L'Atsé était investi d'une sorte de délégation de pouvoirs militaires, administratifs, judiciaires et, par fiction seulement, de pouvoirs cléricaux; mais dans la limite de curateur de ces pouvoirs. D'après les feudistes indigènes, la nation éthiopienne aurait été une nation d'hommes libres, ayant pour chef un homme qui ne l'était pas. En tout cas, il semblerait que l'on pût dire des princes éthiopiens ce que Tacite disait des princes germains: de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes.

Tous les citoyens étaient astreints au service de guerre, et leur réunion composait les armées nationales: les habitants des frontières gardaient les frontières; les autres suivaient l'Atsé à la guerre. L'Atsé était l'organe du commandement suprême dont il puisait la raison dans le conseil des grands Polémarques ou Dedjazmatchs dont le nom signifie: porte des gens en campagne. Ces Dedjazmatchs, dont les pouvoirs expiraient presque complètement à la fin de la campagne, étaient désignés par les citoyens à la nomination de l'Atsé, et chacun d'eux commandait aux hommes d'armes représentant une province ou quelque grande division territoriale. On rassemblait l'armée par bans impériaux émanant de l'Atsé assisté de son grand conseil. Certaines provinces, les unes privilégiées, les autres désignées par le sort ou par les circonstances, se relayaient pour veiller à la sûreté de la personne de l'Atsé et contribuer à la splendeur de sa cour. La garde de chaque jour se composait de mille hommes. L'Atsé avait aussi le droit de former, pour son service personnel, un corps de troupe qui ne devait pas excéder quelques centaines d'hommes.

En sa qualité de gardien de la Justice, l'Atsé cassait ou confirmait les arrêts soumis à sa cour, qui était composée de quatre grands juges nommés Likaontes (mesureurs, modérateurs) et de quatre assesseurs nommés Azzages (ordonnateurs, commandeurs), tous héréditaires, mais astreints néanmoins à la confirmation de l'Atsé. Le nombre de ces magistrats a été doublé quelquefois, mais il était presque toujours de huit. Ces huit magistrats formaient le noyau du grand Conseil de l'Empire auquel on adjoignait quelques grands officiers de la maison de l'Atsé, quelques grands feudataires, ainsi que quelques hauts dignitaires ecclésiastiques. La noblesse des Likaontes remontait aux Hébreux, celle des Azzages était d'origine éthiopienne. Le costume de ces magistrats était celui du clergé. De même que l'Atsé, ils ne portaient point d'armes sur leurs personnes, mais on en portait devant eux pour leur faire honneur; ils devaient résider auprès de l'Atsé et le suivre même à la guerre. Les Likaontes, qui exerçaient vis-à-vis de l'Atsé un droit de remontrances et, en quelques circonstances, celui de veto suspensif, faisaient la répartition des impôts et redevances dus à l'Empereur par les grands vassaux; les Azzages veillaient à leur perception et à la gestion du domaine impérial, composé de terres de peu d'étendue, éparses dans les provinces éloignées.

On comprend que ce tribunal suprême, composé à la rigueur de neuf juges, pût suffire, même dans un vaste empire, à ses importantes attributions. La richesse nationale était agricole, et l'agriculture s'appuyait sur la forte constitution de la famille, en dehors de laquelle la propriété ne se transmettait que très-rarement. Ce régime excluait l'intervention de l'autorité civile dans les questions si nombreuses relatives à la propriété.

Chaque citoyen était justiciable, en première instance au moins, de sa famille, qui relevait à son tour de la commune. Il pouvait passer en appel au tribunal supérieur du district ou de la province, et arriver en dernier ressort au tribunal de l'Atsé et de ses Likaontes. Mais les cas étaient rares, où il y eût intérêt à épuiser ces juridictions, car la famille jouissait d'un ascendant tel, qu'à moins d'injustice évidente, c'était affronter l'opinion publique que de faire appel d'un jugement rendu dans son sein.

La femme ne jouissait pas légalement des mêmes droits que l'homme. La terre ne passait en héritage aux femmes qu'à défaut d'héritiers mâles; dans certaines provinces, l'héritière au premier degré pouvait être déboutée par un héritier mâle du sixième et même du septième degré. De plus, les femmes se mariaient sans dot, et il leur était constitué un douaire, soit préfix, soit coutumier, ou tout au moins un mi-douaire.

Mais le trait caractéristique des constitutions éthiopiennes, ce qui contribuait surtout à prévenir l'encombrement des causes devant les juridictions intermédiaires et la haute cour de l'Empereur, c'est que pour avoir confié la puissance judiciaire à des organes remontant hiérarchiquement jusqu'à l'Empereur, la nation ne s'en était pas dessaisie. L'accusé ou le défendeur avait le droit de choisir son juge, tout Éthiopien étant considéré comme apte à juger en première instance une cause civile, quelquefois même criminelle, à condition toutefois qu'il trouvât des assesseurs pour former son tribunal; et nul ne pouvait se soustraire à l'obligation qu'imposait une désignation pareille. Aujourd'hui encore, la coutume rend doublement responsable le citoyen qui refuse d'exercer ainsi le pouvoir judiciaire: il est responsable envers l'ayant-droit d'abord des restitutions et dommages-intérêts auxquels eût été condamné le défendeur, et passible même des peines encourues par l'accusé; il a à répondre, en outre, de son fait de déni de justice. Comme on le voit, c'est l'institution du jury, mais d'un jury responsable, portée à sa dernière limite et fondée sur cette idée, que la notion de la justice n'est point le privilége exclusif des élus de la science judiciaire, mais un attribut de chaque homme, inséparable de sa conscience, et que c'est porter atteinte à cette conscience que de frapper d'interdit sa principale manifestation.

Ce régime judiciaire établit entre les citoyens une solidarité continuelle, soumet la justice à leur contrôle permanent, les porte à connaître leurs droits et leurs devoirs, leur permet de passer toujours par le jugement de leurs pairs véritables, et la loi puise incessamment une sanction et une force nouvelles dans la raison et la conscience publique dont elle suit graduellement les progrès.

Quant à cette obligation de rendre la justice, les Éthiopiens disent qu'elle est pour tout citoyen aussi impérieuse que celle de défendre le pays en danger, l'injustice étant de tous les ennemis le plus redoutable.

CHAPITRE IV

CAUSES DE LA CHUTE DE L'EMPIRE.—DÉMEMBREMENT DU POUVOIR IMPÉRIAL.—GONDAR.

En adoptant le Christianisme au quatrième siècle, la nation n'aurait rien changé à ses constitutions déjà anciennes. Les forces nationales et leur ordonnance se cimentaient et se confirmaient de génération en génération, sans autres modifications que celles qu'amène naturellement le fonctionnement de toute vie. «Notre pays, disent les traditionnistes, vivait paisiblement sous l'œil de Dieu; il pratiquait la justice, et nos Empereurs, qui tenaient leur cour de l'autre côté de la mer, dans la terre de Sana, échangeaient des messages avec les rois de l'Inde, de la Chine et du pays des Hébreux, et faisaient sentir leur influence sur les peuples éloignés. Mais, par suite de conseils que nous ignorons, ils s'habituèrent à résider de ce côté-ci de la mer, où un climat meilleur, un territoire fécond et facile à défendre et des populations viriles et bien ordonnées leur assuraient un asile inexpugnable. L'Islamisme naquit; nos armées durent traverser la mer pour défendre nos antiques possessions contre les enfants d'Ismaël, issu lui-même d'une mère mauvaise. Après de longues luttes, nous perdîmes la terre de Sana. Depuis lors, la mer a été notre frontière orientale, et nous avons vécu chez nous chrétiens et heureux, sans plus intervenir dans les affaires des autres nations. Les pèlerins nous apprenaient que les peuples s'entre-détruisaient autour de la ville de Constantin, où régnaient les Empereurs de Rome.»

S'il faut en croire ces traditionnistes, c'est le Bas-Empire qui aurait inoculé à l'Éthiopie le principe de sa décadence. Des lettrés revenus de Jérusalem et de Bysance étonnèrent le clergé indigène par les subtilités théologiques des Grecs. Ils éblouirent les Atsés par la description des splendeurs et de la toute-puissance des Césars byzantins, et leur inspirèrent l'ambition de les prendre pour modèles. Les Atsés envoyèrent des hommes savants à Alexandrie dont ils reconnaissaient la suprématie spirituelle, pour y étudier les lois du Bas-Empire. Ces hommes en rapportèrent un recueil composé des Pandectes, des Institutes de Justinien et d'une Pragmatique Sanction altérée, dit-on, par les Cophtes, en vue de justifier la suprématie de leur siége patriarcal. Ce recueil, traduit en langue guez, ou langue sacrée, donna naissance à une classe d'hommes nécessaires à l'interprétation des textes. Ils se recrutèrent parmi les clercs qu'effrayaient les obligations de la vie cléricale proprement dite, et qu'attiraient la faveur du prince et les bénéfices résultant de leurs fonctions d'organes de la loi.

Pour mettre en œuvre ce nouveau code, les Atsés augmentèrent d'abord le nombre restreint de troupes personnelles que les us leur permettaient d'entretenir. Ils séduisirent les Likaontes et les Azzages, ces premiers intéressés à l'accroissement de la puissance impériale, et se concilièrent le clergé d'autant plus aisément que les docteurs de la loi nouvelle sortaient de son sein.

Toujours d'après la tradition, ces conspirateurs contre les libertés nationales commencèrent à étendre la juridiction des Atsés, en empiétant adroitement sur le droit de justice, qui appartenait encore à tous. Quelques révoltes partielles éclatèrent; l'Atsé put les étouffer. Mais il fallait rompre l'accord existant entre l'aristocratie et les communes: afin de les désunir, l'Atsé chercha à gagner les Dedjazmatchs et autres grands commandants militaires. Ils relevaient, il est vrai, de son investiture confirmative, mais depuis une époque reculée, ils devaient être choisis parmi les membres de certaines familles, pour lesquelles ces charges militaires constituaient un privilége.

Il prolongea d'année en année leurs pouvoirs, qui n'étaient que temporaires, et dont tous les ans il renouvelait l'investiture, lorsqu'à la fête de l'Invention de la Croix, les troupes des provinces venaient défiler devant lui. Bientôt il leur permit de s'entourer, comme lui, de gardes, et d'entretenir des troupes permanentes; il leur conféra, comme à ses représentants judiciaires, le droit de justice criminelle dans le ressort de leurs commandements; et dès lors il eut des alliés d'un bout à l'autre de l'Empire. De paternelle qu'elle était à l'origine, la puissance souveraine était devenue ennemie de la nation.

À l'exemple de l'Empereur, les Dedjazmatchs et autres grands Polémarques eurent chacun une cour et des clercs qui les aidèrent à absorber les juridictions, en démontrant, par leurs interprétations subtiles et captieuses, que tout droit de juger découlait de l'Atsé. Comme les Atsés, ils attirèrent la noblesse à leurs cours, encouragèrent ses désordres et favorisant tantôt les plaintes des communes contre leurs seigneurs, tantôt les plaintes des seigneurs contre leurs communes, ils arrivèrent à désunir la nation et finirent par concentrer en leurs mains la juridiction civile. De gratuite qu'elle était, la justice devint salariée; les Likaontes, les Azzages et d'autres espèces de missi dominici parcouraient les provinces pour la distribuer au nom de leur maître. Des provinces se révoltèrent: elles furent vaincues et expropriées en masse de leurs droits.

La famille, cet élément essentiel d'ordre et de liberté, était encore dans sa force; les nouveaux dominateurs l'affaiblirent, en accueillant avidement les plaintes de ses membres contre son autonomie. La loi salique qui l'avait régie jusqu'alors cessa d'être sa règle absolue: les femmes furent admises, comme les héritiers mâles, au partage des terres; des fiefs même importants tombèrent en quenouille. «Nos femmes, m'ont dit quelques indigènes, ont perdu dès-lors, avec l'esprit de soumission, leur principale vertu; notre vieux mariage chrétien et irrévocable devint l'exception; le mariage dotal et accessible au divorce, la règle; les riches et les nobles, et nos Empereurs eux-mêmes, y ajoutèrent le concubinat. Le discrédit cessa de frapper les bâtards: leur légitimation et l'adoption d'étrangers achevèrent de détruire l'unité et la moralité de nos foyers. La division habita parmi nous. Dès-lors les délateurs ont paru; les procès se sont multipliés; la connaissance des lois est devenue une science abstruse, semée d'embûches7, et a donné naissance à cette classe d'hommes dangereux qui font métier de nous défendre devant nos juges. Nos familles se sont appauvries; nos communes se sont désagrégées; les soldats de profession nous ont envahis; plus de sûreté ni d'abondance dans nos campagnes, et au mot qui désignait le cultivateur on substitua la désignation injurieuse qui prévaut aujourd'hui. L'Empereur était devenu tout, et tout était devenu l'Empereur.»

Note 7: (retour) On comprend que dans un pays où la justice se rendait gratuitement, et où la connaissance de la loi était assez répandue pour permettre à chaque citoyen de remplir les fonctions de juge ou de défendre sa propre cause, la profession d'avocat, conséquence de l'introduction d'un nouveau régime légal, ait été accueillie défavorablement. Les avocats éthiopiens se recrutent parmi les hommes d'une réputation équivoque. Ils se font redouter par l'adresse avec laquelle ils aggravent les moindres accusations et égarent leurs adversaires dans les dédales de la chicane. Ils ne craignent pas de se porter comme délateurs ou comme dénonciateurs publics; ils s'enrichissent, mais leur richesse passe pour n'être pas durable, et il n'est pas rare, du reste, qu'ils succombent sous la main de quelque victime de leurs accusations. Les Waïzaros ou nobles, et les gentilshommes, mettent de l'amour-propre à plaider leurs causes eux-mêmes et à plaider, gratuitement bien entendu, celles de leurs concitoyens inhabiles à présenter eux-mêmes leur défense. J'en ai vu se préoccuper, au détriment de leurs propres affaires, de la défense d'un accusé devant un tribunal, où le hasard les avait conduits. La qualification d'avocat appliquée à un homme qui ne fait pas métier de plaider est regardée comme une injure qui rend passible de dommages-intérêts.

«Cependant Dieu envoya bientôt des avertissements à nos maîtres. La famille impériale se désunit comme les autres, et l'Empire fut déchiré par des guerres entre prétendants à la couronne. On vit alors s'établir l'usage cruel par suite duquel, à l'avénement de chaque Empereur, tous les agnats impériaux étaient chargés de fers et relégués, leur vie durant, dans quelque mont-fort. Aux plus favorisés on permettait les jouissances matérielles. Ceux qui parvenaient à recouvrer leur liberté se réfugiaient dans les parties désertes du pays, attiraient des partisans en leur promettant le rétablissement de nos anciennes institutions, et quelques-uns ont soutenu de longues guerres qui mirent le trône en péril.»

Il restait à détruire complètement la propriété, gage de la stabilité de la famille. Durant les guerres civiles, les Atsés avaient exproprié de leurs terres des provinces entières; ils les donnèrent à des colons étrangers ou les rendirent à leurs anciens propriétaires, mais à des conditions serviles, et ils affirmèrent désormais l'idée musulmane, que le territoire de l'Empire appartenait à l'Empereur, et que leurs sujets n'en pouvaient avoir que la jouissance. Bientôt ils les appelèrent leurs esclaves, et, quel que fût son rang ou sa dignité, tout citoyen qui avait à solliciter une faveur ou à réclamer un droit dut se dire l'esclave de l'Empereur.

Le Lik Atskou me racontait qu'un jour les habitants d'une commune éloignée étant venus à l'audience de l'Empereur pour se plaindre de quelque abus, l'empereur, après les avoir écoutés jusqu'au bout:

—Voyons, leur dit-il, sur la terre de qui êtes-vous debout, en ce moment?

—Sur celle de Votre Majesté.

—Eh bien! trouvez d'abord dans l'Empire une motte de terre, d'où vous puissiez réclamer sans être sur ma terre: j'examinerai après.

«Les hommes, ajouta le Lik Atskou, sont sourds et aveugles: on leur crie, ils n'entendent pas; on leur montre, ils ne voient pas, jusqu'à ce qu'un jour un rien leur fasse subitement ouvrir les yeux et les oreilles. Jusque là, dit-on, nos pères n'avaient pas cru à la réalité d'un dépouillement aussi complet. Cette réponse sacrilége répétée partout leur fit comprendre leur abaissement. Nous n'étions plus qu'une nation de mendiants.»

Comme pour accroître ces misères, le clergé qu'on avait réduit au silence en le comblant de biens, se livra avec fureur aux dissensions théologiques. Les dissidents s'appuyèrent sur des partis de mécontents: des guerres civiles éclatèrent, au nom de la religion; les répressions, envenimées par l'esprit de secte, atteignirent tous les excès de la barbarie, et, ces lugubres répressions accomplies, les Empereurs se faisaient gloire de convoquer des conciles ou des synodes et de décider en maîtres des questions du dogme. La nation était exténuée; les Empereurs ivres d'orgueil. Il y a trois siècles environ, l'un d'eux, après avoir vu défiler pendant plusieurs jours ses armées, à la revue annuelle, s'écria: «Le monde entier ne me peut pas!» et il pria Dieu publiquement de lui envoyer un ennemi qui fût à sa taille!

Pendant toutes ces discordes, quelques provinces situées aux extrémités de l'Empire s'en étaient détachées; entre autres, la province de Harar, située au S.-E.; elle avait adopté l'Islamisme et s'était donné un roi. Dans la seconde moitié du seizième siècle, un simple cavalier du nom d'Ahmed, au service de ce petit souverain, prit la campagne avec quelques compagnons, comme rebelle contre son prince qu'il accusait d'un passe-droit. Il détroussa les caravanes, arrêta les voyageurs, pilla des hameaux écartés, et sa troupe s'augmenta. Redoutant pour ses méfaits la vengeance de ses compatriotes, il s'éloigna et s'en fut rôder sur les frontières de l'Empire. Il surprit et battit en plusieurs rencontres les troupes du Méridazmatch ou Polémarque du Chawa, qui, s'étant mis lui-même en campagne, fut surpris, vaincu et tué. Les troupes d'Ahmed grossissaient à chaque succès. Pour protéger le Chawa, l'Empereur envoya une armée; Ahmed la défit en bataille rangée et tua de sa main le Ras qui la commandait. Pour donner à ses entreprises une signification religieuse et attirer du même coup ses coréligionnaires sous son drapeau, Ahmed prit alors, conformément à l'usage arabe, le titre d'Imam, qui signifie champion de la religion. Les chrétiens lui donnèrent le sobriquet de Gragne, qui veut dire gaucher. Il dérouta encore d'autres armées impériales. L'empereur marcha contre lui, fut battu dans une grande bataille, et il fuyait devant son vainqueur, qui le pourchassait de frontière en frontière, exterminant les chrétiens qui refusaient de reconnaître Mahomet, lorsqu'une bande de héros portugais, envoyés au secours de l'Empire chrétien, défit Ahmed Gragne dans une bataille livrée en Bégamdir. Ahmed y laissa la vie, et la restauration de l'Empire put s'effectuer.

Les neuf années, dit-on, durant lesquelles Ahmed Gragne ravagea l'Empire furent les plus désastreuses peut-être que la nation eut à traverser. Partout où campait l'Imam, les populations chrétiennes étaient réduites à opter entre l'Islamisme ou la mort. Son armée s'abattait sur une province, la pillait, l'incendiait et passait au fil de l'épée tous les habitants mâles. Partout les églises furent dépouillées; quelques-unes renfermaient des richesses considérables: on en cite dont la toiture était recouverte de lames d'or. D'autres possédaient des bibliothèques précieuses, monuments des siècles les plus reculés8, et les plus anciens sanctuaires furent jalousement détruits par le feu. Une portion considérable de la population se réfugia chez les peuples voisins, où elle vécut pour un temps: beaucoup de ces réfugiés s'unirent à des femmes étrangères et donnèrent naissance à des générations, qui ont modifié profondément la physionomie originelle de l'antique race chrétienne9. De tous côtés, des bandes d'hommes résolus à mourir au moins les armes à la main, prenaient refuge dans les cavernes et autres lieux-forts qu'offrent si fréquemment les kouallas; ils y vivaient d'herbes, de racines ou de la viande des animaux sauvages, s'entendaient pour harceler les troupes musulmanes qui, à leur tour, les traquaient comme des bêtes fauves, et, dès que le conquérant se portait sur d'autres points de l'Empire, ils reparaissaient sur les deugas et s'approvisionnaient en dévastant ce qu'avait laissé l'ennemi. Un grand nombre de ces refuges purent se soustraire aux armes des Musulmans. Mais, malheureusement, les monuments nationaux furent détruits à tout jamais. «Gragne ne put nous assujettir, disent les indigènes: il paraissait, rien ni personne ne restait debout devant sa face; mais tout se redressait contre lui, quand il était passé; et cet obscur rebelle, ce voleur de grands chemins n'aurait jamais pu faire impression sur nous, si nous n'eussions été divisés et affaiblis déjà par une série d'Empereurs qui nous avaient enlevé les choses de nos pères.»

Note 8: (retour) Je dois à l'obligeance d'un bibliophile, M. Gustave Grandin, la communication d'un Traité fort rare publié au dix-septième siècle, et dont voici un extrait:

«... Muleasses, Roy de Tunis, avait érigé une très-splendide bibliothèque, au rapport de Louis d'Urreta, qui assure que Mena, Empereur d'Æthiopie, ayant entendu que l'armée de l'Empereur Charles V emportait cette despouille, il donna charge à des marchands égyptiens et vénitiens pour l'achepter à quelque prix que ce fût. Lesquels accomplirent une partie de son dessein, car, ils en obtindrent plus de trois mille, qu'ils lui envoyèrent. Ce prince les reçeut avec une grande ioye et les envoya incontinent dans la Bibliothèque Royale des Abyssins. Laquelle à présent ne cède à celle d'Alexandrie pour le nombre de ses livres; selon Paul Ioue et Henry de Sponde, évesque de Pamiers, en ses Annales sacrez l'an 1535, num. 22... (Du Roy de Tunis, pages 50, 51.)

... Louis Urreta, Espagnol, asseure qu'au monastère de Sainte-Croix, au mont Amara, il y a trois bibliothèques très-amples. Lesquelles contiennent dix millions cent mille volumes escrits en beau parchemin et conseruez dans des estuis de soye. Cette grande et imcomparable multitude de livres (comme l'on croit) commença d'être ramassée par Makada ou Nicaula, Reyne de Saba, et Melilek, son fils, qu'elle eut de Salomon. Duquel on dit que les œuures y sont conseruées avec celles d'Enoch, Noé, Abraham, et Job et des autres S.S. Pères: comme il appert par le catalogue fait par Antoine Bricus et Laurent Crémones. Lesquels par le commandement du pape Grégoire XIII et la prière du cardinal Guillaume Sirlet purent visiter ce miracle du Monde, pour les livres, que l'on appelle en langue Æthiopique ASSABRARIA. C'est une chose et très-digne de remarque que la pratique qui se prit dans le couronnement des Empereurs des Abyssiens; qui est le don qu'on leur fait des clefs de cette Bibliothèque Royale du Mont Amara, pages 51, 52.»

(Traicté des plus belles bibliothèques publiqves et particvlières, qvi ont esté, et qvi sont à présent dans le monde. Divisé en deux parties. Composé par le P. Lovys Jacob. À Paris, chez Rolet Le Duc, rue Saint-Jacques, près la Poste. M. DC. XLIV. Avec privilége du Roy.)

Note 9: (retour) En Europe, où les besoins et l'attirail de la vie se sont multipliés, on conçoit malaisément que des communes entières puissent effectuer de longs voyages et vivre longtemps à l'étranger, sans se dissoudre. J'ai été à même de voir fréquemment, sur une échelle réduite, ces migrations de communautés, et la constance avec laquelle elles gardaient leur organisation dans les pays, où elles avaient à vivre, m'a souvent donné lieu d'admirer ces effets de l'autonomie communale.

