs vieillards. Le paysan tigraïen passe pour être très-attaché au sol, peut-être parce que ses champs exigent plus de labeur que ceux du reste de l'Éthiopie; en temps de disette, avant de se résoudre à émigrer, il épuise sa dernière ressource, il immole son dernier bœuf de labour, sa dernière chèvre, sa dernière volaille, il sustente sa famille de feuilles ou d'herbes cuites dans de l'eau, et ce n'est qu'au dernier degré de misère, qu'il se décide à abandonner son champ pour aller louer ses services dans quelque province moins éprouvée. C'était avec la plus grande difficulté que nous nous procurions la farine nécessaire, et notre infidèle drogman, surenchérissant sur la disette, nous la faisait payer vingt-et-une fois plus cher qu'en temps ordinaire. Nos provisions personnelles étant finies, nous fûmes réduits au régime de nos porteurs.

Parmi ces derniers se trouvait un nommé Habtaïe: nous ne pouvions nous comprendre que par signes, mais nous nous étions attachés l'un à l'autre, et quand porteurs et muletiers nous abandonnèrent, il resta seul auprès de nous avec le drogman et un garçon de seize ans, natif d'Adwa, nommé Samson.

Trop peu nombreux désormais pour demeurer campés la nuit, à cause des éléphants, des animaux carnassiers et des voleurs des environs, nous dûmes aller nous établir à 600 ou 800 mètres de là, dans le village de Maïe-Ouraïe. Ce village, situé sur une éminence accotée à une montagne qui s'élève perpendiculairement comme un mur, domine la longue et étroite vallée où nous avions campé et que le typhus rend inhabitable en automne et au printemps; par bonheur l'été durait encore. En face du village, se dressent isolément dans la vallée deux gigantesques aiguilles de rocher, au pied desquelles se tient un marché hebdomadaire. À Maïe-Ouraïe, notre détention nous apparut sous des formes plus réelles; nos bagages furent mis dans une maison dont on gardait la porte, car depuis nos deux tentatives de les détruire, on surveillait nos moindres actions. Gabraïe nous envoya dire que nous ferions bien d'en finir, pendant qu'il en avait encore envie. Mais nous persistâmes dans notre refus. Le Dedjadj Kassa passait pour être équitable et, comme son père, favorable aux Européens; nous lui expédiâmes successivement deux messagers, mais ils ne reparurent pas; nous gagnâmes un paysan: il partit, fut pris, maltraité et ramené chez lui. Il ne nous restait plus qu'à essayer de communiquer avec le Dedjadj Oubié, et comme nous n'avions personne à lui envoyer, il fut décidé que je tenterais moi-même l'aventure.

Les soldats de Gabraïe, fatigués sans doute de la maigre chère qu'ils faisaient chez les paysans, avaient obtenu d'être rappelés: deux ou trois d'entre eux, avec les paysans, furent jugés suffisants pour nous surveiller. En m'appliquant à attirer les enfants du village, j'avais gagné le cœur des parents, et grâce à la familiarité qui s'établit entre nous, je m'aperçus qu'ils compatissaient à notre position. Les hommes sont honnêtes au fond, et leur appui moral au moins est acquis aux victimes de l'injustice. Au moment d'une démarche hasardeuse, on est bien aise d'un pareil appui, ne fût-ce que pour se réconforter contre les possibilités d'insuccès. Le sage n'a que faire peut-être d'un tel soutien, il se suffit à lui-même; mais je n'étais pas un sage.

Après notre frugal repas du soir, nous nous étendîmes, mon frère et moi, sur nos nattes comme d'habitude, et nous conversâmes longtemps, afin de laisser à nos gardiens le temps de désirer le sommeil. Mon frère continua à parler seul, pendant que je me glissais furtivement dehors avec Samson: en rampant avec précaution, nous pûmes sortir du village sans faire aboyer les chiens.

Samson me suivait aveuglément, car, chez les Éthiopiens, le serviteur se regarde comme le compagnon inféodé à la fortune de son maître, dont il accroît en quelque sorte la famille, et dont il doit partager l'heur et le malheur.

Nous commencions à cheminer, lorsque voyant se dessiner sur le ciel la silhouette d'un homme armé, puis d'un deuxième, nous nous remîmes à plat ventre. Plus de doute, la route était gardée. Samson me fit signe de retourner sur nos pas; je lui répondis de la même façon qu'il pouvait le faire; mais rapprochant ses deux index l'un contre l'autre, et les tournant dans la direction d'Adwa, il me fit comprendre par sa pantomime qu'il ne se séparerait pas de moi. Je me relevai alors en faisant résonner les batteries de mon fusil, et nous marchâmes résolument. Soit indécision de la part des factionnaires, soit tout autre motif, ils disparurent dans l'ombre, et nous passâmes.

Nous avions à traverser la plaine déserte de Tsam-a, qui court nord et sud, et qui, dans cet endroit, a environ onze milles géographiques de large; elle est infestée de lions, de léopards et d'éléphants, et parcourue par de petites bandes de malfaiteurs cherchant à enlever des bestiaux, à tuer les bouviers attardés ou à piller quelque compagnie de hardis trafiquants qui, pour se soustraire au péage, se hasardent à voyager de nuit. Cette plaine, dont le nom signifie soif, est dépourvue d'eau et hérissée de broussailles épineuses et d'arbres peu élevés formant d'épais fourrés où les bêtes fauves se retirent le jour. De temps à autre, nous nous arrêtions pour sonder de l'oreille le silence de la nuit; et, malgré la rapidité de notre marche, la rosée abondante, particulière aux basses terres de l'Éthiopie, glaçait nos membres. Après quelques heures de marche, nous luttions contre cette somnolence qui prend à l'avant-jour, lorsque nous arrivâmes au pied du plateau où se trouvait la frontière des États d'Oubié. Pendant que nous gravissions la montée, le panorama qui se déployait derrière nous s'éclaira: à nos pieds, une couche épaisse de vapeurs d'un blanc d'argent cachait la plaine; on apercevait seulement les pointes des deux aiguilles de rocher, près desquelles mon frère songeait sans doute avec inquiétude aux chances de ma tentative. Au-delà, on voyait les plans heurtés et majestueux de la chaîne où se trouve le village de Halaïe, derrière lequel montait un soleil radieux. Nous nous assîmes pour jouir de ce spectacle et nous détendre un peu à la chaleur des premiers rayons. Le manteau de vapeurs qui couvrait la plaine se morcela bientôt, entra en mouvement et se fondit dans l'espace; nous restâmes quelque temps à goûter le plaisir d'avoir échappé aux chances contraires de la nuit, car à l'issue heureuse d'une entreprise qui présente quelque danger, la vie semble reprendre une saveur plus douce. Après une montée d'environ deux heures, nous reçûmes l'hospitalité dans le village de Kaï-Bahri, relevant du Dedjadj Oubié, et habité presque exclusivement par des musulmans, trafiquants d'esclaves.

Depuis quelques jours, je commençais à m'exprimer en arabe. Durant mon court séjour en Égypte et jusqu'à mon arrivée à Moussawa, mes oreilles s'étaient accoutumées aux sons de cette langue; dépourvu de drogman à Halaïe, je rencontrai un Musulman qui, comme quelques-uns de ceux du Tigraïe, parlait couramment l'arabe, et, à ma grande surprise, je me trouvai tout-à-coup capable de le comprendre un peu et d'exprimer quelques idées. Dans la suite, j'ai souvent constaté chez d'autres cette espèce d'instantanéité dans l'emploi d'une langue étrangère, après un travail inconscient d'incubation préparatoire; il est remarquable d'ailleurs combien peu de mots suffisent pour exprimer les pensées les plus usuelles.

Mon hôte m'offrit d'abord un grand hanap en corne plein de bouza que je vidai d'un trait; puis il me servit sur une natte étendue à terre, trois pains, un hanap de lait caillé fortement assaisonné d'ail, une écuellée de miel et une autre de moutarde délayée dans du beurre fondu. Je fis honneur à ces mets et mon fidèle Samson put se rassasier à son tour. Mon hôte, qui parlait un peu l'arabe, me pria de visiter sa femme malade. À cette époque, les habitants du Tigraïe croyaient tout Européen médecin, mais depuis qu'un docteur européen a pratiqué dans leur pays, cette croyance a disparu et ils sont revenus aux recettes empiriques de leurs pères. Je ne pus rien comprendre à la maladie de mon hôtesse; je vis seulement qu'elle était jeune et remarquablement jolie; je déclarai son mal nerveux et je me retirai en pronostiquant une prompte guérison. Peu de jours après, j'appris qu'elle était morte.

Je fis présent à mon hôte de deux talari; ce présent disproportionné réveilla en lui la cupidité du trafiquant et il me dit en m'accompagnant, que le maître de la mule qu'il venait de me procurer exigeait un prix supérieur au prix convenu. Comme je savais que la mule lui appartenait, je mis aussitôt pied à terre, et le laissant tout confus de voir sa ruse éventée, je repris mon chemin, en maudissant Kaï-Bahri et son hospitalité mercantile.

À la fraîcheur matinale avait succédé une chaleur incommode: nous ne marchions plus qu'avec peine. Près du village de Maloksito, nous trouvâmes à louer une mule; Samson n'en pouvant plus, demanda à me rejoindre le lendemain, et avant le coucher du soleil, j'entrai seul à Adwa, où je revis avec plaisir le Père Sapeto.

J'éprouvai quelque difficulté à me procurer un drogman parlant l'arabe et l'amarigna. Depuis Halaïe, en marchant vers l'intérieur, l'arabe n'est plus compris, si ce n'est par quelques trafiquants musulmans. Jusqu'à la rivière le Takkazé, le tigraïen est la langue usuelle. Le Dedjadj Oubié, originaire du Samen, situé à l'ouest du Takkazé, où l'on ne parle que l'amarigna, venait d'étendre sa domination sur une portion importante du Tigraïe, et c'était une grande cause d'irritation pour les Tigraïens d'être obligés, dans leurs rapports avec l'autorité, de se servir de l'amarigna, ou bien de parler par interprètes.

Je me rendis le lendemain au camp d'Oubié, et je fus introduit presque immédiatement. Je trouvai le prince assis sur un tapis à terre, au milieu de femmes qui lui tressaient les cheveux. Il parut prendre intérêt au récit de mon évasion de Maïe-Ouraïe et me dit qu'il me savait beaucoup de gré d'avoir mis mon espérance en lui. Il me fit apporter à déjeuner et, honneur qu'il n'accordait à personne, il me servit de ses propres mains.

Avant de me donner mon congé, il fit soulever la portière d'entrée, m'indiqua deux hommes à cheval sur la place et me dit:

—Voilà les messagers que j'envoie au Dedjadj Kassa, pour le prier de faire escorter ta caravane jusqu'à ma frontière.

Je lui demandai la permission d'aller annoncer moi-même cette bonne nouvelle à mon frère, et présumant que ce dernier trouverait difficilement des porteurs, j'en engageai une trentaine en rentrant à Adwa, et sur-le-champ je partis avec eux pour Maïe-Ouraïe.

De son côté, mon frère avait travaillé aussi à sa délivrance: il avait fait offrir dix talari à Gabraïe, qui les accepta, tout en persistant à réclamer les deux fusils et le complément de la somme dont il prétendait nous imposer. Mon frère imagina alors d'ébranler l'obéissance qu'on avait eue jusque-là pour les ordres de Gabraïe, en faisant naître chez les paysans la crainte de déplaire au Dedjadj Kassa lui-même: il leur représenta qu'en l'empêchant de se rendre auprès de leur suzerain, ils le privaient d'un de nos trois beaux fusils de rempart que nous lui destinions. Les paysans, après délibération, le laissèrent partir sous bonne escorte. Enchanté du fusil de rempart, le Dedjadj Kassa fit à mon frère une excellente réception; il manda Gabraïe, le réprimanda et lui fit restituer les dix talari; mon frère les fit donner immédiatement à l'église du lieu. On servit un repas, et tout allait pour le mieux, lorsqu'un des principaux seigneurs de la cour, mû par une curiosité indiscrète, s'avisa de toucher à la barbe naissante de mon frère; celui-ci répondit par un soufflet. Heureusement, le Dedjadj Kassa apaisa l'émotion de ses gens, fit faire des excuses à mon frère et lui dit que la privauté dont il s'était offensé était sans conséquence; puis, après l'avoir comblé de prévenances, il le renvoya, avec un soldat chargé de l'accompagner et de faire transporter ses bagages par corvées, de village en village, jusqu'à la frontière du Dedjadj Oubié. Mon frère retourna à Maïe-Ouraïe d'où il se mit en route pour Adwa, et je le rejoignis avec mes trente porteurs, d'autant plus à propos qu'il n'avançait qu'avec la plus grande peine, à cause de la difficulté, qui se renouvelait à chaque village, de réunir les paysans de corvée.

Deux jours après nous entrâmes enfin à Adwa. La route de Halaïe à Adwa se fait ordinairement en trois jours; nous y avions mis presque un mois; mais notre fermeté à résister à une demande injuste avait eu du retentissement et commençait déjà à nous valoir les égards dont nous avons joui depuis dans nos voyages.

Comme il convenait d'annoncer sans retard au prince notre heureuse arrivée, je me rendis dès le lendemain chez lui. Il était campé à quelques kilomètres d'Adwa sur une colline; l'armée campait autour, sur des terrains nus, accidentés, mais à proximité de sources et de bons pâturages; les principaux feudataires étant dispersés dans leurs seigneuries, il n'y avait guère là plus de 10,000 hommes. Le camp était composé de plusieurs enclos circulaires et contigus formés par des huttes rondes et revêtues de chaume; au milieu de chaque enclos composé de 60 à 400 huttes, s'élevaient de une à six tentes pour les chefs. Au centre d'un de ces enclos formé d'environ 200 huttes habitées par les gens de service, se trouvait l'établissement personnel du Dedjadj Oubié. Cet établissement consistait en trois tentes dressées de front; sur leur droite un vaste hangar construit en ramée, et, derrière, deux huttes spacieuses. Les tentes lui servaient de chapelle, de salle d'audience et d'antichambre; le hangar, de salle de festin ou de grande réception; il passait la nuit dans une des huttes; l'autre, un peu à l'écart, gardée par des eunuques, était réservée à ses femmes. L'enclos n'avait qu'une seule entrée, en face des tentes. On ne voyait aux abords du camp ni postes, ni sentinelles, ni aucun indice de ces précautions habituelles à la vie militaire d'Europe.

Malgré un bourdonnement continu qui s'élevait de tous les quartiers, on sentait que la vie du camp était concentrée devant les tentes du prince, où plusieurs groupes de notables s'entretenaient d'un air circonspect. Un huissier, les épaules nues et une verge à la main, se tenait debout à la porte du hangar, ce qui dénotait que le prince s'y trouvait.

Je voulus entrer, mais l'huissier me barra le passage, en m'appuyant à deux mains sa verge sur la poitrine. Je le repoussai brutalement et il alla tomber contre un des poteaux de la porte. Mon interprète s'enfuit effaré, et tous les yeux se portèrent sur moi, pendant que l'huissier entrait en gesticulant chez le prince. Je compris, à l'ébahissement dont j'étais l'objet, que ma vivacité avait une portée sérieuse, et j'allai m'asseoir à l'écart sur une pierre. Bientôt un page sortant du hangar me fit signe d'approcher: mon drogman ne se décida qu'avec peine à me suivre et nous fûmes introduits.

Le prince, à demi étendu sur une couche élevée, présidait une réunion d'environ soixante hommes, assis par terre et vêtus de la toge blanche et du turban blanc particulier aux ecclésiastiques; son sabre, sa javeline et son bouclier orné de bosselures en vermeil étaient accrochés derrière lui; une quinzaine d'hommes, à la mâle tournure et à la chevelure tressée, se tenaient debout autour de sa couche, immobiles et respectueux. À l'autre bout du hangar, deux beaux chevaux gris pommelé étaient attachés à des piquets devant un monceau d'herbe fraîche qu'ils éparpillaient d'une lèvre repue. Après m'avoir considéré un instant, le prince me donna le bonjour, me fit signe de m'asseoir, et l'assemblée parut reprendre le cours d'une délibération. Pendant une grande heure, je dus me borner à observer; mon drogman, à qui je manifestais mon impatience, me faisait des gestes suppliants pour m'engager à attendre. Au centre de l'assemblée, deux personnages d'un âge avancé consultaient par moments un manuscrit in-folio; les assistants se levaient chacun à leur tour, semblaient émettre des considérants terminés par un avis et se rasseyaient, le silence reprenait, interrompu seulement par le bruit argentin des sonnailles des chevaux ou par la voix grêle et sèche d'Oubié.

Enfin, un vieillard se leva; et l'intérêt général parut s'accroître; il adressa quelques paroles au prince; ce dernier, promenant lentement ses regards sur tous, dit un seul mot, qui sembla causer une émotion pénible; le grand livre fut emporté; l'assemblée s'écoula silencieusement et fut accueillie au dehors par une sourde rumeur. Je restai seul en face du prince, avec mon drogman et les soldats qui entouraient sa couche. Sur son invitation, je m'approchai, et le remerciai d'avoir facilité mon arrivée et celle de mon frère, dont j'excusai l'absence en alléguant sa fatigue. Le prince était très-grave; il me congédia presque aussitôt, en me disant qu'il me ferait savoir le jour où je devrais lui présenter mon frère et le Père Sapeto.

À peine sorti, mon drogman poussa de gros soupirs comme un homme longtemps oppressé, et me dit:

—Étonnant! étonnant! j'en suis encore abasourdi! Avoir des yeux, des oreilles, des sens au complet, et n'en pas faire usage! Nos pères l'ont bien dit: Évite de prendre pour compagnon l'homme colère. Vous autres, Francs, vous êtes toujours bouillants. Jolie matinée que tu m'as faite là! Je l'ai échappé belle. Tu appelles donc à plaisir les catastrophes? Frapper un huissier, là, devant tout le monde, pour nous faire hacher sur place! Mais, apprends, jeune imberbe, que celui qui voyage doit savoir dévorer un affront, s'il veut rentrer chez lui à la fin du jour. Est-il nécessaire de parler la langue des gens pour se rendre compte de ce qui se passe? Je vais t'expliquer, moi, ce que tu n'as pas su comprendre:

—Un chef important a voulu, ces jours derniers, entrer chez le prince: arrêté comme toi par l'huissier, comme toi il a osé lever sur lui la main; et aujourd'hui, à cette même place où vous avez l'un et l'autre commis le même méfait, on a tenu conseil, on a consulté le livre de la Loi, et malgré la bravoure, le rang et la nombreuse parenté de l'accusé, là, sous tes yeux, on vient de le condamner à avoir la main coupée. L'exécution a eu lieu pendant que tu parlais au prince. Tu peux bien rendre grâce à la tolérance de ces barbares, qui n'ont voulu voir en toi que jeunesse et ignorance. Ils sont, en vérité, parfois meilleurs que nous tous.

Je l'apaisai en lui avouant ma légèreté, et nous rentrâmes à Adwa les meilleurs amis du monde.