Sitôt après la mort d'Ahmed Gragne, les populations rentrèrent dans leurs provinces, et ce dut être un étrange spectacle que celui de tout un peuple revenant ainsi d'un exil de plusieurs années et reprenant avec ordre possession de l'héritage de ses pères. En conséquence de leur organisation vivace, dès leur rentrée, les communes se trouvèrent reconstituées régulièrement; encouragées par le clergé des campagnes, elles se dressèrent devant l'Empereur, reprirent leurs droits, et la lutte recommença aussi vive que jamais. Les querelles religieuses l'avivèrent, et ces populations, quoique réduites, se livrèrent de nouveau aux guerres civiles. Grâce à l'unité de commandement, les partisans du Césarisme éthiopien l'emportèrent encore une fois, et les Empereurs purent opérer sans entraves la restauration de leur pouvoir d'après les formes les plus commodes pour leur omnipotence.

Mais quelque ingénieux que soit un législateur à disposer une société sur un plan préconçu, et quelque puissant qu'il soit, elle échappe toujours en quelques parties à ses prévisions et amène par là l'écroulement de son édifice. L'homme n'invente pas plus une société qu'une langue: il contribue à leur vie; il les peut modifier; trop souvent, il ne fait que les corrompre. L'invasion de Gragne était venue au moment où les Dedjazmatchs commençaient à se retourner contre l'Empereur. Celui-ci, ayant maîtrisé encore une fois les communes, disposant à son gré d'une aristocratie décimée et ruinée par la récente invasion, et débarrassé en même temps des craintes que lui avait données la puissance déjà excessive de ses Dedjazmatchs, aurait fait un retour sur lui-même: la solitude de son pouvoir l'effraya; il dit à ses conseillers:

—Le fils de l'homme ne saurait porter seul la toute-puissance.

Mais il n'eut ni la grandeur d'âme, ni la prudence de déposer ses pouvoirs usurpés et de reprendre ceux que lui conféraient les constitutions primitives. Il crut sauver l'Empire par des demi-mesures: il rendit par octroi aux communes une partie de leur autonomie; mais pour les maintenir dans sa dépendance et en imposer en même temps aux Dedjazmatchs et autres grands Polémarques dont il restreignit le nombre et les attributions judiciaires, il forma des terres qui étaient restées sans maîtres, des fiefs ingénieusement répartis, et les donna par investiture annuelle aux cognats impériaux ou à ses créatures, en les liant à la couronne par une vassalité directe. Il institua à perpétuité un nombre considérable de fiefs de franc alleu, tenus, les uns au service de guerre, les autres à payer un cens annuel; des terres dites de bouclier, de javeline ou de cavalier, semblables à celles dites Ziamet, Timor ou Kilidj, dans la constitution territoriale turque, et dont le propriétaire doit, en temps de guerre et selon leur étendue, soit un service militaire personnel, soit un certain nombre de fantassins ou de cavaliers équipés. Ces dispositions abritaient la couronne derrière une armée de vassaux directs, la plus nombreuse de l'Empire. Il mécontenta ainsi les communes, par des restitutions incomplètes; les cognats, par la dépendance où les tenait l'investiture annuelle; le clergé, par son immixtion dans la gestion des biens cléricaux; l'ancienne noblesse, par la création d'une noblesse nouvelle, et les grands vassaux par leur amoindrissement.

Malgré les efforts de ses prédécesseurs pour faire prévaloir le code de lois importé du Bas-Empire, la nation n'avait cessé de protester de diverses façons de son attachement à ses anciennes coutumes, et les nombreux essais qu'ils avaient faits d'imposer par la force l'usage exclusif de ces lois n'ayant produit que des résultats éphémères, il s'était établi insensiblement comme un compromis, par suite duquel la coexistence des deux régimes de lois fut acceptée, et les causes étaient soumises à l'un ou l'autre de ces régimes, au choix du défendeur. Seulement, les hommes de loi, conformément à leur principe que toute justice émanait de l'Empereur, prélevaient à leur profit sur les parties qui avaient recours à la justice coutumière, laquelle se rendait gratuitement, les frais et coûts qu'eut amenés le fonctionnement de la justice impériale.

Les Atsés maintinrent l'incarcération perpétuelle des agnats impériaux; ils s'habituèrent à continuer d'année en année le pouvoir aux princes cognats: pour plusieurs même, ils laissèrent s'établir une sorte d'hérédité. Pour mieux assurer leur pouvoir en augmentant l'influence de leur famille, ils établirent que les princesses de leur sang conféreraient la noblesse à leurs maris, ainsi qu'à leurs enfants. Le mariage civil et soumis au divorce prévalait de plus en plus; l'émancipation légale de la femme avait accru les désordres dans les familles; les princesses impériales surtout donnaient les plus scandaleux exemples d'immoralité, se mariaient et se démariaient, et finissaient par se contenter du concubinat. Les enfants issus de ces associations étant dépourvus d'apanages proportionnés à leur noblesse, avaient recours aux libéralités du souverain. Les décorations, les titres surtout se multiplièrent, perdirent leur prestige, et propagèrent à la fois l'insolence et le servilisme. Sur plusieurs points de l'Empire, les communes aidées de leurs fidèles alliés, le clergé et l'aristocratie des campagnes, entreprirent encore une fois la revendication de leurs droits. Elles furent réprimées cruellement et perdirent leurs dernières franchises. Tous les pouvoirs dépendirent du caprice impérial; la hiérarchie ne fut plus que fictive; une égalité servile régna pour tous.

Mais en vertu de ce principe qui veut que les pouvoirs accumulés s'altèrent et communiquent leur corruption à leurs dépositaires, les Atsés se dépravèrent, et la dissolution de l'Empire progressa rapidement. Par condescendance pour l'opinion publique, et comme pour faire illusion à leur peuple, les Empereurs affectaient de respecter quelques-unes de ses anciennes libertés. Selon la coutume, l'Empereur n'était réellement le maître que sur une grande route; dès qu'il posait le pied sur la terre d'une commune, il devait obéissance à la loi de cette commune et soumettre ses volontés aux officiers communaux. Les Atsés suivaient hypocritement cet usage et donnaient lieu quelquefois à des incidents semblables à celui du moulin de Sans-Souci, faisant croire ainsi à une liberté et à une justice qui n'existaient plus. Ils maintenaient aussi auprès de leur personne un Akab-Saat, officier chargé de rester debout auprès de l'Empereur quand il mangeait ou quand il buvait, et de lui arrêter même la main, dès qu'il jugeait que son maître dépassait les règles de la tempérance. L'Atsé ne prenait pas un repas, sans que l'Akab-Saat fût présent; on citait des cas où cet officier avait saisi la coupe. Mais les orgies impériales finissaient fréquemment par des exécutions.

Plusieurs vastes provinces de l'empire, telles que l'Innarya et le Kafa, le pays des Djindjerous, le Sennaar, une partie du grand Damote, le pays des Gallas-Azabo, avaient profité des suites de l'invasion musulmane, pour s'affranchir de leur vassalité à l'empire et se constituer en États indépendants. Les Empereurs, trop occupés des discordes civiles pour les faire rentrer dans l'obéissance, se contentèrent d'exercer vis-à-vis d'elles une suzeraineté qui de nominale devint fictive; ils se faisaient donner néanmoins le titre de Rois des Rois. D'accord avec leurs Likaontes et leurs clercs-légistes, ils promulguaient des rescrits, des ordonnances et des lois, statuaient sur les dogmes et discréditaient la religion et le clergé en faisant prononcer l'excommunication contre les infractions, même légères, à leur autorité. Bientôt ils se livrèrent sans frein aux plus iniques extravagances. On raconte que l'un d'eux, rentrant dans son camp et voyant l'enceinte où étaient ses tentes, imparfaitement palissadée, manda le chef dont les troupes avaient exécuté cette corvée, et, pour compléter la clôture, le fit lier avec quelques-uns de ses hommes, pour servir de palissade vivante. La nuit, les hyènes les dévorèrent, pénétrèrent auprès de la tente impériale et mangèrent quelques gardes et le cheval favori de l'Empereur, qui craignit pour lui-même et cria au secours. Les traditionnistes ajoutent que le lendemain le monstre déposa le sceptre et s'en alla, sous l'habit religieux, mourir dans un koualla désert, où, au jour anniversaire de son dernier crime, on entend encore, dans la nuit, les hurlements des hyènes, les cris des victimes et un tumulte semblable à celui d'un camp bouleversé.

Un autre, pour se réfugier contre les remords et expier ses crimes, s'en alla s'asseoir en un lieu écarté et fit construire autour de lui un mur circulaire, sans porte ni fenêtres, et recouvert d'une voûte; on pratiqua dans le mur épais une seule lucarne, par laquelle, sans pouvoir le voir ni en être vu, on lui passait le pain et l'eau. Parfois des visiteurs compatissants l'appelaient; il leur tenait des discours émouvants dont on rapporte encore des lambeaux. Il vécut ainsi plusieurs années. Un jour, comme il ne répondait pas, on démolit ce sépulcre, et on trouva son corps dans l'attitude d'un homme qui prie.

Les stupides tyrannies des Atsés provoquèrent rébellions sur rébellions. Ils avaient nié la liberté, nié jusqu'à la propriété et n'avaient plus devant eux qu'une nation émiettée, qui ne leur offrait plus aucun appui contre les partis. Comme pour précipiter l'agonie de l'Empire, des tribus Ilmormas s'enhardirent et entamèrent les frontières au S.-E., prirent pied et s'étendirent rapidement dans le Wollo et dans le grand Damote, pendant que de tous côtés les autres frontières se morcelaient au profit de peuplades païennes ou musulmanes.

Les Atsés devinrent le jouet de leurs Polémarques, dont la plupart tenaient à la famille impériale par le sang ou par leurs alliances. Déshabitués depuis longtemps de présider à la guerre, du fond de leur palais de Gondar, ils faisaient insidieusement ressurgir le fantôme des libertés communales et s'ingéniaient à opposer entre eux l'aristocratie, le clergé et les Dedjazmatchs, dont ils subissaient de plus en plus les insolences croissantes. Enfin un Ras ou Polémarque du Tegraïe vint à Gondar avec son armée, détrôna l'empereur Joas, le fit étrangler et intronisa son successeur. Pendant quelques années encore les Ras, Dedjazmatchs et Polémarques de tous grades s'entreheurtèrent autour du palais impérial, intronisant et détrônant leurs créatures.

Vers la fin du dernier siècle, un flot victorieux porta l'Atsé Tekla Guiorguis sur le vieux trône: il s'y cramponna et jeta la confusion parmi ses adversaires. On put croire qu'il ferait revivre le prestige de sa famille: son intelligence cultivée, les charmes de sa personne, son audace et ses libéralités lui acquirent pendant quelque temps une prépondérance incontestable. Le peuple, qui voyait avec chagrin l'humiliation de son antique famille souveraine, espérait qu'il ferait appel aux anciennes constitutions. Comme me l'ont souvent répété les indigènes, on se serait rallié autour de lui, et les princes, les Dedjazmatchs et tous les aventuriers militaires, qui s'entrebattaient pour le pouvoir, auraient été réduits au silence. Plus d'une fois les hommes d'une commune se sont rendus, la nuit, en troupe, au camp de l'Empereur, et là, faisant entendre le cri d'usage, sinistre et suppliant, qui annonce que des opprimés réclament justice, ils interrompaient le sommeil de l'Atsé et lui disaient:—Ô notre père, que Dieu prolonge tes jours, et que nos conseils ne t'attristent pas, car nous te sommes soumis. N'aie pas peur: le Roi de tes ancêtres sera avec toi. Ne t'a-t-il pas revêtu de notre pays comme d'un vêtement de force? Sois rassuré et dis seulement: «Je vous rends les constitutions de vos ancêtres;» et pour les faire revivre, tes peuples se dresseront comme une forêt sans fin, où disparaîtront tous les voleurs de pouvoirs, ces vautours!

Et ces conseillers dévoués disparaissaient avant le jour.

Mais Tekla Guiorguis n'osa pas, et une dernière coalition le précipita du trône.

Comme beaucoup de ceux qui, à quelque degré qu'ils se trouvent de la hiérarchie sociale, ont eu à porter le poids de la chute de leur famille, l'Atsé Tekla Guiorguis, que les indigènes regardent comme leur dernier Empereur, avait quelques-unes de ces vertus maîtresses nécessaires à un bon souverain.

—Dieu, ajoutent-ils, le choisit comme victime, pour qu'on ne pût douter qu'il punissait en lui ses coupables prédécesseurs.

Cependant, il répugnait à la nation de se fractionner et de se départir de son ancienne forme de gouvernement impérial. Les coalisés victorieux mettaient en avant la nécessité de restaurer le vieux droit coutumier, et, à l'instigation de leur principal chef, le Ras ou Polémarque du Tegraïe, ils choisirent pour Atsé un agnat impérial d'une nullité notoire; et le laissant dans Gondar sans revenus, sans gardes et sans autorité, ils se retirèrent dans leurs provinces, désunis et comme honteux de leur victoire. Quant aux grands vassaux qui avaient combattu avec l'Empereur détrôné, les uns étaient tombés en captivité, les autres, sous la conduite des chefs du Gojam, ayant pu regagner leurs gouvernements, s'y fortifièrent dans l'attente des événements; les Dedjazmatchs restés neutres suivirent cet exemple, et au printemps, l'Éthiopie se trouva toute hérissée d'hommes en armes. La restauration de l'ancien Empire avec les coutumes servait de mot d'ordre aux coalisés et à leurs adversaires. Mais, aux lueurs des premiers incendies, les masques, tombant, ne laissèrent apparaître que convoitises et ambitions personnelles. Malheureusement, le peuple était en haleine de guerre; les provinces se ruèrent les unes contre les autres et donnèrent le triste spectacle de partis qui s'entredéchirent au nom de l'ordre et de la justice dont les représentants sincères manquaient partout. Ces partis ne tardèrent pas à se fractionner, à se multiplier, et la guerre civile fut endémique. De localité à localité, les communications devinrent dangereuses ou cessèrent tout-à-fait: le commerce, les échanges journaliers ne se firent plus que les armes à la main; et pendant que Ras, Dedjazmatchs et chefs à tous les degrés s'alliaient, se trahissaient et se heurtaient au centre de l'Empire, les incursions étrangères en rétrécissaient encore les frontières. Les paysans ne s'occupant plus que de combat ou de pillage, la culture des terres fut abandonnée ou laissée aux femmes et aux enfants; des famines contribuèrent au dépeuplement; les hernes, ou terres abandonnées, s'étendirent de plus en plus; les bêtes féroces prenaient la place des habitants; les troupeaux disparaissaient, et des bandes de soldats sans maîtres, espèces de miquelets, prêts à passer au service du plus offrant, épouvantaient le pays par leurs sauvages excès. Ce fut alors, dit-on, qu'on substitua au terme générique désignant le militaire, l'homme de guerre, le mot Wattoadder qui le désigne aujourd'hui, et dont l'étymologie signifie un homme sans feu ni lieu. Ou s'égorgeait aux cérémonies funéraires, aux mariages, devant les tribunaux, aux portes des églises; le parjure et toutes les violences devinrent les moyens; les jouissances immédiates, l'unique but; et comme une société, si bas qu'elle soit tombée, a besoin pour vivre, de quelques vertus, au milieu de ce débordement de tous les appétits mauvais, le bien se mêlait au mal, et des éclairs d'héroïsme illuminaient fréquemment ces sinistres perspectives. La conscience publique se pervertit promptement au spectacle des accouplements de vertus et de crimes. S'il faut en croire les Éthiopiens, ils se seraient accoutumés, dès cette époque seulement, à établir avec la morale de déplorables compromis qui n'excitent plus chez eux aujourd'hui que la réprobation de quelques austères penseurs, toujours rares en tous pays.

Le clergé séculier, de son propre aveu, avait contribué puissamment, par ses erreurs et son indiscipline, à disloquer l'Empire; mais la catastrophe accomplie, il reprit le sens de sa haute mission. Frappé dans ses richesses, devenues excessives, il se réfugia dans son domaine transterrestre, combattit toutes les injustices par ses anathèmes et se rangea résolument du côté des opprimés.

L'insécurité étant devenue générale, les populations s'habituèrent à déposer leurs valeurs mobilières dans les monts-forts, dans les cavernes fortifiées et surtout dans les villes et bourgs dont les églises jouissaient du droit d'asile, et où se réfugiaient aussi, dans les moments les plus difficiles, les femmes, les enfants, les vieillards et les infirmes des campagnes. Ces asiles, sans remparts, sans garnison, et d'accès facile, n'avaient, pour gardien et défenseur, que le clergé de la paroisse, présidé par un abbé que nommait le Dedjazmatch. Ils servirent de dernier abri au droit, à l'enseignement, à l'industrie et au commerce; les foires et marchés hebdomadaires ne se tinrent plus que dans leur enceinte, sous la juridiction de l'abbé, laquelle s'étendait sur tout homme ayant posé le pied en deçà des limites de l'asile et couvrait également la personne du faible, de l'opprimé, du malfaiteur et du criminel. Cet état de choses, qui subsiste encore aujourd'hui, mettait souvent en présence les abbés et les puissants du dehors; le droit d'hébergement exercé par les soldats du Polémarque de la province, les dépôts de légalité contestable, les délinquants de toutes sortes, les meurtriers, les déserteurs ou les transfuges donnaient souvent lieu, de la part des chefs militaires, à des réclamations contre la juridiction cléricale. L'abbé et son clergé n'avaient à opposer à leurs prétentions que des armes spirituelles, et les représentations faites au nom du droit, de la légalité et de l'opinion publique. En général, ces ecclésiastiques se faisaient maltraiter, parfois même tuer, plutôt que de livrer ce qu'on leur demandait: ils s'écriaient: «Vouons nos corps au tranchant de l'épée!» En sa qualité de suzerain de l'abbé, le Dedjazmatch décidait de la légalité de ces réclamations, qu'il avait quelquefois provoquées lui-même indirectement. L'abbé, accompagné de son clergé et muni des emblèmes du culte, comparaissait devant la cour de son suzerain, défendait ses droits, et il n'était pas rare que, tournant son accusation contre son suzerain lui-même, il le sommât de descendre de son siége pour ester en justice. Celui-ci nommait alors un mandataire, remontait sur son alga et chargeait un de ses soldats de conduire les parties à Gondar, devant le tribunal des Likaontes. J'ai plus d'une fois assisté à des débats de cette nature; j'ai vu ces gens d'Église, faibles et sans armes au milieu d'hommes de guerre, plaider au nom du droit, flétrir les convoitises menaçantes de la soldatesque qui les entourait, invoquer éloquemment la réprobation contre de puissants adversaires, et les amener à désavouer eux-mêmes cette force qui faisait leur orgueil.

Dans les cas de violation manifeste d'un asile, le clergé régulier s'émouvait; les religieux les plus vénérés quittaient leurs solitudes, rassemblaient le clergé des paroisses, allaient dans les camps, et généralement ils obtenaient justice. Lorsque le vrai coupable était le Dedjazmatch, ils l'amenaient à résipiscence, sinon ils l'excommuniaient, menaçaient ses serviteurs de l'anathème, s'ils continuaient à le servir, mettaient la province en interdit, et, secourus par les religieux des provinces voisines, soulevaient contre lui la réprobation nationale. Les cas les plus dangereux, heureusement peu communs, étaient ceux où quelques-unes de ces bandes de soldats, passant du service d'un Dedjazmatch à celui d'un autre, recevaient l'hospitalité pour une nuit, et faisaient naître quelque prétexte pour piller les citadins. Les religieux sommaient alors le Polémarque de la province, sous peine d'excommunication, de poursuivre les violateurs, et enjoignaient à tout chrétien de leur refuser l'eau, le feu, la nourriture, l'abri, et de désigner le chemin qu'ils avaient pris. Pour éviter de périr par le fer, les coupables se dispersaient ordinairement devant l'animadversion générale. Justice faite, ces ermites, parmi lesquels on voyait souvent la personnification héroïque des vertus chrétiennes et de la conscience publique, s'en retournaient à leurs déserts, laissant derrière eux une trace bienfaisante.

On ne peut s'empêcher de reconnaître chez ces religieux, séparés de l'unité chrétienne par le fait plutôt que par la volonté, une piété et des vertus incontestables; leur détachement, leur dénûment de tout ce qui excite les convoitises des hommes, leur donnent un ascendant, accru souvent du souvenir de leur vie passée. On trouve parmi eux beaucoup d'hommes appartenant aux premières familles, d'anciens notables, des soldats ou des chefs célèbres, qui, à la suite de quelque grand chagrin ou d'un retour subit sur eux-mêmes, ont quitté famille, dignités, rang, fortune et jusqu'à leur nom, pour prendre l'habit religieux et aller vivre d'austérités dans les cavernes ou les hernes les plus sauvages. Quelques-uns s'entourent, pour disparaître, de précautions telles que leurs meilleurs amis perdent leur trace, jusqu'au jour où ceux-ci, frappés par quelque infortune, un chevrier, un pâtre ou quelque paysan leur apporte de la part d'un moine inconnu des encouragements et des conseils trahissant une vieille intimité. Quelquefois une catastrophe publique leur fournira l'occasion de reconnaître, parmi des religieux accourus au secours de quelque principe social, celui dont ils regrettent la perte depuis des années. Ces ermites se présentent quelquefois dans les camps, où, la veille encore, les trouvères chantaient leurs exploits militaires, leurs actes de folle générosité, et l'on comprend avec quelle émotion leurs anciens compagnons d'armes ou leurs anciens adversaires les revoient, dépouillés de tout l'appareil qui faisait leur recherche et leur orgueil, et leur entendent dire: «Ô frères, qui êtes encore dans le rêve dont nous sommes sortis, nous vous en supplions, ouvrez un instant les yeux et considérez ce qui nous amène.»

Bien avant la chute de l'Empire, le clergé séculier, par la double raison de son origine presque exclusivement plébéienne, et de cet esprit de véritable liberté qu'inspire le christianisme, se prononça énergiquement en faveur des communes, qui, grâce aussi au concours que leur demandaient les chefs de guerre, reprirent dans plusieurs provinces l'usage de leurs libertés. De plus, par son enseignement de l'histoire, du droit écrit, de la grammaire, de l'éloquence et de la théologie, le clergé maintint une morale chrétienne, les vertus civiques qui en découlent, la pureté de la langue, les traditions et l'esprit national.

On a vu qu'à l'exemple du Bas-Empire, et encouragé par quelques Empereurs, le clergé s'était adonné aux subtilités théologiques; il n'avait pas tardé à se diviser; l'ignorance s'était accrue et le peuple éthiopien, doué d'un instinct religieux vivace, s'était partagé en trois sectes principales, sur les rivalités desquelles s'étaient entées plus tard les rivalités politiques. C'est ainsi que le clergé a attisé les guerres civiles, ébranlé dans l'esprit du peuple le respect de son enseignement, et qu'en portant atteinte à son propre prestige par les irrégularités de sa conduite, suite immanquable de son indiscipline et du désordre des pouvoirs sociaux, il s'est privé de la force nécessaire pour empêcher qu'il ne s'introduisît dans les mœurs certaines tolérances contraires à la moralité de la famille, qui défigurent aujourd'hui la physionomie chrétienne de ce peuple. Mais une réunion d'hommes ne commande pas longtemps les vertus, sans les pratiquer elle-même. Le clergé aurait sans doute perdu tout prestige comme l'Empire, s'il n'eût produit une succession d'hommes d'élite, défenseurs sincères du bien, représentants des plus hautes vertus cléricales et civiles, qui lui ont maintenu jusqu'aujourd'hui une certaine autorité, la seule qui ait survécu aux désastres, et autour de laquelle se groupent encore les éléments de la vie sociale. C'est lui qui recueille dans ses maisons, et sous le porche de ses églises, les malades, les infirmes et les blessés; qui amène les réconciliations et préside aux traités de paix; qui se montre presque partout le champion de l'opprimé et fait entendre aux puissants des avertissements salutaires. Il prodigue, il est vrai, les excommunications, au point d'en atténuer l'effet, mais il ne cesse du moins d'entretenir le culte du droit, de la justice et de la morale, et de sonner le tocsin en leur nom.