Ce brave homme, âgé d'une soixantaine d'années, était natif de Bagdad, mais Arménien de nation. Me sachant en peine d'un drogman, il s'était obligeamment offert à m'accompagner chez le prince. Il parlait l'arménien, le turc, l'arabe, le persan, le skipétare, le grec et un peu l'amarigna et le tigraïen. Il avait parcouru, comme trafiquant, la Perse, la Circassie, la Turquie, l'Inde, les pays turkomans, toute l'Asie mineure, une partie de l'Arabie, et s'était enrichi et ruiné plusieurs fois. Venu par le Soudan en Éthiopie pour y chercher du l'or et des esclaves, il aperçut dans une caravane, en entrant à Gondar, une jeune sidama, s'en éprit sur-le-champ et dépensa, pour l'acheter, une partie de ses maigres ressources; le reste subvint aux dépenses de la lune de miel: il s'endetta même. Espérant obtenir quelque secours d'un orfèvre arménien établi à Adwa, il laissa l'esclave à Gondar en nantissement chez son hôte et partit. Son co-religionnaire l'accueillit et s'habitua tellement à lui, que moitié avarice, moitié sympathie, il ne voulut plus s'en séparer. La nourriture d'un homme coûte si peu dans le pays, et cet aventurier du négoce était si bavard, si plein d'humour et si fécond en anecdotes, qu'il était naturel de le retenir quand on le pouvait. À Adwa, il oublia ses rêves de fortune, et pendant six années, il regretta son esclave, qu'il parvint enfin à dégager des mains de son hôte de Gondar. Il est mort depuis, sur une barque qui le conduisait à Djiddah, où il projetait un dernier trafic.

Nous savions que le Dedjadj Oubié avait conçu de la jalousie au sujet du fusil de rempart donné par mon frère à son rival Kassa. Ces fusils se chargeaient par la culasse: nouveauté merveilleuse pour le pays. Nous savions également qu'il avait refusé aux missionnaires allemands la permission d'aller à Gondar, ville située dans les États de son suzerain nominal, le Ras-Aly, et comme nous désirions nous y rendre au plus tôt, nous jugeâmes prudent, pour ne point provoquer de nouveau sa jalousie, de lui faire présent, avec d'autres objets, des deux fusils de rempart qui nous restaient. Je me rendis donc à son camp, avec mon frère et le Père Sapeto, que je lui présentai. Il fut enchanté des fusils. Je les tirai en sa présence, en prenant pour but un groupe d'arbres tellement éloigné, que les assistants ne purent voir la poussière soulevée par les balles; à chaque coup ils regardaient, bouche béante, le Prince, comme pour savoir s'il n'y avait pas quelque tour d'escamotage de ma part; par politesse, on eut l'air d'ajouter foi à la portée que j'annonçais; mais le lendemain, un paysan étant venu montrer au prince des balles d'un calibre inusité, lancées, croyait-il, par quelque lutin, car il n'avait entendu aucune détonation, on reconnut mes projectiles, et le bruit se répandit que nous avions donné au Dedjazmatch des armes qui portaient sûrement la mort à une demi-journée de route. Le prince en conçut pour nous une amitié particulière, et envoya nous demander à plusieurs reprises en quoi il pourrait nous être agréable. Afin de mieux tenir en haleine ses bonnes dispositions, nous nous gardâmes d'en user; mais, ayant fait en secret nos préparatifs, environ un mois après, nous nous présentâmes chez lui, suivis de nos bagages, et comme si nous n'avions pas douté de son consentement, nous lui annonçâmes que nous allions à Gondar. Pris ainsi à l'improviste et embarrassé par notre assurance, il nous permit, bien malgré lui, de continuer notre route; il nous donna même un soldat pour nous escorter jusqu'aux frontières de ses États, qui s'étendaient jusqu'à une heure de marche de la ville de Gondar. Personne, dans Adwa n'avait cru à la possibilité de notre voyage à Gondar; car Oubié passait pour le moins affable des princes éthiopiens envers les étrangers, quoiqu'il tirât vanité de leur présence dans son pays, surtout quand ils exerçaient quelque art manuel ou se trouvaient à même de lui faire des présents. En le quittant, nous lui recommandâmes le Père Sapeto et il nous promit de lui accorder une protection spéciale.

Ayant réussi à introduire et à établir dans le Tigraïe un prêtre catholique, malgré les anciennes et sanguinaires prohibitions, il avait semblé que, pour confirmer ce premier avantage, le Père Sapeto ne pouvait mieux faire que de rester dans cette province, où il serait à portée de communiquer facilement avec l'Europe par Moussawa, de recevoir des secours, et d'accueillir d'autres missionnaires, si la Propagande décidait de donner suite à une mission commencée d'une façon si inespérée. Il fut convenu qu'avant d'exercer son ministère, ou de chercher à ramener les schismatiques, il s'adonnerait à l'étude de l'amarigna et du guez ou langue sacrée, tout en s'appliquant à se concilier le bon vouloir des habitants. Nous partageâmes nos ressources avec cet agréable compagnon, et nous le quittâmes à regret; dès lors, notre route se bifurqua pour toujours. Quelques mois après, mon frère arrivait à Rome, et la Congrégation des Lazaristes, autorisée par la Propagande, adjoignait d'autres missionnaires au Père Sapeto, pour continuer la mission en Tigraïe et en pays Amhara.

La journée était avancée lorsque nous quittâmes le camp du Prince. Ayant reconnu les inconvénients de nombreux bagages, nous les avions réduits à ce que nous pensions être le strict nécessaire; nous avions fait présent de nos deux tentes, et à l'exception des instruments d'astronomie de mon frère, tout était renfermé dans des outres de peau de chèvre, plus commodes à transporter et attirant moins l'attention que les malles ou les coffres. Nous n'avions plus que vingt suivants environ, tant porteurs que serviteurs. Le soldat d'Oubié nous faisait héberger chaque soir; à cet effet, il nous précédait de quelques centaines de mètres et s'enquérait auprès des paysans occupés aux champs, du nom du chef de la localité. Parfois, ceux-ci, devinant ses intentions, tiraient du pied; il les poursuivait, atteignait les moins lestes, et l'on riait de part et d'autre; mais ces débuts nous pronostiquaient ordinairement maigre chère. Nos porteurs déposaient leur charge sur le chango ou place du village: c'est le forum éthiopien, le lieu où se discutent les intérêts publics et privés; villes, bourgs, villages, les plus petits hameaux ont le leur. Notre soldat parcourait le village, annonçant à haute voix sa mission, puis, revenait s'accroupir auprès de nous, et quelquefois nous attendions longtemps que les habitants vinssent négocier. En tout pays, le laboureur est avare et madré; de plus, celui d'Éthiopie est particulièrement loquace. Un à un, ces braves gens s'assemblaient, discutaient d'abord avec le soldat d'Oubié, et s'entre-querellaient pour la répartition de nos gens, quelquefois endormis de fatigue; on les réveillait, on réunissait les bagages dans la maison qui nous était destinée, et chacun suivait le paysan chargé de l'héberger pour la nuit. Le Dedjadj Oubié avait recommandé de nous faire donner chaque soir un mouton; on nous servait du reste, six ou huit portions, tant en pain qu'en mets préparés; car, en Éthiopie, on mange toujours avec quelques-uns de ses serviteurs. D'ailleurs, il est d'usage de fournir le voyageur assez abondamment pour que, sur son repas du soir, il puisse réserver son déjeuner du lendemain. Entre Adwa et Gondar, une seule fois, les habitants refusèrent de nous recevoir, leur chef s'étant offensé d'une expression échappée à notre soldat; il nous fallut presque recourir à la violence pour qu'on nous permît d'entrer dans un parc de moutons pour nous y abriter contre les hyènes. La coutume est en pareil cas, d'intenter une action en dommages et intérêts, qui varient selon l'importance du voyageur. Quant à nous, malgré le vif désir de notre guide, nous ne voulûmes faire aucune plainte.

Nous arrivâmes à Gondar le 28 mai, sept jours après notre départ d'Adwa. Jusqu'alors Gondar n'avait été visité que par un très-petit nombre d'Européens, et cela à de longs intervalles. Cette ville, voisine des parties encore peu explorées de la haute Éthiopie, nous offrait plusieurs avantages pour nos investigations; son marché hebdomadaire, le plus important de l'Éthiopie, y attire des caravanes de toutes les parties de l'intérieur; aussi, avions-nous désiré d'en faire le point central de nos entreprises. En entrant en ville, nous nous fîmes conduire à la maison d'un des quatre Likaontes ou grands juges impériaux, nommé Atskou, qui passait pour aimer les étrangers et surtout les Européens.

Le Lik Atskou, qui parlait un peu l'arabe, vint nous accueillir sur le seuil de sa maison. C'était un homme d'environ soixante-dix ans, grand, d'une belle prestance, ayant le teint très-foncé et une physionomie douce et intelligente; il insista pour nous défrayer, nous et notre monde; et ce fut à grande peine que nous obtînmes le troisième jour de vivre désormais du nôtre. Mais il ne voulut jamais consentir à nous laisser chercher un logement ailleurs.

—Vous venez de bien loin, mes pauvres enfants; nous dit-il, et les hommes de notre ville sont si rapaces à regard des étrangers! C'est à moi de vous garder tant que vous resterez à Gondar.

Nous chargeâmes le soldat d'Oubié d'un message de remercîment pour son maître, et nous le congédiâmes en lui donnant, selon l'usage, une mule et quelques talari.

Durant notre séjour forcé dans la plaine d'Igr-Zabo, nous avions eu tout le loisir de réfléchir; l'expérience modifiait déjà nos opinions préconçues; la première effervescence commençait à s'apaiser, et notre voyage nous apparut sous des faces nouvelles. De Moussawa à Gondar, nous avions minutieusement relevé le pays à la boussole, mais les attractions magnétiques causées par la nature ferrugineuse du sol introduisaient dans ce travail des incertitudes dont les voyageurs feraient bien de se préoccuper davantage. Mon frère, reconnaissant d'ailleurs l'insuffisance de ses instruments, conçut l'idée de jeter les fondements d'une carte exacte du pays par la méthode qu'il appelle Géodésie expéditive, et il résolut de retourner en France pour se procurer des instruments qui n'avaient été jusque-là employés d'une manière continue par aucun voyageur en pays inconnus. On sait, en effet, que la plupart des cartes de ces pays sont rédigées tant bien que mal au moyen de journées de route, malaisées à bien estimer et corrigées, le plus souvent au hasard, par des observations astronomiques trop rares et qu'il est impossible de contrôler. D'autre part, des marchands d'esclaves venus de l'Afrique centrale nous ayant assuré qu'en Innarya coulait un fleuve large comme le fleuve Bleu et dont les eaux se déversaient dans le bassin de l'Égypte, il fut convenu que durant l'absence de mon frère, j'irais au moins jusqu'à Saka, capitale de l'Innarya; et pour mieux utiliser mon voyage, je m'exerçai sous sa direction à faire les observations d'astronomie nécessaires pour déterminer la position d'un lieu, ainsi que les observations météorologiques à continuer jusqu'à son retour. Nous étions au mois de juin; on entrait dans la saison des pluies hivernales; les chemins sont alors impraticables, les lits desséchés des ruisseaux, des torrents et des rivières s'emplissent et deviennent souvent autant d'obstacles dangereux; d'ailleurs, le Takkazé, qui sépare le pays de Tigraïe de celui de l'Amhara est infranchissable pendant sa crue, qui dure depuis le milieu du mois de Sénié, correspondant aux derniers jours de notre mois de juin, jusqu'au milieu du mois de Meuskeurrum, correspondant aux derniers jours de notre mois de septembre. Pendant la crue, les communications entre le Tigraïe et l'Amhara ne sont entretenues qu'à de longs intervalles par quelques messagers, excellents nageurs, qui malgré leur expérience, sont souvent entraînés par les crocodiles ou emportés par les eaux. La dernière caravane de la saison quitte Gondar pour Moussawa, de façon à arriver au Takkazé au plus tard le 19 juin; il ne me restait donc que quelques jours à jouir de la compagnie de mon frère.

Le Lik Atskou nous présenta à l'Atsé ou empereur; il nous présenta également à l'Itchagué ou chef de tout le clergé régulier de l'ancien Empire, ainsi qu'à quelques notables de Gondar.

Depuis quelque temps, le vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali, s'étant épris de l'idée de conquérir des mines d'or, ses pachas gouverneurs du Sennaar et des provinces environnantes, s'évertuaient à faire des expéditions contre les peuplades voisines. Ils ne découvraient pas de mines, mais ils se procuraient de l'or en ramenant des milliers de prisonniers qu'ils vendaient comme esclaves ou qu'ils incorporaient dans leurs régiments. Une de ces expéditions, dirigée contre la riche province de Dambya, voisine de Gondar, fut repoussée par le Dedjadj Conefo, gouverneur de ce pays au nom du Ras-Ali. Les Égyptiens, dit-on, perdirent dans la bataille 700 hommes de troupe régulière et un plus grand nombre d'irréguliers. Méhémet-Ali comptait venger cet échec, et, à l'époque de notre entrée dans le pays, il se formait au Sennaar un nouveau corps expéditionnaire qui devait s'emparer de Gondar. Les princes de l'Éthiopie chrétienne auraient aisément pu repousser l'invasion; mais la désunion était parmi eux, et les populations achevaient de se décourager aux bruits avant-coureurs des ennemis et de leurs engins de guerre dont ou exagérait les effets redoutables. À Gondar et dans les provinces, on ne s'entretenait que de ces choses, ce qui contribua à donner du retentissement à notre arrivée dans la capitale. L'Atsé, l'Itchagué, les notables, apprenant que mon frère retournait en France, décidèrent, en assemblée, d'en profiter pour faire un appel aux puissances chrétiennes de l'Europe. En conséquence, ils lui donnèrent deux lettres écrites au nom de la nation, l'une pour le roi de France, l'autre pour la reine d'Angleterre, et le supplièrent de ne rien négliger pour accomplir promptement sa mission, de laquelle dépendait, disaient-ils, le salut des chrétiens d'Éthiopie.

Avant de nous séparer, nous convînmes, mon frère et moi, de nous rejoindre, à un an de là, dans l'île de Moussawa; et il partit pour le Tigraïe avec une petite caravane, la dernière de la saison.

Dans mon inexpérience, douze mois me paraissaient plus que suffisants pour aller planter un guidon aux couleurs françaises sur un des pics des montagnes de la Lune, ou du moins pour atteindre aux régions où l'on place ordinairement ces montagnes; mais je comptais sans les obstacles que le voyageur rencontre dans cette partie de l'Afrique.

Il n'a pas, il est vrai, à affronter ces vastes déserts qui, dans d'autres régions de ce continent, forment des barrières si pénibles à franchir; les pays qu'il traverse sont presque partout fertiles et peuplés, mais la diversité des races, des religions, des langues, des mœurs, la multiplicité des rois, des princes et des petits despotes, les intérêts, les jalousies, les haines qui divisent les populations, les épidémies accidentelles ou périodiques, sont autant d'empêchements éventuels. À chaque étape, il peut être contraint de faire séjour, ou devenir victime de cette tendance qu'ont les indigènes de retenir l'étranger pour toujours; enfin, les races africaines habitant loin des côtes, regardent ordinairement le temps comme presque sans valeur; elles semblent vivre de forces mortes comme d'autres races de forces mouvantes, et, dans de telles conditions, l'activité individuelle risque trop souvent de s'épuiser contre la flaccidité qui l'environne. Entre autres faits résultant d'un pareil état de choses, on rapporte qu'une caravane de trafiquants a mis deux années pour faire la route de Basso en Gojam à Saka en Innarya, route que, dans des circonstances favorables, un bon piéton fait en quatre jours, la distance en ligne droite n'étant que de 233 kilomètres.

Mon frère parti, je dus aviser à mon hivernage. Le Lik Atskou entendait me garder dans sa maison, mais elle ne désemplissait pas de visiteurs attirés par l'originalité de son esprit, son érudition célèbre dans toute l'Éthiopie et les charmes de son langage. Je ne pouvais donc y vivre assez retiré à mon gré, et je fis construire à la hâte, dans un enclos attenant à sa cour, une spacieuse cabane couverte en chaume, où je m'installai avec ma mule; mes gens réparèrent pour eux-mêmes une hutte abandonnée appartenant à mon hôte. Domingo que mon frère avait voulu laisser auprès de moi, un drogman, deux jeunes hommes et une servante pour préparer notre nourriture, composaient alors toute ma maison.

Dès la fin de juin, les pluies me retinrent chez moi: ma visite quotidienne au Lik Atskou, une série d'observations météorologiques et des hauteurs de soleil, la lecture et quelques consultations médicales faisaient passer rapidement mes journées. Ce genre de vie confirma les habitants dans la haute opinion qu'ils s'étaient faite de mes lumières: malgré ma jeunesse, ils me tenaient pour astrologue et médecin savant; aussi bien, je possédais quelques drogues et une belle trousse d'instruments de chirurgie. Un incident qui eut lieu avant le départ de mon frère aurait dû pourtant leur faire ouvrir les yeux sur mon compte.

Un notable de la ville était venu me supplier de secourir un de ses parents qu'il aimait tendrement, disait-il. Je me rendis auprès du malade; il avait une descente du rectum, et je déclarai l'excision indispensable. Les parents effrayés me demandèrent l'emploi de moyens plus doux et m'objectèrent que les rebouteurs du pays étaient incapables d'une opération si délicate. Je leur dis qu'il n'y avait pas d'autres remède, j'offris d'opérer moi-même et j'envoyai quérir mes instruments. Mon plan était bien simple: produire un étranglement, trancher d'un coup de bistouri, cautériser avec un moxa et laisser la nature faire le reste. Ayant désigné mes aides et mis le sujet en posture, je déployai ma trousse devant l'assistance; l'aspect de mes instruments et mon aisance impitoyable augmentèrent l'émotion causée par les cris du patient qui se réclamait déjà de tous les saints. Les parents me prièrent de surseoir à l'opération;—avant d'en arriver là, ils essaieraient, dirent-ils, d'une neuvaine à Saint Takla Haïmanote.—Je m'offensai de leur manque de confiance et repliant prestement bagage, je sortis, bien aise au fond d'être affranchi d'une besogne peu agréable. De retour à notre maison, mon frère, un livre de médecine à la main, m'apprit que l'opération eût été mortelle. Cette leçon, que j'aurais pu payer d'une mort d'homme, mit un terme à mon outrecuidance chirurgicale, et dès-lors, je me bornai à donner de simples collyres, quelques remèdes peu dangereux, ou bien à conseiller des règles d'hygiène; et j'ai fréquemment vu guérir mes clients. Quant au malade qui opéra en moi ce changement de système, j'appris qu'il avait guéri tout seul.

Le Lik Atskou, lui, tirait vanité des cures qu'il m'arrivait de faire. Ce brave homme avait reçu chez lui le peu d'Européens venus à Gondar depuis le commencement du siècle: quelques Grecs, des Arméniens ou des soldats turcs qui, à la suite de méfaits, fuyaient la justice de Méhémet-Ali; en dernier lieu, un Allemand, ministre protestant, et un Français, MM. Samuel Gobat et Dufey, lui avaient donné de l'Europe une opinion favorable. Lorsque j'arrivai à Gondar, M. Dufey en était parti pour le Chawa depuis trois mois seulement, en promettant de revenir au printemps; entre autres objets qu'il avait laissés en dépôt chez le Lik Atskou, se trouvait un Ovide portant le timbre du collége de Henri IV, son nom et son numéro d'ordre écrits de sa main. Le nom, le numéro et jusqu'à l'écriture me firent reconnaître dans ce voyageur un camarade de collége perdu de vue dès nos basses classes. J'inscrivis mon nom en regard du sien, comptant qu'à son retour il se réjouirait comme moi d'une reconnaissance si lointaine. Mais Dufey ne devait plus revoir Gondar; du Chawa, il se rendit par une route inexplorée à Toudjourrah, sur le golfe d'Aden; il passa ensuite dans l'Yémen, puis à Djiddah; là, il fut repris par une de ces fièvres endémiques si communes dans les basses terres de l'Éthiopie. Il errait en délire dans les rues de Djiddah, où on le releva un jour sans connaissance dans le bazar. Il profita du départ d'une petite barque non pontée pour s'embarquer pour l'Égypte. En mer, les intempéries de la saison aggravèrent son mal, et, après une longue agonie, couché sur des ballots, au milieu des quolibets des matelots musulmans, il expira pendant qu'on jetait l'ancre à Kouçayr. Issah, notre agent consulaire, réclama ses restes et les fit enterrer dans le sable brûlant de cette plage aride.

M. Dufey a ouvert pour moi cette longue liste mortuaire sur laquelle devaient prendre place, durant mes voyages, tant d'êtres chers ou intéressants.

CHAPITRE II

TYPES ET COSTUMES.

En considérant les traits et les allures de la population éthiopienne, on est porté à admettre les traditions indigènes et celles qu'on trouve éparses encore parmi les Arabes de l'Yémen et de l'Hedjaz. Selon ceux-ci, l'Éthiopie aurait reçu des immigrations d'Arabes, de Grecs et de peuples venus du côté de l'Inde; les Éthiopiens, eux, avouent s'être incorporé quelques colonies grecques ou tout au moins venues des bords européens de la Méditerranée, et ils datent leur origine nationale de Ménilek, fils de Salomon et de la reine de Saba. Ils disent que, lorsque Ménilek quitta la Judée pour aller régner en Éthiopie, le roi, son père, prit les fils des lévites, de ses officiers et de ses notables pour en composer la maison ecclésiastique, civile et militaire de son fils, et qu'il lui adjoignit également un grand nombre des fils de ses sujets de toutes les classes. Ménilek, ayant navigué heureusement sur la mer Rouge, aurait abordé en Éthiopie et réparti sa petite armée dans le pays, lui donnant en sujétion les populations autochthones. Aujourd'hui encore, les vieilles familles éthiopiennes font remonter leur généalogie à ces colons issus d'Israël; elles se trouvent surtout dans les deugas ou hauts pays, en Tegraïe, en Samen, en Enderta, en Damote, en Begamdir, en Lasta et dans l'Amara.

Je n'aspire point à démontrer exactement les origines de ce peuple, non plus qu'à faire son anthropographie; mon but est de relater ses faits et ses gestes contemporains, et comme, dans le drame de la vie, il existe des corrélations étroites entre le physique de l'acteur et son rôle, je crois nécessaire de décrire l'Éthiopien tel qu'il frappe les yeux, et même de parler avec quelques détails de ses vêtements et des accessoires qu'il joint à sa personne, accessoires auxquels il communique quelque chose de sa personnalité et qui, par une réaction naturelle, ne sont peut-être pas sans influer à leur tour sur son être physique et moral.

Les Éthiopiens ont en général les traits de ce qu'on appelle communément la race caucasienne; souvent ils représentent le type des statues des Pharaons, ou bien la physionomie de l'Arabe et quelquefois du Cophte; on trouve aussi parmi eux des hommes rappelant par leurs types et leurs allures l'Indien de Coromandel et de Malabar, des physionomies juives du plus beau modèle, des sujets accusant à divers degrés l'immixtion du sang nègre, et enfin, dans les deux provinces Agaw, un type étrange, aux yeux relevés vers les tempes.

Les Éthiopiens sont d'une stature moyenne; leur ossature est plus légère que celle de l'Européen, leur carnation plutôt molle; leur angle facial est ouvert comme celui des Caucasiens et leur front développé; leurs attaches sont fines, leurs mains petites et bien faites, leurs membres inférieurs plutôt grêles. Ils ont en général le mollet placé trop haut, les genoux ou les pieds cagneux, le talon plutôt saillant, le pied charnu et plat et les jambes rarement velues; leur denture est presque toujours irréprochable et leur musculature moins saillante que chez l'Européen ou le nègre. On trouve parmi eux très-peu d'hommes contrefaits et peu d'une grande force musculaire; leurs formes se rapportent plutôt au type d'Apollon qu'à celui d'Hercule. Ils sont adroits, souples et gracieux dans leurs mouvements; ils ont la démarche libre, assurée, le geste sobre, distingué, sont peu aptes aux gros travaux, mais résistent admirablement à la faim et aux fatigues de longue durée. Leur peau, d'une douceur remarquable, fournit des spécimens de toutes les nuances de coloration, depuis le teint pâle ou légèrement cuivré du Chilien de souche espagnole, jusqu'au teint noir du Berberin ou du nègre; le teint bronze florentin est celui de la majorité. Il n'est pas rare de trouver des hommes d'une très-grande pureté de traits et des femmes d'une beauté accomplie. Ils ont plusieurs termes pour désigner les nuances de teint si diverses de leurs compatriotes et n'admirent que médiocrement le teint européen, qu'ils nomment teint rouge; ils prisent bien davantage le teint pâle légèrement doré. Du reste, dans leur pays, sous leur ciel inondé de lumière et dans leur atmosphère sèche et diaphane, le teint de l'Européen est loin d'être préférable: il se hâle et brunit, il est vrai, mais s'injecte inégalement et devient rouge par places, tandis que celui de l'indigène reflète la lumière d'une façon douce et harmonieuse.

Les Éthiopiens vont habituellement pieds et jambes nus; ce n'est que par exception qu'ils usent de chaussures. Quoique exposés à marcher sur les terrains les plus raboteux, les paysans et les soldats surtout mettent de l'amour-propre à ne point garantir leurs pieds. Ils regardent comme une preuve de santé et de virilité de pouvoir fouler impunément depuis le tapis moelleux des prairies, fréquentes dans les deugas ou hauts pays, jusqu'au sol calciné et brûlant des kouallas ou basses-terres, ordinairement parsemés d'épines et de cailloux anguleux; la plante de leurs pieds acquiert une épaisseur et une élasticité étonnantes pour ceux qui n'ont pas été à même de faire l'essai toujours pénible de marcher de la sorte. Les chefs et les hommes riches, allant habituellement à mule ou à cheval, ont les pieds moins endurcis que les hommes du commun, et, soit à la chasse, où il est presque toujours indispensable d'être pieds nus, soit au combat, lorsqu'ils sont forcés de mettre pied à terre en terrain difficile, ils éprouvent fatalement quelquefois l'effet de leurs habitudes sédentaires ou efféminées. De même que les Arabes, ils croient que la plante des pieds résiste en raison de l'état de santé des organes abdominaux et surtout de l'estomac; que l'homme chez lequel ces organes s'altèrent éprouve à la plante des pieds une impressionnabilité qui disparaît au retour de la santé. Les habitants des kouallas, exposés, à cause de la grande sécheresse du sol, à voir se fendiller la plante du pied, y remédient par des onctions grasses et mettent alors, jusqu'à guérison, des sandales ou une sandale seulement. Cette sandale consiste en deux ou trois semelles de cuir, brédies ensemble, et en lanières étroites formant un œillet pour recevoir le second doigt du pied et s'entrelaçant jusqu'à la hauteur de la cheville. Les trafiquants, les moines gyrovagues, les ecclésiastiques et les citadins se munissent ordinairement de sandales, lorsqu'ils ont à cheminer hors des villes, et souvent ils n'en chaussent qu'une à la fois, comme il est dit dans l'Énéïde. Les lépreux en portent presque toujours. Les femmes des classes inférieures semblent éprouver, moins encore que les hommes, la nécessité de la chaussure; les indigènes prétendent que cela provient de ce que la femme marche plus près de terre, d'une façon moins accentuée et que son pied s'échauffe moins. Quant aux femmes riches, leurs habitudes sédentaires et la réclusion dans laquelle elles vivent font que leurs pieds restent délicats; et dans la maison, elles font usage d'un véritable soulier en cuir, dont la forme est celle du calceus qu'on voit sur les monuments égyptiens et étrusques. Comme dans l'antiquité, elles abandonnent cette chaussure lorsqu'elles assistent au pleur funéraire d'un parent et lorsqu'elles prennent leurs repas. Les princes de la famille impériale, les juges de la cour suprême et quelques dignitaires ecclésiastiques portent aussi cette chaussure, mais plutôt comme marque de dignité, que par besoin réel; de même que les femmes riches, lorsqu'ils ont à faire une marche tant soit peu longue, ils montent toujours à mule: un domestique ou un esclave porte à la main, devant eux, leurs souliers, qu'ils ne pourraient, du reste, conserver à cheval, puisque leur étrier n'est fait que pour admettre l'orteil.

Les hommes ont une culotte en étoffe légère de coton blanc, soit demi-aisée comme nos culottes du dernier siècle et descendant comme elles jusqu'à la naissance du mollet, soit collante et s'arrêtant à quatre doigts au-dessus du genou. Dans la province du Chawa, quelques parties du Wallo et du Tegraïe et dans plusieurs kouallas, on donne de l'ampleur à ce vêtement jusqu'à en supprimer quelquefois la fourche; il a alors l'aspect d'un jupon court qui couvre des genoux à la taille où il est fixé au moyen d'une coulisse, et présente une ressemblance frappante avec le campestre, le cinctus et le semicinctium, vêtements des athlètes et des soldats représentés sur les anciens bas-reliefs grecs et romains. Ces dénominations me paraissent appliquées à des vêtements de même espèce, différant entre eux par le volume seulement. Par une corrélation singulière, dans les langues amarigna, tigrigna et galligna ou ilmorma, on désigne le cinctus par des expressions dont les racines sont analogues à celle du mot latin, et, de même que dans l'antiquité, il est surtout porté par les esclaves, les laboureurs, les chasseurs et les artisans dont le travail demande de l'activité, et, pendant leurs occupations, forme, avec une petite ceinture, leur unique vêtement. Les habitants des kouallas lui substituent un pagne ou pièce d'étoffe rectangulaire dont ils s'entourent le milieu du corps, reproduisant ainsi le vêtement qu'on voit dans les peintures étrusques et égyptiennes. Ils se servent aussi d'une pièce d'étoffe, ordinairement une petite ceinture, roulée autour de la taille, passée ensuite dans l'entre-jambe et rattachée à la ceinture. Ce vêtement paraît être le même que le subligar en usage parmi les gymnastes et athlètes de l'antiquité.

Les hommes portent une ceinture d'une étoffe semblable à celle des culottes, mais un peu plus forte; elle est large de une à deux coudées, c'est-à-dire de 46 à 92 centimètres; quant à sa longueur, elle varie, selon la mode, de 10 à 100 coudées, c'est-à-dire de 4 m. 60 à 46 mètres environ2. Les longues ceintures s'enroulant jusqu'à la hauteur du sein, forment un volume à la fois gênant et disgracieux, mais la mode éthiopienne est très-variable en ce point.

Note 2: (retour) Les mesures éthiopiennes sont la coudée, l'empan, le doigt, la semelle, la sommière et la corde.—Ces deux dernières mesures sont uniquement agraires et d'un usage peu fréquent; le nombre de coudées qui les composent varie de 8 à 24, selon les provinces. Malgré la différence de la taille des hommes, la longueur de la coudée ne varie guère qu'entre 45 et 47 centimètres.

La très-grande majorité des Éthiopiens ne porte ni tunique, ni chemise: les bras et les jambes restent nus.

La langue éthiopienne a un terme générique correspondant aux termes amictus et εφεστρις désignant, comme chez les anciens Romains et Grecs, tout vêtement de dessus, le substantif éthiopien étant au verbe qui a la même racine, absolument dans les mêmes rapports que les mots amictus et εφεστρις, aux verbes amicire et εφεννυσθαι. Ils emploient ce substantif pour désigner la pièce la plus importante de leur costume, celle qui le caractérise et justifie l'expression de gens togata qu'ils s'appliquent avec complaisance. Leur toge, en tissu de coton blanc, comme la toge antique à trois plagula décrite par Varron, est formée de trois lés cousus ensemble composant un rectangle d'environ 4 m. 80 sur 2 m. 80 de large, et orné, aux deux bouts, d'un liteau bleu ou écarlate tissé dans l'étoffe sur une largeur de 10 à 20 centimètres, correspondant au limbe qu'on voit sur les toges des anciens Grecs des deux sexes. La qualité de leurs toges est peu variée; la chaîne est toujours d'un fil plus fin et plus tors que celui de la trame qui ne l'est quelquefois que d'une manière inappréciable, et le tissu souple et élastique se prête admirablement aux draperies. La toge commune a un liteau très-étroit; elle est faite d'un coton écru, mal épluché, et dans des dimensions moindres en général que celles données plus haut; elle ne se vend qu'un talaro, et, dans quelques provinces, sert comme monnaie, et se détaille par huitièmes. Celles de qualité supérieure sont d'un coton blanc, choisi, à larges liteaux et se rapprochant ou dépassant un peu les proportions précitées; leur prix varie entre 2 et 5 talari; les plus belles rappellent au toucher le moelleux du châle de cachemire. Il y a aussi la toge de cérémonie ou toge d'honneur, ordinairement d'un tissu plus léger, plus fin; le liteau est en soie, tissé en losange ou en damier. Il y a en outre plusieurs toges différentes entre elles par leurs dimensions, depuis la toge ample de la province du Chawa et de quelques provinces occupées par les Gallas ou Ilmormas, jusqu'à la toge à deux lés faite d'une espèce de madapolam de fabrique américaine ou indigène; cette toge, toujours portée en simple, est en usage dans plusieurs districts kouallas voisins des frontières; les soldats la portent aussi quelquefois aux jours de combat ou de parade.

La toge à trois lés, de fabrique indigène, se porte toujours en double, ce qui la réduit à 2 m. 40 de haut sur 2 m. 80 de large; elle s'ajuste de beaucoup de façons, mais sans agrafe, broche ni attache, et couvre ordinairement depuis le cou jusqu'aux chevilles. Malgré l'adhérence et la souplesse de son tissu, elle exige un art ou une habitude telle, qu'il est très-rare qu'un étranger parvienne à s'en vêtir convenablement, nec fluat nec strangulet, selon l'expression de Quintilien, ce qui provoque chez les indigènes un sourire de dédain.

L'Européen, en arrivant dans le pays, est frappé de la variété des costumes; il sent que les vêtements sont à peu près les mêmes, mais il éprouve de l'embarras à discerner ce qui les différencie. Cela provient de ce qu'il arrive de pays, où la forme des vêtements plus ou moins amples est arrêtée à demeure par l'aiguille et les ciseaux, tandis qu'en Éthiopie, à l'exception de la ceinture et de la culotte, les ajustements divers sont composés de pièces d'étoffes rectangulaires, différentes de dimension seulement et offrant tous les aspects variés que permet la draperie. La confusion qui, à première vue, résulte de ces ajustements, donnerait peut-être la raison de l'embarras des antiquaires et de leur désaccord fréquent, touchant les costumes de l'antiquité grecque et romaine. Je ne sais si je m'abuse, mais mon séjour prolongé au milieu de peuples dont la manière de se vêtir offre des ressemblances frappantes avec celles des Grecs et des Romains, et l'usage que j'ai fait moi-même de leurs vêtements, me donnent à croire que beaucoup de leurs noms signifiaient, non des vêtements différents, mais différentes façons de draper le même vêtement3.

Note 3: (retour) Voir la note 1 à la fin du volume.

Au besoin, les Éthiopiens font de leur toge un tapis, une courte-pointe, une tenture ou une portière, comme le rapporte, pour les Grecs, Athénée; de même qu'Agamemnon, ils s'en servent comme de signal; elle leur sert à recueillir l'enfant à sa naissance; ils n'ont d'autre couverture durant leur sommeil et un pan de toge leur sert de linceul, comme il est dit dans Homère et Xénophon. Pour exprimer l'accueil le plus sincère et le plus dévoué, ils ont des expressions qui signifient étendre la toge le long du chemin sous les pas de celui qu'ils veulent honorer, rappelant ainsi les récits évangéliques de l'entrée du Sauveur dans Jérusalem. Veulent-ils courir, ils abandonnent leur toge ou l'enroulent autour du corps, comme il est rapporté dans l'Illiade. De même que chez les Romains et les Grecs, leur toge sert aux deux sexes; la femme de Phocion portait celle de ce grand homme. Les ménages éthiopiens, même aisés, en usent de même lorsque les époux sont unis, et le refus de Xanthippe de se vêtir de la toge de son immortel époux, suffirait seul aux yeux de tout Éthiopien pour donner la mesure de son caractère acariâtre et de la désunion qui affligeait le ménage de Socrate. Comme les Romains, ils ont soin, aux jours de fête, de revêtir une toge fraîchement lavée: et lorsqu'ils ont à répondre à une accusation grave, ils comparaissent avec une toge sale et les cheveux en désordre. Enfin, la célèbre statue d'Aristide de la collection Farnèse, les personnages qu'on voit sur les vases étrusques, les bas-reliefs représentant des femmes grecques ou romaines reproduisent exactement diverses façons de se draper des Éthiopiens modernes. La statue de l'Apollon jouant de la lyre, du Musée du Louvre, rappelle en tout, depuis la pose jusqu'aux plis de la toge, quelque trouvère éthiopien jouant devant ses maîtres. La statue de Polymnie reproduit également, avec une exactitude saisissante, quelque jeune Éthiopienne de bonne maison; de même les statues de Thalie, de la Vénus d'Arles et de Plotine. La statue d'Adorante, la toge ouverte sur la poitrine, ressemble en tout à une Éthiopienne qui aborde un ami. La toge éthiopienne à liteaux, celle qui est le plus universellement portée, ne serait peut-être que la toge-prétexte des anciens. D'après la tradition des Éthiopiens, cette toge n'était permise jadis qu'aux principaux magistrats, aux ecclésiastiques, aux hommes de marque et aux enfants de maison riche; on sait qu'à Rome, l'usage de la toge-prétexte était à peu près le même.

Les Éthiopiens, comme nous l'avons dit plus haut, quittent leur toge pour les travaux qui exigent un grand déploiement d'activité; ils la déposent pour combattre ou l'enroulent autour du corps, s'ils prévoient qu'ils ne reviendront pas à l'endroit où s'apprête la lutte; et ils s'encapuchonnent et s'enveloppent dans ses plis pour la nuit, après avoir ôté leurs vêtements de dessous.