Pendant que le Tegraïe, le Bégamdir, l'Idjou, le Gojam et le Wora-Himano, se combattaient pour la prépotence, entraînant les autres provinces dans des alliances temporaires, dictées par les intérêts du moment, seul, le Chawa, avec ses annexes, séparé du reste de l'Éthiopie chrétienne par les Ilmormas du Wallo, vivait en paix. Le Polémarque de cette province portait le titre de Maridazmatch. Le dernier qui en avait été régulièrement investi, s'en étant déclaré roi, dès la chute de l'Empire, avait pu léguer le pouvoir à sa famille; et, pour empêcher ses héritiers d'allumer la guerre civile par leurs rivalités, à l'exemple des Empereurs, il avait fait adopter l'usage de tenir en captivité perpétuelle tous les parents mâles du prince régnant. Mais quoique le Chawa fût la seule portion de l'ancien Empire, où l'autorité eût une base un peu stable, les espérances nationales se concentraient ailleurs.

Les derniers Atsés avaient pris l'habitude de donner en apanage au Ras bitwodded ou Grand Connétable, la province du Bégamdir et ses dépendances, comprenant tout le pays borné au Nord par la chaîne de collines où est situé le col de Farka, à l'Ouest par le lac Tsana, au Sud par l'Abbaïe et son grand affluent le Bechelo, et à l'Est par le Takkazé. Sa position centrale, ses avantages au point de vue stratégique, le caractère belliqueux de sa population nombreuse, son voisinage de Gondar et le précédent établi en faveur de sa suprématie, contribuèrent à faire de cette province comme la capitale politique de la nation et le point de mire de toutes les ambitions. Aussi fut-elle conquise successivement par les Polémarques du Tegraïe, du Gojam, du Wora-Himano et de l'Idjou; le vainqueur se faisait nommer Ras bitwodded par le titulaire de l'Empire, qui croupissait dans le palais démantelé de Gondar, ou bien, plaçant quelque nouvel agnat sur ce trône dérisoire, il s'inclinait devant sa propre créature et se relevait Grand Connétable.

Vers la fin du siècle dernier, le chef d'une famille musulmane de l'Idjou, nommé Gouangoul, Ilmorma d'origine, s'empara de l'autorité dans sa province; son fils Guelmo lui succéda, puis Ali, surnommé Tallag (le Grand). Celui-ci soumit les provinces de Tohelederi, Dawont, Kallou et Delanta, voisines de l'Idjou; il marcha contre le Bégamdir et le conquit en une seule bataille, sur une armée cinq ou six fois plus nombreuse que la sienne. Dédaignant de se faire nommer Ras, il s'intitula Imam; en conséquence, il voulut imposer l'Islamisme à ses sujets du Bégamdir, mais cette tentative faillit le perdre; il y renonça; et après quelques années de règne, qu'il passa toujours à cheval, guerroyant contre ses rivaux, il mourut, recommandant à sa famille de respecter la foi de son peuple. Cette famille fut refoulée en Idjou où elle maintint son indépendance pendant quelques années, sans pouvoir ressaisir le Bégamdir d'une façon durable; un accident de la fortune le rendit à Gouksa, troisième successeur d'Ali-le-Grand. Pour se faire mieux agréer de ses sujets, Gouksa adopta le christianisme, mais resta, dit-on, musulman par ses sympathies. Prudent, cauteleux, rancunier, économe, habile à dissimuler et à contenir ses ennemis les uns par les autres, il dut, quoique peu guerrier, faire très-souvent la guerre, et, grâce à son habileté à choisir ses lieutenants, elle tourna constamment à son avantage. Son règne d'une trentaine d'années fut regardé comme un règne de paix, de sécurité et d'ordre relatif.

Dès le début des guerres civiles, la noblesse et les paysans avaient uni leurs intérêts; le clergé leur était acquis, et les communes s'étaient réveillées de leur léthargie; la noblesse combattit pour elles, et les paysans soutinrent leurs seigneurs, lorsque ceux-ci opposaient quelque résistance aux volontés des Dedjazmatchs. La féodalité reprit de la force de l'union sincère de ses deux éléments essentiels.

Afin de mieux réduire ses sujets, Gouksa s'appliqua, comme les Empereurs, à désunir les paysans et les nobles; mais il s'y prit en sens inverse. Les Empereurs avaient rendu la noblesse insolente en favorisant son luxe et ses empiétements sur les communes; à l'exemple d'Ali-le-Grand, Gouksa affecta au contraire une simplicité égalitaire et une rusticité de mœurs, qui flattaient le peuple et provoquaient les dédains de la noblesse. Au lieu d'employer les sommes provenant des impôts à augmenter le luxe de sa cour, il les entassait dans ses monts-forts. Il aviva les rivalités entre les chefs des grandes familles, afin de se ménager des prétextes de les réprimer et de réduire leurs prérogatives. Il tint le clergé à l'écart des affaires, usa envers lui de formes respectueuses, mais ne laissa échapper aucune occasion de discréditer ses principaux membres par une indulgence dédaigneuse. Lorsqu'il crut avoir gagné le peuple, il résolut de déposséder ouvertement la noblesse et inaugura cette politique par un ban resté célèbre, qui a fait donner à la dynastie de Gouangoul et d'Ali-le-Grand le nom de dynastie de Gouksa. Ce ban était ainsi conçu:

«Entends, pays, entends, entends! Que l'épée décide contre les ennemis de notre maître! La terre est à Dieu; l'homme n'en saurait être qu'usufruitier. Il la féconde par ses efforts; il passe; la terre l'engloutit et reverdit au soleil. Qu'est-ce qu'un propriétaire dont l'objet est plus fort que lui? Détenteurs de terres nobles et tenanciers de fiefs, il n'y a pas de droit de suzeraineté héréditaire. Dieu le donne à qui il lui convient; il me l'a donné, à moi, Gouksa! Je suis le seigneur du sol: toute terre relève de moi, et c'est moi seul qui la dispense à mon gré! Femmes nobles et seigneurs, tenanciers de fiefs, présentez-vous; je confère rang et investiture! Que ceux qui ne m'aiment pas s'éloignent dès cette heure! Laboureurs, labourez; trafiquants, continuez votre trafic. C'est moi qui suis votre droit et votre force! Hommes et femmes nobles, cavaliers et gens de guerre, venez vous ranger autour de moi!»

On comprend difficilement que Gouksa ait osé proclamer ainsi par ban, en Bégamdir, où sa puissance n'avait aucune racine, et où les populations étaient encore frémissantes, que le droit de propriété était révocable. Mais que ne peut-on pas faire d'un peuple divisé! Gouksa avait eu soin de faire répandre la croyance qu'une certaine classe de propriétaires faisait seule obstacle à la bonne administration de ses États et au bonheur régulier des cultivateurs, et que ses sujets seraient heureux, le jour où ils deviendraient tous égaux devant lui. Cette classe se composait des propriétaires de terres allodiales, nobles ou roturières, parmi lesquelles les unes étaient censables, les autres censéables. Ces propriétaires formaient la classe la plus indépendante de la nation et la plus nombreuse après celle des laboureurs, dont ils partageaient les préoccupations et les intérêts, et dont souvent même ils épousaient les filles. Malgré le droit d'aînesse, l'admission de plus en plus fréquente de la femme à l'héritage territorial tendait à restreindre leurs héritages, et, par la modicité croissante de leur fortune, à les faire rentrer dans la catégorie des paysans, à la circonstance près que leurs terres restaient allodiales, quelquefois même saliques. Cet état de choses leur donnait sur le paysan une influence qui leur permettait de l'entraîner à résister avec eux aux exactions des seigneurs de grands fiefs que les empiétements des Atsés avaient rendus amovibles, et qui, depuis la chute du trône, tenant leur investiture annuelle des Dedjazmatchs, étaient devenus les instruments de leurs maltôtes. D'autre part, ils étaient les meilleurs soldats des Dedjazmatchs et Polémarques; la plupart servaient quelques années, ne fût-ce que pour acquérir l'expérience des affaires et ce relief que confère aux yeux du peuple la qualité d'ancien militaire; beaucoup vivaient dans les cours des Dedjazmatchs, où ils occupaient les plus grandes charges. Depuis la chute de l'Empire, cette classe d'hommes qui formait comme le cœur de la nation, a fourni un grand nombre de chefs de guerre célèbres et de Polémarques. En assimilant leurs terres allodiales aux terres de fiefs amovibles, Gouksa augmentait ses revenus d'un chiffre considérable et brisait la dernière et la plus redoutable résistance que le Bégamdir pût opposer à la domination d'une famille impatiemment supportée, surtout à cause de son origine et de ses traditions musulmanes.

Le paysan applaudit: il ne sentait pas encore que cette mesure égalitaire empirait sa situation, puisqu'elle lui enlevait ses derniers défenseurs, qui allaient naturellement grossir le nombre de ses tyrans, les anciens titulaires de grands fiefs dont les Atsés et les Polémarques avaient déjà fait des exacteurs en rendant leur existence précaire. Ces derniers représentants de la véritable noblesse territoriale indépendante crurent prolonger leur existence en se prêtant à leur propre abaissement. Il y a manière de faire accepter aux hommes ce qui leur est le moins profitable, et ces possesseurs de fiefs inaliénables, de terres libres à divers degrés, devinrent les courtisans de Gouksa. Une première année, il maintint le statu quo, en confirmant les investitures aux titulaires; puis, tous les ans, sous quelque prétexte, il en dépouilla un certain nombre, et, à la fin de son règne, il avait ruiné ou dispersé les grandes familles de ses États, dépossédé les seigneurs et notables qui lui portaient ombrage, augmenté considérablement ses revenus, annulé l'action politique du clergé, rétréci les libertés des communes, tout en augmentant leurs impôts; et concentré presque tous les pouvoirs en ses mains.

Les Polémarques de sa mouvance suivirent son exemple, ainsi que les Polémarques du reste de l'Éthiopie, à l'exception, toutefois, de ceux de l'Agaw-Medir, du Damote et du Gojam. Ces provinces, gouvernées par des princes cognats de la famille impériale, conservèrent, en grande partie, les libertés traditionnelles. Quant à la province de l'Idjou, berceau de la dynastie de Gouksa, chaque fois que ses maîtres ont voulu attenter à ses franchises, elle a répondu par des rebellions énergiques, et c'est jusqu'à ce jour le pays de l'Éthiopie où le peuple jouit du plus de liberté. Presque partout ailleurs, le sort des populations fut livré à l'arbitraire d'un système féodal mutilé en ce qu'il pouvait avoir de bon. Les nobles dépossédés se firent tous soldats de fortune: les Polémarques mirent de l'émulation à les retenir à leur service, au moyen de dignités et d'investitures annuelles, et ces seigneurs temporaires exploitent et pressurent aujourd'hui à ruine les contribuables de leurs fiefs sans avenir pour eux. La rapacité de ces tyranneaux pousse les cultivateurs à un désespoir tel, que parfois des communes entières préfèrent abandonner leurs terres et émigrer dans les États voisins. À la mort ou à la chute du Polémarque, ils reprennent leurs héritages, si le règne de son successeur est plus équitable. Ceux qui se sentent de l'énergie s'enrôlent dans les bandes de soldats, préférant à la servitude de la vie des champs, les périls et l'indépendance de la vie militaire, et dans chaque province, le camp du Polémarque regorge de soldats turbulents et avides, vivant gaîment au jour le jour, tandis que les contribuables des villes, et surtout ceux des campagnes, vivent furtivement, en proie à toutes les craintes, et réduits à ruser pour dissimuler même leur pain quotidien. La puissance des Polémarques est elle-même précaire: sujets aux retours qu'entraîne la fréquence des guerres, aux trahisons de leurs alliés, aux désertions de leurs soldats, peu d'entre eux peuvent se vanter d'avoir reçu le pouvoir de leur père, presque aucun n'est assuré de le léguer à son fils. Quelque soldat de fortune, parti quelquefois des rangs les plus humbles, recueille son héritage.

Comme on l'a vu, d'après la constitution antique, le droit de justice n'émanait pas des Atsés; ils l'exerçaient, il est vrai, mais dans des cas définis et rares; ils en étaient surtout les gardiens, les dépositaires. La nation exerçait ce droit elle-même: le chef de famille, la commune, les tribunaux improvisés entre citoyens, la noblesse territoriale; représentaient autant de juridictions, qui dispensaient ordinairement d'avoir recours au tribunal suprême des Atsés, et, quoique vaincue, après une lutte contre eux, plusieurs fois séculaire, pour la conservation de ce droit, la nation n'a jamais perdu complètement l'habitude de l'exercer. Les Polémarques, qui avaient tout fait pour accaparer ce droit au bénéfice des Empereurs, eussent voulu le garder pour eux-mêmes, lorsque l'Empire tomba; mais, à cause de la nature précaire de leur autorité, ils n'osèrent pas affronter en ce point jusqu'au bout le sentiment intime de leurs sujets; les circonstances leur vinrent bientôt en aide.

Les communes reprirent leur juridiction primitive; mais lorsque des conflits s'élevèrent entre elles, comme il ne se trouvait plus aucun pouvoir judiciaire intermédiaire entre elles et le pouvoir central représenté désormais par les Dedjazmatchs, ou autres Polémarques, héritiers de fait, et chacun dans ses États, du pouvoir impérial, elles comprirent alors la faute qu'elles avaient commise en laissant déraciner ce qui restait de la noblesse territoriale, et elles durent subir en tout la juridiction des Polémarques. Ceux-ci empiétèrent de plus en plus, jusqu'à absorber toutes les causes entre citoyens, en répartissant toutes les communes de leurs États en fiefs qu'ils distribuaient annuellement à leurs hommes d'armes. Chaque Dedjazmatch, depuis ce temps, entretient quelques hommes de loi, pour interpréter au besoin le texte du code de Justinien; mais, si ce n'est pour les causes criminelles, il est rare qu'on y ait recours, ce recours dépendant des parties qui se réclament presque toujours des lois coutumières. Les Polémarques et leurs délégués jugent d'après elles, mais, à l'exemple des hommes de loi des Empereurs, ils prélèvent des frais de justice, qui ruinent les plaideurs et constituent leurs principaux bénéfices. Dans les causes civiles, ces frais montent souvent jusqu'à la moitié des valeurs en litige. Depuis que la justice coutumière a cessé d'être gratuite, sa vénalité est devenue notoire. Néanmoins ces tribunaux dégradés subissent encore la pression de la conscience publique, qui leur apparaît comme un fantôme et donne encore assez souvent le spectacle consolant des embarras de la force injuste aux prises avec le droit et la faiblesse qu'elle opprime. Il s'est bien trouvé, tantôt dans une province, tantôt dans une autre, quelques Polémarques qui se sont efforcés de relever l'autorité de la justice et de la morale. On cite parmi eux, le Ras Woldé Sillassé, qui gouverna le Tegraïe pendant plus de vingt ans; les Ras Haïlo et Méred, Gouverneurs du Gojam et du Damote; le Dedjadj Sabagadis, en Tegraïe; le Ras Haïlo, dans le Samen, et plusieurs Polémarques de moindre importance dont la mémoire est bénie. L'action de ces hommes de bien, quoique bornée à l'étendue de leurs domaines, a exercé néanmoins sur le reste du pays une influence salutaire. Malheureusement, dans la longue lutte que le droit indigène avait soutenue contre le code byzantin, il avait subi des altérations dans ses parties essentielles, celles qui règlent la famille, la propriété et le mariage: la famille est restée démantelée; le mariage et la propriété n'ont plus rien de stable, et n'était l'esprit chrétien planant au-dessus de cette nation désorientée, et qui, bien qu'altéré, l'illumine encore quelquefois, elle aurait atteint depuis longtemps le dernier degré de la déchéance et de l'abaissement.

Comme dans toute société anarchique, la carrière des armes offre le seul refuge à ceux qui ont souci de leur dignité; aussi les camps renferment-ils, à quelques exceptions près, l'élite de la nation. Les cognats de la famille impériale dont le nombre est grand, se font presque tous soldats. Leur origine leur assure la considération, et, pour peu qu'ils déploient des qualités personnelles, les plus brillantes perspectives s'ouvrent devant eux. De cette classe sont sortis la plupart des Ras, Dedjazmatchs ou autres Polémarques remarquables, comme aussi les femmes les plus célèbres par leur beauté, leur esprit et, il faut le dire aussi, par leurs désordres. À ces princes et princesses on donne le titre qualificatif de Waïzoro, de même qu'aux agnats impériaux des deux sexes, et leurs concitoyens traitent encore avec une déférence marquée ceux qui ont droit à ce titre, quoiqu'ils l'aient vulgarisé en le donnant à presque toutes les femmes, tout comme en Europe on l'a fait de Madame.

Les agnats impériaux ne pouvaient avoir aucune dotation territoriale. Ils ne possédaient la terre que par héritage maternel ou du chef de leur femme, et dépendaient, par conséquent, des libéralités de l'Empereur régnant. La chute de l'Empire les a mis dans un dénûment complet. Les plus dignes et les plus heureux sont ceux qui vivent de la culture d'un matrimoine d'ordinaire fort restreint. D'autres ornent de peintures les murs des églises ou les livres de piété, ou copient des livres d'heures, les relient même; d'autres encore sculptent de petits objets en bois ou peignent des diptyques. Ils vivent petitement du produit de ces industries, les seules qui, aux yeux de leurs compatriotes, ne les fassent pas déroger. D'après la croyance populaire, quand la famille impériale aura satisfait à la justice divine par son humiliation prolongée, un de ses membres relèvera, avec le trône de ses ancêtres, les anciennes lois et les constitutions, et les malheurs de la nation auront leur terme. Par suite de cette croyance, aucun chef ne voudrait accepter dans ses troupes un prince agnat. Aussi, parmi ces princes, ceux qui laissent soupçonner quelque ambition ou quelques qualités supérieures, sont-ils les plus malheureux. Les hommes au pouvoir étouffent leur fortune par tous les moyens et les réduisent à se considérer heureux de pouvoir s'assurer le pain quotidien. La principale ressource de ces agnats consiste actuellement dans les aumônes qu'ils reçoivent de quelques Dedjazmatchs. Quelques-uns se tiennent à l'affût des évènements politiques et se font comme les clients de quelque Polémarque, tel que celui du Tegraïe, du Bégamdir, du Samen ou du Gojam, dans l'espoir de leur voir acquérir un jour la prépotence, à l'abri de laquelle ils pourront remplacer le simulacre d'Empereur qui siége à Gondar.

Sahala Dinguil, dont je venais de guérir la femme, et qui portait le titre d'Atsé depuis quelques années déjà, lors de mon entrée dans le pays, avait été deux fois détrôné, sans bruit, par son patron le Ras Ali, Gouverneur de Bégamdir, dont relève la ville de Gondar; mais, chaque fois, il avait été rétabli dans sa majesté dérisoire, grâce à la croyance populaire que tant qu'il serait Atsé, il ne devait y avoir ni peste ni famine, et que la famille de Gouksa se maintiendrait au pouvoir.

Gondar, dernière capitale de l'Empire, a été fondée par l'Atsé Facilidas, peu de temps après l'expulsion de la Mission portugaise. Quelques érudits indigènes prétendent que le mot gondar n'est autre que le mot Tegraïen, qui signifie ténia; les savants gondariens repoussent avec indignation cette étymologie et font observer que dans l'idiome Félacha, encore parlé dans quelques villages aux environs de la ville, dar signifie gouvernement et gon, côte. À l'appui de cette explication, ils comparent à un os costal le prolongement montueux qui, partant du mont Atanaguer, s'avance vers le S. en dominant la plaine de Dambya, dont il est séparé par les ruisseaux Angareb et Kaha, lesquels se joignent au Magatch, un des principaux tributaires du lac Tsana. C'est sur le sommet plat de ce prolongement que Gondar est assise, avec ses dix-neuf églises; les indigènes affirment qu'elle en contient quarante-quatre, mais ils comptent celles des faubourgs presque abandonnées et toutes du côté de l'Est. De quelque côté que l'on arrive, on ne découvre Gondar que lorsqu'on en est déjà près. Les hauts murs blafards du palais impérial frappent d'abord la vue; le ton bistré des maisons basses et couvertes en chaume, les larges espaces hérissés de ruines, les églises blotties çà et là, dans leurs bosquets d'arbres élancés et verts, le ciel toujours bleu, l'atmosphère limpide, les alentours nus et accidentés, tout concourt à donner à la ville une physionomie attrayante, paisible et réjouie, malgré son délabrement. Le sol rocheux et couvert de pierres n'offre aucun vestige de ces travaux habituels en Europe, dans les centres populeux, tels que fontaines, aqueducs, égouts, enceintes, places régulières, promenades et édifices décoratifs; il est raviné par les eaux pluviales; la nature de ses rugosités dénote partout que des mains industrieuses n'ont jamais cherché à le modifier, et que les hommes y ont posé mais non fixé leurs demeures. Du reste, la féodalité semble être peu favorable à la formation de grandes villes: sous ce régime, la famille constituée fortement, offre partout un abri et un aliment au besoin de sociabilité; de plus, l'homme ne prenant de valeur que par la terre, c'est dans les campagnes que s'établissent les ambitieux, les puissants et les forts; les villes restent alors le refuge des déclassés, des artisans et de la population flottante et de peu d'importance.

Les quartiers les mieux conservés sont: au S., non loin du palais, le quartier dit de l'Itchagué et le Salamgué ou quartier musulman, situé au pied de la colline en dedans de l'Angareb et du Kaha; à côté se trouve une place où se tient un marché important de mules et de chevaux. Au S.-E., le quartier de Dinguiagué (pays de pierres), habité par les trafiquants chrétiens; à côté se trouve aussi une grande place irrégulière et pleine de roches, où se tient un marché hebdomadaire important. Au N., et au pied du mont Tegraïe-Mutchoaya, le quartier de l'Aboune ou légat du patriarche cophte d'Alexandrie, à demi séparé de la ville par un ravin profond; et près du palais, la maison du Ras bitwodded ou Grand Connétable, joli castel en ruine, surmonté d'une tour. À l'E., le quartier de Bâta. Au N.-O., au-delà du Kaha, sur la lisière d'une petite plaine, le faubourg ombreux de Kouskouam, où l'on voit les jolies ruines de l'église, de l'habitation et de la grande tour bâties à la chaux, vers 1720, par l'Itiégué Mintwab, femme et mère d'empereur, célèbre par ses vertus autant que par sa subite fortune; on découvre au S. la plaine de Dambya, et au loin, à l'E., le bord du plateau du Wogara. Les autres quartiers épars au milieu des décombres sont insignifiants.

Le faubourg de Kouskouam n'est habité que par des cultivateurs. Le quartier de Bâta tire son nom de sa grande église investie du droit d'asile et renommée par son clergé nombreux, instruit et remuant; il est surtout habité par des cultivateurs aisés; en temps de troubles, les paysans y déposent de préférence leurs réserves de grains. Le quartier de l'Aboune, habité par quelques trafiquants et de petits propriétaires, jouit également d'un droit d'asile, peu respecté lorsque le légat est absent, mais qui, lorsqu'il y réside, attire une population indécise composée de réfugiés, de clercs et d'étudiants. Les trafiquants chrétiens forment presque à eux seuls le quartier de Dinguiagué. Le Salamgué, habité exclusivement par des musulmans, tous trafiquants ou tisserands, passe pour la réunion mercantile la plus considérable de l'Éthiopie par ses relations lointaines et ses richesses en numéraire. Ce quartier, un des plus populeux de la ville, en est cependant le moins salubre, tant à cause de sa situation basse, du voisinage immédiat de l'Angareb et du Kaha, que des épidémies qu'y apportent souvent les caravanes d'esclaves. Le quartier de l'Itchagué, le plus peuplé de tous, est en quelque sorte comme le cœur de la ville. Il doit son importance à son droit d'asile qui est presque toujours respecté. Le Dedjadj Oubié, le Ras Ali, et beaucoup de leurs notables, y possédaient des maisons où ils amassaient des provisions, et où leurs partisans se réfugiaient en temps de disgrâce. Ce quartier, ceint d'un haut mur, est peuplé de gens de toutes les classes: on y trouve des princes et des seigneurs déchus ou réduits au repos par l'âge; des femmes de hauts personnages venues pour faire leurs couches ou pour s'abriter avec leurs enfants, pendant que leurs maris sont en expédition; des femmes divorcées; des matrones célèbres par leurs aventures, leur beauté passée ou leur esprit; quelques trafiquants, des moines, des religieuses, des nécessiteux, des soldats mutilés, des rebelles, des voleurs de grande route et des meurtriers; des gens fuyant la vindicte des lois ou les persécutions; quelques artisans et même quelques musulmans, car le clergé éthiopien recueille et protége sans distinction dans ses asiles les nationaux, les étrangers ou les ennemis de sa foi.