Ils ont différentes façons de draper leur toge, selon qu'ils se présentent à l'église, devant un tribunal, devant un supérieur ou devant un égal, lorsqu'ils demandent justice ou parlent devant telle ou telle assemblée, lorsqu'ils se joignent à une réunion de deuil. Ils se découvrent la poitrine en partie pour répondre à un salut et manifestent, en se drapant de telle ou telle façon, le dédain, l'éveil, l'abandon de soi-même et les principaux sentiments qui agitent le cœur de l'homme. Souvent des accessoires identiques inspireront l'homme de la même façon, et sans avoir jamais entendu parler de la fin de César, plus d'un Éthiopien s'est couvert le visage d'un pan de sa toge, en mourant sous le fer d'assassins.

Je ne m'étendrai pas sur les avantages et les inconvénients d'un régime d'habillement si différent de celui qui est adopté en Europe; ils se déduisent naturellement de cette considération que l'habillement des peuples européens est composé de pièces façonnées par les ciseaux et l'aiguille pour des portions déterminées du corps, au lieu que le vêtement des Éthiopiens consiste principalement en pièces d'étoffe rectangulaires, susceptibles de s'adapter successivement à toutes les parties du corps. Ce dernier régime vestimental favorise bien plus que l'autre le langage du geste, si naturel à l'homme, langage que les anciens avaient soumis à des règles et porté à la hauteur d'un art, accroissant ainsi la puissance d'expression de la pensée, que les langues humaines sont si souvent insuffisantes à rendre. Je m'arrête au seuil d'un sujet si important et si vaste, laissant aux philosophes à y porter la lumière; et avant de reprendre mon récit, je prie de considérer que, si j'établis des rapprochements entre le vêtement éthiopien et celui des Étrusques, des Romains et des Grecs, ce n'est point pour faire montre de science et donner lieu à des scolies nouvelles, mais seulement pour contribuer à éclairer l'origine du peuple qui m'occupe, et en même temps mettre en éveil ceux qui s'adonnent à l'étude des usages antiques et qui, faute de les avoir expérimentés, comme moi, par eux-mêmes, en sont réduits à commenter les textes souvent obscurs et les représentations mortes souvent insuffisantes.

La plupart des Éthiopiens n'ont qu'une toge; à mesure que l'aisance leur arrive, ils en ajoutent d'abord une spécialement consacrée à leurs visites à l'église, puis une plus grossière pour la nuit et une plus épaisse pour l'hiver. À la dimension et aux draperies de la toge, bien plus qu'à sa qualité, on distingue de loin l'homme d'armes du paysan, l'artisan de l'homme d'étude, l'ecclésiastique du trafiquant, le musulman du chrétien, et souvent même l'on reconnaît l'habitant de telle ou telle province.

La toge donne une physionomie magistrale aux réunions, à l'orateur, à l'homme en prière; elle fait souvent ressembler les hommes endormis à des statues renversées, et rehausse singulièrement l'aspect qu'offre le cavalier chevauchant sur une belle monture. Elle semble moins inviter à l'égoïsme que nos vêtements ajustés formant une part strictement définie pour un seul individu. Il arrive journellement que l'Éthiopien étende un pan de sa toge sur un homme que son vêtement usé expose à la froidure, et il n'est pas rare qu'il en détache un lé pour couvrir la nudité de son semblable.

On fait usage en Éthiopie d'une pèlerine en peau préparée avec son poil. Ce vêtement de dimension très-variable est quelquefois fait de la peau d'un poulain mort-né, d'un chevreau, d'une once, d'un chat civet, d'une panthère, d'un lionceau, d'un veau, enfin de tous les animaux domestiques ou sauvages, dont le pelage est agréable à l'œil, à l'exception toutefois du chien et de l'hyène. La peau est taillée de façon à former cinq ou six bandelettes, qui tombent sur les reins et les côtés, et à ce que la peau des deux pattes de devant vienne se croiser sur la poitrine, comme dans la statuette de Cupidon-Hercule qu'on voit au Louvre. Les plus riches pèlerines sont faites en peau de mouton, doublées en soie écarlate et quelquefois rehaussées de bosselures en vermeil; elles viennent de la frontière N. O. du Wallo et de la petite province adjacente d'Amara, où sont soigneusement élevés des moutons à longue laine. Ces moutons fournissent une toison dont les mèches atteignent jusqu'à deux coudées et plus de longueur. La toison blanche dont les mèches dépassent une coudée est regardée comme la pèlerine la plus aristocratique; les toisons noires d'une à deux coudées de long sont plus communes et ordinairement soumises à une teinture qui embellit et égalise leur couleur. Les hommes de guerre, les cavaliers surtout, portent ce vêtement par dessus la toge pour l'assujétir ou pour se préserver du froid; les jeunes paysans et les chevriers n'ont souvent que ce seul vêtement et le portent en exomis, de façon à figurer exactement la mustruca en usage à Carthage. Comme il a été dit plus haut, les soldats déposent leur toge pour le combat, et, quand ils ont une pèlerine, ils la gardent, mais l'adaptent en exomis, c'est-à-dire qu'ils passent en dehors leur épaule droite pour assurer la liberté de leur bras droit. En entrant dans l'église ou dans la maison d'un supérieur, quand on comparaît devant un tribunal, il est d'usage d'ôter la pèlerine et de draper sa toge à la façon respectueuse. Il en est de même pour tout vêtement surajouté à la toge, que ce vêtement soit en peau ou en tissu de laine, comme ceux que les Éthiopiens mettent par-dessus la toge en hiver, et qui correspondent au lacerna ou au laena des cavaliers romains. Suétone rapporte que les chevaliers avaient l'habitude de se lever et d'enlever leur lacerne lorsque l'empereur Claudius entrait au théâtre; les Éthiopiens manifestent de la même façon leur respect à l'arrivée d'un haut personnage.

Lorsqu'ils veulent caractériser un peuple étranger, ils usent de locutions analogues aux locutions latines, gens togata ou gens non togata, et mentionnent en outre, ce qui, à leurs yeux, est une caractéristique très-importante, si le peuple en question porte ou ne porte pas la chevelure tressée.

Les cheveux des Éthiopiens sont noirs, frisent naturellement, et quand ils ne sont pas tressés, forment un crêpé qui dessine les contours du visage d'une façon fort gracieuse. Ils ont trois noms pour indiquer trois qualités principales de cheveux. Ils déprisent le cheveu fort, très crépu et se cassant avant d'atteindre une certaine longueur, et, quoique celui qui a de tels cheveux n'ait dans sa personne aucun signe qui ramène au type nègre, ils le regardent comme entaché de ce sang. Ils déprisent aussi le cheveu plat, et n'admirent que celui qui frise et atteint une longueur d'une quarantaine de centimètres. Presque tous les hommes de guerre portent les cheveux longs et tressés; leur coiffure exige un travail de plusieurs heures, aussi ne la renouvellent-ils guère plus de deux fois par mois. Elle consiste tantôt en nattes ou tresses coniques, larges comme des côtes de melon, partant du front et des tempes pour aboutir à la nuque où elles se terminent en tirebouchons tombant sur les épaules; tantôt en tresses fines et plates, suivant la même direction, ou bien en une seule tresse décrivant une spirale jusqu'au sommet de la tête; quelquefois aussi, elle consiste en boucles étagées pareilles au tortillement d'une grosse frange, ou à la vrille de la vigne. Ce dernier genre de coiffure, qui est représenté sur la colonne trajane, n'est guère adopté que par les paysans, francs-tenanciers de quelques frontières; quant aux autres modes de coiffures, elles sont représentées sur les bas-reliefs assyriens trouvés à Ninive.

Les tresses partent le plus près possible du cuir chevelu, et pour atténuer leur soulèvement résultant de la croissance, les coiffeuses tendent les cheveux au point de rendre les racines douloureuses et d'occasionner des maux de tête qui durent quelquefois un ou deux jours. Les nattes d'une coiffure fripée prennent trois ou quatre heures à défaire; afin de faire reposer les cheveux, on les attache pour un ou deux jours en touffe, soit à la corymbe, soit en tutule, ce qui rappelle, et d'une façon des plus gracieuses, certaines coiffures grecques et romaines. Pour préserver pendant leur sommeil l'intégrité de leur coiffure, ils font encore usage de l'antique oreiller de bois qui a la forme d'un croissant monté sur une tige à pied rond; cet oreiller figure souvent parmi les emblèmes et hiéroglyphes des monuments égyptiens.

Afin d'assurer à leurs enfants une belle chevelure, les mères ont grand soin de les raser fréquemment jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de sept à huit ans. Alors les enfants des notables et des hommes d'armes surtout portent une tresse, puis deux, puis trois, laissant une espèce de tonsure qui va se rétrécissant à mesure qu'ils avancent en âge. Cette coiffure, qui est peut-être celle de la jeune actrice ou mesocure antique, est portée par les adolescents des deux sexes jusqu'à l'âge de dix-huit ou vingt ans. Ils cessent alors de raser leur tonsure qu'ils ont rétrécie successivement jusqu'au diamètre d'une pièce de deux francs, et ils ne passeront plus le rasoir sur leur tête, si ce n'est à la mort d'un proche parent, d'un ami intime ou de leur maître.

Anciennement, l'homme libre et tenu au service de guerre avait seul le privilége de porter la chevelure tressée; chaque ennemi qu'il tuait ou faisait prisonnier lui donnait le droit d'ajouter une tresse, et dix faits d'armes de ce genre l'autorisaient à faire tresser sa chevelure entière. Depuis la chute de l'Empire, cet usage s'est relâché au point que quelques hommes des villes et quelques paysans, surtout ceux des districts frontières, portent les cheveux tressés. Les esclaves mâles observent seuls l'antique interdiction. Les paysans, les ecclésiastiques, les artisans, les trafiquants et les citadins portent les cheveux ras ou fort peu longs; quelques-uns d'entre eux, d'une nature belliqueuse, font tresser leurs cheveux et s'exposent ainsi à des querelles avec des hommes d'armes, comme on l'a vu en France lorsqu'à certaines époques les militaires voulaient s'arroger le droit exclusif de porter la moustache.

La sécheresse du climat rend presque nécessaire pour tous des onctions grasses; sans elles, le cuir chevelu devient douloureux, et les cheveux se cassent; aussi, les indigènes de toutes les classes, ceux mêmes qui se rasent les cheveux, s'oignent-ils la tête de beurre frais mêlé quelquefois à des parfums. Ces onctions leur sont indispensables pour prévenir ou atténuer les maux de tête, lorsqu'ils sortent des mains des coiffeuses. Ils prétendent prévenir également par ce moyen divers autres inconvénients, parmi lesquels ils comptent l'affaiblissement de l'ouïe et de la vue. Les soldats se beurrent souvent avec une abondance telle que le beurre leur coule sur les épaules, et que leurs vêtements en sont tout imprégnés.

La barbe des Éthiopiens est noire, naturellement bouclée, et n'atteint que très-rarement la longueur de celle de l'Européen. Contrairement à leur peu de goût pour la chevelure plate et longue de l'Européen, ils apprécient beaucoup la barbe noire, longue et droite, et, chose digne de remarque, aux yeux des indigènes observateurs, cette barbe est souvent l'indice d'un esprit plus apte aux spéculations de l'intelligence qu'aux préoccupations de la vie purement matérielle, et qui suit de préférence les voies synthétiques. Ce genre de barbe se rencontre plus souvent chez les ecclésiastiques que chez les hommes de guerre, ou chez les laboureurs. Les chrétiens laissent pousser leur barbe et leur moustache, et la raccourcissent fréquemment au moyen de ciseaux; les musulmans sont les seuls qui fassent usage du rasoir.

Tout Éthiopien chrétien porte au cou, comme signe de sa religion, un cordon en soie bleue. Cet usage vient de ce que le prêtre, en baptisant un enfant, lui passe au cou un cordon tricolore, comme emblème de la Trinité. Presque tous enfilent à ce cordon quelque amulette, quelque pierre d'abraxas, des margaritini ou quelque autre verroterie; d'autres y ajoutent un ou deux colliers formés de périaptes ou petites amulettes renfermées dans du maroquin rouge ou vert et consistant soit en volumens ou longues bandes de parchemin enroulées sur lesquelles sont écrites des formules de dévotion, rappelant les phylactères des anciens Grecs et Hébreux, soit en écorces, feuilles, herbes, racines ou autres substances magiques. Beaucoup d'Éthiopiens sont très-superstitieux; cependant, c'est surtout le désir d'embellir leur personne qui les engage à porter ces périaptes, qui sont relevés de distance en distance par des rassades de couleur éclatante, des grains de corail rouge, de pierre sanguine, d'ambre jaune, par des anneaux d'argent ou d'autres colifichets.

Presque tous portent un anneau au doigt: les pauvres en laiton, les riches en argent; ces derniers en mettent ordinairement de quatre à huit à la première phalange du petit doigt de la main gauche. Les princes seuls sont reçus à avoir ces anneaux en or.

L'habillement des femmes consiste en une stole ou tunique en étoffe de coton blanc, fort ample, traînante, à manches larges du haut et ajustées aux poignets, et en une toge semblable à celle des hommes, qu'elles revêtent par dessus et drapent de façon à lui donner tous les aspects de la toge ou péplum antique portée en Grèce par les deux sexes et souvent sans boucle par les femmes. Comme le dit Homère pour les femmes du haut rang dans l'antiquité, les Éthiopiennes riches portent leur toge traînante à terre. Les jeunes filles appartenant aux familles aisées ne portent en général que la tunique seule ou la toge seule, rappelant et justifiant ainsi les épithètes grecques μονοπεπλος et μονοχιτωνες appliquées aux jeunes filles Spartiates. Comme à Rome, les femmes mariées qui se respectent ne paraissent point en public sans une stole sous leur toge, rappelant ainsi l'épithète de stolata indiquant les matrones romaines par opposition aux mérétrices. Les Éthiopiennes qui accomplissent habituellement les travaux du ménage, mettent une petite ceinture au-dessous des seins, à la taille ou sur les hanches, correspondant à la position que les antiquaires donnent au cingulum, au zona et au cestus: ceintures des femmes antiques; quelquefois même, elles mettent deux ceintures, une sous les seins et l'autre sur les hanches4. Celles des classes riches portent des tuniques brodées en soie de diverses couleurs, rappelant aussi la tunica picta et la tunica palmata des anciens.

Note 4: (retour) Voir la note 2, à la fin du volume.

Les femmes montent à mule, à chevauchons, et mettent alors sous la stole des pantalons étroits du bas et descendant jusqu'aux talons; le bas de ces pantalons est souvent brodé en soie de diverses couleurs.

Lorsque les femmes de condition se présentent en public, elles s'encapuchonnent et se voilent d'un pan de la toge, de façon à ne laisser paraître que les yeux. Quelquefois, au lieu d'un pan de la toge, elles enroulent sur la tête une écharpe, de façon à couvrir le front et à laisser pendre les bouts par derrière; elles se tiennent alors le bas du visage caché dans un pli de la toge.

Les femmes de chefs mettent ordinairement par dessus la toge un petit burnous en soie richement brodé et souvent orné de bossettes en vermeil.

Les femmes disposent leurs cheveux de la même façon que les hommes et, à cet égard, ne sont point soumises comme eux aux restrictions qu'entraînent les diverses positions sociales. Les paysannes, les femmes d'artisans ou d'ecclésiastiques, les esclaves mêmes font tresser leurs cheveux aussi bien que les grandes dames. De même que les hommes, elles aiment à mettre dans leurs cheveux une longue épingle en corne de buffle ou en bois, à tête sculptée; les riches ont cette épingle en argent ou en vermeil, surmontée quelquefois d'une grosse tête en filigrane d'or. Elles portent aux mains une quantité de minces anneaux en argent, qu'elles disposent, comme les femmes de l'antiquité, à chaque phalange et phalangette; pour les faire ressortir davantage, elles les entremêlent d'anneaux en corne de buffle. Elles portent des anneaux, des boutons ou des pendants d'oreille à l'italienne. Elles mettent aux chevilles des périscélides formés d'une quantité de pendeloques en argent, de petits grains lenticulaires en argent également ou de menus grains de verroterie, et font usage de bracelets aux poignets et à la partie charnue du bras. Au beurre frais qu'elles prodiguent sur leur chevelure, elles mêlent de grossières essences venues d'Arabie, et elles mettent aussi des essences dans leurs amulettes. Les plus expertes en thymiatechnie se parfument le corps au moyen de fumigations savantes; d'autres remplacent quelquefois un bouton d'oreille par un clou de girofles. Beaucoup d'entre elles se peignent le bord des paupières avec de l'antimoine.

Comme on le pense bien, le costume des enfants est fort élémentaire. Un pan de la toge de la mère leur sert de langes, et lorsqu'ils peuvent se tenir debout, on leur met une tunique atteignant aux genoux. Dès quatre ou cinq ans, les enfants pauvres remplacent ce vêtement par une petite pièce d'étoffe rectangulaire, suffisant à peine quelquefois à leur couvrir le tronc, et pour la liberté de leurs jeux ils se drapent de préférence en suffibulum ou en chlamide; souvent même, comme dans les bas-reliefs antiques, ils vont tout nus, portant leur vêtement sur une épaule ou sur le bras comme un manipule. Les enfants des riches gardent la tunique plus longtemps et mettent par dessus une toge à liteaux, qui serait la toge prétexte s'ils la quittaient lorsqu'ils atteignent l'âge d'homme, d'autant plus qu'ils portent au cou la bulla en argent, comme les enfants des patriciens romains, et comme ceux-ci cessent de la porter lorsqu'ils deviennent pubères, justifiant jusqu'à ce jour l'appellation de hæres bullatus que Juvénal donnait aux enfants riches. Quelques-uns portent avec la bulle, une clochette et un collier formé de pendeloques en argent, au milieu desquelles se trouve toujours la bulla. Les enfants des classes inférieures portent un ornement du même genre fait en cuir, comme la bulla scortea de leurs pareils à Rome.

Le costume des ecclésiastiques consiste en un caleçon flottant, arrivant jusqu'à mi-jambe, fixé aux hanches par une ceinture étroite et longue seulement de quatre à cinq coudées; en une sorte de tunique étroite descendant jusqu'aux chevilles, à manches larges, sans poignets, dont le collet très-étroit tombe en deux pointes jusqu'à la ceinture, et en une toge dont la qualité varie selon leur état de fortune. Leur cordon de chrétienté est sans périaptes et sans amulettes. Ils se rasent fréquemment la chevelure et portent un turban volumineux et de forme particulière, par dessus une calotte de cotonnade. Les hauts dignitaires ecclésiastiques et les titulaires d'abbayes importantes portent par dessus la toge une espèce de burnous en drap bleu ou en soie brodée, semblable à celui des femmes de haut rang.

Tel est d'une façon générale, le costume du peuple éthiopien; la toge en est la pièce principale et fondamentale; quant aux pièces accessoires, elles varient selon les provinces et les exigences locales.

Il ne faut pas croire que ces vêtements, qui semblent calqués sur ceux de la plus haute antiquité, soient immutables et refusent satisfaction au goût de changement, grain de folie inné dans l'homme, qui fait en partie sa noblesse, son charme et peut-être aussi son danger. La mode règne en Éthiopie; ses décrets y sont souverains, ses caprices, ses extravagances même y sont accueillies. Les Éthiopiens qui ont si longtemps joui de grandes libertés politiques et civiles, ne s'astreindraient que difficilement à s'emprisonner dans des formes de costume invariables, et, dans cet ordre d'idées, de même qu'en Grèce et à Rome, leur costume, sans s'écarter complètement des grandes règles de l'esthétique, a l'avantage de se prêter aussi à cette inquiétude, à ces tâtonnements incessants de l'esprit humain, toujours à la recherche de la perfection.

Plus qu'ailleurs peut-être, en Éthiopie, les habitudes physiques et les tendances morales de l'homme se jugent d'après sa manière de porter ses vêtements: l'initiative en ce genre laissée à chacun concourt puissamment à développer le sentiment des formes et influe sur les manières et jusque sur le langage. On est frappé surtout de la dignité des assemblées; et, quand on est assez familiarisé avec la langue des Éthiopiens pour en apprécier les beautés, on est émerveillé quelquefois de l'élévation de leurs vues, de la convenance, de la mesure et des habiletés de langage qu'ils déploient naturellement.

CHAPITRE III

APERÇU GÉOGRAPHIQUE, ETHNOLOGIQUE ET HISTORIQUE. L'ANCIEN EMPIRE.

Les pluies hivernales avaient atteint leur plus grande intensité; il pleuvait quelquefois sans interruption pendant des journées entières, et le tonnerre grondait fréquemment. Un matin, le Lik Atskou vint m'annoncer que l'Atsé ou Empereur le faisait prier de m'engager à me rendre auprès de lui, pour donner mes soins à sa femme dangereusement malade, disait-il. Pour faire plaisir au Lik Atskou, je me rendis avec lui au palais.

Ce palais, bâti par des Portugais, il y a environ deux siècles, est situé au milieu de quartiers en ruine. Il consiste en une agglomération de bâtiments sans symétrie, terminés les uns en plates-formes bordées de créneaux, les autres en dômes ou en voûtes; autour, règne une enceinte spacieuse et irrégulière formée par une muraille crénelée, à marchepied, à meurtrières et tourelée de distance en distance; le bâtiment principal a pour façade une grosse et haute tour carrée, qui domine tout cet assemblage. De la salle de banquet et d'audience solennelle, il ne reste plus qu'un pan du mur de pignon, au milieu duquel la baie cintrée de la haute porte d'entrée se découpe sur le ciel. Les salles de bains, les étuves sont défoncées; les chambres des femmes n'abritent plus que les oiseaux de nuit; la trésorerie, le garde-meuble, les cuisines, les écuries, les appartements où les Empereurs se retiraient, dit-on, avec leurs familliers pour se reposer de la rigide étiquette de la cour, tout est inhabitable, et personne dans le pays n'était capable même de fabriquer la chaux pour réparer les dégâts causés par le temps. Une ancienne prison et la grande salle où se tenait le plaid impérial sont les seules parties bien conservées. Un vieillard de Gondar disait, en me racontant des anecdotes sur les Empereurs:

Dieu veut qu'au milieu de ces débris, la prison et la salle des plaids restent debout, pour témoigner contre les violences iniques de notre Famille impériale.

Les indigènes, quoique habitués aux aspects grandioses et austères de leur pays, s'arrêtent devant cette demeure avec un sentiment de mélancolie respectueuse; quant à l'Européen, il est surpris agréablement comme par une image de la patrie, mais bientôt, il cède aussi à la tristesse, en considérant ce palais mutilé, hautain encore, au milieu des humbles maisons de Gondar, comme un vétéran déguenillé, prêt à raconter aux enfants les guerres d'autrefois.

Le Lik Atskou s'arrêta sur le palier d'un large escalier extérieur; un enfant demi-nu nous ouvrit la grande porte d'une espèce de corps-de-garde, d'où il nous introduisit dans la salle des plaids, vaste pièce rectangulaire et dénudée, à l'extrémité de laquelle était accroupi sur un lit à baldaquin l'Atsé ou Empereur: Sahala Dinguil. Le Lik Atskou salua comme s'il se fût présenté devant le plus magnifique des Rois, et l'on nous fit asseoir par terre, sur un lambeau de natte.

Sahala Dinguil, vieillard d'environ soixante-dix ans, avait le teint coloré et presque aussi clair que celui d'un Européen, la chevelure crépue et blanche comme la neige, le front haut, uni, l'œil vif, la figure pleine et imberbe; toute sa personne un peu vulgaire était empreinte d'une jovialité sensuelle. Il trônait en toute sérénité sur un bois de lit indien, portant encore les restes d'une riche marqueterie en ivoire et en nacre; un tapis turc, râpé et trop étroit, laissait à découvert une partie des fonçailles. Quatre petits pages en haillons, un eunuque difforme et deux vieillards se tenaient immobiles et les yeux baissés de chaque côté du pauvre trône.

On me demanda quelque remède panchymagogue, quelque panacée infaillible, pour la femme de Sa Majesté, la mère de son héritier, son âme, sa vie, ajouta-t-on; mais on me décrivit la maladie en termes tellement discrets et vagues, que je dis que je ne prescrirais qu'après avoir vu la malade. Là-dessus, on se consulta d'un air mystérieux, et je fus confié à l'eunuque, qui m'introduisit seul dans le harem impérial. Il est de ces mots pleins d'enchantements pour un jeune homme et pleins de désillusions aussi. Je trouvai, couchée à côté d'un brasier ébréché, en terre cuite, une femme d'un âge mur, d'une corpulence formidable et d'une figure commune; son genre de maladie était à l'avenant: l'excès de nourriture l'avait réduite où elle en était. J'assurai à l'Empereur qu'elle guérirait sous peu, à condition d'observer un régime sévère.

En regagnant notre logis, le Lik Atskou s'égaya fort à la description de la maladie et de la personne de l'auguste patiente, qu'il n'avait jamais été admis à voir. Il me pria néanmoins de ne rien épargner pour la guérir; les ancêtres de la Famille impériale avaient toujours été, disait-il, généreux et bons envers les étrangers. Je songeai qu'effectivement, ils s'étaient montrés tels envers l'écossais Jacques Bruce, et pendant plus d'une semaine, deux fois le jour, malgré les pluies, j'allai exactement au palais. Ma grosse cliente se rétablissait à vue d'œil. L'Atsé me fit sonder relativement à mes honoraires: je refusai d'en recevoir; il feignit de croire sa dignité offensée et saisit la première occasion de rompre avec moi. La convalescente ne se soumettait qu'imparfaitement au régime prescrit. Un matin, je la trouvai plus souffrante, elle m'avoua avoir bu de l'eau-de-vie; je lui déclarai que je ne la reverrais que sur une nouvelle invitation de l'Empereur; et je ne fus pas rappelé.

Ce dénoûment était fort à ma convenance. Si la malade n'était pas radicalement guérie, ma médication expectante avait du moins écarté le danger et le public m'attribuait tous les honneurs de la guérison. J'avais d'ailleurs perdu le goût de faire le médicastre. Lorsque je devais entrer chez la malade ou la quitter, me présenter devant son Empereur ou me retirer, enfin, dès que je paraissais au palais, les quelques valets enhaillonnés, qui passaient leur temps à muser aux portes, prenaient des airs compassés, solennels, et j'avais à subir toutes les simagrées de l'étiquette de l'ancienne cour des Empereurs d'Éthiopie. Les premiers jours, cette mise en scène bouffonne m'avait fait pitié; mais sa répétition quotidienne m'était devenue désagréable. Plus tard, m'étant initié à la langue, aux coutumes et aux traditions, je regrettai de ne m'être pas montré plus patient à l'égard de ces débris d'une famille de princes tombée, dit-on, d'une hauteur de 28 siècles. Mais avant de parler de cette famille impériale qui, chaque jour, comme une statue renversée de son piédestal, s'enlize davantage dans la poussière des temps, il convient de donner une idée de la base géographique sur laquelle, debout de générations en générations, elle a su, pendant que surgissaient et s'abîmaient tour à tour la plupart des dynasties souveraines du monde, diriger l'histoire de tant de peuples de l'Afrique orientale et de l'Arabie.

On s'est habitué, en Europe, à donner le nom d'Abyssinie à la portion indéfinie de l'Afrique orientale qui nous occupe, et sur laquelle, de toute antiquité, et même aujourd'hui, plane le nom primitif d'Éthiopie.

Les indigènes savent que les musulmans nomment leur pays el Habech, mais s'ils tolèrent ce nom dans la bouche des étrangers, c'est par courtoisie ou par pitié pour leur ignorance; eux-mêmes, pour la plupart, ne connaissent pas l'étymologie du mot Habech, mais ils sentent qu'elle est injurieuse pour eux. En effet, Habech, en arabe, s'emploie pour qualifier un ramassis de familles d'origines diverses ou bien de généalogie inconnue ou altérée; et parmi les races sémitiques, l'injure la plus mortifiante qu'on puisse faire à un homme ou à un peuple, est de dire qu'il ignore sa généalogie ou qu'elle est entachée de promiscuité, parce que, chez eux, les hommes de tous les rangs sont convaincus de l'existence d'une solidarité étroite non-seulement entre les vivants, mais surtout entre les vivants et leurs ancêtres. Du reste, quand on est initié à leur vie intime, on est journellement frappé des effets plus souvent bienfaisants que nuisibles de ce sentiment. L'Afrique orientale a servi de lieu d'établissement à plusieurs races, mais la grande majorité se rattache à la famille sémitique, d'après les caractères fournis par leurs idiômes, leurs langues, et, comme il a été dit, d'après leurs traditions. Cette origine suffirait seule à expliquer l'objection persistante des indigènes à la dénomination de Habechi.

L'adjectif Habechi, déformé par les Portugais, qui ont mis de côté la première lettre, et, selon leur usage, ont rendu le son ch par x, est devenu ainsi Abexim, en y joignant la finale portugaise; d'où, en usant à leur tour de la licence de transcription dont les Portugais leur avaient donné l'exemple, les copistes du seizième siècle ont fait le nom Abessinie devenu sans effort Abyssinie. Quelques auteurs allemands emploient encore la dénomination Habesch; les Anglais écrivent tantôt Abyssinia et tantôt Abessinia. Puis donc que les Arabes et les Européens, les peuples étrangers enfin, n'ont pu s'entendre sur la manière d'écrire une qualification injurieuse, convertie en désignation géographique, il paraît convenable de revenir au nom d'Éthiopie, par lequel tous les indigènes désignent leur patrie.

Quand on sait que ce peuple éthiopien rattache à la Judée ses origines historiques; qu'il justifie son nom par les textes bibliques, et qu'il pratique le Christianisme depuis le quatrième siècle; quand on songe que depuis cette époque, son pays a servi de lieu de refuge pour les mœurs et les idées chrétiennes; que les peuples d'Europe, quoique nombreux et aguerris, n'ont sauvegardées qu'avec tant de peine contre la propagande armée des musulmans, on s'apitoie de le voir, malgré ses protestations, dépouillé même de son nom, et l'on est peu disposé à conniver avec les Musulmans, pour substituer à une antique dénomination une désignation injurieuse, qui falsifie l'acte de naissance d'un peuple, l'allié le plus constant que nous ayions en Afrique pour le maintien de ces idées chrétiennes, qui sont notre gloire, la base et l'essence progressive de nos sociétés.

On peut objecter que le nom d'Éthiopie est d'origine grecque, mais les contre-objections ne manquent pas; d'ailleurs, ce qui paraît dominer toute considération, c'est que ce nom est le plus ancien et le seul usité dans le pays.

À défaut d'une définition plus précise de l'Éthiopie, on est tenté de suivre l'exemple des Romains, qui avaient divisé la Gaule en Gallia togata, Gallia braccata, Gallia comata, et de dire que l'Éthiopie comprend la partie de l'Afrique orientale dont les habitants portent la toge; cette Africa togata aurait du moins l'avantage de comprendre presque toutes les contrées africaines jadis soumises à l'autorité de l'Atsé ou Empereur, et d'être conforme à une locution employée actuellement par les Éthiopiens, sinon pour définir, du moins pour caractériser leur pays.

L'érudit géographe Ritter a défini en deux mots le caractère le plus saillant, non peut-être de toute l'Afrique, comme il le dit, mais de la portion orientale qui nous occupe; il partage le pays en terres hautes et terres plates. Il serait plus exact de dire contrées hautes et contrées basses, et, comme ces deux idées doivent entrer fréquemment dans les descriptions du pays, nous emprunterons à la langue amarigna, langue la plus généralement parlée en Éthiopie, les termes de relation deuga et koualla5; celui-ci désignant des contrées dont les plus hautes ne dépassent guère 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, et dont les plus basses sont affaissées au-dessous même de ce niveau; celui-là, des contrées élevées à 2,400 mètres au moins au-dessus du niveau de l'Océan. Ces termes deuga et koualla correspondent aux termes arabes nedjd et tahama, qu'on pourrait à la rigueur exprimer en anglais par les mots high-land et low-land. Si la contrée est d'altitude mitoyenne, c'est-à-dire de 2,000 à 2,400 mètres environ, les Éthiopiens lui donnent le nom de woïna-deuga, ou deuga susceptible de produire la vigne; ils donnent le nom de beurha aux kouallas les plus bas, et en Gojam, celui de tchoké aux deugas d'une altitude de plus de 3,000 mètres; mais on peut dire que les deux désignations génériques servant à fixer l'esprit au sujet de l'altitude d'une contrée sont deuga et koualla.

Note 5: (retour) Pour ne pas élever une discussion analogue à la mémorable et malheureuse querelle de Ramus, à propos de la prononciation de la lettre u placée après q, et pour ne pas enfreindre l'usage grammatical qui veut qu'en français le q soit toujours suivi d'un u au commencement d'un mot, j'écris koualla, quoique le k français, comme le kh et le c dur, représente une articulation gutturale que nous ignorons, et qu'il me semble que si j'écrivais qoualla, la lettre q se rapprocherait davantage du k claqué que nous n'avons pas et qu'il faudrait pour mieux figurer la prononciation de ce mot.

Les Éthiopiens, dépourvus de mesures pour indiquer l'altitude d'un lieu, caractérisent habituellement les deugas et les kouallas par leurs productions les plus importantes du règne végétal; le deuga, par l'orge et la fève; le koualla, par le maïs, et surtout les nombreuses variétés de sorgho ou dourah des Arabes; les kouallas les plus bas, par le coton. Ils désignent aussi comme deuga, mais d'une façon moins absolue, la contrée où les moutons et les chevaux se reproduisent de préférence; et comme koualla, celle où les chèvres abondent. Par suite du spectacle habituel de contrées hautes et contrées basses, les indigènes sont, en général, assez au courant des productions zoologiques et botaniques dépendantes de la différence des altitudes; mais celles que je viens de nommer sont celles qu'ils emploient le plus fréquemment.

Les deugas sont balayés par des vents qui, en Afrique, bornent leurs brises rafraîchissantes aux parties élevées de l'atmosphère; l'air est frais, doux et sec; les sources sont fréquentes, et la végétation laisse des traces abondantes et vertes pendant presque toute l'année; les arbres sont d'un bois tendre, et la plupart des arbustes sont inermes, le feuillage est touffu, les feuilles sont légères, souples, de tons variés et doux à l'œil; le sol est mou, élastique, et pierreux. On voit, dans de vastes pâturages, le poulain folâtrant près des troupeaux de moutons et de bœufs-bisons aux allures majestueuses et au pelage d'une variété inconnue en Europe; la campagne abonde en grandes perdrix rouges; le bouquetin prospère aux flancs des précipices, et le sanglier à masque atteint une taille prodigieuse; les troupes de singes n'y apparaissent que de passage; les scorpions et les reptiles sont rares; leur venin est peu dangereux; l'hyène et le chacal y vivent discrètement, et le grand lion à crinière noire n'y est signalé que de loin en loin.

Dans les kouallas, au contraire, le vent n'est qu'à l'état de brise intermittente et à directions incertaines; le plus souvent, l'air s'y meut sous forme de révolin; à cause du voisinage des deugas, il y forme fréquemment des tourbillons, et, dans les lits encaissés des rivières, le vent y souffle quelquefois avec une furie impérieuse pendant un petit nombre de minutes. L'air, presque toujours chaud, est sec, comme sur les deugas, car une sécheresse permanente et bien sensible à toutes les muqueuses est le caractère le plus saillant du climat éthiopien. Aux nuits fraîches et sereines succèdent des journées durant lesquelles le sol s'échauffe quelquefois jusqu'à 75 degrés. Les sources sont plus rares que dans les hauts pays; la végétation, fougueuse et luxuriante au printemps, se dessèche rapidement aux rayons du soleil et n'offre, pendant plus de la moitié de l'année, que des tons fauves, relevés de distance en distance par quelque arbre gigantesque, aux feuilles épaisses, cassantes et d'un vert poussiéreux. Le bois des arbres est dense et noueux; lianes, arbustes, arbrisseaux, une multitude de plantes sèment de leurs épines acérées le sol durci, pierreux, et souvent profondément crevassé. Des herbes hautes à dissimuler un homme à cheval, couvrent de grands espaces; une étincelle suffit pour y allumer de vastes incendies, qui envahissent rapidement; aux crépitations, aux craquements sinistres de ces embrasements subits, les carnassiers terrifiés fuient, et les reptiles sont dévorés par les flammes. La terre est ainsi purgée de quantité d'insectes venimeux et préparée à la recrudescence printanière, mais elle attriste le regard par ses tons roux, sombres, et ses arbres défeuillés aux troncs noircis.

On trouve dans les kouallas les plantes aromatiques, les bois odorants, des scorpions, d'autres insectes venimeux, ainsi que des variétés nombreuses de reptiles, depuis le boa jusqu'à un serpent gros comme le doigt, long d'une coudée à peine, dont la morsure cause la mort la plus rapide. Le bœuf est de petite taille, grêle, vif, d'un pelage fin, court et ordinairement clair. La vache donne très-peu de lait; en revanche, les troupeaux de chèvres s'accroissent rapidement, malgré les larcins fréquents des panthères, qui pullulent dans les anfractuosités des rochers. L'âne est la seule bête de somme; il est plus petit que sur les deugas, plus sobre, plus agile, son poil fin et court est mi-partie gris souris et ventre de biche.

Le cheval ne se reproduit que très-rarement dans les kouallas d'altitude mitoyenne et se reproduit quelquefois dans les kouallas les plus bas et les plus chauds dits beurha. Les hommes riches des bas pays l'importent souvent des deugas pour leur usage à la guerre; ils le choisissent de petite taille, le plus ardent possible, souvent même emporté, car son séjour en koualla, fait tomber sa fougue et le guérit ordinairement de l'habitude de prendre le mors aux dents. Son poil devient plus fin, sa robe plus soyeuse, son embonpoint disparaît; il vit moins longtemps, et, dans plusieurs kouallas d'altitude mitoyenne, il n'échappe que rarement à une maladie mortelle, ressemblant au farcin, mal dont il guérit si on l'envoie dans les pâturages d'un deuga élevé. Les indigènes assurent qu'on peut le soustraire à cette maladie, en l'empêchant de paître dans les kouallas où poussent une petite herbe garnie de longues épines et bien connue des cavaliers; ce qui semblerait donner raison à leur observation, c'est que cette herbe n'existe pas dans les kouallas dits beurha, et que les chevaux n'y sont point frappés de la maladie en question.