L'Atsé, dépouillé de tout pouvoir et de toute autorité, vivait abandonné dans l'isolement de son palais; néanmoins, la salle des plaids, de loin en loin, retentissait de la voix des avocats, qui, grâce à l'empire des us et coutumes, venaient plaider en dernier appel quelques procès d'une nature spéciale, devant l'antique tribunal suprême, présidé par l'Atsé, et composé comme on sait des quatre Likaontes et de leurs quatre Azzages, auxquels s'adjoignaient dans certaines occasions quelques prudhommes de la ville.

L'Itchagué, chef révocable du clergé régulier, était nommé par le Ras Ali, sur la présentation du clergé; sa juridiction attirait à Gondar des abbés et des moines des provinces éloignées, ainsi que beaucoup de membres du clergé séculier. Toutes les causes civiles qui prenaient origine dans son quartier ressortissaient également de sa juridiction; quant aux causes criminelles, instruction faite, il les renvoyait en cour du Ras.

L'Aboune partageait avec l'Itchagué la juridiction sur le clergé séculier, et exerçait également le droit de basse justice sur les habitants de son quartier.

Le Négadras (tête des trafiquants), chef de la gabelle, jugeait au civil tous les musulmans du quartier dit Salamgué; quant au criminel, il instruisait les causes et renvoyait en cour du Ras. Il connaissait également des causes commerciales entre chrétiens et musulmans, et de tous les délits contre la douane. Ce fonctionnaire, ordinairement musulman, était nommé pour trois ans par le Ras, auquel il payait une ferme en échange de la perception des droits de douane.

La ville avait aussi un Gouverneur qui prenait le titre spécial de Kantiba: il était nommé chaque année par le Ras, et était chargé de la police de toute la ville, de la direction des marchés et de la perception de certains impôts; il recrutait pour ce service une troupe dont le chiffre variait de soixante à trois cents lances.

Gondar, un des centres commerciaux les plus importants, est également un centre d'industrie. La simplicité des besoins des Éthiopiens ne rend nécessaire qu'un nombre restreint de métiers: des tisserands, tous musulmans, des corroyeurs, des maroquiniers, des lormiers, des forgerons et des fabricants de javelines, de sabres et de couteaux; des selliers, des sandaliers, des relieurs, des clercs, copistes et apprêteurs de diphthère ou parchemin grossier; des gaîniers, et tous ceux qui cousent le cuir; des orfèvres, des fondeurs et ouvriers en cuivre; ceux qui brodent les pretintailles pour les selles des mules ou les amulettes que portent les femmes, les hommes et les chevaux, comme aussi ceux qui brodent en soie de couleur les stoles ou longues chemises des femmes, leurs burnous et ceux des prêtres; des fabricants de boucliers, des charpentiers, des tourneurs, ceux qui mettent en bois les carabines, ceux qui façonnent les cornes à boire, les femmes qui confectionnent des ustensiles de vannerie faite en paille et celles qui font du bouza, de l'hydromel et de l'eau-de-vie pour la vente de détail. La poterie est faite par les femmes félachas ou juives, et leurs maris maçonnent en bousillage; ces sectaires sont établis dans les villages aux environs de la ville. L'industrie de potier est partout frappée d'infamie, ainsi que celle de tisserand, de corroyeur et d'ouvrier en fer. Tous ces ouvriers travaillent chacun pour leur compte, mais avec mesure. Lorsque le désir de voyager les prend, ils vont s'établir dans d'autres villes ou se laissent embaucher par les seigneurs ou les princes et font quelquefois le tour de l'Éthiopie à la suite des armées.

Le clergé de Gondar fournit toujours quelque célèbre professeur de grammaire, de droit ou de théologie, qui attire les étudiants de provinces éloignées. Ces étudiants se partagent en deux classes: l'une d'hommes de tout âge se destinant à la vie monastique; l'autre, plus nombreuse, composée de jeunes gens aspirant à la prêtrise ou à la cléricature. Ils manifestent envers leurs professeurs cet attachement profond, qui existait dans l'antiquité et le moyen-âge entre les maîtres et leurs élèves ou disciples. Il est touchant de voir les soins pieux dont ils entourent leurs professeurs, qu'ils choisissent librement; l'émulation qu'ils mettent à les servir en toutes choses, et l'on ne peut s'empêcher de regretter que ce culte filial, qui n'est que la reconnaissance envers ceux qui se consacrent à nous enseigner à penser, à croire, à vivre enfin, se soit refroidi parmi nous. Beaucoup de ces étudiants mendient leur subsistance, fabriquent des parasols en roseau et en cœur de jonc, ou bien se louent une partie de la journée pour divers services. Des anachorètes, désireux de s'édifier sur quelque point de dogme, viennent se réfugier pour quelques jours dans les églises les moins fréquentées; en tout temps d'ailleurs, on voit en ville beaucoup de moines mendiants et gyrovagues.

La ville de Gondar, grâce à sa situation centrale, à la présence des deux plus grands dignitaires de l'Église d'Éthiopie, grâce aux lumières et à la prépondérance de son clergé, à sa vigilance à maintenir son droit d'asile, à ses deux marchés hebdomadaires, à son commerce, à ses diverses industries et enfin à la puissance de la tradition, se maintient, depuis l'abaissement du pouvoir impérial, comme une sorte de terrain neutre où les hommes de tous les partis se rencontrent, et quoique les arbitres de l'état politique n'y résident plus, elle n'en reste pas moins moralement la véritable capitale de l'Éthiopie. La population, que Bruce évaluait à 30,000 âmes, est aujourd'hui de 11 à 13,000; en temps de trouble, cette population s'accroît de réfugiés dans la proportion d'un tiers environ. Comme la ville est assise sur un terrain d'une altitude moyenne, situé entre les basses terres et les hauts plateaux, on y jouit d'une température assez douce dont la moyenne est de 20° centigrades.

En arrivant en pays étranger, le voyageur est tout d'abord impressionné par la nouveauté des choses extérieures. Malgré leur vivacité, ces sensations s'atténuent d'ordinaire et s'effacent peu à peu, surtout s'il séjourne et pratique lui-même les mœurs nouvelles; et c'est en fixant et en coordonnant ces premières impressions avec les observations qu'il aura faites dans la suite, qu'il arrivera à déterminer le mieux la véritable physionomie du peuple qu'il étudie. Les allures de la population gondarienne saisissent de prime abord par leur caractère biblique; elle apparaît ce qu'elle est en réalité: impressionnable, hasardeuse, nonchalante, vaniteuse, légère parfois, factieuse, pleine d'humour, et presque toujours avenante et charitable.

Le matin, elle est réveillée par les chants religieux; dans chaque église, il ne se dit qu'une messe; elle est chantée et commence bien avant le jour. Dès cette heure, les affligés et les dévots courent à l'office; les autres n'y vont qu'au moment de la consécration: au soleil levant. Les jours de fête, les fidèles visitent plusieurs églises, surtout celle de Saint Tekla-Haïmanote, qui possède les reliques vénérées de ce saint.

L'horizon s'éclaire à peine, que tous, aux portes, dans les rues et aux carrefours, échangent le salut du matin. Les travaux et les affaires commencent partout; les voyageurs, les soldats de passage se mettent en route; les pâtureurs, au pied des collines, réunissent les vaches, les veaux et les bêtes de somme qu'on voit dévaler dans toutes les directions; des femmes et des jeunes filles, munies d'amphores, descendent ça et là, en babillant, puiser de l'eau au Kaha et à l'Angareb, où sont déjà établis des hommes à demi-nus, lavant leurs toges et celles de leur famille, en les piétinant dans l'eau. Sur la place du marché, les acheteurs assiégent l'étal des bouchers, les chiens se hargnent autour, au-dessus plane une volée d'éperviers guettant l'occasion de happer quelque lambeau de viande; des enfants, encore engourdis de sommeil, se rendent à l'école; les oisifs, les nouvellistes de profession, groupés aux carrefours, épluchent déjà les nouvelles, brocardent les passants ou bien confèrent d'un air de mystère, selon que les temps leur paraissent calmes ou difficiles.

Bientôt, le soleil devient incommode; chacun rentre chez soi pour la grande affaire du déjeuner, et Gondar redevient silencieuse jusqu'à deux ou trois heures de l'après-midi.

Les Éthiopiens observent plusieurs jeûnes longs et rigoureux, indépendamment de celui du mercredi et du vendredi. En temps de jeûne, les offices ne commencent pas avant deux ou trois heures de l'après-midi, et les habitants attendent, pour faire l'unique repas de la journée, que les carillons aient annoncé la communion.

Ne connaissant ni sablier, ni clepsydre, ni horloge d'aucune sorte, ils divisent la journée en six parties qui ont leurs dénominations consacrées, d'après la hauteur du soleil sur l'horizon. Le clergé et les hommes instruits usent d'une chronométrie un peu moins grossière: le dos au soleil, ils mesurent, par semelles et demi-semelles, la longueur de leur ombre. La durée quotidienne de chacun de leurs jeûnes équivaut à tel nombre de semelles et demi-semelles; quelques-uns se prolongent jusque peu avant le coucher du soleil.

Pendant les longues matinées du mercredi et du vendredi, Gondar présente sa physionomie la plus animée. Les églises restent ouvertes: on y voit, au milieu de désœuvrés et de chercheurs d'aventures, des vieillards, des femmes, des soldats et des clercs faisant leurs méditations, leurs prières ou causant paisiblement à l'ombre des arbres du pourtour. Vers huit heures, les habitants se portent aux divers plaids de l'Atsé, de l'Itchagué, de l'Aboune, du Négadras, du Kantiba ou des prudhommes: les délibérations de quelque importance et les procès étant remis de préférence à ces jours. Comme les maisons n'offrent que très-peu de salles spacieuses, la plupart du temps, ces plaids se tiennent en plein air; l'été, juges et assistants sont ordinairement munis de parasols. Ceux que les incidents judiciaires intéressent moins, vont badauder chez les ouvriers en réputation, où se réunissent quelques nouvellistes, des soldats et des étrangers. Les réunions choisies se tiennent chez l'orfèvre, le sellier et quelquefois chez le forgeron; la préoccupation de ces ouvriers est de se défendre des importuns, mais ils n'y réussissent guère. L'un a quelque chose à faire à sa bague, à l'ornement de son bouclier, à son amulette, ou bien deux points seulement, dit-il, à sa selle; l'autre, un ardillon ou une javeline à redresser ou quelque brèche à faire disparaître de son sabre ou de sa faucille; si l'on veut seulement lui confier un outil, il le fera lui-même. Les ouvriers cèdent à ces instances et perdent ainsi leur temps, sans autre bénéfice que l'espoir de s'achalander par ces complaisances, tout en égayant leur travail des conversations qui s'établissent chez eux. Les hommes les plus considérables ne dédaignent pas de se rendre à ces cercles où se répètent les bons mots, les anecdotes, les scandales, les récits des derniers évènements; où l'on fait la description des modes nouvelles, l'énumération des qualités et des défauts de tel cheval, de telle femme; où l'on discute les héros d'amour, ceux de guerre et parfois même des points de théologie, pendant que les plus affamés s'assoupissent sur place ou vont dormir chez eux en attendant l'heure de rompre le jeûne. À mesure que l'ombre s'allonge, on entend les voix plaintives des moines, des lépreux et des étudiants, mendiant de porte en porte au nom du saint du jour, du Remède du monde (Jésus-Christ), de Saint Tekla-Haïmanote ou de Notre-Dame-de-Miel (la Sainte Vierge).

Les ecclésiastiques, en toge bien nette et en turban blanc, s'empressent vers leurs églises, où les clercs chantent déjà les offices à tue-tête. Les enfants sortent des écoles en criant. Aux divers plaids, les avocats plaident leurs derniers moyens, s'efforcent de retenir encore l'assemblée; les juges s'empressent de prononcer la sentence ou la remise à huitaine. Le travail cesse partout. Sur les chemins qui conduisent à la ville, on voit arriver les voyageurs à pied, à cheval, et des femmes à la file, courbées sous des charges de ramilles ou de petit bois qu'elles ont passé la journée à ramasser. Le tintement des cloches annonce la fin des offices; les rues se dépeuplent; chacun s'est réfugié chez soi, pour y prendre sa première gorgée, son premier morceau. Il est quatre, cinq ou même six heures du soir. Les animaux reviennent des pacages et se dispersent joyeusement pour rentrer au logis, les bêtes de somme hennissant, les vaches beuglant à l'approche de leur géniture.

Tels sont les derniers bruits de la journée. Quelquefois, une bande de soldats arrive en logement: les habitants rentrent et barrent leurs portes; la rue reste aux étrangers et à ceux qui se sentent disposés à la querelle.

Les premières clameurs partent ordinairement des maisons des courtisanes ou de celles des femmes qui débitent le bouza ou l'eau-de-vie; les gens du Kantiba tentent quelquefois de rétablir l'ordre, mais lorsque les étrangers sont trop nombreux ou qu'ils relèvent de quelque favori du Ras, on les laisse s'arranger avec les habitants.

Après un peu de bruit, on finit par s'entendre et répartir les étrangers en logement.

Le soleil disparaît; la ville se repose; seuls, les détrousseurs ou les coureurs d'aventures se glissent dans l'ombre; bientôt, les hyènes leur succèdent, et, si l'on se réveille pendant la nuit, on n'entend que leurs hurlements sinistres mêlés à leur rire étrange.

CHAPITRE V

LE ROI DU CHAWA.—DABRA TABOR.—LA WAÏZORO MANANN.—LE RAS ALI.

De Moussawa à Gondar, j'avais voyagé plutôt comme géographe que comme ethnologue. Les Éthiopiens me paraissaient barbares, ignorants et peu dignes d'intérêt, si ce n'est par quelques traits de mœurs bibliques qu'ils ont conservés plus qu'aucun autre peuple de l'Orient. Leur langue n'étant point absolument inconnue en Europe, je jugeai qu'il me serait inutile de l'apprendre, un drogman intelligent suffisant à mes rapports avec eux. À Gondar, ces opinions commencèrent à se modifier. Le Lik Atskou parlait l'arabe; vieilli dans la magistrature, il se plaisait à m'expliquer le train des hommes et des affaires; mes préventions se dissipaient, mes yeux se dessillaient, et ses compatriotes m'intéressaient chaque jour davantage. Sentant que je m'étais mépris sur leur compte, je dédaignai moins de me rapprocher d'eux en me conformant à leurs habitudes. Mes habits européens s'usaient à vue d'œil; je me décidai à revêtir une toge, et quoique je fusse loin de savoir me draper dans ce vêtement, de tous peut-être le plus difficile à porter, je m'aperçus qu'il me valait de la part de tout le monde, même de mes domestiques, un abord et des façons plus convenables. La curiosité souvent blessante qui se manifestait à mon aspect fit place à l'inattention ou à des démonstrations polies. Je dus reconnaître la puissance de la forme qui, même dans ses manifestations les plus futiles en apparence, influence les hommes, les captive ou les éloigne. Plus tard, les Éthiopiens m'ont dit maintes fois: «Si tu retournes dans ton pays, l'habitude que tu as contractée de nos mœurs civilisées te fera trouver tes compatriotes bien barbares.» Plus d'un peuple entretient une vanité analogue, et presque tous se sentent flattés qu'on se conforme à eux.

Quelques jours avant le départ de mon frère, trois soldats de la garde de Sahala Sillassé, Polémarque héréditaire du Chawa, étaient arrivés à Gondar, en mission confidentielle. Surpris par les pluies, ils avaient dû hiverner chez le Lik Atskou, qui entretenait des relations amicales avec leur maître.

Les ancêtres de Sahala Sillassé avaient pu, grâce à la transmission héréditaire de leur pouvoir, étendre les frontières de leur État, surtout du côté du Sud, aux dépens de populations païennes et peu aguerries. Ils avaient aussi amassé de grandes richesses; leur cour était la plus opulente de l'Éthiopie, et le Chawa passait pour être la province la plus populeuse et la plus sagement gouvernée. Afin d'augmenter son influence, Sahala Sillassé entretenait des intelligences et étendait ses libéralités jusqu'à Gondar et même jusqu'à Adwa. Cependant, les trois envoyés de ce prince ne faisaient que maigre chère à Gondar; quelques notables, qui avaient eu part aux libéralités de leur maître ou qui espéraient s'en attirer, les invitaient bien de temps en temps à dîner, mais leur ordinaire chez le Lik Atskou se ressentait de sa parcimonie habituelle. Un jour, mon drogman me conta leurs doléances; je les conviai chez moi et ne tardai pas à leur fournir régulièrement le vivre et le couvert. Quand la décrue des eaux leur permit de repartir pour leur pays, je leur fis un petit cadeau à chacun, et je leur remis quelques boîtes de capsules pour leur maître, qui en manquait, m'avaient-ils dit.

Environ un mois après, cinq nouveaux envoyés m'arrivèrent avec une belle mule et une esclave de race gouragué, dont Sahala Sillassé me faisait présent. Le plus âgé s'inclina devant moi, la poitrine découverte en signe de respect, puis, se redressant avec assurance, il me dit:

—Mon Seigneur m'a chargé de vous faire entendre ces paroles:

«Je te salue, quoique étrangers l'un à l'autre et je te salue encore. Tu dois être fils de bonne mère; je ne te louerai donc pas de ta libéralité envers mes hommes délaissés par ces Gondariens que j'ai si souvent gratifiés; mais je désire que tu me mettes à même de reconnaître tes bons procédés. On me dit que tu projettes d'aller en Innarya; je suis assez puissant pour t'y faire conduire en sûreté. En tout cas, puisque tu as quitté ton pays pour visiter les peuples de la terre, tu ne saurais traverser l'Éthiopie sans voir la cour d'un prince comme moi, de même qu'il convient que j'y attire un chrétien venu de si loin. J'ai fait prévenir de ton passage le Ras Ali et les chefs du Wallo; tous te protégeront en mon nom. Reçois cette esclave: elle te servira fidèlement; quant à la mule, qu'elle te fasse voyager sans fatigue. Ces présents n'ont de valeur que comme signe manifeste du salut que je t'envoie. Viens au plus tôt; je saurai combler tes souhaits. Tu trouveras dans mon royaume le meilleur blé de l'Éthiopie, les meilleurs chevaux et des hommes de bonne souche, braves à la guerre, sages au conseil et disposés à traiter en frère l'ami de leur maître.»

Mon drogman répondit selon l'usage:

—Que Dieu continue le bonheur à votre maître!

Et après un repas copieusement arrosé d'hydromel, ils se retirèrent.

Quelques jours après, ils m'annoncèrent que, leurs affaires étant terminées, ils attendaient que je me misse en route avec eux. Je leur dis que, pour le moment, mes projets m'entraînaient ailleurs, et que je remettais à un autre temps l'honneur de saluer en personne leur prince; qu'en ma qualité de voyageur, je devais me restreindre le plus possible; qu'une mule et une esclave me deviendraient un surcroît; que je les leur rendais, mais que je gardais précieusement ma reconnaissance pour leur maître et que je les priais de lui faire agréer ma réponse, n'ayant rien désormais à redouter plus que d'encourir le déplaisir d'un si puissant prince.

En me quittant, ils m'assurèrent que Sahala Sillassé finirait bien par m'attirer en Chawa.

Cependant, je me lassais de mon inaction forcée. Le printemps s'écoulait, et la caravane pour l'Innarya, à laquelle je comptais me joindre, remettait indéfiniment son départ, à cause de certaines rumeurs inquiétantes: le pays se préoccupait de moins en moins, il est vrai, des dangers d'une invasion de troupes égyptiennes, mais quelques princes semblaient se préparer à la guerre.

J'appris un jour que le Dedjadj Gabrou, frère et chef de l'avant-garde du Dedjadj Conefo, venait d'arriver dans sa maison du quartier de l'Itchagué. Il m'envoya un soldat pour me dire de me présenter chez lui; le message, fort laconique du reste, finissait par ces mots: «Sache, ô Turc, qu'il y a à gagner à me servir, car je suis celui qu'on nomme Gabrou.»

Cette forme me parut d'autant plus blessante qu'à Gondar, où l'on ne connaissait des Turcs que leurs vices, l'appellation de Turc passait pour injurieuse.

Je fis répondre évasivement. Bientôt, je reçus un second message moins brutal, puis un troisième; enfin, je vis arriver un homme âgé, à manières conciliantes, chargé de m'amener à la volonté de l'impatient Gabrou. Cet homme me dit que depuis la bataille contre les Turcs, son maître, qui s'y était signalé, croyait que tout étranger au teint pâle devait appartenir à la nation turque; que d'ailleurs, il était malade, jeune, impétueux, et que je devais excuser son inexpérience et l'orgueil bien naturel que lui inspiraient son rang et ses succès militaires.

J'acceptai les explications de ce médiateur et je promis ma visite pour le lendemain.

Dès le matin, Gabrou m'envoya saluer courtoisement; dans l'après-midi, je me présentai et je fus introduit sans attendre. Il était à demi couché sur un alga, au fond d'une pièce obscure, pleine de ses hommes d'armes, debout ou accroupis à terre, et conversant entre eux. Il fit lever d'un signe deux notables assis sur un escabeau, au pied de son alga (lit sans paneaux), me fit asseoir à leur place et se mit à presser mon drogman de questions sur mon compte. Celui-ci, rusé et spirituel musulman, avait le don de se concilier son monde; il intéressa le personnage et me donna l'occasion de l'observer à mon aise.

Le Dedjadj Gabrou pouvait avoir vingt-huit ans; ses traits fins et accentués dénotaient une intelligence vive et se prêtaient merveilleusement, malgré leur sévérité, à un sourire d'un grand charme; son front large et fuyant, son regard mobile et incisif, son cou long et nerveux, ses membres souples et élégants, la mâle brusquerie de ses gestes, tout semblait concorder avec le courage téméraire, la prodigalité, la susceptibilité fantasque, la générosité, les habitudes indisciplinées et les mœurs licencieuses qu'on lui attribuait. Paysans et citadins regardaient son passage comme un fléau; les hommes de marque se garaient de lui; le Ras redoutait sa présence à causes des dures vérités que Gabrou lui avait dites; la Waïzoro Manann ne l'admettait plus chez elle; il était l'épouvantail des femmes et l'idole de la soldatesque. Sa toge défaite laissait à découvert tout le haut de son corps; il était couché sur le côté, la tête appuyée sur sa main; un jeune et beau soldat, étendu en travers, lui tenait lieu de chevet.

Faire d'un homme un traversin, me parut un monstrueux abus d'autorité. Dans la suite, lorsqu'ayant adopté les mœurs des camps, j'eus occasion de me conformer quelquefois à cette coutume, je n'y vis que l'effet d'une bienveillance réciproque, qui confond dans une mâle et passagère intimité les chefs les plus puissants et leurs plus humbles soldats.

Le Dedjazmatch me fit verser un grand verre d'eau-de-vie; mon drogman dut affirmer par serment que je n'en buvais jamais.

—Étrange! étonnant! dit Gabrou; quant à moi, je ne recule devant quoi que ce soit.

Il saisit le verre, le vida d'un trait et se remettant avec peine:

—Voyons, reprit-il, parlons un peu de ma maladie; ces soudards sont mes intimes; on peut tout dire devant eux.

J'eus beau alléguer que je n'étais pas médecin, mes allégations passèrent pour pure modestie; il fallut se résigner à diagnostiquer. Gabrou me détailla ses souffrances et me demanda quelque remède héroïque, si violent qu'il pût être, disait-il. Son cas me parut mortel; je ne pus que lui donner des conseils encourageants, et je pris congé, satisfait de la réception qu'il m'avait faite, mais préoccupé de la pensée de son triste destin. Il avait fait signe à ses gens de me reconduire. Deux d'entre eux me suivirent plus loin que les autres, en me pressant tellement de leur découvrir mon opinion sur l'état de leur maître, que je leur dis:

—Vous me paraissez de fidèles serviteurs; le plus sûr est de demander à Dieu de vous conserver votre prince.

Ils baissèrent la tête.

—Nous espérions encore! Cependant, merci de ta franchise, dirent-ils, et que Dieu t'épargne la perte de ceux que tu aimes.

Le Lik Atskou m'attendait, impatient d'apprendre les détails de ma visite.

—À la bonne heure! s'écria-t-il; voilà une maladie qui consolera les honnêtes gens! Encore une mauvaise herbe de moins. Que Dieu continue de sarcler de la sorte!