Les animaux sauvages, tels que les grandes et les petites antilopes, la gazelle et tous ses congénères, abondent. Les sangliers de taille moindre que ceux des deugas se multiplient étonnamment, quoique de nombreux lions en fassent leur proie habituelle: les hyènes et les chacals sont d'une férocité plus grande. Dans les kouallas les plus bas, dits beurha, on rencontre le buffle, le rhinocéros, l'éléphant, la girafe, l'autruche, l'onagre, l'hippopotame, le crocodile et bien d'autres animaux malfaisants. Ces quartiers sont souvent égayés par des bandes de grands singes cynocéphales, mis en fuite par la fronde des gardiens des plantations; ils s'arrêtent hors portée, s'entre-pillent les fruits de leurs larcins, cachés dans leurs joues, et regardant malicieusement le champ qu'ils ont dévasté, se réjouissent en cris et en gambades, pendant que les vieux de la bande, les stratéges, ont l'air de prendre gravement leurs mesures pour un nouveau plan de maraude.

Cette distribution de l'Éthiopie en deugas et kouallas, jointe à la périodicité de ses pluies, donne au régime de ses eaux un caractère spécial. Ailleurs, les cours d'eau arrosent et fertilisent; en Éthiopie, ils semblent distribués comme d'après un vaste système d'égouttement des terres ou drainage, et n'arrosant que leur lit, ils vont porter la fécondité aux terres de la Nubie et de l'Égypte, qui, sans ces cours d'eau, ne seraient qu'un désert aride. L'hiver, les cours d'eau des kouallas, augmentés de tous côtés par le regorgement des eaux pluviales des deugas, deviennent torrentueux, mais pendant l'été et l'automne, il ne reste que des lits quelquefois complètement desséchés; les sources sont rares, peu abondantes, de longs espaces en sont dépourvus. D'autre part, les kouallas qui ont des cours d'eau continus, un peu volumineux, sont frappés d'insalubrité. Les djins, disent les indigènes, veillent sur leurs bords pour frapper de fièvres pernicieuses ou typhoïdes, trop souvent mortelles, ceux que la fatigue, la fraîcheur et l'ombre convient à s'y livrer au repos. Les kouallas, même salubres, deviennent malsains lorsque les premières pluies de l'hiver humectent les terres altérées, et lorsque le soleil du printemps les dessèche de nouveau. Le séjour en deuga passe, au contraire, pour être toujours sain.

Du reste, même en Éthiopie, les termes deuga et koualla sont relatifs; telle contrée basse est quelquefois nommée deuga par ses voisins qui habitent un koualla plus profond encore, comme tel district deuga, sis à une altitude de plus de 2,000 mètres, est traité de koualla par ses voisins qui vivent sur des terres d'une altitude plus grande.

Réduit à sa dernière expression, le deuga est un plateau borné par des précipices dont l'escarpement est souvent tel, qu'on peut s'asseoir sur le bord, les jambes pendantes dans le vide, comme si l'on occupait la margelle d'un puits. On trouve quelquefois, dressé abruptement au milieu d'un koualla, un deuga de la plus petite échelle, rendu inabordable par la main de l'homme; ce deuga en miniature devient un mont-fort, forteresse naturelle, dont les hill-forts de l'Inde ou la forteresse de Kœnigstein, en Saxe, donnera l'idée exacte. Quelques-uns de ces mont-forts, hauts de plusieurs centaines de mètres, ont comme la forteresse de Kœnigstein, un sommet assez étendu, des sources et des terres arables suffisantes pour nourrir une bonne garnison; aussi les rebelles et les ambitieux ne négligent-ils rien pour se procurer ces forteresses, dont la plupart sont inexpugnables pour les troupes éthiopiennes. Après avoir grimpé le long d'un sentier raide, étroit et tortueux, il faut quelquefois se faire hisser par une corde pour arriver à la plaine du sommet; les débouchés de ces sentiers sont ordinairement garnis de blocs de pierre, retenus par des courroies qu'il suffit de couper pour écraser les assaillants. Quelques mont-forts, dépourvus de sources ou de terres arables, ne servent que comme lieu de retraite passagère. Les principaux mont-forts de l'Éthiopie sont dans l'Enderta, le Lasta, l'Idjou, le Samen, le Tagadé, le Wolkaïte, le Dambya, le Wadla, le Wara-Himano, le Gojam. Parmi les plus petits, on peut citer celui de Wohéni, près de Gondar, espèce de colonne carrée et gigantesque, haute de trois cents mètres; son sommet étroit servait de prison pour les membres de la famille impériale que la jalousie ombrageuse du souverain y maintenait somptueusement pendant toute leur vie. Dans des proportions plus restreintes encore, ces curieux accidents de terrain ne forment plus que des obélisques naturels, comme le mont Chamo, en Begamdir, et l'on peut supposer que le souvenir de ces aiguilles naturelles ait inspiré aux Égyptiens l'idée de leurs obélisques, s'il est vrai, comme le rapportent les anciens et comme le dit encore la tradition, que l'Égypte ait été peuplée par des émigrants de la Haute-Éthiopie.

Après cet aperçu de la configuration du pays, j'essaierai, en suivant les données géographiques recueillies par mon frère, d'en indiquer les frontières. Cette tâche est d'autant plus difficile, que les cartes et les renseignements à cet égard manquent, et que les traditions sont vagues et malaisées à contrôler; aussi, en cherchant à délimiter le vieil empire d'Éthiopie, j'ai plutôt l'ambition de provoquer des études à faire, que de bien donner les noms et les directions des lignes de frontières, avec la précision que demande la science en Europe. Ce qui excusera d'ailleurs le vague de la délinéation qui va suivre, c'est l'usage des peuples africains de terminer un pays par une frontière indéfinie, mobile, élastique. Un des caractères les plus communs à ces peuples est de chercher l'isolement; ils semblent redouter de confiner de près avec une nation quelconque, et s'en séparent au moyen de larges frontières formées par des hernes ou terres abandonnées, dont le seul roi est la force, suivant l'expression des indigènes; si leur puissance s'accroît, ils étendent la culture sur la lisière de ces hernes, ravagent et dépeuplent la lisière opposée, poussant ainsi, pour s'agrandir, le désert devant eux. Les nations voisines usent de représailles, et selon les fluctuations de ces guerres, qui ne finissent quelquefois que longtemps après l'extinction des générations qui les ont commencées, la ligne frontière proprement dite se déplace continuellement; enfin, la guerre, mal sporadique en Europe, étant endémique sur le continent africain, il en résulte naturellement que les frontières des États sont toujours en état d'expansion ou de rétrécissement. En Éthiopie, les limites indiquées par la nature sont insuffisantes à comprimer ce double mouvement. Il n'y a pas encore quinze années que les hernes produites par les guerres s'étendaient sur l'un et l'autre versant de la chaîne à l'ouest de Moussawa, occupée par les Akala-Gonzaï. La rivière Béchelo, et même l'Abbaïe ou fleuve Bleu, n'empêchent point les adversaires de l'un et l'autre bord de chercher à s'étendre en faisant le désert au delà de l'un ou de l'autre bord de ces rivières. Il importe aussi de ne point perdre de vue qu'en Éthiopie, la population étant moins dense qu'en Europe, ses déplacements, par suite de famine, de guerre ou pour d'autres motifs, sont bien plus fréquents. Le sentiment patriotique de l'Européen tient plus du sol, celui de l'Éthiopien, de la race; et si, en Europe, on a pu dire qu'on emportait la patrie à la semelle de ses chaussures, cette image est bien plus vraie, appliquée aux Africains et même aux Asiatiques. En Éthiopie, un des désespoirs du voyageur, qui croit connaître le pays, est d'apprendre, quelquefois à l'improviste, que telle petite communauté, comprenant une famille, une portion de village, un village entier ou même un district, est d'une origine distincte de la population qui les entoure. Cette communauté, débris quelquefois d'une race lointaine ou disparue, du jour où elle a pris racine aux lieux où on la trouve, s'est conformée aux lois et manières d'être de ses nouveaux voisins, en tout ce qui est nécessaire pour la relier politiquement et civilement avec eux; mais comme pour ne point se dégrader en reniant complètement ses pères, elle a depuis des générations conservé précieusement quelques traits de leurs mœurs ou de leurs coutumes, qui témoignent de sa descendance. Les Éthiopiens ont une aversion instinctive pour l'uniformité civile ou administrative; ils la regardent comme un moyen et aussi un effet de la tyrannie. La configuration et la disposition de leur territoire, qui offre partout des points de résistance, et le manque de grandes routes semblent avoir servi à confirmer et à assurer leurs libertés locales, comme à empêcher la concentration permanente de la puissance impériale. C'est ainsi que ce peuple a pu durer jusqu'à ce jour, car la centralisation du pouvoir d'une nation prépare et facilite son asservissement ou sa conquête. Les montagnes, les accidents de terrain, les arbres et jusqu'aux buissons, tempèrent, disent les Éthiopiens, l'effort des vents. Ils disent encore qu'il est aussi injuste et aussi insensé de vouloir assimiler toutes les parties d'un empire, que d'exiger des serviteurs d'une même maison qu'ils se dépouillent de leur physionomie et de leur caractère personnel, pour prendre une physionomie et une manière d'être uniformes; ils prétendent que le maître est alors moins bien servi, et ils traitent de renégat la communauté ou le serviteur qui se prête à ces assimilations despotiques.

Faisant la part des restrictions résultant de cet état de choses, suivons le pourtour de l'ancien Empire d'Éthiopie, en partant de la mer Rouge et marchant du nord vers les contrées du sud, de Badour ou Hakike, petit port au S. de Saouakin, jusqu'à Zoulla, près l'antique Adoulis; la côte est peuplée par les Tigrès, qui, sous le nom de Natabs, Hababs, Kacys, etc., forment diverses tribus de Sémites, dont la très-grande majorité a adopté l'Islamisme. Ces peuplades, devenues indépendantes au fur et à mesure de la décadence de l'Empire, forment entre elles une espèce de ligue et ne payent tribut qu'éventuellement aux gouverneurs éthiopiens du deuga dont les demandes deviennent par trop pressantes. À l'ouest du Tigré, et entre le deuga et la mer, sont les diverses tribus Sahos, vivant le plus souvent à l'état nomade à l'est de la crête de montagne ou plutôt de deuga qui court parallèlement à la côte; quelques-unes d'entre elles paissent annuellement leurs troupeaux sur le rebord ouest du deuga, chez les Akala-Gouzaï; ils payent alors tribut à la fois aux autorités du Tigré et à celles du Tegraïe. Au sud de ces tribus, se trouve le peuple Afar, dont on nomme plus de cent cinquante tribus, appelées jadis Maras, ou tribus par excellence; elles sont aujourd'hui nommées Taltals par les Tegraïens, et Danakils par les Arabes, qui, comme beaucoup d'Européens, donnent à la confédération entière le nom d'une tribu aujourd'hui insignifiante. Les Afars habitent un vaste koualla borné d'un côté par la mer, depuis Makannélé jusqu'aux environs de Toudjourrah, et de l'autre par le contour du deuga qui, dans les environs de Atsbi-Dara en Tegraïe, s'élève, dit-on, dans le mont Doa, jusqu'au delà de la limite des neiges perpétuelles, ce qui, de ce côté, formerait le point culminant de l'Afrique orientale. Les Afars qui habitent la côte sont musulmans zélés; vers l'intérieur, ils sont plus tièdes, et quelques-unes de leurs tribus sont même restées païennes ou mi-chrétiennes; aucun Afar n'a adopté, comme les Sahos d'Aliténa, le Christianisme. Il ne sera pas ici question des Somals ni des habitants d'Adar ou Harar, qui sont probablement de race gouragué, quoique les uns et les autres portent la toge. Il suffit de marcher vers l'Est, dans les profondeurs du pays Afar, qui occupe ces kouallas, pour rencontrer l'Anazo et d'autres rivières qui disparaissent, dit-on, dans les sables, ainsi que le puissant cours de l'Aouache, qui s'épanouit en lac et perd ainsi son caractère de rivière, avant d'atteindre le rivage de l'Océan. C'est sur les bords de l'Aouache que les Ilmormas, dits Gallas par les étrangers, ont pris naissance; leur langue, comme celle des Sahos, se rattache évidemment à l'idiome afar. Cédant à l'impulsion mystérieuse, mais incontestée, qu'un peuple reçoit du mélange d'un sang étranger, les Ilmormas se répandirent de tous les côtés, en envahissant les peuplades voisines, plus vieilles et par conséquent moins énergiques; ils se sont ainsi infiltrés entre les nations voisines qu'ils ont détruites ou refoulées. Les Somals seuls paraissent avoir échappé à leur invasion, et dans l'absence du tout voyage à l'Est du pays Gouragué, il est difficile d'affirmer la position de l'ancienne frontière de ce côté-là. Ce dernier peuple, qui parle un idiome quelque peu voisin de l'amarigna, occupe un des deugas les plus étendus de l'Éthiopie. Le Gouragué est le plus beau, le plus courageux et peut-être le plus indépendant des Africains orientaux; les constitutions politiques si remarquables qu'on attribue à ces huit ou neuf confédérations, allient bien leur sauvage liberté à leur dignité de chrétien. Il est probable que les Gouragués ont été jadis sujets des Empereurs, et le caractère de visage des membres de la famille impériale rappelle, du reste, le type gouragué. Au delà de ces peuplades, on en trouve d'autres qui sont indépendantes, sous le nom de Tambaros, réunies en monarchies dans le pays de Cambat, et que la tradition, d'accord cette fois avec l'histoire locale, faisait obéir autrefois au souverain d'Aksoum. Les Walaytsas, Gobos et Koullos actuels faisaient partie de l'ancienne province de Dawaro, plus compacte probablement et surtout plus étendue que les principautés actuelles, où l'on parle un idiome à part, et où les petites principautés paraissent s'être divisées par les incursions incessantes des Ilmormas. On ignore si les Touftés et les Yemmas et autres tribus dites Djandjéros obéissaient, dans leurs localités actuelles, à l'ancien Empire qui nous occupe. D'après la tradition, le deuga du Kafa, si remarquable par sa végétation tropicale et par l'indolence de ses habitants, n'a jamais appartenu à l'Empire; mais il faut y comprendre comme frontière la grande forêt qui s'étend du Kafa jusqu'au deuga du Guéra, la plus haute terre du Gouma, le pays Chinacha-Dafilo, et toutes ces pentes terminées d'ailleurs abruptement du côté du koualla qui relie la haute terre du Damote à la plaine basse, où coule le grand bras oriental du fleuve Blanc. Peut-être est-il plus probable que ces pentes ont toujours été, comme aujourd'hui, à l'état de hernes frontières; peut-être faut-il, en remontant vers le nord, prendre comme limite la rivière Did-essa, dont le vrai cours embarrasse les géographes. Toutefois, ce qui milite contre cette opinion, c'est le fait bien constaté que le Sennaar appartenait aussi aux Empereurs, car pendant la saison pluvieuse ils envoyaient leurs mules de selle hiverner dans cette province. Puisque nous avons nommé ces rivières, disons aussi que l'invasion ilmorma paraît avoir refoulé dans leurs kouallas les Simitchos, qui parlent une langue très-voisine de celle d'Afillo, les Konfals, dont on ne connaît guère que le nom, les Kotelets, dont l'origine et les affinités sont inconnues, et peut-être les Tokquerouris, qui sont une vraie pierre d'achoppement pour l'ethnographie éthiopienne. Toutes les nations ci-dessus mentionnées sont de race rouge; mais sur la rive droite de l'Abbaïe, et bornés à l'Est par les hernes des Aouawas ou Agaws, vivent les Gouinzas, qui sont de véritables nègres. Sur la rive gauche de la même rivière, sont les Négayas, qui, bien que nègres aussi, sont peut-être complètement distincts de ceux qui viennent d'être nommés. Les Guinjars ou habitants de la Nubie, d'origine arabe et parlant encore un arabe corrompu, étaient autrefois, comme partiellement encore aujourd'hui, tributaires des chefs des deugas éthiopiens. En suivant vers l'Orient les hernes de l'Armatcho, en traversant la rivière Gouangué ou Atbara, les cours d'eau du Walhaÿt, qui finissent au Takkazé, on arrive chez ces tribus curieuses, qui, nègres pour les uns et rouges pour les autres, se divisent en Naras, Barias, Marias, noms qui représentent autant de peuplades indépendantes que de langues. Du reste, chacune des peuplades mentionnées dans cette énumération a une langue tout-à-fait distincte; il en est de même des Bidjas et Beni-Amer, qui ont obéi au roi d'Aksoum jusqu'au jour où le fanatisme musulman fit massacrer à Saouakin la grande caravane de chrétiens éthiopiens qui se rendait à Jérusalem. Les Bidjas sont les voisins des Tigrés, et on arrive ainsi au point d'où nous sommes partis. Dans l'intérieur de la vaste enceinte qui vient d'être tracée, vivent des restes de nations antiques, qui conservent encore des langues et même des religions distinctes, car, comme il a été dit plus haut, le travail de fusion qui plaît tant en Europe semble n'avoir jamais été du goût des Éthiopiens. Ainsi l'on trouve les Asguidés qui parlent encore le guez ou langue sacrée, qu'on ne parle plus sur le haut deuga; les Bilènes, identiques peut-être avec les Blemmyes des Romains; les Kamtas, qui perpétuent près du Lasta une des plus belles races de l'Afrique; les Gafates du Wadla, qui n'ont conservé de la langue antique d'autres vestiges que des chansons officielles, les Gafates du petit Damote, le Falacha et Quimante du Dambya, et les Sinitchos de la rive gauche de l'Abbaïe. Si l'on joint à tous ces noms de tribus ou de langues, les Tegraïens, les Amaras et les Ilmormas, l'on aura une idée sommaire de la diversité des sujets de l'ancien Empire éthiopien.

Avant de terminer cette description d'un pays encore peu connu, malgré tous nos efforts, il est bon d'insister sur un trait physique qui domine sur toute la partie occidentale et septentrionale de cette longue ligne de frontières. Là, les hernes n'ont pas été créées tout-à-fait par le génie de conquérants stupides: si ces hernes sont désertes, c'est qu'elles sont, aujourd'hui du moins, inhabitables; c'est qu'au milieu d'une végétation luxuriante, foulée seulement par la bête féroce ou par les rares caravanes de hardis trafiquants, des influences mystérieuses donnent, pendant dix mois de l'année, la mort aux voyageurs. En attendant que les hommes de l'art puissent aller savoir, sans y périr eux-mêmes, quel genre de maladie attend l'être humain qui traverse ces hernes, même en courant, on se bornera à émettre l'hypothèse que cette insalubrité a dû aider les Éthiopiens à résister aux Musulmans des kouallas et à garder les trésors sacrés de leurs libertés et de leur foi chrétienne.