Gabrou voulait absolument des remèdes: il s'adressa à un transfuge turc, ancien aide-vétérinaire dans la cavalerie égyptienne, qui s'était établi dans le quartier musulman de Gondar, où il tâchait de subsister en pratiquant la médecine. Cet homme s'engagea à guérir le Dedjazmatch et le suivit à Fandja, où il campait avec le Dedjadj Conefo; là, il le médicamenta, lui fit des saignées répétées et l'acheva en moins de quinze jours. Accusé d'homicide, tout d'une voix, il eût probablement payé de sa vie son insuccès, si la célèbre Waïzoro Walette Taklé, mère des deux Dedjazmatchs, une des femmes les plus distinguées de l'Éthiopie par ses charmes, son esprit et ses vertus, ne l'eût couvert de sa protection.

—Mon pauvre Gabrou, dit-elle, n'a que trop versé de sang durant sa courte vie; pourquoi en verser encore sur son tombeau? Moi, sa mère, je pardonne à celui qui a peut-être hâté sa mort; personne n'a le droit d'être plus inflexible que moi.

La mort du Dedjadj Gabrou ne laissa à Gondar aucun regret.

Le Lik Atskou ayant divulgué mes pronostics sur sa maladie, on ne tarda pas à assurer que j'avais prédit le lieu, le jour et jusqu'à l'heure de sa mort.

Quelques jours après, le Dedjadj Imam, frère utérin du Ras Ali, vint loger dans le quartier de l'Itchagué, avec six ou sept cents soldats indisciplinés. Il était âgé de seize ans; j'allai le visiter, et il me fit un accueil amical, conforme à son âge; mais il s'éprit de mon sabre à première vue, et, quand je fus rentré chez moi, il m'envoya dire qu'il aurait grand plaisir à ce que je lui en fisse don. Je refusai; il insista, m'envoya message sur message et finit par recourir aux menaces.

Je m'apprêtai au pire. Outrés d'un pareil procédé, le Lik Atskou et quelques notables allèrent avertir l'Itchagué, avec qui j'entretenais des relations amicales.

Ce dignitaire fit au jeune prince de sévères remontrances et le menaça, s'il ne se désistait, d'aller en personne porter sa plainte au Ras Ali et à la Waïzoro Manann.

La cupidité de mon jeune tyran fut ainsi réfrénée. Le lendemain, à la grande joie des habitants, sur lesquels ses soldats vivaient à discrétion, il partit, me laissant plein de reconnaissance envers les notables de Gondar, qui s'étaient tous émus en ma faveur.

Le Lik Atskou m'avait plusieurs fois conseillé, pour assurer ma position dans le pays, de me présenter chez le Ras Ali. Chaque fois que mon excellent hôte abordait ce sujet, il en profitait pour médire à fond de l'état de son pays.

—Ne va pas t'imaginer, disait-il, qu'il en soit ici comme chez vous, où les us et les lois sont en force; nous aussi, nous avons des us, des lois, et en quantité, mais nous soufflons dessus tantôt le chaud et tantôt le froid. Les lois, les us et coutumes, vois-tu, sont des êtres abstraits, intangibles, parfums de la sagesse de nos pères; et de même que les parfums des fleurs se dissipent, lorsque la bise prévaut, le véritable esprit de la législation d'un peuple se dissipe, lorsque la violence prend le dessus. Alors, l'autorité se dénature, son utilité devient sa justice, et les illégalités lui servent de marche-pied. Tu as vu Gabrou: son frère Conefo ne vaut pas mieux: tu viens de voir ce louveteau d'Imam, car, entre nous, sa mère Manann est une louve doublée d'hyène. On dit que le Ras est bon: où sont les effets de sa bonté? Oubié est un bâtard, un usurpateur des droits de son frère Meurso, l'enfant légitime du Dedjadj Haïlo; il en est de même de presque tous nos Princes, autant de coqueplumets, de goguelus, d'impudents bouchers; ils coupent, ils rognent, ils taillent le pays et les hommes, et ils appellent ça gouverner. De temps à autre, j'éclate, je dis à tous leurs vérités; ils s'entreregardent, rient en se reconnaissant, et l'instant d'après, retournent à leurs sottises de plus belle, en disant: «Comme cet Atskou est intéressant! L'avez-vous entendu aujourd'hui?» Que veux-tu, c'est inutile de s'échauffer la bile; il faut subir le ton du pays où l'on vit. Pour le moment, il s'agit de te prémunir contre les avanies; concilie-toi le bon vouloir du Ras, cela en imposera aux pillards. Quant à moi, je suis sans crédit, mon fils; je te serais plutôt nuisible, puisque je représente la loi et le droit. Au commencement de ton séjour, je pouvais te servir de protecteur; on te prenait pour un Turc ou pour quelque Égyptien sans conséquence; aujourd'hui, l'on parle de toi autrement; et si quelque bandit de haut parage te voulait du mal, je ne pourrais que partager ton sort.

L'espoir de quitter Gondar avec la caravane pour l'Innarya m'avait fait négliger ces sages avis; mes deux dernières aventures me décidèrent à les suivre, d'autant plus que, mon séjour se prolongeant, mon abstention devenait de plus en plus désobligeante pour le Ras. Le Lik Atskou, tout joyeux, résolut de m'accompagner à Dabra-Tabor, où le Ras et sa mère tenaient leur cour; depuis quatre ou cinq ans, il s'était abstenu de leur faire la visite annuelle que tout fonctionnaire ou client doit à son seigneur.

—Cette fois, dit-il, je leur dirai que c'est ma visite de congé, car je ne peux tarder à être recueilli auprès de mes pères.

Depuis quelques années, toute la politique de la haute Éthiopie reposait principalement sur deux personnages: la Waïzoro Manann et le Dedjadj Oubié.

La Waïzoro Manann ayant perdu son mari, le Dedjadj Aloula, pendant la première enfance de leur fils Ali, vivait dans un état voisin de la gêne, lorsqu'à la mort du Ras Marié, de la famille de Gouksa, tué dans une bataille en Tegraïe, Ali, son héritier légitime, fut proclamé Ras par les grands feudataires; et comme il n'avait que treize ans, il fut soumis à un conseil de régence, sous la direction du Dedjadj Ahmédé, Polémarque du Wora-Himano et parent de la Waïzoro; mais cette dernière sut, par ses manœuvres, désunir le conseil et s'arroger l'autorité souveraine, au nom de son fils. En quelques circonstances, les membres du conseil se concertaient encore; leur opposition prévalait rarement, mais servait du moins à tempérer le pouvoir de la vindicative usurpatrice. Peu après l'avénement de son fils, elle prit pour époux le Dedjadj Sahalou, Polémarque sans importance, mais cité pour la distinction de ses manières et son esprit conciliateur; elle en avait eu trois enfants et venait de le perdre. Cupide, avare, astucieuse, violente, ambitieuse, despote, vaniteuse et coquette, elle passait pour ne reculer devant aucun moyen; on l'accusait même d'avoir donné à son fils Ali des breuvages magiques, afin de prolonger son enfance intellectuelle.

Ali touchait à sa vingt-deuxième année et n'avait encore manifesté de goût que pour la chasse, le jeu de mail et le jeu de cannes. Exceller à la lutte, au maniement du cheval, au tir à la carabine ou à lancer la javeline, tels avaient été jusqu'alors les meilleurs moyens de s'attirer sa faveur. On le disait intelligent, réfléchi, discret, timide, d'une sobriété, d'une tempérance exceptionnelles, économe, facile à émouvoir à la pitié, et d'une simplicité qui contrastait avec l'ostentation habituelle de sa mère. On craignait qu'il n'inclinât vers l'Islamisme: il comptait plusieurs musulmans dans sa parenté, allait rarement à l'église et affectionnait les locutions et les allures des cavaliers du Wora-Himano, où prévalaient la religion et les mœurs musulmanes. Cependant on espérait encore en lui. Depuis quelques mois, il tenait en personne ses plaids, présidés jusqu'alors par ses officiers, et les opprimés, les cultivateurs surtout, le trouvaient accessible à leurs plaintes. Tous ses sujets désiraient lui voir prendre en main l'exercice du pouvoir; on le savait las de l'impérieuse tutelle de sa mère; mais ses serviteurs les plus dévoués craignaient de le seconder dans ses tentatives d'émancipation, se rappelant que, dans des circonstances analogues, sa vigilante mère l'avait décontenancé et réduit à disgracier ses confidents.

Cet état de choses favorisait l'esprit d'indépendance des grands vassaux; la régente avait souvent dû les réprimer par les armes; ils étaient encore menaçants. La responsabilité de la Waïzoro s'aggravait à chaque victoire, et son impopularité augmentait à mesure que son fils approchait de l'âge d'homme. Néanmoins, malgré les rébellions, malgré les tiraillements, qui énervaient l'autorité, la prépotence acquise par la dynastie de Gouksa était telle, que la cour de Dabra-Tabor conservait son ascendant sur l'Éthiopie, depuis Moussawa jusqu'à l'Innarya, et depuis Wohéni jusqu'à Ankobar, capitale du Chawa.

Comme il a été dit plus haut, pendant les quelques années qui précédèrent le démembrement effectif de l'Empire, les Empereurs avaient attribué au Ras Bitwodded, ou Grand Connétable, Gouverneur du Bégamdir, une sorte de suprématie sur plusieurs Dedjazmatchs, qui devinrent ainsi les vavasseurs ou arrière-vassaux de l'Empire. Les successeurs de Tallag Ali, s'appuyant sur ce précédent, ont prétendu à l'hommage de tous les Gouverneurs de l'ancien Empire, et, selon les circonstances, ils ont cherché à faire prévaloir par les armes cette prétention, point de départ de toute leur politique. Cette politique consistait à prévenir ou à dissoudre les ligues que formaient naturellement les Gouverneurs du Tegraïe, du Samen, du Lasta, du Gojam, du Damote, de l'Agaw Médir et du Dambya, dont les forces réunies eussent été plus que suffisantes pour balayer, sans combat, du Bégamdir, une famille étrangère, entachée, aux yeux des indigènes, de son origine musulmane.

Lors de mon arrivée dans le pays, la suzeraineté effective du Ras Ali s'étendait sur les plus riches contrées; ses principaux feudataires étaient:

Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l'Agaw Médir;

Le Dedjadj Guoscho, Gouverneur du Damote, du Metcha et de l'Ybaba;

Le Fit-worari Birro, fils du Dedjadj Guosche, Gouverneur de la plus grande partie du Gojam;

Le Dedjadj Ahmédé, Gouverneur du Wora-Himano, du Wadla, du Dawonte et d'une portion du Wallo;

Le Dedjadj Farès Aligaz, Gouverneur de l'Idjou et d'une partie du Lasta;

Le Wagchoum Wacen, Gouverneur du Wag, du Tcharatch-Agaw et de la meilleure partie du Lasta;

Le Dedjadj Ceddet, Gouverneur de l'Armatcho;

Le Dedjadj Deureusso, Gouverneur de Erbabe, de Basso et de quelques districts du Gojam;

Le Dedjadj Béchir, Gouverneur du Délanta, des districts voisins du Wallo et de l'Amara;

Le Dedjadj Brillé, Gouverneur de l'Amara;

Enfin, quelques Dedjazmatchs répartis dans les gouvernements du Bégamdir.

De ces leudes ou vassaux, le moindre en importance était le Dedjadj Deureusso, qui se rendait à l'appel de son suzerain à la tête d'un contingent de 5 à 6,000 hommes, et le plus important, le Dedjadj Ahmédé, qui en conduisait, dit-on, près de 40,000. On estimait qu'en convoquant le ban et l'arrière-ban, Ali devait rassembler une armée d'au moins 140,000 hommes. Mais depuis la régence de la Waïzoro Manann, la fidélité des grands vassaux n'était que précaire; les Dedjazmatchs Farès, Guoscho et Conefo donnaient le plus à craindre.

Aligaz Farès, parent éloigné du Ras, gouvernait un pays difficile, dont les habitants aimaient la guerre, et où il était très-populaire; quatre fois vaincu par l'armée d'Ali en bataille rangée, il était tombé deux fois aux mains des vainqueurs; mais il avait été réintégré, grâce à sa famille toujours unie, grâce aussi à son habileté politique et aux séductions de son esprit.

Le Dedjadj Guoscho tenait par sa mère à la famille impériale; son père, le Dedjadj Zaoudé, Gouverneur du Gojam, du Damote, de l'Agaw Médir, du Metcha et de l'Ybaba, était mort captif du Ras Gouksa, contre lequel il avait combattu plusieurs années pour son indépendance. Le Dedjadj Guoscho, quoique réduit au gouvernement du Damote, du Metcha et de l'Ybaba, était encore redoutable. Princes, gens d'église et cultivateurs, tous le tenaient en grande considération, tant à cause de sa haute naissance que de la bonté de son caractère.

Le Dedjadj Conefo, Gouverneur du Dambya et de l'Agaw Médir, séparé du Bégamdir par des frontières indécises au point de vue militaire, eût été peu à redouter, malgré ses forces importantes et son esprit indépendant, mais il passait pour être ligué secrètement avec le Dedjadj Guoscho, pour lequel il professait une amitié dévouée.

Telles étaient à cette époque les conditions générales de la puissance de la maison de Gouksa.

Environ huit ans avant l'avénement d'Ali, le Dedjad Oubié usurpa les droits de son frère Meurso au gouvernement du Samen, et s'accrut bientôt de tout le pays situé entre Gondar et le Takkazé, à l'exception toutefois de la petite province d'Armatcho. Afin de mieux assurer son indépendance, il avait conclu avec le Dedjadj Sabagadis, Gouverneur de tout le Tegraïe, une alliance offensive et défensive; mais sommé par le Ras Marié de venir lui faire à Dabra Tabor sa visite de foi et hommage, il s'y refusa, fut surpris, battu et fait prisonnier par le Ras Marié, qui le réintégra immédiatement dans son gouvernement, à condition qu'il marcherait sur-le-champ avec lui, en qualité de vassal, contre son ancien allié Sabagadis.

Le Ras Marié envahit le Tegraïe avec toutes ses forces; Oubié conduisait l'avant-garde. La bataille eut lieu à Feureusse-Maïe; le Ras y périt, léguant la victoire à son armée. Sabagadis fut mis à mort, le lendemain, et en retournant vers le Bégamdir, les grands feudataires donnèrent à Oubié l'investiture d'une portion du Tegraïe. Le Dedjadj Kassa, fils de Sabagadis, restant en possession d'une notable partie du gouvernement de son père, Oubié conclut avec ce nouveau rival une alliance qu'il transgressa presque aussitôt. Les hommes éminents du clergé intervinrent; ils amenèrent les rivaux à une réconciliation, et Oubié prit pour femme la sœur du Dedjadj Kassa. Mais il ne put contenir ses projets de conquête, et, après des alternatives de paix armée et d'hostilités sans importance, il venait, pendant mon séjour à Gondar, de vaincre dans une bataille le Dedjadj Kassa et de s'emparer de sa personne. Oubié se trouvant ainsi maître incontesté du pays, depuis Gondar jusqu'à la mer Rouge, pouvait réunir désormais une armée inférieure en nombre, disait-on, à celle du Ras, mais redoutable à cause de la quantité de ses armes à feu. Il protestait, il est vrai, de son obédience au Ras Ali, lui envoyait des présents, mais trouvait des prétextes pour se dispenser de faire à Dabra Tabor la visite annuelle de rigueur pour tout vassal; il s'attachait à capter par ses soins et ses libéralités la Waïzoro Manann et les membres du conseil de régence; il entretenait des intelligences avec Ali Farès, le Dedjadj Conefo et d'autres feudataires de son Suzerain, et il les excitait à la rébellion contre cette maison de Gouksa qui, disait-il, finirait par réduire l'Éthiopie à l'Islamisme.

Cependant, l'opinion que le Ras allait prendre en main son pouvoir s'accréditait; on présageait que son premier acte serait de sommer le Dedjadj Oubié de venir à Dabra Tabor, et, en cas de refus, qu'il marcherait contre lui. On parlait aussi de la défection du Dedjadj Guoscho, dont le fils Birro, Fit-worari ou général d'avant-garde du Ras, faisait déjà ombrage à son Suzerain. Cet état de choses causait une inquiétude générale, suspendait les relations de province à province, et empêchait les caravanes de trafiquants d'entreprendre des expéditions lointaines.

Nous partîmes pour Dabra Tabor. Comme le Lik Atskou, à cause de son âge, ne pouvait voyager qu'à petites journées, nous n'y arrivâmes que le quatrième jour.

Le village de Dabra Tabor, situé au sud de Gondar, à une distance de cette ville de 130 kilomètres environ, en raison des sinuosités de la route, prend son nom de la petite montagne du Tabor, sur le flanc de laquelle il est assis. Les prédécesseurs d'Ali avaient choisi cette localité à cause de sa position centrale et avantageuse au point de vue militaire, et à cause de l'abondance de ses pacages, de sa chasse et de l'agréable fraîcheur de sa température. En y rentrant, après leurs expéditions toujours heureuses, ils congédiaient leurs grands feudataires et y tenaient leur cour avec une garde qui variait, selon les éventualités, de deux à dix mille hommes. Le Ras Ali affectionnait Dabra-Tabor et y séjournait tout le temps qu'il n'était pas en campagne. La grande plaine située au pied de la montagne lui servait à jouer au mail et au djerid ou jeu de cannes, à essayer ses chevaux et à passer ses revues, lorsque, selon l'usage, à la Maskal ou fête de l'Invention de la Croix, tous ses vassaux se rendaient auprès de lui. Au nord du village, et sur la partie culminante de la montagne, deux grandes enceintes concentriques, formées d'un fort clayonnage renfermaient plusieurs vastes huttes rondes éparses, où il demeurait avec une partie de son service; les huttes construites en clayonnage étaient recouvertes de toits coniques en chaume. Il y avait la maison dite des chevaux, celle des cuisinières, celle de l'hydromel, celle des orfèvres, celle du confesseur et des clercs, tant écrivains que légistes, celle du trésor qu'on disait être ordinairement dégarni, et enfin la demeure de la femme du Ras et de ses suivantes favorites. En dehors des enceintes, se dressaient sans ordre seize à dix-sept cents maisons, huttes, cases de toutes dimensions, quelques tentes même, où demeuraient les officiers et soldats de service, les compagnies de fusiliers, les courtisans, tous ceux enfin qui vivaient habituellement auprès du Ras.

Nous mîmes pied à terre à l'entrée de la première enceinte, au milieu d'une foule remuante et clameuse. La façon pittoresque et hardie dont la plupart étaient enhaillonnés de leurs toges, les chevelures tressées, les poses fières, les gestes mâles, l'absence de têtes grises, tout indiquait des hommes de main, apprentis pillards au service des seigneurs. C'étaient des pages, des soldats, espèces de menins qui les accompagnent partout et toujours, veillant sur eux, partageant leurs joies et leurs chagrins, toujours prêts à recevoir leurs confidences ou leurs ordres, à l'église, à table, en marche, partout, dormant auprès d'eux, incarnés enfin à ces patrons dont ils empruntent les qualités et les vices, dont ils connaissent mieux les affaires et prennent les intérêts avec plus de vigilance qu'eux-mêmes. En échange de leur dévouement, ils reçoivent des investitures et des positions, qui les mettent souvent à même de devenir à leur tour les protecteurs ou même les patrons de leurs premiers maîtres. Il y avait là des servants d'armes ou porteurs du bouclier et de la javeline du maître; d'autres portant des estramaçons, sorte d'épée à deux tranchants, à poignée cruciale garnie d'argent, qu'on porte à l'épaule dans de longues housses écarlates, devant les Dedjazmatchs et certains chefs de haute marque; des palefreniers; des fusiliers avec leurs carabines à mèche, leurs cartouchières à pulvérin pendant; mules richement enharnachées; chevaux de combat piaffant sous leurs housses écarlates; boucliers aux brillantes lamelles d'argent, de vermeil ou de cuivre; javelines et sabres de toutes formes; dards effilés et tragules, lorillarts, esclavines et zagayes, coutelas, bancals, lattes, cimeterres et harpés à l'antique. Ici, un groupe de paysans, aux cheveux courts, guettant le moment propice pour se plaindre de quelque avanie; là, des bouffons, bouffonnant au milieu des rires; des pieds poudreux de tout acabit; des chiens en laisse se hargnant; des pages émerillonnés, la toge en loques, se glissant partout, se picotant, se bravant entre eux ou chantant pouille à quelque passant malencontreux.

À notre apparition, tout ce monde fit silence et m'entoura avec une curiosité fort peu respectueuse. Le Lik Atskou échangea quelques paroles avec les huissiers, et heureusement ils nous laissèrent pénétrer dans l'enceinte; là, le spectacle était tout différent. Environ trois cents hommes, quelques-uns debout, d'autres accroupis sur le sol poudreux, conversaient par groupes: leurs toges fines et blanches, les couvraient de la tête aux pieds; leur maintien annonçait l'aristocratie: c'étaient les maîtres de ce monde bruyant laissé au dehors. Tous portèrent les yeux sur nous, mais avec une curiosité polie. Nous nous assîmes par terre, et le Lik envoya un de ses suivants parlementer avec l'huissier de faction à la porte de la deuxième enceinte, afin qu'il fit prévenir le Ras de notre arrivée. J'eus tout le temps d'observer: quelques-uns des personnages avaient les traits d'une distinction remarquable; presque tous, l'allure assurée que donne l'habitude du commandement. On me désigna les plus notables: quelques Dedjazmatchs et quelques chefs de bandes nombreuses: les huissiers leur témoignaient une déférence particulière. Les autres chefs entraient seuls, le sabre au côté; mais eux étaient admis avec quelques suivants, un servant d'armes tenant leur bouclier et leur javeline, et un page portant à l'épaule leur sabre enveloppé d'une housse écarlate. Tous ces chefs, grands et petits, étaient occupés à faire leur cour, qui consistait à envoyer par les huissiers leurs civilités au Ras. Les plus zélés y passaient la journée: les autres s'y présentaient matin et soir, pour lui faire souhaiter bonne journée et bonne nuit. Lorsque l'armée était dispersée depuis quelque temps, les vassaux directs du Ras se rendaient pour une quinzaine de jours à Dabra-Tabor, afin de se retremper à l'air de la cour, ou pour hâter la solution de quelque procès ou de toute autre affaire pendante.

Cependant, les huissiers ne faisaient aucun cas de nous; une grande heure durant nous attendîmes en vain un mot du Ras. Le Lik Atskou prit de l'humeur et se leva en me disant tout haut:

—Allons-nous-en, mon fils. Un homme de mon caractère est mal venu dans une cour où les soudards tiennent le haut bout. Viens chez la Waïzoro Manann.

La demeure de la Waïzoro était à deux cents mètres de là. Sitôt arrivés, le Lik fut introduit, et quelques minutes après, un eunuque vint me dire d'entrer.

La maison consistait en un vaste toit conique de chaume reposant sur un mur circulaire en clayonnage revêtu de bauge, et sur douze colonnettes, ou troncs d'arbres, plantées en rond à l'intérieur, à environ deux mètres du mur de pourtour. Ce mur formant la cage de la maison était de trois mètres de haut, et le diamètre intérieur de dix à onze mètres. L'intérieur n'était éclairé que par deux portes sans vantaux, et percées à l'opposite l'une de l'autre; la principale était garnie extérieurement d'une vieille toge de soldat en guise de portière, l'autre, plus étroite et réservée au service, éclairait au fond de la maison l'entre-colonnement faisant face à l'entrée, où la Waïzoro se tenait derrière un rideau.

Quatre ou cinq jeunes hommes, la toge ajustée selon la plus stricte étiquette, étaient debout contre les colonnettes, immobiles comme des statues, les pieds enfouis dans l'épaisse jonchée d'herbes vertes qui tapissait le sol.