Comme on doit le pressentir, la configuration de l'Éthiopie, formée de contrées d'altitudes si différentes: la température fraîche et uniforme de ses deugas ombreux, fertiles et si longtemps verdoyants; la froidure des contrées dites tchokés; la température brûlante des kouallas, dont la végétation luxuriante alterne avec la stérilité et la sécheresse la plus extrême; l'atmosphère tiède et voluptueuse qui caresse les woïna-deugas, où les villes surgissent de préférence, comme pour convier les compatriotes d'altitudes si opposées à s'entrevoir commodément; les variétés d'habitudes alimentaires et autres; enfin, l'action de climats si opposés, doivent, à la longue, influer de telle sorte sur le physique et le moral des habitants, que malgré une communauté de race, de religion, de lois et de mœurs, il s'établit entre eux des différences marquées.

L'homme des kouallas est de petite taille, souple, musculeux et bien pris; ses extrémités sont fines et sèches; il devient rarement obèse, souvent même il est comme frappé d'émaciation; il est en général plus barbu et velu que l'homme des deugas; sa tête est petite, son visage court, son teint, selon les indigènes, tend à se foncer, et ses cheveux à devenir épais et rudes; sa denture est très-belle, ses yeux grands; il a les traits accentués, le front souvent fuyant, le nez ordinairement droit, petit, aux ailes grandes et mobiles, et très-rarement aquilin.

L'homme des deugas est d'une taille plus élevée, d'une ossature relativement forte, ses extrémités sont grandes et charnues, ses muscles peu apparents et ses chairs abondantes; son teint est souvent aussi foncé, mais sur ces hauts plateaux l'on trouve plus fréquemment les femmes au teint clair, mat, légèrement doré, se rapprochant, comme il a été dit, du teint européen. Les mauvaises dentures, très-rares en Éthiopie, se trouvent plutôt chez le natif du deuga, dont les dents sont, en général, moins remarquablement belles; son visage est plus souvent oblong que rond; son front large et haut; l'angle facial ouvert; les yeux moins grands, le nez plus développé et quelquefois aquilin.

La physionomie de l'homme des kouallas est expressive; son regard mobile, ardent; ses gestes et sa démarche trahissent la vivacité de ses impressions; aussi, manque-t-il ordinairement de cette dignité de maintien résultant de la possession de soi-même. Il est abrupte dans ses façons, original dans ses habitudes, persiffleur, goguenard et tapageur; il parle haut, son élocution est rapide et figurée; son organe vibrant, souple, musical, sa prononciation claire et sa voix blanche; ses lèvres sont plutôt minces. Lorsqu'il a le don de la parole, il surprend, touche et remue plutôt peut-être que son compatriote des hauts pays; mais il est enclin à corrompre la langue par des innovations pittoresques. Il passe pour être imprévoyant, susceptible, colère, franc, charitable, ostentateur, fantasque, actif et indolent par accès, peu soucieux de la vie et impétueux au combat. Il aime les longs festins, la parure, la danse, la musique, la poésie, et lorsqu'au milieu du silence embrasé du midi ou sur le soir, on entend dans la campagne une voix qui chante, c'est celle de quelque chevrier ou de quelque laboureur du koualla qui monte jusqu'à vous.

Sur le bord de son plateau, l'homme du deuga s'arrête, écoute et sourit de plaisir, mais aussi de dédain. Il est plus sobre de paroles et de gestes; il manifeste moins bruyamment les mouvements de son âme; sa physionomie et son maintien sont graves; le regard est plutôt contemplatif, l'organe lourd, voilé, il parle souvent en fausset; sa diction est lente, il affecte la rudesse, aime les formes concises, sentencieuses, corrompt la langue à sa manière, mais parle plus purement que l'homme du koualla. On dit que lorsqu'il a le don de l'éloquence, ce qui lui arrive plus rarement, il remue moins, mais domine et entraîne bien plus que son compatriote des kouallas. Il a la réputation d'être patient, mais de ne point oublier l'injure, d'être calculateur, économe, défiant, âpre au gain. Il est moins querelleur, moins hospitalier, moins vain, plus orgueilleux, plus processif, plus fourbe; ses sentiments religieux sont moins démonstratifs et il est moins encombré peut-être de superstitions. Il aime aussi la poésie et la musique et préfère les airs lents, tristes, et les pensées mélancoliques. Il est moins bon fantassin, moins bon pour fournir à un effort subit et attaquer une position, mais, quoique supportant moins bien les fatigues et les privations, il est plus apte à faire de longues campagnes, à combattre en ligne, et surtout à couvrir une retraite. Il mange, boit et dort plus que l'homme des contrées basses, et il vieillit bien moins vite, assure-t-on. Les indigènes disent qu'il n'est pas rare que le plus jeune d'une famille, native du deuga, après avoir vécu quelques années dans un koualla, reparaisse au milieu des siens, avec la chevelure et la barbe blanchies, tandis que ses frères commencent à peine à grisonner.

Les femmes des kouallas passent pour être les plus jolies, les plus attrayantes et savoir se draper avec le plus de coquetterie dans la toge; leur éclat est précoce, mais peu durable; leur accortise, la beauté de leur regard, la gracieuse souplesse de leur démarche, la perfection de leurs formes et la mobilité de leur caractère justifient, du reste, la jalousie proverbiale de leurs maris.

Les femmes des deugas, plus grandes, plus fortes, sont moins avenantes, moins gracieuses, moins fécondes, dit-on, mais plus laborieuses, plus économes, moins fantasques et plus soumises; belles plutôt que jolies, elles passent pour exercer des séductions moins entraînantes que les femmes des kouallas, mais elles conquièrent dans la famille une prépondérance plus durable.

Comme les libertés communales ont survécu à tous les bouleversements politiques, la famille est encore assez forte; la constitution du mariage civil dissoluble semble peu faite, il est vrai, pour la conserver dans cet état; aussi les us et coutumes ont-ils renforcé la puissance du père jusqu'au point de lui permettre, comme à Rome, de disposer de la vie de ses enfants. Au dire des indigènes, les familles des contrées kouallas, quoique fréquemment les plus nombreuses, se perpétuent moins, et les liens de famille sont moins forts que sur les hauts plateaux. Le père permet à l'enfant de développer sa personnalité de bonne heure, et, sinon en droit, en fait du moins l'émancipation a lieu bien plus tôt; la mère exerce moins d'empire dans la maison; les allures et les mœurs domestiques ont un caractère indépendant et moins respectueux.

En contrée deuga, au contraire, le père et la mère jouissent d'une autorité durable; on y remarque plus fréquemment le type de la matrone, siégeant depuis longtemps à l'arrière-plan de la vie, ou de l'aïeul conseillant et dirigeant la conduite des petits-fils.

On attribue cette différence à la pétulance et au peu de gravité des natifs du koualla, dispositions peu favorables à l'obéissance filiale comme au prestige de l'autorité paternelle; on l'attribue également, et avec plus de raison peut-être, à l'instabilité du foyer domestique. En effet, les contrées kouallas sont d'une fécondité prodigieuse; souvent elles rapportent plus de 400 pour 1; mais leur production est sujette à des retours désastreux causés par les sécheresses, les sauterelles, les épizooties, les animaux sauvages, enfin, par la mortalité qui suit la recrudescence des fièvres du printemps et de l'automne, et qui arrête quelquefois, en quelques semaines, la prospérité d'une maison ou de tout un district; aussi, les habitants des kouallas sont-ils souvent réduits à l'émigration. Comme je l'ai dit ailleurs, leur attachement à leurs terres est tel, que ce n'est qu'à la dernière extrémité qu'ils les abandonnent. Souvent ils vivent dispersés durant plusieurs années: quelquefois même leur génération s'éteint à l'étranger, mais leurs enfants guettent le moment où ils pourront se rétablir dans le district paternel, et, trait digne de remarque, lorsqu'ils en reprennent possession, la tradition locale est assez vivante et assez précise, pour qu'à la première assemblée, la hiérarchie communale soit réinstituée d'après les règles qui auraient été suivies si la population n'avait jamais quitté le district. La délimitation des propriétés est rétablie avec une exactitude qui prévient habituellement les procès; les alliances et les démêlés avec les communes voisines sont renouvelés, et, si les premières récoltes, l'état de la politique et les conditions sanitaires sont favorables, la commune redevient riche, mais la famille ne répare qu'imparfaitement les atteintes que de telles péripéties ont portées à son esprit. Dans les contrées deugas, au contraire, toutes salubres, la fertilité est bien moindre, il est vrai, mais elle est continue; les sauterelles et les épizooties ne les envahissent qu'à de longs intervalles; la richesse s'accroît lentement, mais sa durée sauvegarde le calme de la famille et la transmission inaltérée de son esprit.

La portion la plus considérable, peut-être, de la nation éthiopienne habite ces contrées d'altitude intermédiaire nommées Waïna-Deugas. Est-ce parce que, ordinairement, les termes moyens l'emportent, et que les moyennes sont à la fois les causes et le résultat des civilisations? Le fait est que presque toutes les villes sont établies sur les Waïna-Deugas, et que les populations passent pour y être les plus civilisées. Leur climat, leurs productions agricoles, leur flore et leur faune tiennent en partie du koualla et en partie du deuga. Les habitants de ces dernières contrées ne s'adonnent qu'à l'agriculture, à la guerre, à la chasse ou à l'élève des troupeaux. Les natifs des Waïna-Deugas s'adonnent de préférence aux métiers, aux industries et au commerce; ils sont peu enclins à la vie militaire, et professent du dédain pour la condition du laboureur. Les musiciens, les trafiquants, les avocats, les histrions, les bouffons, les délateurs de profession, les usuriers, les professeurs de grammaire et de controverse religieuse, sont en général natifs des Waïna-Deugas; c'est là que la langue est parlée avec le plus de pureté; mais les professeurs d'histoire, de droit et de théologie, viennent des kouallas et surtout des deugas. Les habitants des Waïna-Deugas sont avenants mais peu hospitaliers, sceptiques, inconstants, paresseux, moins irascibles, moins dévoués à leurs croyances, à leurs opinions ou à un parti politique, moins respectueux envers l'autorité paternelle que les habitants du deuga ou du koualla; ils sont efféminés, enclins aux factions, très-rarement rebelles et observant plutôt les pratiques extérieures de la religion que ses préceptes fondamentaux. Les chefs et les grandes familles ne négligent rien pour flatter ces populations intermédiaires, mais comptent peu sur leur dévouement; ils regardent le Waïna-Deuga comme la proie la plus belle, le koualla ou le deuga, comme la base la plus sûre de leur puissance. Dans les contrées Waïna-Deugas, la richesse consiste principalement en argent et en biens-meubles; l'affluence des produits des kouallas et des deugas y maintient une abondance presque toujours égale, malgré les exactions des hommes de guerre attirés par les ressources et les plaisirs qu'offrent les villes. Les Éthiopiens sont remarquables par leur curiosité, leur esprit critique et leur connaissance des lois. Les habitants des Waïna-Deugas, plus curieux et plus frondeurs que les autres, sont aussi plus au courant des ressources de la loi et plus enclins à y faire appel. Leur moralité est aussi de beaucoup la plus relâchée. Tous sont très-sensibles à la prosodie, au beau langage et à la poésie; ils admirent, avant tout, l'homme brave, intrépide et l'homme vraiment religieux; mais le plus sûr moyen de les intéresser et de gagner leur cœur, est de parler avec esprit et élégance. Malgré cette disposition, ils ont compris sous un seul nom appellatif les trouvères, les musiciens, les chanteurs, les bouffons, les grotesques, les mimes, les danseurs de chica ou de vaudoux, les hilarodes, les bardes, tous ceux enfin adonnés au gai savoir, et ce nom est regardé comme injurieux et diffamatoire; ils ne l'appliquent pas au poète auteur ou chanteur de poésies religieuses, composées presque toujours en guez ou langue sacrée, à celui qui exécute des danses religieuses, au soldat coryphée, qui chante exclusivement des chants de guerre, et à ceux qui, aux funérailles, chantent ou composent des thrénodies. On remarque que les trouvères natifs du Waïna-Deuga font de préférence des couplets et distiques gnomiques ou épigrammatiques, des priapées, des facéties, des farces et des compliments; ceux des kouallas et des deugas chantent ordinairement le mieux la guerre, la vie agreste, les faits héroïques et les funérailles; les premiers passent pour savoir le mieux chanter l'amour, les seconds ont la réputation de savoir aimer le mieux et d'être moins ingénieux à le dire.

Les familles des deugas et des kouallas s'allient très-souvent entre elles; il leur paraît sage d'appuyer à la fois la prospérité d'une maison sur les chances de fortune qu'offrent les hautes et les basses contrées. Malgré ces relations intimes, par l'effet sans doute de cette tendance qu'ont les hommes à critiquer tout ce qui les différencie, l'habitant des deugas a converti en épithète injurieuse le mot désignant l'habitant des kouallas, celui-ci lui riposte par une épithète analogue, et l'un et l'autre s'y montrent on ne peut plus sensibles. Sous ce rapport, l'homme du Waïna-Deuga se regarde comme le plus heureusement né, et il raille le natif du koualla aussi bien que celui du deuga, celui-ci, de ce qu'il est né trop haut, celui-là, de ce qu'il est né trop bas. Cependant, quoique sa bouche déprécie ceux qui ne naissent pas de plain pied avec lui, il reconnaît au fond leur supériorité; il cherche à contracter avec eux des alliances de famille, à se ménager chez eux un abri et des ressources contre les mauvais jours; il tourne en ridicule leur naïveté, leur étroitesse d'esprit, traite leurs mœurs d'incivilisées, mais il craint et estime au fond les hommes du koualla et redoute ceux du deuga, comme formant la pépinière d'où sortent ses maîtres et ses conquérants.

À ces traits distinctifs des populations des contrées deugas, waïna-deugas et kouallas, on pourrait en ajouter bien d'autres, tant le moindre changement dans les conditions de son existence peut modifier l'être humain, variable à l'infini et échappant d'autant plus à la définition et au classement, que tout jugement est conjectural ou porte sur des formes changeantes, comme l'onde qui s'entr'ouvre et se referme de mille façons diverses sous la quille des vaisseaux qui la sillonnent. Aussi, ne me serais-je peut-être pas hasardé, d'après mes seules observations, à diviser une population entière en trois classes, basées non-seulement sur les différences sensibles aux yeux, mais encore sur les nuances morales, si je n'avais eu, pour me guider, l'expérience d'indigènes réputés sages et habiles dans les choses de leur pays. C'est donc surtout d'après leurs jugements, que j'ai tracé les trois portraits typiques, autour desquels gravitent les ressemblances individuelles. Du reste, ces populations s'harmonisent merveilleusement avec les contrastes qu'offre la nature physique du pays; et s'il est vrai que l'uniformité ne retient que faiblement les affections; qu'il leur faille des inégalités, des aspérités même où se prendre, on pourrait attribuer, en partie du moins, à tous ces contrastes dans les hommes et dans les choses, l'ardent amour de l'Éthiopien pour sa patrie.

En Éthiopie, le paysage est étrange, grandiose, saisissant; l'œil habitué aux transitions ménagées de nos paysages est surpris tout d'abord par les mouvements du terrain, qui procède comme par acoups et par convulsions soudaines. En Europe, les paysages ont l'air d'être au repos; là, dans leur immobilité même, on sent gronder l'action, la lutte antédiluvienne de la matière contre la matière; l'homme se sent rapetissé, mais sa pensée grandit de tout l'élan que lui donne ce spectacle, qui la reporte invinciblement aux pieds du Créateur, aux ordres duquel cette matière s'est figée dans son dernier mouvement. Le terrain facile et onduleux se dérobe subitement jusqu'à une profondeur qui donne le vertige, ou, se dressant abruptement, semble vouloir porter dans le ciel quelque haut plateau aventureux. Là, un culbutis de rochers, de blocs erratiques, d'aiguilles, de contreforts, de crêtes désordonnées, de cônes tronqués, de pics, de masses cubiques, quelques hameaux accroupis sur des ressants, et, couchée tout au fond, une grande vallée blanchissante sous un ciel en feu et dessinée par les précipices. Ici, un haut plateau, de vastes plaines faciles et verdissantes, des bouquets d'arbres et des villages blottis paresseusement sous un ciel toujours pur et limpide; à l'horizon, des montagnes aux flancs veloutés bleuissant comme la mer dans le lointain. Là, le baret des éléphants, les rauquements de la panthère, la voix tonnante du lion et les cris de l'orfraie ou un silence plus imposant encore, la fatigue, la soif, l'isolement. Ici, sur les deugas, la clochette des troupeaux, le bêlement des agneaux, des compagnies de gazelles, passant discrètes et gracieuses, ou les hennissements du cheval, rappelant l'homme de guerre; partout l'aisance et la quiétude. Tantôt on voit dans la campagne une troupe de cavaliers aux boucliers, aux harnais étincelants, aux allures pittoresques, insouciantes; ils ont l'air de gais et faciles compagnons et ne vivent que de rapines, lorsqu'ils ne vivent pas en courtisans inoffensifs; ou bien, une bande de fantassins, au pied léger, qui vont pêle-mêle comme une traînée de fourmis: les scintillements de leurs hautes javelines planent au-dessus d'eux, leurs toges terreuses sont drapées en chlamides, leurs jambes sont fines et nues, leur chevelure longue, leurs boucliers noirs; ils plaisantent, ils s'interpellent, ils rient; leur regard avide, audacieux, recèle toutes les violences. Des femmes surviennent: ils se rangent avec bienveillance, leur disent: «Ma sœur,» et leur font des compliments au passage; d'autres arrivent: ils les goguenardent et les dépouillent; ils rencontrent un religieux: leur agrée-t-il? Ils l'appellent: «Notre père,» et lui demandent de bénir leurs armes; plus loin, ils en trouvent un autre, le toisent, le gouaillent et le dépouillent; ils se conduisent un jour en redresseurs de torts; le lendemain, sans provocation, ils feront le sac d'un village; natures aventurières avant tout, un mot les excite, une bonne parole les concilie. Ailleurs, apparaît à mule, une femme tout enveloppée de sa toge: on ne voit d'elle que ses grands et beaux yeux; des suivants à pied l'entourent et pressent la marche, tant ils craignent la rencontre de quelque cavalier trop curieux. Une heure après, l'on trouve des hommes à cheveux blancs, accroupis en cercle: ce sont les Anciens qui délibèrent ou ressassent quelque affaire de la commune; ou bien, à l'ombre d'un arbre, une assemblée d'hommes assis, écoutant les plaidoyers des parties debout: ou bien des prêtres, vêtus de toges et de turbans blancs, à la physionomie calme et prospère; ou des laboureurs demi-nus, courbés sur la charrue et excitant leurs bœufs avec de longs fouets; ou une file de sarcleuses agenouillées sur le sillon; ou une caravane de trafiquants, haletants à la suite de leurs bêtes de somme; ou une troupe de paysans armés et de paysannes se rendant à un marché lointain; ou des femmes revenant de la source et pliant sous leurs amphores rebondies; ou une compagnie de mendiants lépreux qui parcourent les provinces, chantant en chœur des complaintes, des pièces de poésie satiriques; ou une nombreuse troupe clameuse de paysans bien armés, conduisant une nouvelle mariée au village de son époux; ou quelque trouvère voyageant, la guzla sur l'épaule, le sabre au côté, toujours prêt à bavarder ou à chanter ses bouts-rimés; ou quelque chef cheminant avec autorité, environné de ses fantassins et de ses cavaliers causant avec lui.