Je saluai; une grosse voix sombrée m'arriva de derrière le rideau: c'était la Waïzoro qui me souhaitait la bienvenue. Je pris place à côté du Lik, assis à la turque sur une natte par terre; la tête basse et l'oreille tendue, il causait avec la même animation que s'il eût été face à face avec son interlocutrice. Il était en veine, et, à en juger par les rires fréquents de la Waïzoro, elle goûtait fort son entretien. Plusieurs fois, je compris qu'il était question de moi; mon drogman n'avait pas été admis, mais le Lik n'était point en peine de faire les honneurs de ma personne. Je connaissais déjà ces réceptions faites à travers un rideau. À Gondar, il était d'usage que l'Itchagué reçût ainsi; mais lorsque je l'allais voir, il avait la gracieuseté de lever pour moi un coin du voile. La Waïzoro m'ayant offert des rafraîchissements que je refusai, me dit de passer auprès d'elle; et une jeune naine toute difforme tint le rideau afin que je pusse m'insinuer le plus discrètement possible.

Sur un haut alga, garni d'un tapis d'Anatolie, la princesse était assise à la turque, entre deux larges coussins recouverts de taies écarlates tombant jusqu'à terre. Sa chevelure, crêpée avec soin, encadrait avantageusement un front large et haut qu'éclairaient de grands et beaux yeux, intelligents et doux; les plis de sa toge lui cachaient coquettement le bas du visage, qui perdait une grande partie de son charme, lorsqu'en parlant elle découvrait sa bouche disgracieuse.

De l'autre côté du rideau, le Lik nous servit d'interprète. La Waïzoro s'étonna de ce qu'avec un extérieur si peu fait, selon elle, pour les fatigues et les intempéries, j'eusse pu venir de pays si lointains.

—Car enfin, dit-elle, des hommes comme cela doivent fondre au soleil.

Le Lik s'échauffa pour prouver la supériorité physique et morale des Européens ou hommes rouges, comme ils nous appellent: il prit ses preuves dans l'histoire d'Alexandre, et dans l'Histoire Sainte, passa au Bas-Empire et aboutit à l'éloge de la valeur française, reconnaissant, il est vrai, que la Bible ne mentionne notre nation que d'une façon fort obscure; mais, pour confirmer son dire, il offrit de faire venir à Dabra Tabor une femme très-âgée, esclave en Égypte à l'époque du débarquement du général Bonaparte, femme connue, disait-il, pour son discernement et sa véracité. La princesse, quoique peu convaincue, se tint pour satisfaite; et le Lik me dit en arabe:

—Mettez le feu à une solive, il en sortira une flamme; mais prêchez-la, il n'en résultera rien.

La Waïzoro me fit des questions sur les Françaises, mais ne s'intéressa que faiblement au récit de nos usages et de nos mœurs. Elle regretta qu'on nous eût refusé la porte du Ras, nous donna une de ses suivantes pour nous introduire chez lui, et nous dit de revenir auprès d'elle sitôt notre visite faite.

Nous retournâmes chez le Ras. Les huissiers ne voulurent rien entendre; la suivante de la Waïzoro entra seule et revint bientôt, accompagnée d'un page chargé de m'introduire avec mon drogman seulement. Le Lik, me voyant contrarié de son exclusion si formelle, me dit:

—Ne t'en préoccupe pas; entre; sois réservé, observe tout, et tu comprendras que je ne perds rien à rester dehors.

Je trouvai le Ras assis sur un tapis persan, devant quelques tisons qui fumaient au milieu de la pièce parsemée de fanes odorantes; une vingtaine de favoris étaient debout autour de lui. Il avait les beaux yeux de sa mère, le front étroit, pauvre, les traits agréables d'ailleurs, rien qui fît présumer une intelligence ou des passions actives, mais une grande bienveillance que semblaient confirmer ses manières. Il me considéra avec curiosité et me demanda tout d'abord mon âge.

—Voici le quatrième Cophte que je vois, dit-il; celui-ci du moins pourrait être mon compagnon: nous avons même âge, et il ne me fait pas peur comme cet autre avec ses yeux garnis d'un vitrage.

Il me pria si courtoisement d'ôter mon turban, que j'y consentis, et il exprima son contentement de ce que je n'avais pas les cheveux roux, comme tous mes compatriotes, disait-il. Selon l'usage, je me levai, et, prenant des mains de mon drogman une pièce de mousseline pour turban, je l'offris au Ras. Ce présent, d'une médiocre valeur pour le pays, fut reçu avec la plus grande courtoisie. Je lui dis que si j'étais resté si longtemps dans sa ville de Gondar sans venir lui présenter mes hommages, c'est que j'avais toujours compté sur le départ de la caravane pour l'Innarya, qui selon l'habitude, devait passer non loin de Dabra Tabor.

—Innarya est bien loin, dit-il, et tu auras à traverser des contrées bien barbares. Arrête-toi ici; vis avec moi; tu auras des chevaux, une femme, des pays à gouverner, des fusiliers pour te précéder et de braves cavaliers pour te faire escorte. Reste, et sois un frère pour moi.

Je me confondis en remercîments et je promis de revenir après avoir exécuté les projets d'exploration arrêtés avec mon frère. Il voulut me faire présent d'un cheval, d'une mule, d'une carabine à mèche. La proposition de ce dernier objet fit dire à son oncle le Dedjadj Béchir, musulman renommé pour ses exploits de guerre et sa grande beauté physique:

—Mon Seigneur voudrait faire revenir l'eau à la rivière; les carabines ne viennent-elles pas du pays de cet étranger?

—C'est juste, dit le Ras.

Et s'adressant à moi:

—Je suis disposé à ne te rien refuser. Penses-y, et demande-moi ce que tu voudras.

Là-dessus, il reprit sa conversation avec ses favoris.

Nous étions dans une maison plus vaste que celle de la Waïzoro, et construite sur le même modèle. Quatre chevaux, attachés dans les entre-colonnements, la tête tournée vers le centre de la maison, jouaient avec l'herbe amoncelée devant eux; je leur tournais le dos; l'un d'eux, qui me flairait amicalement depuis mon entrée, finit par happer mon turban, et s'ébroua en l'emportant dans ses dents; je ressaisis prestement ma coiffure.

—Très-bien! dit le Ras en riant; il ne craint donc pas les chevaux?

Cet incident rétablit la conversation avec moi.

Le Ras passait pour un des plus fins connaisseurs en chevaux; il s'intéressa à ce que je lui dis de l'équitation et de l'élève des chevaux en Europe et en Arabie, et il me congédia enfin, en me recommandant de revenir le voir le lendemain.

Un huissier nous fit donner une maison; le Lik s'y établit avec nous. Dans la soirée, je descendis sur le champ de manœuvre: le Ras, sans toge, et vêtu seulement de haut de chausses et d'une petite ceinture, y jouait au mail; un triquet recourbé à la main, il courait pieds nus après le tacon, en se bousculant avec les plus humbles de ses soldats. En raison même de l'élévation de leur pouvoir, les princes jeunes et bons sentent le besoin de s'en dépouiller par moments pour se rapprocher des autres hommes, l'homme étant, malgré tout, ce qu'il y a de plus intéressant et de plus attrayant sur la terre. Le Ras Ali aimait à se confondre avec ses sujets, ce qui l'amenait fréquemment à découvrir des injustices commises en son nom; aussi, les opprimés, découragés par l'avidité de ses officiers, guettaient ses sorties, et souvent parvenaient à lui faire entendre leurs plaintes, malgré les gardiens que la Waïzoro Manann postait aux abords du champ de manœuvre, pour empêcher, disait-elle, son fils de se ravaler devant des étrangers.

Le jour suivant, à pareille heure, le Ras assista au jeu de cannes. Environ six cents cavaliers, partagés en deux camps, se chargeaient à fond de train, s'évitaient, se poursuivaient, rusant et évoluant de toutes manières, tantôt individuellement, tantôt par escouades, tantôt en masse, et se lançant, en guise de javelines, de longues verges ou même de lourds bâtons. Ils esquivaient ou se dérobaient par voltes, virevoltes et caracoles; ils s'interpellaient, se provoquaient et poussaient des cris pour applaudir aux coups heureux; les boucliers résonnaient sous les projectiles; les chevaux secondaient souvent leurs maîtres par l'intelligence de leurs mouvements, et malgré la fièvre du jeu, les accidents étaient assez rares, me dit-on. J'y vis plusieurs chevaux et des cavaliers remarquables; le Ras montait bien, mais sans grâce; en revanche il lançait la canne à des distances considérables.

Il régnait à Dabra Tabor une animation inaccoutumée, causée par l'affluence de chefs et de notables, accourus sous divers prétextes, mais au fond, mus par leur impatience d'être fixés relativement aux bruits contradictoires qui circulaient dans les provinces. On pressentait une campagne prochaine, soit contre le Dedjadj Oubié ou contre le turbulent Ali Farès, du Lasta, soit en Gojam contre le Dedjadj Guoscho; et l'on attendait de jour en jour que, selon l'usage, le Ras manifestât sa volonté par la publication d'un ban. Les maisons ne suffisant plus, plusieurs chefs campaient sous la tente. Ces circonstances procurèrent au Lik Atskou le plaisir de revoir de nombreux amis qu'il n'espérait plus rencontrer. Sa verve rajeunie ne tarissait plus, et il semblait qu'après l'humiliation essuyée publiquement à la porte du Ras, il fût bien aise de m'avoir pour témoin des égards respectueux dont il était l'objet. Matin et soir, nous étions invités au repas de la Waïzoro Manann, toujours éprise de la conversation de mon spirituel introducteur; de plus, on nous portait de chez elle un ordinaire pour nous et nos gens; j'en recevais un également de chez le Ras, ce qui nous mettait dans l'abondance. Nous passâmes huit jours à cette cour; je revis plusieurs fois le Ras; il m'engagea de nouveau à rester auprès de lui, et, malgré le soin que je pris de lui en témoigner ma gratitude, il me parut devenir réservé avec moi. Toutefois, en me congédiant, il me dit que sa protection me suivrait dans toute l'étendue de ses États.

Nous reprîmes la route de Gondar. Le deuxième jour, après avoir cheminé la matinée, nous nous reposions à l'ombre d'un arbre lorsque le Lik, qui saluait et questionnait tous les passants, apprit que le Dedjadj Guoscho traversait l'Abbaïe, et que son avant-garde campait déjà près de la rivière Goumara, dans le Fouogara, à une petite journée de nous. Transporté de joie à cette nouvelle, il me pressa vivement de profiter de l'occasion pour faire la connaissance d'un prince aussi puissant, son ami, disait-il, et un des hommes les plus accomplis de l'Éthiopie. Mais j'étais désireux de regagner Gondar, car il était bruit que la caravane pour l'Innarya se mettait enfin en mouvement; d'ailleurs, le Dedjadj Guoscho devait être prévenu contre moi. Environ deux mois auparavant, sur le rapport exagéré des cures que j'opérais à Gondar, il m'avait fait prier de venir traiter son fils aîné, frappé depuis longtemps d'une espèce d'aliénation mentale, et, afin de me débarrasser plus tôt des instances de ses messagers, j'avais omis de leur offrir l'hospitalité, ce qui était un manque d'égards envers lui. J'engageai le Lik à l'aller voir et à me laisser rentrer à Gondar.

—Je suis vieux, me dit-il; j'ai fait bien des routes dans ma vie, sans jamais abandonner un compagnon, pour tenter à moi seul une aventure agréable; je ne veux pas commencer aujourd'hui. Qui a compagnon a maître; puisqu'il te faut aller à Gondar, allons-y. Tout n'arrive-t-il pas avec la permission de Dieu?

Chemin faisant, mon drogman, peu suspect de partialité pour le Lik, fut touché de sa résignation, et me fit observer que c'était presque malheureux cette fois d'avoir eu raison de lui, car tout en se faisant fête de saluer un ami dans le Dedjadj Guoscho, il avait espéré obtenir de lui quelques secours pécuniaires. Je m'empressai de dire à mon indulgent Mentor que s'il lui répugnait tant de me laisser rentrer seul, moi, je manquerais toutes les caravanes pour l'Innarya, plutôt que de lui causer à la fois un chagrin et un dommage.

Il m'écoutait bouche béante, riait, regardait nos gens, enfin il m'embrassa.

—Merci, mon enfant! que Dieu te fasse voir les fils de tes fils, et, quand tu seras vieux, qu'on s'incline devant tes désirs comme tu t'inclines devant ceux d'un vieillard déchu comme moi! C'est que, vois-tu, ce prince est un honnête chrétien, intelligent, généreux. Figure-toi bien que tu n'as vu jusqu'à présent que des bandits; tu verras en lui un véritable prince. Cette maison de Gouksa est une caverne d'usurpateurs, de renégats; celle de Guoscho-Zaoudé est bâtie sur la tradition, le droit, la justice. Je tenais à ce que tu pusses emporter une idée favorable de ce qu'a été notre malheureux pays.

Et se tournant vers mes gens:

—Vous verrez, vous autres, comme nous allons être bien reçus. Ne craignez rien; c'est ici tout près, un sentier en plaine et des sources partout.

Jusqu'à mon drogman, tous nos gens étaient gagnés par sa joie.

Quant à moi, j'avais refusé à deux reprises de connaître le Dedjadj Guoscho; je croyais inutile de me présenter devant lui, et cependant je devais partager si longtemps son orageuse destinée!...

CHAPITRE VI

LE DEDJADJ GUOSCHO.—ADIEUX AU LIK ATSKOU.—SOURCES DU FLEUVE BLEU.—ARRIVÉE À DAMBATCHA.

Nous quittâmes la route du col de Farka et nous marchâmes vers le centre du Fouogara, province basse, chaude, où régnent des fièvres pernicieuses, et le lendemain, vers deux heures de l'après-midi, nous aperçûmes le camp du Dedjadj Guoscho, établi dans une localité nommée Wanzagué, remarquable par des sources chaudes, où des malades viennent se baigner pendant l'été seulement, car au printemps et en automne, les fièvres rendent l'endroit inhabitable.

Nous apprîmes que le Prince s'y arrêterait quelques jours pour prendre des bains. Les proportions du camp firent supposer au Lik qu'il était là avec toute son armée, et que, tout en venant se mettre à la disposition de son suzerain, il voulait être en mesure d'intimider au besoin la Waïzoro Manann, qui lui était hostile. Sa présence en Fouogara prenait d'ailleurs une grande portée politique: en confirmant l'autorité du Ras, il contraignait le Dedjadj Oubié d'ajourner ses projets ambitieux contre le Bégamdir; car, jusqu'alors, ce dernier espérait l'avoir pour allié et détacher par conséquent du Ras le Dedjadj Conefo et quelques autres grands feudataires.

On nous indiqua le gué du Goumara, qui coule de l'Est à l'Ouest et se trouve encaissé en cet endroit entre des berges de cinq à six mètres; nous y fîmes nos ablutions, nous tirâmes de nos outres des costumes frais et nous le traversâmes. Afin de me soustraire à la curiosité des soldats, nous convînmes que j'attendrais aux abords du camp, jusqu'à ce que le Lik m'envoyât chercher de chez le Prince. Mais des pâtureurs m'ayant aperçu s'empressèrent vers le camp, et bientôt, de toutes les issues, s'échappèrent des essaims d'hommes courant de mon côté. Les premiers s'arrêtèrent pour me considérer à distance convenable; les autres les débordèrent, se répandirent autour de moi, et, en un moment, je me trouvai enveloppé d'une cohue de plus de deux mille hommes pris du vertige de la curiosité; ils hurlaient, se bousculaient, s'escaladaient, se piétinaient et se débattaient pour mieux me voir. Le cercle effrayant se rétrécit de plus en plus; la chaleur devint insupportable; je restai assis, la figure dans les mains, m'attendant à être étouffé par cette masse inexorable, lorsqu'une femme, me couvrant d'un pan de sa toge, me cacha la tête dans sa poitrine. Sa langue allait comme le claquet d'un moulin; je ne comprenais pas un mot de son vocabulaire; elle me serrait convulsivement; je suffoquais.

Soudain, le tumulte changea de note; et des bouffées d'air frais qui m'arrivèrent m'apprirent que la foule s'ouvrait; des huissiers du Prince, armés de longs bâtons, frappaient à tour de bras sur tout ce monde. Celle qui m'avait si énergiquement couvert de son corps, haletante, épuisée, concourait du regard aux efforts de nos libérateurs; puis, redevenant femme, elle rajusta vivement sa toge, et, moitié glorieuse, moitié confuse, elle s'en alla. C'était une jeune et grande fille, d'un teint couleur de sépia foncée, avec de longs cheveux tressés et oints de beurre frais, qui dégouttaient sur ses épaules.

Mon drogman reparut, ahuri et tout meurtri.

—Quels sauvages ça fait! s'écria-t-il en s'affaissant sur ses talons.

Il se mit à philosopher sur les coups imprévus de la fortune, et il m'apprit que les Gojamites surtout, croyant aux maléfices du mauvais œil, la femme, en me soustrayant aux regards, invectivait ses compatriotes, dont l'intense curiosité pouvait, d'après leur croyance, me devenir fatale.

—Par la mort de Guoscho! vos yeux maudits me transperceront avant de le voir, criait-elle, à ce qu'il paraît.

Une compagnie de rondeliers me conduisit au camp, sous une grande tente qu'on referma soigneusement. Le maître de la tente, l'Azzage Fanta, espèce de Biarque ou Premier Intendant, me dit qu'il était heureux de me céder la place d'après l'ordre du Prince; que ma porte serait gardée, et qu'il me laissait son page favori, pour veiller à tout ce que je pourrais désirer.

Des pages vinrent me saluer de la part du Dedjazmatch et m'offrir deux cornes d'une dimension extraordinaire, l'une pleine de vin, l'autre d'eau-de-vie. Un pareil début promettait, car, en Éthiopie, le vin est apprécié et fort rare. La vigne y vient très-bien, mais l'insécurité du pays détourne de sa culture; les passants la grapilleraient avant même la maturité; de plus, les propriétaires seraient l'objet d'exactions ruineuses. À Karoda, district du Bégamdir, ainsi que près d'Aksoum, on voit des champs de vignes plantées, dit-on, par les Portugais, il y a environ trois siècles; leur culture eût été abandonnée, si les princes, qui tiennent à grand honneur d'offrir parfois du vin ou de l'eau-de-vie à leurs convives, n'eussent pris ces deux localités sous leur protection spéciale. Pour subvenir aux nécessités du culte, les prêtres cultivent bien quelques pieds de vigne dans l'enceinte de quelques églises, mais presque partout le vin de l'autel provient des raisins secs importés de l'Arabie.

Malgré les préceptes du Coran, mon drogman oublia toutes ses misères rien qu'à la vue de ces cornes, tant il avait de prédilection pour leur contenu; néanmoins, après avoir bien admiré leurs proportions monstrueuses, je le chargeai de les reporter intactes chez le Prince, de lui assurer que je ne buvais ni vin ni eau-de-vie, mais que j'avais voulu retenir son cadeau quelques instants, pour conserver sous mes yeux la preuve sensible des attentions dont il m'honorait.

Mon drogman, boudant sa soif, me rapporta une réponse des plus aimables. Le Lik Atskou m'arriva de chez le Prince; il rayonnait de satisfaction; on lui assigna une tente voisine de la mienne; nous soupâmes de compagnie et nous nous endormîmes le plus gaîment du monde.

Dans la matinée du lendemain, le Prince me fit dire qu'il pouvait me recevoir. Son camp ressemblait par sa disposition à celui du Dedjadj Oubié: une agglomération de cercles de différentes grandeurs formés par les huttes des soldats, autour de leurs chefs respectifs; au centre de cet assemblage, le cercle du Dedjazmatch, beaucoup plus large que les autres et servant comme de place d'armes; au milieu de cette place s'élevait une hutte spacieuse, flanquée de deux tentes ou pavillons, l'une blanche, l'autre, moins grande, rayée de bleu et faite, me dit-on, de ceintures prises sur l'ennemi dans une récente campagne au sud du Gojam; quelques huttes et tentes, rangées derrière, abritaient les chevaux, les mules et les gens de service du Prince. La hutte lui servait la nuit ou pendant la grande chaleur du jour; il prenait ses repas et présidait le conseil et les plaids dans la tente blanche; il se retirait dans l'autre, lorsqu'il voulait être seul ou en petit comité avec ses amis. On me conduisit à cette dernière, et un huissier, soulevant discrètement le rideau, m'introduisit.

Le sol était couvert de joncs frais et d'herbes odorantes; à terre, sur une grande peau de bœuf au pelage blanc moucheté de noir, le Dedjazmatch à demi couché et accoudé sur un coussin écarlate, causait avec le Lik, assis à la turque, sur un tapis semblable. Deux gentils pages de quatorze à quinze ans, un pli de la toge sur la bouche et un chasse-mouche à la main, se tenaient debout, attentifs aux mouvements de leur maître; un pieu garni de crochets, et planté derrière lui, supportait son bouclier couvert de plaques en vermeil et décoré verticalement d'une large bande de la crinière d'un lion, ainsi que son sabre, sa javeline, son brassard d'or et sa corne à boire; à un autre pieu étaient suspendus un porte-missel en bois finement sculpté, et deux étuis contenant les Psaumes et les Évangiles, livres d'heures ordinaires des Éthiopiens. Les reflets bleus de la tente transpercée de soleil, la verdure du sol, la blancheur des tapis et de la toge du Prince, l'éclat de ses armes, son grand air, les regards discrets et curieux de part et d'autre, le Lik, avec son volumineux turban, la tête baissée, comme pour attendre l'impression que je produirais sur son hôte, tout formait un ensemble imposant, gracieux, plein de fraîcheur et de poésie épique.

Le Prince me donna le salut et me fit signe de m'asseoir à côté du Lik. On introduisit mon drogman.

—Sois le bienvenu chez moi, me dit le Dedjazmatch. On assure que les hommes de vos pays sont curieux de visiter les contrées étrangères; mais quelle que soit votre curiosité, elle ne saurait surpasser celle que nous éprouvons en voyant chez nous pour la première fois un enfant de cette Jérusalem, où Notre-Seigneur Jésus-Christ a touché terre. Aussi, tu excuseras l'impatiente curiosité de mes soldats, qui n'a rien de malveillant pour toi. Lorsque ce printemps, tu nous as refusé de venir en Gojam, ton refus nous eût été pénible, si nous t'eussions connu comme aujourd'hui; c'est donc avec plaisir que nous t'accueillons, rendant grâces à Dieu d'avoir changé le cours de tes projets.

Je crus devoir expliquer au Prince ce qui m'avait empêché de me rendre à sa première invitation.

—Notre ami, le Lik Atskou, nous a appris qu'effectivement tu es préoccupé du départ de la caravane pour l'Innarya.

Il se fit ensuite un silence de plusieurs minutes, un de ces silences durant lesquels il semble que les sympathies ou les répugnances éclosent, se mesurent et s'échangent.

Le Prince fit mander les deux principaux dignitaires de son armée, et nous passâmes dans la grande tente, où il s'installa sur un alga élevé recouvert d'un tapis turc.

Le Dedjadj Guoscho, âgé d'environ cinquante ans, était grand et de belle prestance, gros sans obésité; mais la partie inférieure de son corps paraissait grêle par rapport à son buste puissant. Il avait les attaches fines et la main d'une élégance féminine, le teint brun cuivré, la tête volumineuse, gracieusement posée sur un cou long et d'une beauté de contour rare chez un homme, le front large, haut et bombé, les tempes délicatement dessinées, le nez petit, aux ailes mobiles, et de grands yeux à fleur de tête. Un léger duvet ombrait sa lèvre supérieure; ses dents étaient petites, nacrées, et son menton court, fin, à fossette; ses joues plates, larges, dénuées de barbe.

Son port de tête et ses moindres mouvements étaient doucement dominateurs; son regard réservé laissait deviner une certaine complaisance pour lui-même. Quoique sa physionomie intelligente fût voilée de cette impassibilité qui convient à l'exercice d'un haut pouvoir, on y découvrait une grande bonté, timide plutôt qu'active, de la finesse, de l'enjouement, un manque de décision joint à l'entêtement, l'esprit d'aventures, l'intrépidité et ce doute mélancolique qui gagne souvent ceux qui ont la responsabilité des événements et des hommes.

Sa toge, drapée avec soin, laissait entrevoir trois longs colliers composés de périaptes ou talismans recouverts en maroquin rouge ou en vermeil, entremêlés de grains de corail, d'ambre ou de verroterie rare. Il portait au petit doigt une bague en or, formée de trois anneaux engagés les uns dans les autres, et ornés chacun d'une émeraude; ce bijou antique, admirablement ouvragé, provenait de l'Inde. Une longue épingle d'or, terminée par une boule en filigrane, était passée dans sa chevelure noire, touffue, ondoyante et ramenée en corymbe; en sa qualité de Waïzoro, il portait aux chevilles des périscélides composés de petits cônes d'or enfilés.

Il ne fut pas plutôt installé sur sa couche, que nous vîmes entrer les deux personnages mandés.

Le premier s'avança en se découvrant respectueusement la poitrine, s'inclina profondément et s'assit sur un tabouret placé pour lui au pied de l'alga du Prince. Sa physionomie était ouverte et intelligente; ses cheveux étaient blancs. Il paraissait avoir soixante-cinq ans, mais sa poitrine profonde et ses épaules musculeuses annonçaient une vigueur persistante; il ressemblait d'une manière frappante à Henri IV. Son regard assuré était celui de l'homme éprouvé par les évènements; sa parole digne, lente et nette, trahissait la conscience qu'il avait de bien dire.

Le second, homme d'environ quarante ans, très-grand, aux larges épaules, aux allures franches et décidées, avait le teint d'un bistre foncé, la chevelure clair-semée, les dents mal rangées, le front large, les traits d'une mobilité extrême, les yeux petits et pétillants d'esprit; il était laid, mais sa laideur avait un charme. Il s'appelait Ymer Sahalou; il était de naissance princière et tenait le rang de Fit-Worari ou chef d'avant-garde, première dignité de l'armée, toujours confiée à un homme de guerre d'élite. L'autre s'appelait Filfilo; il était Blaten-Guéta, ou premier Sénéchal du Prince, et beau-père d'Ymer Sahalou.

On s'entretint d'abord avec des formes cérémonieuses; mais bientôt l'entrain d'Ymer prenant le dessus, on pressa de questions l'homme de Jérusalem, comme ils m'appelaient, et la conversation dura longtemps, sautillante et courtoise, car elle avait lieu entre causeurs experts; le Prince d'abord, l'humouriste Blata Filfilo, Ymer Sahalou, dont les bons mots et les jovialités défrayaient les cours de l'Éthiopie, le Lik Atskou enfin, le beau diseur et le savant.

Quand je voulus me retirer, Ymer Sahalou me dit:

—Tu n'es pas le premier Européen que je vois: étant en Wallo, j'en ai hébergé deux qui passaient par mes villages pour aller en Chawa. J'en ai vu aussi en Bégamdir: des ouvriers en métaux, disait-on, ou des vendeurs d'orviétan; et il m'a semblé que je ne pouvais avoir rien de commun avec eux. Depuis que je te vois, quelque chose me dit que nous sommes gens à nous convenir. Avant de donner l'ivresse, l'hydromel n'exhale-t-il pas son bouquet? Mais on dit que tu ne bois jamais! N'importe, peut-être deviendrons-nous frères; en attendant, je t'offre mon amitié; donne-moi la tienne. Par la mort de Guoscho! ne me prends pas pour un compagnon ordinaire; je suis bon à tout, moi. Tu trouveras peut-être que je vais vite en besogne, mais demande à Monseigneur, comme au premier venu; tout le monde te dira que le cœur et le cheval d'Ymer sont toujours prêts à partir de pied ferme.

Le Dedjazmatch paraissait très-satisfait de voir son général favori me faire ces avances. J'y répondis comme je pus et je me retirai enchanté de cette première visite.

Les allures mâles et polies de mes hôtes, leur attachement réciproque et leur charme particulier, charme que confèrent aux hommes bien doués les péripéties de la vie militaire, tout en eux m'avait frappé au point, que je me disais qu'on vivrait avec plaisir dans leur compagnie.

Le lendemain et le jour suivant, le Dedjazmatch convia à sa table ses principaux chefs, afin de me présenter à eux. La foule continuait à stationner tout le jour autour de ma tente; des huissiers défendaient ma porte, et lorsque je sortais, ils me précédaient pour éloigner les curieux. Un matin, le Dedjazmatch m'entretint de la maladie de son fils aîné, le Lidj Dori, resté en Gojam.

Je répondis que je n'étais pas médecin; qu'on attribuait à tort cette qualité à tout Européen; que chez nous, comme partout, le véritable savoir procure sûrement réputation et fortune, et que ce sont, le plus souvent, les charlatans, qui s'expatrient afin d'exploiter un savoir équivoque. Mais j'avais beau dire, je n'obtenais que demi-créance; afin de prouver du moins ma reconnaissance pour l'accueil qui m'était fait, j'ajoutai qu'en passant en Gojam avec la caravane, je pourrais voir le jeune prince et conseiller ce que le simple bon sens m'inspirerait.

Le Dedjadzmatch dit alors que son fils irait à Gondar où je l'examinerais, pendant qu'il ferait des ablutions à l'église de Saint Tekla-Haïmanote, célèbre par ses cures miraculeuses.

—Tu jugeras de son état; tu trouveras peut-être quelque remède, et, en tout cas, comme je ne crois pas que ta caravane se mette en route de si tôt, tu pourras, pour utiliser ton temps, accompagner mon fils en Gojam, visiter notre pays et te joindre à elle, lorsqu'elle passera sur mes terres. Les vieillards racontent que, jadis, un homme comme toi est venu d'au delà de Jérusalem aux sources de l'Abbaïe. Après avoir scruté les feuilles des arbres, mesuré la localité et interrogé depuis l'herbe jusqu'aux astres, il s'écria, dit-on, que ces sources étaient douées de vertus merveilleuses; qu'elles devaient être bénies de Dieu, ainsi que le pays qui les produit. Ces sources sont situées dans mon gouvernement; tu dois être curieux de les visiter; je t'y ferai conduire, et il te sera loisible d'y rester, tout comme si tu étais dans ton pays natal.

Imer Sahalou, le Blata Filfilo et d'autres notables présents joignirent leurs instances à celles du Prince, me promettant de faire tout ce qui dépendrait d'eux pour me rendre le Gojam agréable. Le Lik Atskou vint à mon secours, et enfin, le Dedjazmatch nous ayant donné notre congé, nous repartîmes pour Gondar.

Nous étions restés au camp sept jours, sept jours de fête ininterrompue pour le Lik Atskou, fête d'esprit et fête de bons morceaux. Chemin faisant, il en rappelait les moindres détails avec des commentaires si intéressants, qu'à l'écouter nos gens oubliaient les fatigues de la route; et bien qu'il évitât de faire mention de la circonstance la plus sensible pour lui, il tournait autour avec complaisance de façon à nous laisser comprendre qu'il emportait l'assurance que le Prince lui donnerait, sous peu, les preuves de sa libéralité. Aussi ne cessait-il de faire l'éloge du Dedjadj Guoscho et des Gojamites, au détriment du Ras Ali et des hommes du Bégamdir, gens incivils, disait-il, processifs et sourds aux paroles d'anciens comme lui. Reprenant le sujet de l'Européen venu aux sources de l'Abbaïe, il m'apprit qu'il s'appelait Yakoub; que les contemporains de son père parlaient beaucoup de lui; que sa conduite et ses manières l'avaient fait classer dans la noblesse; qu'il était juste, brave, bon cavalier, adroit tireur, ami du peuple et homme de bien en tout. Je n'eus pas de peine à reconnaître dans ce Yacoub le voyageur écossais Jacques Bruce, et je saluai sa mémoire. De même que le titre d'homme de bonne compagnie, celui d'homme de bien ne s'acquiert pas en tous pays par les mêmes manières d'être; chaque peuple le donne d'après un type variable résultant de ses besoins sociaux, de ses passions et de son caprice, bien plus souvent que de la raison morale pure. La religion, comme son nom l'indique, a cela de bienfaisant, qu'en ramenant à un type moral unique, elle relie dans une commune aspiration les races et les sociétés qui, livrées à leurs seuls instincts, tendent à diverger, à devenir étrangères, puis ennemies. Car plus encore que les individus, les nations tendent à l'égoïsme, à l'isolement, aux défiances et aux jalousies; et philosophes et législateurs n'ayant rien trouvé dans nos horizons qui puisse atténuer la prédominence de ces principes destructeurs, c'est au delà de la terre qu'il faut aller chercher, c'est en dehors d'elle qu'il faut trouver le point d'appui pour soulever l'homme et le faire progresser dans un système moral qui le rapproche de l'éternel foyer, afin que les peuples, éclairés de plus en plus, reconnaissent le but suprême et la solidarité de leurs destins.

La nation éthiopienne, entourée de sociétés ennemies de ses principes religieux, et vivant dans un isolement séculaire, en a conçu un patriotisme exclusif, qui lui fait regarder comme barbares les mœurs autres que les siennes, et tout étranger comme un ennemi à mépriser ou à craindre. Aussi les Éthiopiens se montrent-ils défiants envers le voyageur, à moins toutefois qu'il ne soit chrétien; en ce cas, ils l'admettent comme de plain-pied dans une sorte de familiarité qu'il dépendra de lui de confirmer et de rendre complète. Mais malgré les facilités que lui procure la conformité de principes religieux, il lui reste encore bien à faire pour que les indigènes se révèlent à lui tels qu'ils se révèlent à leurs propres compatriotes. Afin d'arriver à ce résultat, nécessaire pour juger sainement, il lui faut déployer un tact de tous les instants, mais surtout aimer ceux qu'il étudie; car c'est sous l'influence de l'affection que l'homme se montre tel qu'il est, les sentiments contraires étant autant de masques qui déforment ses traits. Voyager avec la seule préoccupation de butiner et de s'en retourner au plus tôt dans sa patrie, rend le voyageur sujet à d'étranges méprises. Son ignorance ou son dédain des mœurs et des usages, ou son zèle intempestif à s'y conformer le mettent également dans un jour faux, qui l'expose à inspirer comme à concevoir des jugements erronés: il subira des situations qu'il n'eût acceptées à aucun prix dans sa patrie, et il porte à son respect de lui-même des atteintes irréparables, car de même que la calomnie, une réprobation unanime, même imméritée, laisse comme une empreinte après elle. Quelqu'injuste que cela puisse paraître, ses discours, ses actes et jusqu'à son maintien font préjuger de ses compatriotes, et la faveur ou le blâme qu'il s'attire s'étend jusqu'à eux. À mesure qu'il s'écarte des routes battues, il assume une responsabilité plus grande vis-à-vis de sa patrie; il lui incombe, sous peine de manquer à son devoir de la faire estimer et aimer en lui; et s'il est assez heureux pour avoir réussi, il a bien mérité, puisqu'il a semé la fraternité entre les hommes.

Ces réflexions, que m'inspiraient les derniers échos de la réputation en Éthiopie du voyageur écossais, devaient naturellement éveiller ma reconnaissance envers ce hardi devancier, qui, par sa nature bienveillante, son tact et son esprit de sagesse, avait su laisser sur ses traces une opinion si favorable des Européens, et rendre ainsi à ses successeurs la responsabilité plus légère et la voie plus facile.

Un autre souvenir, bien plus ancien, qu'on retrouve en Éthiopie est celui du Moallim Petros (maître Pierre), nom que les indigènes donnent au jésuite espagnol Pedro Paëz. Ce missionnaire, parti vers le commencement du dix-septième siècle, pour aller prêcher le catholicisme en Éthiopie, fut pris par des corsaires musulmans et vendu comme esclave dans l'Yemen; il y resta plusieurs années, mettant à profit son infortune, en apprenant à fond la langue arabe. Redevenu libre, il arriva enfin en Éthiopie, apprit rapidement l'Amarigna et le Guez, deux langues qui découlent de l'Arabe, et étonna par l'éloquence de son enseignement. Mandé à la cour, il convertit plusieurs dignitaires, des grands vassaux, l'Empereur lui-même, dit-on, ainsi que l'héritier présomptif. Ce dernier, parvenu au trône, en vue d'entraîner plus efficacement ses sujets à abjurer le schisme d'Eutychès, manifesta en cérémonie publique son adhésion à la suprématie du siége de Rome. Après la cérémonie, Paëz prit congé de l'Empereur, pour rentrer à son couvent de Gorgora, près du lac Tsana; le peuple en grand nombre l'accompagna pour lui faire honneur, jusqu'à la sortie de Gondar. Quand il se trouva seul avec ses compagnons de route, il leur dit que sa mission sur la terre était accomplie, et il entonna le Nunc dimittis. Arrivé à Gorgora, il fut pris d'un accès de fièvre, se coucha et mourut. Plusieurs missionnaires européens avaient rejoint Paëz, et ils continuèrent son œuvre; mais un fort parti s'étant formé contre eux, ils furent persécutés, expulsés du pays, et le catholicisme fut proscrit.

S'il est des hommes qui ont le privilége de communiquer leur personnalité à ceux qui les accompagnent, il en est aussi à qui le public attribue tous les actes de leurs compagnons. C'est ainsi que les Éthiopiens ont personnifié toute la mission portugaise dans Pierre Paëz, dont ils racontent la légende suivante:

Il arriva chez nous un homme de Jérusalem, nommé Moallim Petros. Sa barbe, d'un rouge ardent, était comme une flamme; il se disait prêtre, et par sa conduite il l'était; il parlait le Guez et connaissait tous nos livres et la théologie mieux que nos plus savants: grands seigneurs, femmes nobles, paysannes, soldats, théologiens, moines solitaires, tous accouraient à ses leçons, comme attirés par quelque sortilége; sa parole était comme un embrasement. Lorsqu'il expliquait l'Évangile, c'était debout, et la toge ajustée, selon le cérémonial usité à l'égard d'un messager de l'Empereur. Il disait que le texte du livre étant le messager de Dieu, c'était bien le moins d'user envers lui de ces marques de respect qu'il est d'usage d'accorder au messager d'un roi de la terre. Ce qu'il avançait, il l'affirmait avec autorité. Le clergé ne pouvant le confondre s'émut d'envie, provoqua des troubles et le fit expulser. Les plus fervents de ses disciples l'accompagnèrent jusqu'à Moussawa. Là, au bord de la grande mer, ils lui dirent:

—Nous voulons aller avec toi, ô notre Père; et qu'importe que ton navire ne puisse nous contenir tous! Saint Tekla-Haïmanote n'a-t-il pas étendu sa melote sur les eaux, et navigué ainsi jusqu'à Jérusalem? Nous avons foi en Dieu et en ses miracles; prie-le pour nous, et il commandera à la mer de nous porter tout autour de ton navire.

Le Moallim se prosterna la face sur le sable, versa des larmes, resta longtemps en extase, et s'étant relevé, il dit à ses disciples:

—Non, cela ne doit pas être; je vous laisse ici; sans vous, les sillons se refermeraient.

Puis, il ouvrit les mains vers le ciel en disant:

—Ô Dieu, si j'ai enseigné la vérité, rends manifeste l'injustice de mes persécuteurs; si ma bouche a propagé le mensonge ou l'erreur, que cette mer se referme sur moi, que je sois dévoré par les monstres des abîmes!

Il monta seul sur le navire, salua une dernière fois ses disciples et leur jeta cette parole:

—Mes frères, quel fut l'effet de l'onction que Notre-Seigneur reçut dans les eaux du Jourdain? Méditez-là-dessus.

Et le navire s'éloigna. C'est à Dieu de savoir, ajoutent les Éthiopiens, si nos pères furent blâmables d'expulser ce savant théologien: toujours est-il qu'il nous a jeté en s'éloignant cette redoutable question d'où sont sortis le doute, la zizanie et les controverses sans issue, qui nous divisent encore aujourd'hui10.

Note 10: (retour) Cette question est célèbre en Éthiopie, non-seulement parmi les ecclésiastiques de tous les ordres, mais encore parmi les laïques, et les diverses solutions qu'on lui a données ont dessiné autant de sectes, ou pour mieux dire, autant de partis, qui s'entrehaïssent. Dans la plus grande partie du Tegraïe, on croit que le Saint-Esprit s'unit et se confondit avec l'humanité de Notre-Seigneur, le mot Towahadeh, qui est ici sacramentel, comporte ces deux significations, et la croyance religieuse du Tegraïe est appelée: Towahadou. Le vulgaire dit aussi Karra, mot qui signifie couteau, parce que les hommes du Tegraïe font souvent une fente au côté externe du fourreau de leur sabre pour y engaîner un petit couteau, ce qui fait que ces deux instruments semblent n'en former qu'un seul. Le Hamacen, le Gojam et quelques autres provinces éparpillées établissent une distinction un peu subtile pour nos idées européennes, en disant qu'au contraire Notre-Seigneur ne fit que recevoir l'onction (tekubba) du Saint-Esprit, d'où ceux-ci sont tous appelés Kenbat. Enfin, dans le Dembéa, le Chawa, et même dans quelques couvents du Tegraïe, on enseigne qu'en recevant le Saint-Esprit sous la forme de la colombe, le Fils de Marie naquit dans le Saint-Esprit, et comme il était né deux fois, c'est-à-dire du Père dans l'Éternité et de la Sainte-Vierge dans le Temps, on arrive logiquement à la conclusion que Notre-Seigneur est né trois fois; ces derniers sectaires sont donc appelés: Sost ludet, c'est-à-dire: trois naissances; et selon un théologien d'Europe, leurs paroles, si bizarres au premier aspect, ont été d'abord inventées et sont encore aujourd'hui très-souvent employées pour voiler aux yeux de leurs compatriotes le fond de leur religion, qui serait identique avec celle de Rome. Ces trois interprétations ont enfanté des sous-sectes dont le nombre s'élève à près d'une trentaine. Ceux qui se rappellent l'histoire du Bas-Empire et les discussions subtiles qui passionnaient les Grecs de cette époque, comprendront l'acrimonie des discussions analogues en Éthiopie. Beaucoup d'Éthiopiens font par humilité leurs prières à la porte de l'église, dont ils baisent ensuite le seuil, pour témoigner de leur foi respectueuse. On raconte que dans le Tegraïe un passant s'éloignait après s'être conformé à ce pieux usage, quand le curé lui demanda par précaution à quelle foi il appartenait.—Je suis Kenbat, dit l'étranger.—Vil hérétique, reprit le curé, tu as profané mon église!—Et s'armant d'une hache, il enleva soigneusement toute la partie du bois qu'il croyait contaminée par les lèvres du passant.

À notre rentrée à Gondar, chacun nous interrogea relativement au Dedjadj Guoscho. Le bruit courait que le Ras s'était emparé traîtreusement de sa personne, au moment où il se présentait à Dabra Tabor. Deux jours plus tard on assurait au contraire que le Dedjadj Guoscho, parti nuitamment avec sa cavalerie, avait surpris Dabra Tabor et emmené la Waïzoro Manann, prisonnière. On parlait aussi de la rébellion du Dedjadj Conefo, et les Gondariens n'osaient plus sortir de la ville. Pour dissiper ces alarmes, le Kantiba ou Gouverneur publia un ban, par lequel il menaçait de sévir contre les propagateurs de fausses nouvelles, et annonçait que le Dedjadj Guoscho, après trois jours passés à Dabra Tabor, avait rejoint son armée à Wanzagué et rentrait en Gojam.

Peu après, la ville fut encore mise en émoi par l'arrivée du Lidj Dori, fils du Dedjadj Guoscho, escorté d'une bande de 1,500 hommes. Ce jeune prince m'envoya saluer. Je me rendis aussitôt à l'église de Saint Tekla-Haïmanote, dans l'enceinte de laquelle on avait dressé une belle tente pour le recevoir.

Le Lidj Dori, âgé d'environ vingt ans, avait les traits d'une grande pureté, mais son regard atone et l'expression d'imbécillité de sa bouche faisaient peine à voir. Des ecclésiastiques gojamites qui l'accompagnaient parlaient pour lui; il comprenait, dit-on, mais ne répondait que rarement. Les notables s'empressèrent d'aller le saluer et de lui offrir des cadeaux en pains, hydromel et comestibles de toutes sortes. À peine rentré chez moi, je reçus de sa part deux cents pains et quelques amphores d'hydromel, et en ma qualité d'habitant de la ville, je lui envoyai à mon tour un cadeau analogue. Les soldats de son escorte furent hébergés chez l'habitant; mais comme Gondar relevait directement du Ras, on les répartit le lendemain dans des villages aux environs, relevant du Dedjadj Conefo, lié d'amitié, comme on sait, avec le Dedjadj Guoscho.

Je visitai journellement le malade. Chaque matin, on le soumettait à une ablution d'eau froide, consacrée préalablement par des prières, et, je crois aussi, par le contact des reliques de Saint Tekla-Haïmanote, le seul parmi les nombreux saints éthiopiens qui soit admis dans les diptyques de la liturgie éthiopienne imprimée à Rome. Cependant le miracle se faisait attendre, et après quatorze jours de ce traitement, le Lidj Dori se disposa à repartir. Ceux qui l'accompagnaient me pressèrent, au nom de son père, de me joindre à eux et je m'y décidai d'autant plus volontiers que les trafiquants ne parlaient de rien moins que de remettre à l'automne leur expédition en Innarya.

En faisant mes visites d'adieu à l'Itchagué et aux notables de ma connaissance, je leur recommandai mon domestique basque, Domingo, que je laissais à Gondar, pour servir mon frère, s'il arrivait avant mon retour, et aussi pour assurer mes communications avec Moussawa.

J'étais impatient de me mettre enfin en route; mais je ressentais de la peine à quitter l'excellent Lik Atskou, qui s'était toujours montré si paternel pour moi. Il m'accompagna jusqu'au seuil de sa maison, demanda un siége, éloigna tout le monde et se mit à prier pour mot. Il me donna ensuite quelques conseils, qu'il interrompit plusieurs fois pour rabrouer mes gens qui s'impatientaient.

—Avant tout, mon fils, dit-il, garde-toi bien du mauvais œil; en Gojam, il est commun et venimeux, et il s'attaque de préférence, comme tu sais, à ceux qui ont le teint clair. Tu vas être à la cour d'un prince sans pareil en Éthiopie; il est homme de bien, mais ne t'étonne pas d'y trouver des hommes de mal: le sort des princes est d'être entourés de ce qu'il y a de meilleur et de ce qu'il y a de pire. Peut-être bien cherchera-t-il à t'attacher à sa fortune; reste avec lui, si cela te convient, mais n'oublie pas ton pays, car, soit pratiques magiques, soit amabilité naturelle, les Gojamites sont accusés de savoir faire oublier aux gens leur patrie. Tourne au bien la faveur dont tu jouiras; les flatteries et les piéges t'entoureront; sois discret, réservé, et ne te laisse jamais envahir au point de ne pouvoir rentrer parfois dans ton cœur pour t'inspirer des idées de France. Notre pays est pauvre, dans la demi-obscurité du mal, et tu viens d'un pays de richesse et de lumière. Va, mon enfant, suis ton destin, et que Dieu te garde!

Je m'éloignais, lorsqu'il ajouta:

—N'oublie pas que tu es jeune, et si tu tardes trop, tu ne me retrouveras plus.

Le Dedjadj Conefo avait indiqué nos étapes: le premier jour, nous couchâmes dans des villages à quelques kilomètres seulement de Gondar; le lendemain, nous arrivâmes à Tchilga où il campait. Il ne voulut pas voir le Lidj Dori, pour ne pas s'attrister l'esprit, dit-il, et il nous fit loger à distance du camp, ce qui m'empêcha de saluer ce Dedjazmatch, qui, d'ailleurs, faisait peu de cas des Européens, depuis sa victoire sur les Turcs. Deux jours après, nous nous mîmes en route pour le Dangal-beur ou col de Dangal, situé au Sud-Ouest de Gondar et du Dambya, sur la rive occidentale du lac Tsana. Pour nous faire honneur, le Dedjadj Conefo nous adjoignit une soixantaine de cavaliers et trois cents hommes de pied, qui marchaient en avant-garde et bouleversaient les villages par leur indiscipline.

En traversant le Dambya, je pus juger de la fertilité proverbiale de cette province. Le pays est peu accidenté, presque sans arbres; sa terre noire, profondément crevassée pendant l'été, était littéralement couverte de moissons. Les fièvres y sont endémiques dans plusieurs localités; les chevaux ne s'y propagent pas; ils y sont même très-sujets à une espèce de farcin, mais la population abonde. Comme dans les Kouallas, les hommes y sont de taille plutôt petite, souples, actifs, colères et portés à la guerre; ils vivent dans des hameaux épars çà et là, ce qui indique tout à la fois la sécurité et l'abondance.