Avec tout ce monde, on échange des saluts, où se trouve toujours mêlé le nom du Créateur.

À en croire leurs annales, les Éthiopiens auraient vécu, dès la plus haute antiquité, sous le régime féodal, avec un Atsé ou Empereur pour suzerain suprême. Leurs traditions confirment cette donnée, mais elles mentionnent des séditions, des bouleversements et des interrègnes amenés par les fautes de l'aristocratie, du clergé, quelquefois du peuple, et plus souvent par les excès des prétentions impériales. Selon les traditionnistes, quelques portions de l'Empire auraient essayé d'autres formes de gouvernement, mais toujours entées sur leurs formes féodales. Ils auraient, tour à tour, érigé des royautés, des oligarchies, et, désespérant de le trouver sur la terre, ils auraient été chercher dans le ciel le gardien suprême de leurs intérêts ici-bas, en nommant tel saint ou tel archange comme chef inspirateur de tous les pouvoirs. Mais quelles qu'aient été ces tentatives, de quelque côté que ce peuple se soit retourné sur son lit de douleur social, il n'aurait jamais abandonné l'ordonnance féodale proprement dite.

Du reste, le mot de féodalité est un de ceux dont la portée a changé suivant les temps et les lieux où il a été appliqué. On a cherché à préciser le pays où cette forme de gouvernement a surgi la première fois. Serait-ce en Europe, des suites d'une conquête? Serait-ce en Perse ou dans l'Inde, d'où elle nous aurait été importée? Ou bien, la devons-nous à nos premiers ancêtres, les Ariens? En tous cas, en Orient, la féodalité a toujours existé en germe dans l'état patriarcal, où elle s'est développée diversement, selon le temps, le lieu ou les événements. Son éclosion est naturelle chez les peuples pasteurs, et surtout chez les peuples agricoles, qui n'ont pas été déformés par le despotisme, qu'ils aient à contenir un peuple conquis, ou que les intérêts de leur propre défense contre les dangers de l'intérieur ou de l'extérieur leur fassent sentir l'insuffisance de leur organisation par familles indépendantes.

Lorsque des pères ou chefs de famille, ces premiers et légitimes dépositaires de l'autorité, se groupent et se réunissent, sous la pression d'une nécessité devenue commune, il semble que quelques éléments de l'autorité qui est dans chacun d'eux s'en dégagent, s'agglomèrent et constituent comme une puissance qui n'attend plus désormais qu'une main pour la diriger au profit de tous. Alors il s'en trouve toujours un pour assumer insensiblement, et avant que ses concitoyens ne la lui confèrent, la prépondérance, puis l'autorité, et pour prendre enfin le pouvoir, soit en s'appuyant sur ses aptitudes supérieures ou sur des circonstances propices, soit en profitant simplement de cette propension qu'ont les hommes à se décharger sur autrui des soins qui incombent à la vie, surtout de ceux qui résultent de la vie commune. Ce pouvoir peut fonctionner longtemps sans être défini, et se constituer de plus en plus fortement par assises successives. Quelquefois il arrive aussi qu'une première opposition partielle le fasse mettre en question: il est discuté; d'implicite qu'il était, il devient explicite et, dès qu'il a traversé une pareille épreuve, il est avoué, acclamé ou proclamé, et armé enfin ostensiblement de son droit.

Mais en déférant ainsi le pouvoir, ces premiers constituants, qu'ils soient ou non conscients du jour précis de l'investiture qu'ils donnent, n'entendent pas s'être dépouillés, au profit de leur élu, de toute l'autorité dont ils sont naturellement dépositaires, mais bien n'en avoir fait qu'une cession, qu'une délégation partielle, utile ou nécessaire, car le père de la plus petite famille sent qu'il est roi, lui aussi, et cela, d'institution divine; et, à moins de corruption, il n'accepterait pas de se découronner de ses propres mains. On comprend, d'après ce qui précède, que les Éthiopiens disent qu'il est presque toujours aussi imprudent de vouloir préciser le premier moment de l'existence des grands pouvoirs, que de vouloir préciser le moment où l'âme entre dans le corps de l'homme.

Ce pouvoir une fois institué, par la force des choses, des familles voisines se réunissent aussi en communautés; l'exemple gagne de proche en proche, et les patrons, chefs ou petits suzerains de ces communes, ont bientôt à s'entendre et à aliéner à leur tour une partie de leur autorité en faveur de l'un d'entre eux, qu'ils arment de puissance pour la sauvegarde de quelque nouvel intérêt collectif. Cette hiérarchie, résultat souvent de l'état de guerre qu'elle tend même à entretenir, s'agrandit et se complique au gré des événements, des besoins sociaux, et de ces humbles commencements sortiront quelquefois de grandes unités politiques ou nationales. À ce point encore, la forme féodale se confond presque avec la forme républicaine, puisque celle-ci se base sur le suffrage et celle-là sur l'assentiment des sujets. Mais lorsque le régime féodal, solidarité et dépendance hiérarchique de tous les citoyens entre eux, fondées sur des besoins et des pactes légitimes, se vicie et se pervertit; lorsque les pouvoirs, se concentrant dans des foyers de plus en plus grands, s'isolent et font disparaître les relations proportionnelles, si importantes à conserver entre le citoyen et l'autorité, l'individu se sent effacé par les dimensions croissantes de l'édifice social, et il ne tarde pas à se décourager; il se résigne, abandonne sa part d'action et de concours, et la source des pouvoirs achève de passer de la base au sommet. Les chefs, se détournant alors de leur origine, vont demander leur sanction à l'autorité supérieure; la liberté et la dignité des citoyens étant frappées dans leurs racines, la vie sociale languit et s'étiole, et la société n'échappe à l'anarchie qu'en recourant à un gouvernement centralisé, refuge qui pourra lui procurer encore de longs jours de repos, à la condition que le pouvoir suprême y soit contenu par des institutions modératrices, contrepoids nécessaires sans lesquels aucun pouvoir, quel que soit son nom ou sa forme, ne saurait prolonger sa durée. Car les formes politiques les plus naturelles, les plus propres à satisfaire les besoins et à garantir la dignité de l'homme, aboutissent bientôt à l'asservissement, pour peu que les citoyens négligent de faire respecter les droits primordiaux de la famille et ceux de la commune, ou famille civile, qui entretiennent leur respect d'eux-mêmes, le sentiment de leur propre valeur, leur expérience des hommes, leur préoccupation de la chose publique, et les sauve de cette apathie civique qui développe l'égoïsme et affaiblit le corps de la nation par des paralysies locales.

Les Éthiopiens ignorent l'existence historique des Pères Conscrits de Rome comme aussi celle d'autres corps de patriciens dont les dénominations diverses relevaient plus ou moins du mot Père, et qui ont conduit les destinées de tant de nations en Europe. Ils n'ont donc pu se laisser séduire par les théories vraies ou fausses qui s'appuyent sur ces relations de noms. Néanmoins, ils considèrent le pouvoir ou son représentant, non comme un vainqueur, comme un ennemi ayant un intérêt distinct, mais comme le résumé des intérêts de la société et la consécration politique la plus haute de la paternité. Tout pouvoir qui n'a pas ces caractères est à leurs yeux entaché d'illégitimité et inconciliable, par conséquent, avec le bien-être national. Quoique dans leur société actuelle, depuis longtemps désordonnée, l'autorité n'ait que des titres suspects, que de fois ne leur ai-je pas entendu dire à leurs princes, avant ou après quelque réclamation: «Nous venons nous plaindre à toi, parce que tu es notre père?»

Les annales éthiopiennes les plus accréditées ont été écrites par les annalistes des Empereurs6. Aussi, en bons courtisans, lorsqu'ils parlent des nombreuses guerres intestines, traitent-ils indistinctement d'égarés par le démon les adversaires, quels qu'ils soient, de leurs maîtres innocents à toujours.

Note 6: (retour) Grâce à de puissantes protections, j'ai pu le premier en faire prendre copie, et si je ne fais que mentionner leur existence, c'est qu'elles rentrent plus spécialement dans le cadre d'études que s'est imposé mon frère, à qui je les ai données.

D'après les traditions, au contraire, la plupart de ces guerres auraient été provoquées par les subtilités des légistes et les abus de pouvoir des Empereurs ou des grands vassaux, par leurs attentats aux libertés communales et provinciales. Il est à croire que la nation eût péri par la conquête, si elle n'eût été protégée par l'aridité de ses frontières, la configuration de son territoire particulièrement favorable à la résistance, par son climat et par sa situation géographique à l'écart des routes suivies par les peuples conquérants. Elle eût également péri par l'anarchie ou par l'énervement qui succède à une période de despotisme et de corruption, si elle ne fût constamment revenue à ses institutions primordiales, et si son énergie n'eût été ravivée par ses guerres civiles mêmes et par les guerres étrangères d'autant plus fréquentes qu'elles semblent avoir été provoquées par un sentiment national exclusif, d'une susceptibilité d'autant plus continue que sa tradition et sa foi religieuse lui faisaient regarder comme ennemis permanents ses voisins, tous païens ou musulmans. Il est des nations qui se perdent par la guerre; il en est qui trouvent en elle un remède héroïque ou même une des conditions de leur durée; mais elles ne la font pas longtemps pour des idées politiques, toujours un peu abstraites; il leur faut des idées d'un ordre concret, accessibles à la fois aux intelligences les plus humbles comme les plus élevées. Les Éthiopiens ont eu la fortune de trouver dans leurs institutions à la fois domestiques et civiles un motif d'attachement invariable à une forme politique bien imparfaite, il est vrai, mais qui a eu du moins le mérite, de concert avec les idées religieuses, les seules d'un ordre abstrait qui puissent longtemps captiver l'affection d'un peuple, de tenir leur patriotisme en haleine depuis des siècles et de maintenir à peu près du moins leur cohésion nationale.

Dans leur ordonnance sociale, les Éthiopiens semblent avoir eu pour préoccupation de restreindre l'autorité dans son étendue et dans son intensité, et d'attacher la responsabilité à toutes les fonctions. Plus la répartition des pouvoirs est grande, plus leur équilibre est facile, et moins la tyrannie a de chance de durée. Comme tous les pays, même ceux où les pouvoirs sont les plus répartis, l'Éthiopie a vu s'élever des despotes, mais ils n'ont pu étouffer les éclats de la conscience publique et briser complètement les résistances locales; quant aux petits tyrans, la commune les étreignait dans des limites trop étroites pour qu'ils devinssent longtemps dangereux. Les tyrannies les plus funestes sont celles qui s'exercent sur les grands espaces de territoire et sur un grand nombre d'hommes. Le tyran peut alors comploter à l'écart et surprendre d'autant plus, que ses coups partent de loin, et qu'ignorant l'effort qu'ils ont souvent coûté, les sujets s'exagèrent encore la puissance qui les frappe et achèvent ainsi de se dépouiller eux-mêmes du sentiment de leurs droits et de celui de leur propre importance. À en croire les traditions, les interrègnes, les guerres civiles et les périodes d'anarchie ont été promptement suivis de retours à l'ordre. Ces phénomènes seraient surprenants, n'était la considération que l'ordre et l'autorité sont surtout vivaces dans les pays régis par les us et coutumes, lesquels puisent leur sanction et leur force dans le culte des aïeux et dans la conscience publique formée en grande partie par les traditions. Le joug des lois décrétées et écrites est d'une nature immuable ou tout au moins peu mobile; celui des traditions de la conscience publique reste en rapport avec les mouvements de la vie sociale, s'adapte aux différentes conjonctures de temps, de lieu, dirige à la fois les mœurs et les lois, tend à maintenir l'harmonie entre elles et intéresse à leur maintien les sujets, qui sentent qu'ils en sont les gardiens intéressés et responsables. Comme tout ce qui procède des hommes, l'opinion publique erre quelquefois, et déplorablement, mais aussi, lorsqu'elle part de principes vrais, elle revient et se reforme d'elle-même au gré des progrès qui s'accomplissent, les lois qu'elle dicte restant comme soumises à une délibération perpétuelle.

À leur avénement, les Atsés faisaient le serment de respecter les libertés de leur peuple et de se conformer aux usages des ancêtres. Cependant, comme nous l'avons dit, plusieurs d'entre eux, cédant aux entraînements du pouvoir, ont entrepris contre les droits de leurs sujets qu'ils ont cherché à soumettre à des règles d'obéissance uniformes, toujours commodes pour les autocrates. Ces entreprises ont donné lieu à des luttes sans nombre, à des guerres dont l'histoire est oubliée, et si, d'après ce que disent les Éthiopiens, leur famille impériale a réellement régné depuis l'époque de Salomon jusqu'au siècle dernier, il y a lieu de regretter profondément que l'histoire en soit perdue, ne fût-ce que pour les enseignements que nous aurait fournis cette lutte tant de fois séculaire entre l'autorité de la famille et de la commune et celle des Césars éthiopiens.

La tradition éthiopienne prétend que, lors de sa visite à la cour de Judée, la reine de Saba conçut du roi Salomon un fils auquel elle donna le jour à son retour en Éthiopie. Lorsque ce fils, nommé Menilek, fut en âge, elle l'envoya auprès de son père. Celui-ci voulant s'assurer de l'identité de sa progéniture, descendit de son trône, y fit asseoir un de ses officiers et se tint parmi ses propres serviteurs. Le jeune Éthiopien était chargé par sa mère de remettre à Salomon un anneau qu'elle tenait de lui, et qui devait contribuer à le faire reconnaître. Il se prosterna tout d'abord devant l'officier assis sur le trône, mais ne pouvant démêler dans ses traits l'image paternelle que sa mère avait gravée dans sa mémoire, il parcourut des yeux les courtisans, reconnut Salomon malgré son déguisement, et, s'avançant vers lui sans hésitation, il lui présenta l'anneau.

Les courtisans furent émerveillés. Salomon remonta sur son trône, bénit ce fils, le fit couvrir d'habits somptueux et se complut à le voir à sa cour, où il lui donna une fonction parmi ses serviteurs. Mais le jeune Éthiopien ressemblait tellement à Salomon, que le peuple de Judée s'y trompait. Le roi, redoutant les grandes qualités de son enfant et les effets de la popularité qu'il s'attirait chaque jour davantage, jugea bon de l'envoyer régner en Éthiopie et de lui donner pour compagnons les fils aînés d'un grand nombre de familles de marque de ses États, ainsi que des représentants de chacune des douze tribus d'Israël, afin de figurer et perpétuer en Éthiopie le royaume de Judée.

Menilek désirant emporter un signe qui lui rappelât le pays de son père, s'entendit avec ses compagnons pour enlever du tabernacle les Tables de la Loi. Un vent impétueux, disent les Éthiopiens, vint en aide à ces pieux voleurs, en jetant le désordre et l'effroi parmi les habitants de la Judée, et un nuage enveloppa même les ravisseurs jusqu'au moment de leur arrivée à un port de la mer Rouge, d'où un flot propice les porta rapidement jusqu'en Éthiopie. Les lévites, gardiens du tabernacle, réussirent, dit-on, à cacher à leur peuple la soustraction des Tables Saintes qu'ils remplacèrent comme ils purent. De même que chez les Israélites, les Tables auraient toujours suivi le camp des Empereurs éthiopiens jusqu'à l'époque, de date incertaine aujourd'hui, où, à l'exemple de Salomon, l'Empereur et les Grands de l'Éthiopie convinrent de bâtir à Aksoum un temple, pour y déposer le témoignage authentique des miracles du Sinaï.

Les empereurs auraient successivement transporté le siége de l'Empire sur plusieurs points de leur territoire. Selon les Éthiopiens, leur première capitale aurait été dans la contrée qu'occupent aujourd'hui les Ilmormas, dits Gallas-Azabos; c'était le temps de la splendeur de la ville d'Adoulis, emporium du commerce entre l'Égypte et les pays que baignent les mers des Indes et de la Chine. La capitale de l'Empire fut ensuite transférée à Aksoum. Jusqu'alors, la nation avait professé la religion judaïque; c'est à Aksoum, qu'au quatrième siècle de notre ère, l'Empereur régnant, ainsi qu'une partie de sa famille, auraient adopté le Christianisme que leur apportait Frumentius. Les princes restés fidèles au Judaïsme soulevèrent plusieurs provinces contre l'Empereur, apostat à leurs yeux. Après avoir longtemps désolé le pays, les guerres de religion se terminèrent par la réduction finale des partisants du culte primitif, qui se réfugièrent, dit-on, dans les montagnes du Samen, où ils purent pratiquer leur religion et la transmettre à leurs descendants pendant une longue suite de générations. Depuis cette époque reculée, il existe en Éthiopie une loi coutumière, qui interdit à tout juif de posséder terre ou maison, de séjourner même à l'orient du Takkazé. Aujourd'hui encore, les quelques représentants dégénérés de ces antiques vaincus, dispersés sous le nom de Fellachas, et qui n'ont plus pour religion qu'un judaïsme défiguré, subissent cette loi; et malgré l'état désordonné de la propriété dans toutes les provinces entre le Takkazé et la mer Rouge, malgré la facilité relative d'y acquérir des terres, aucun fellacha ne songerait à s'y établir, comme aucune commune n'y consentirait au mépris de cette interdiction antique.

À Aksoum, les Empereurs se trouvaient encore sur la grande route commerciale qui, partant de l'Égypte, passait à l'île de Méroé, arrivait à Aksoum, et par Adoulis aboutissait jusqu'à la Chine. Mais les nécessités politiques les portèrent à s'établir successivement au sud de leurs États, dans les provinces de Lasta et de l'Idjou, puis dans les basses contrées voisines occupées aujourd'hui par les tribus Afars, dites Taltals ou Danakils; puis dans le Chawa, puis dans l'Amara, province restreinte aujourd'hui par l'invasion des Ilmormas musulmans du Wallo, dits Gallas; plus tard, au delà de l'Abbaïe, dans le grand Damote qu'occupent maintenant les Ilmormas païens; de là, dans le Sennaar, puis dans le Metcha, d'où ils transportèrent encore une fois leur cour à Idjou, puis sur la frontière du Harnacenn, et successivement dans plusieurs autres provinces, jusqu'à l'époque de la grande invasion musulmane conduite par Ahmed-Gragne, dans le seizième siècle environ, époque à laquelle ils fixèrent leur vagabonde capitale à Gondar, où vint expirer leur pouvoir et s'accomplir le dépouillement de leur famille et la ruine de l'Empire.

À l'origine, le mot Atsé impliquait les idées de protection et de gestion suprême; mais, de même que celui d'Imperator chez les Romains, il est devenu, par corruption, synonyme de despote.

Pour devenir Atsé, il fallait être agnat de la famille de Menilek, et la primogéniture établissait le droit à la succession au trône; mais ce droit n'était pas si impérieux qu'il ne pût être suspendu, lorsque l'empereur désignait son successeur, soit de son vivant, soit par testament, ou lorsque la nation manifestait spontanément ses vœux.