Le deuxième jour, nous arrivâmes à Ysmala, petite ville dont l'église jouit d'un droit d'asile assez respecté. Nous fûmes reçus par le principal notable, qui mit d'autant plus d'empressement à nous héberger qu'il entretenait avec le Dedjadj Guoscho des relations amicales.

J'avais demandé à loger seul dans une petite hutte, et je soupais, lorsque j'entendis un grand tapage chez notre hôte, où le Lidj Dori et son monde festinaient. J'y trouvai tout en tumulte: des soldats, brandissant la javeline ou le sabre, débitaient avec frénésie leurs thèmes de guerre; de grandes cornes d'hydromel circulaient dans l'assemblée. Mon drogman m'apprit que le lendemain nous aurions probablement à combattre un vassal rebelle du Dedjadj Guoscho, nommé Aceni-Deureusse. Des espions envoyés par notre hôte venaient d'annoncer qu'Aceni, embusqué sur notre route, comptait enlever le Lidj Dori, afin de traiter plus avantageusement avec son suzerain.

L'idée d'avoir le spectacle d'un combat ne m'étant pas trop désagréable, je recommandai de me réveiller avant le boute-selle. Mais quand je rouvris les yeux, il faisait grand jour, et tout était calme. On me dit qu'Ymer-Goualou, chef de notre escorte, avait décidé de laisser le jeune Prince dans l'asile, pour le soustraire aux chances du combat, et que, pour ne point encourir à mon sujet les reproches du Dedjadj Guoscho, il avait enjoint à mon drogman, peu soucieux, du reste, de tenter l'aventure, de me cacher le moment du départ. Bien que flatté de l'importance qu'on attachait à ma conservation, je regrettai d'avoir dormi si consciencieusement. Nos gens étaient partis sans bruit avant le chant du coq, et l'on commençait à s'inquiéter sur leur sort.

Enfin, vers onze heures du matin, un cavalier, hors d'haleine, vint nous annoncer la victoire. Ymer-Goualou s'était personnellement distingué; nos gens avaient peu souffert: après un combat de peu de durée, Aceni était parvenu à se dégager et à opérer sa retraite, laissant aux mains des nôtres environ quatre cents prisonniers.

Pour célébrer dignement ce succès, les habitants, qui la veille criaient famine, surent trouver comestibles, bouza et hydromel à profusion.

Des cavaliers arrivèrent successivement: leurs javelines tortuées; leurs arçons garnis de ceintures, de pèlerines et de boucliers attestaient leurs exploits; quelques-uns avaient appendu au frontal de leurs chevaux d'affreuses dépouilles humaines.

Les Éthiopiens, très-humains à la guerre, ont cependant l'habitude de pratiquer l'éviration sur l'ennemi à terre. Cette odieuse coutume leur vient de l'invasion d'Ahmed Gragne, qui, désespérant de leur faire jamais accepter l'Islamisme, entreprit d'éteindre leur race entière.

En Europe, on est trop porté à méconnaître la haine invétérée des musulmans contre tous ceux qui ne sont pas de leur religion et surtout contre les chrétiens. Aujourd'hui, que la force est à la chrétienté, ils sentent qu'ils seraient mis au ban et dépouillés de tout bénéfice du droit des gens, s'ils ne dissimulaient l'esprit qui les anime; et, lorsque leur férocité se trahit de loin en loin par quelques-uns de ces actes qui font frémir l'Europe, ils s'empressent de les désavouer, et l'opinion publique les explique trop aisément par cette tendance à la cruauté qui persiste malheureusement au fond des races les plus civilisées. Quand on a surpris le musulman dans sa vie intime, quand on l'a vu agir, lorsqu'il se croit hors portée de cette opinion publique de l'Europe qui pèse sur lui, l'obsède et en a fait cet être rusé, astucieux, dédaigneux, fastueux et arrogant qui induit en erreur tant de nos coreligionnaires, et les leurre de l'espérance de sa transformation, on est convaincu que ses moindres actes sont inspirés par un fanatisme implacable, et on ne s'étonne plus que, dans cette lutte sans témoins, au centre de l'Afrique, il ait osé entreprendre d'effacer le christianisme, en arrêtant la génération dans tout un pays peuplé de plusieurs millions d'hommes. Malheureusement, comme il arrive trop souvent, les Éthiopiens usèrent de représailles et s'habituèrent à déshonorer par cette coutume cruelle les guerres qu'ils ont faites depuis. C'est un phénomène étrange et qu'on retrouve en tous pays, que la persistance des hommes à pratiquer des coutumes qu'ils réprouvent eux-mêmes. Tous les Éthiopiens condamnaient celle qui nous occupe, et tous néanmoins s'en rendaient coupables à l'occasion; mais dès le lendemain du combat, ils faisaient disparaître soigneusement les traces de leur action, et tout homme qui se respectait évitait d'en parler. Mes représentations au Dedjadj Guoscho, ou plutôt l'influence de ces idées généreuses qui ont cours en Europe et fusent providentiellement jusqu'aux extrémités du globe, ont fait cesser en partie cet odieux abus de la victoire, et, lorsque je quittai le Gojam, il était tacitement admis qu'un homme de bonne condition se déshonorait en traitant ainsi un ennemi chrétien. Chez les simples soldats, la réforme s'opérait plus lentement, parce que ces dépouilles sanglantes prouvent le nombre d'ennemis qu'ils ont tués, et sont autant de titres à l'avancement.

Le gros des combattants arriva enfin; ils firent leur entrée, chantant en chœur une espèce d'embatérie. Le Lidj Dori fut placé sur un haut alga, et fantassins, cavaliers et fusiliers, qui avaient tué ou fait des prisonniers, vinrent l'un après l'autre débiter leur thème de guerre devant lui. Ensuite, chacun alla déposer son bouclier, ses armes, desserrer sa ceinture, reprendre sa toge et se mêler aux groupes, pour raconter ses impressions personnelles; en dernier lieu, cortége obligé, arrivèrent les blessés et quelques morts portés sur des civières.

Comme nous étions en carême, bon nombre de vainqueurs allèrent faire la sieste, pour mieux attendre l'heure tardive du repas.

Les Éthiopiens font durer le carême deux mois. Ils s'abstiennent de viande, de lait, de beurre, d'œufs, et, dans quelques provinces, même de poisson; ils ne font qu'un seul repas vers la fin du jour, et ils s'abstiennent de boire jusqu'à ce moment, excepté le samedi et le dimanche, où ils font deux repas. L'olive n'existant chez eux qu'à l'état sauvage, ils la remplacent par une graine oléagineuse nommée nouk, dont ils tirent une huile désagréable, et, selon leur propre témoignage, fort nuisible à la santé. Comme ils ne cultivent aucun fruit et presque pas de légumes, ils en sont réduits, en temps de jeûne, à quelques sauces épaisses composées de farine de pois chiches, de fèves ou d'autres grains, et fortement relevées d'épices qui les aident à manger leur pain. Ils corrigent les mauvais effets de ce régime en buvant d'une bière épaisse nommée tchifko, faite avec de l'orge et d'autres grains; les gens riches, qui ne boivent habituellement que de l'hydromel, font alors usage de cette bière, qu'on dit être fort nourrissante. Quelques-uns, au moment de se mettre à table, boivent du miel auquel on n'a ajouté que l'eau strictement nécessaire à la déglutition, et ils prennent aussitôt leur repas, car le moindre retard leur rendrait impossible toute ingestion nouvelle. Le miel pris de cette façon fait supporter plus facilement le jeûne du lendemain. Les prêtres accordent la dispense ou confirment sans difficulté les décisions individuelles prises dans les cas dits d'urgence. Néanmoins, on peut dire que la grande majorité des Éthiopiens observe le jeûne du carême, celui d'une quinzaine de jours en l'honneur de la sainte Vierge, et celui du mercredi et du vendredi de chaque semaine. Les gens rigides s'astreignent de plus au jeûne dit des Apôtres, qui dure près de deux mois, et à d'autres jeûnes dont l'ensemble forme près de la moitié de l'année. Montesquieu attribuait aux jeûnes des Éthiopiens leur infériorité dans leurs guerres contre les Turcs. Mais ces derniers ont le jeûne rigoureux du Ramadan. Pour mon compte, j'ai fait campagne avec les Éthiopiens pendant plusieurs années; je les ai vus combattre en carême et en d'autres temps, et je n'ai pas trouvé que les jours de jeûne leur valeur fût refroidie. Ils supportent la faim, la soif, les longues marches, avec une facilité telle que, sous la conduite d'un chef habile, ils épuiseraient aisément une armée turque, sans recourir au combat. Ayant encore moins de besoins que l'Arabe, ils ont, comme lui, la faculté de pouvoir passer sans transition de la famine aux excès de l'abondance; mais ces qualités, si précieuses à la guerre, ne suffisent pas à contrebalancer la grande supériorité que les Turcs avaient du temps de Montesquieu, et qu'ils ont encore aujourd'hui, par la quantité et la qualité de leurs armes de guerre. Sans doute, le courage, comme toutes les vertus, emprunte quelque chose à la nourriture; mais heureusement il puise son existence à de plus nobles sources.

Cependant le carillon de l'église annonça la fin du jeûne; les soldats, n'ayant pour se refaire qu'une nourriture peu appétissante, passèrent une partie de la nuit à boire.

Avant le jour, nous fûmes en route, et le soleil se levait à peine quand nous atteignîmes le lieu du combat. Une troupe de grands vautours nudicoles disputaient à des hyènes quelques cadavres couchés dans l'herbe. À notre approche, les hyènes s'enfuirent, les vautours s'envolèrent lourdement dans les arbres. L'un d'eux, plus grand encore que les autres, se jucha en trébuchant à plusieurs reprises sur la couronne d'un arbre élevé; là, rengorgé dans sa collerette blanche tachée de sang, les ailes mi-ouvertes et immobiles, présentant le poitrail à un premier rayon de soleil qui éclairait la cime, il semblait engourdi par l'excès de chair dont il s'était gorgé. Je l'abattis d'un coup de carabine. Il n'était pas encore mort, et nous pûmes assister à son agonie. Cette phase dernière est ordinairement fort belle chez les oiseaux de proie. Celui-ci se débattait par moments avec violence, et maintenait à coups d'aile, au milieu des spectateurs, un espace libre, son aire suprême; il contractait à vide ses puissantes serres, frappait le sol de sa tête, se levait, retombait. Un instant il put se dresser, appuyé sur ses ailes, et, en ondulant son long col, il rejeta devant nous des lambeaux de chair humaine. Les soldats révoltés lui écrasèrent la tête à coups de talon de javeline. Il mesurait plus de six pieds d'envergure. On se remit joyeusement en route, car les indigènes attribuent un effet propitiatoire au sang répandu, surtout à celui d'un animal sauvage.

Aceni-Deureusse avait la réputation d'être brave et très-habile à la guerre de partisan; aussi nos gens, étonnés de leur facile victoire, se tenaient-ils sur leurs gardes. Environ deux cents hommes allaient en éclaireurs; une bonne troupe fermait notre marche, et, toute la nuit, la moitié de notre monde resta sous les armes. Le jour suivant, aux environs d'une forêt, le terrain devint difficile; Ymer-Goualou nous forma en ordre de combat, et bientôt nos éclaireurs se replièrent, annonçant la présence de l'ennemi.

C'est un spectacle toujours intéressant que de voir l'homme à l'approche du danger. Les uns s'interpellaient gaîment; d'autres riaient de ce rire particulier qui prend aux natures nerveuses et énergiques; plusieurs débitaient avec fracas leur bardit ou thème de guerre; quelques-uns se recueillaient en frissonnant; bon nombre décélaient malgré eux leur incertitude; d'autres enfin entonnaient les mâles refrains de chants guerriers. Mais notre mise en scène fut en pure perte. Quoique peu inférieur par le nombre, Aceni-Deureusse n'osa nous attendre, et, profitant des brusques accidents du terrain, il se réfugia dans la forêt, où l'on ne jugea pas prudent de le poursuivre. Son arrière-garde, en s'enfonçant sous bois, nous envoya quelques balles qui ne blessèrent personne. Nous reprîmes notre route en forçant la marche, et, vers le milieu de la nuit, nous atteignîmes le village de Kouellèle Kuddus Mikaël, situé près des sources de l'Abbaïe.

Le village de Kouellèle est assis dans une petite et haute vallée située entre le Damote, le Metcha et le pays des Agaws; cette vallée s'ouvre et s'élargit vers cette dernière province et se trouve close, du côté de l'Est, par la réunion des collines.

Je demandai à Ymer-Goualou à être conduit aux sources; les chefs se consultèrent et me donnèrent une petite escorte. Le Lidj Dori devait m'attendre le lendemain au soir dans un district assez éloigné de là. Avant le jour, je me mis en marche.

La vallée et les pentes qui la circonscrivent étaient revêtues d'une végétation pressée, où dominait le gracieux Kerhaa (espèce de bambou), et les lianes qui entravaient notre étroit sentier annonçaient assez que peu de voyageurs en troublaient la solitude. Le sol devint tourbeux, l'atmosphère humide; les arbres plus pressés et plus grands étaient revêtus d'une mousse luxuriante. Bientôt, le terrain croulier indiqua l'abondance des eaux souterraines; nous arrivâmes à une clairière, et un soldat me dit, en désignant deux trous circulaires et bordés d'une mousse épaisse:

—Voilà l'Œil de l'Abbaïe.

Ces deux trous, larges de deux mètres environ, contenaient à pleins bords une eau limpide et sans mouvement apparent; c'est sous le sol qui les entoure que se déversent d'une façon latente les eaux qui alimentent à sa naissance ce fleuve, le plus grand de l'Éthiopie. Afin de me démontrer la profondeur de ces deux cavités, des soldats lancèrent perpendiculairement dans l'une et l'autre une verge longue de deux mètres, qui disparut comme une flèche et ne rejaillit qu'après un long intervalle.

—Ces cavités conduisent, me dirent-ils, jusqu'au cœur de la terre.

Les environs abondent en lions, en buffles et en autres bêtes sauvages. Je me disposais à faire un tour d'horizon à la boussole et à observer la latitude du lieu, mais les gens de l'escorte s'opposant absolument à tout délai dans cet endroit désert et dangereux, nous repartîmes aussitôt au pas de course, et nous regagnâmes le hameau de Kouellèle Kuddus Mikaël.

Le nom de Guiche Abbaïe, qu'on donne aux sources mêmes, s'étend aussi au district qui les renferme, ainsi qu'à la montagne la plus saillante parmi celles qui forment cette vallée.

J'étais le troisième Européen qui atteignait l'emplacement de ces sources visitées par Bruce et découvertes par Pedro Paëz. En les quittant, je voulus, malgré mes guides, suivre les premiers pas du fleuve célèbre qui en découle. Après l'avoir côtoyé et enjambé plusieurs fois, pour constater les tributs que lui apportaient ses premiers et humbles affluents, je compris le désaccord des plus savants géographes, et la facilité avec laquelle s'élève un conflit d'opinions relativement à l'élection d'un cours d'eau principal du milieu d'un réseau de tributaires contigus, afin de signaler ce cours comme la véritable origine d'un fleuve. Dans le choix qu'on fait ainsi, doit-on regarder comme raison déterminante l'étendue relativement plus grande du bassin d'un des affluents? S'en tiendra-t-on à celui dont la source est la plus éloignée de l'embouchure maritime, en mesurant toujours dans le lit du courant? Faudra-t-il au contraire ne considérer que le volume relatif des eaux, ou enfin ne se fixer que d'après la dénomination acceptée par les indigènes, et qui, dans les différentes parties du globe, semble avoir été motivée par des raisons opposées? Mais je laisse ces questions, celles qui en découlent, et les théories qui les font naître, à ceux pour qui elles constituent un intérêt de premier ordre; ce qui m'importait avant tout dans ma visite aux sources célèbres de l'Abbaïe, c'était l'étude des populations qu'il fallait traverser pour les atteindre.

En découlant de la haute vallée qui le voit naître, l'Abbaïe se dirige d'abord vers le Nord-Ouest, puis se tourne au Nord, pour entrer dans le lac Tsana, qu'il traverse, assure-t-on, sans y mêler ses eaux et en contournant la péninsule de Zagué, qui est attenante au district du Metcha. Près de Bahar-Dar, l'Abbaïe débouche du lac sous la forme d'un large déversoir; puis, coulant au Sud-Est dans un lit rocheux et rétréci, il sépare du Gojam, d'abord le Bégamdir, puis l'Amhara, l'Ahio, le Durrah, le Djarso, le Touloma, le Kouttaïe, le Liben, le Gouderou et l'Amourou. Plus bas, il sépare l'Agaw-Médir et les nègres qui l'avoisinent, des Sinitcho du Limmou et des nègres de la rive gauche, pour se joindre au Didessa, et devenir, sous le nom de Bahar-el-Azerak, le vrai Nil des indigènes. À Kartoum enfin, il reçoit le fleuve Blanc, et quelle que soit l'opinion des géographes en amont, ces derniers s'accordent avec leurs savants confrères en aval, pour donner dorénavant sans conteste le nom de Nil à la jonction du fleuve Bleu et du fleuve Blanc. Par ce que j'ai dit ci-dessus, on voit que le Gojam, le Damote, le Metcha et l'Agaw-Médir, compris souvent d'ailleurs sous le nom unique de Gojam, forment au milieu de l'Éthiopie une vaste presqu'île terrestre dessinée par une énorme fissure dont l'Abbaïe arrose le fond.

Au coucher du soleil, nous rejoignîmes le Lidj Dori et nos compagnons, qui nous firent compliment sur la rapidité avec laquelle nous avions accompli notre longue marche; ils n'avaient compté, dirent-ils, nous revoir que le lendemain. Désormais, nous cheminions en pays relevant du Dedjadj Guoscho. Quand même je n'en aurais point été prévenu, je m'en serais aperçu à l'empressement joyeux des habitants, qui accouraient sur notre passage. Nous n'avancions plus qu'à petites journées, sans précaution et en marchant à la débandade; en approchant de leurs villages, nos hommes prenaient congé du Lidj Dori, et nous fûmes bientôt réduits à trois cents lances. Quatre jours après avoir quitté Guiche Abbaïe, nous découvrîmes Dambatcha, où se trouvait le Dedjadj Guoscho, et nous fîmes halte derrière un pli de terrain qui nous masquait la ville.

Ymer-Goualou envoya prévenir le Dedjazmatch de notre arrivée et demander la permission de faire une entrée d'apparat, motivée par la victoire sur Aceni-Deureusse. Bientôt, ce ne fut plus jusqu'à la ville qu'un va-et-vient continuel: des amis envoyaient à mes compagnons des toges, des ceintures ou des culottes blanches, des pèlerines de guerre ou des sabres à fourreaux neufs en maroquin rouge, des mules, des chevaux frais, des boucliers relevés d'ornements en cuivre ou en vermeil, des selles d'apparat, enfin, tout ce qui pouvait rehausser l'éclat de notre petite entrée triomphale. Quant à moi, après m'être baigné dans un ruisseau voisin, je mis un turban blanc, des babouches rouges, un pantalon blanc à la mamelouk, une ceinture de soie rayée, et enfin une toge que j'étais loin encore de savoir porter avec aisance. Les chefs se mirent en selle; les soldats, déposant leurs toges, se rangèrent en masse derrière eux, et nous entrâmes en ville au pas gymnastique, précédés par des trompettes et des joueurs de flûte.

La nouvelle du combat avec Aceni-Deureusse, le retour du Lidj Dori et l'arrivée d'un Européen étaient des appâts plus qu'ordinaires pour la curiosité des citadins, partout avides de spectacles; aussi, se pressaient-ils en foule sur notre passage et autour de l'habitation du Dedjazmatch, en face de laquelle notre troupe, formée en demi-cercle, s'arrêta en marquant le pas et en chantant à l'unisson un air militaire. Les chefs mirent pied à terre, prirent le Lidj Dori au milieu d'eux, et, s'avançant à quelques pas du seuil, s'inclinèrent; le jeune prince entra seul chez son père. Un huissier vint aussitôt m'inviter à entrer aussi.

La maison du Dedjadj Guoscho, ronde et construite comme celle du Ras, était pleine de monde; des huissiers maintenaient avec peine un espace libre, afin de permettre au Dedjazmatch, à demi couché sur son alga, dans l'alcôve en face de la porte, de voir ce qui se passait sur la place. On me fit asseoir sur un tapis étendu à terre, à la tête de l'alga; le Lidj Dori resta debout parmi les pages de son père. Bientôt ceux de nos compagnons qui s'étaient distingués à l'affaire contre Aceni paradèrent l'un après l'autre devant l'entrée de la maison, en débitant leur thème de guerre et jetant sur le seuil, qui des boucliers, qui des ceintures, des javelines ou des baguettes, dont le nombre indiquait le nombre des ennemis tués ou faits prisonniers, ou celui des javelines qui leur avaient été lancées durant le combat. Cette bruyante parade dura longtemps. Le Prince voyant que le Lidj Dori, toujours à la même place, était à bout de forces, l'envoya chez sa mère.

Il me dit que je devais désirer me reposer et me fit conduire dans une jolie tente dressée à côté de sa maison. Elle était blanche et coquette; une épaisse couche de joncs frais en recouvrait le sol; un petit alga garni d'un tapis était au fond; afin de me soustraire aux curieux, deux eunuques gardaient ma porte. Bientôt une suivante de la Waïzoro Sahalou, femme du Prince, vint me souhaiter la bienvenue de la part de sa maîtresse, demander si je gardais le jeûne et quels étaient les mets que je préférais. Je répondis que je ne jeûnais point, et que tout ce qu'elle daignerait m'envoyer serait bien reçu; et plusieurs de ses suivantes me servirent bientôt un repas parfaitement préparé. Le Prince, à son tour, me fit inviter à venir rompre le jeûne avec lui. Comme j'achevais à peine, je m'excusai; mais il me fit dire que, dussé-je, malgré l'abstinence rigoureuse qu'ils observaient, demander des viandes à sa table, il ne voulait faire son premier repas, depuis qu'il était mon hôte, qu'en ma compagnie.

On m'attendait pour le Benedicite. Le Prince m'indiqua un tabouret à la tête de son alga; je sus plus tard que deux personnages jouissaient seuls de cette faveur. Le plus grand silence régna pendant qu'on mangeait; les causeries à demi-voix s'établirent dès qu'on servit l'hydromel, et se prolongèrent durant une couple d'heures. Les restes de la table furent distribués par jointées à de nombreux soldats qui, debout, avaient assisté au repas; quelques-uns étaient en loques; ils reçurent cette pitance en s'inclinant et la dévorèrent sur place. Assister ainsi au repas du maître, est pour ces hommes une grande marque de faveur; on les appelle compains ou commensaux; ils ont l'espoir de gagner un jour par leurs services le droit de s'asseoir à cette même table, et de devenir ainsi les compagnons ou comites du Prince, dans l'acception usitée au Moyen-Âge. Enfin, un prêtre se leva et dit les grâces; les femmes du service de l'hydromel enlevèrent leurs amphores vides; on emporta la table, et l'huissier fit évacuer la maison, à l'exception de quelques convives favoris, formant le cercle intime. Les pages prennent alors le service; un huissier reste à l'intérieur, mais chargé seulement de la porte; une femme de confiance tient l'amphore d'hydromel qu'elle ne verse plus que pour la soif du maître ou de ceux à qui il accorde nominativement un pareil honneur. La conversation devient familière, les rangs sont oubliés, et d'ordinaire règne la plus franche gaîté.

Malgré un certain désordre apparent, les repas sont conduits d'après une étiquette rigoureuse qui ne subit que des modifications légères, imprimées par les habitudes particulières du maître. Prendre sa nourriture est pour l'Éthiopien une grosse affaire, et, comme nous aurons occasion de le voir dans la suite, de la façon dont il envisage tout ce qui peut y avoir trait, résultent les coutumes, les usages, les mœurs de son pays et leur identité ou leur analogie avec ceux de la Judée, de la Grèce antique et du moyen-âge en Europe.

Mon drogman fut mandé; je devins naturellement le centre de l'attention. Mais, avec son tact parfait, le Prince maintint dans de justes bornes la curiosité des assistants. On se sépara vers dix heures. La nuit était très-belle; je fis relever le rideau de ma tente et je songeais aux incidents de la journée, lorsque je fus distrait par le bruit que faisait l'eunuque pour écarter un intrus. Je levai la consigne. C'était un clerc, qui, me voyant prolonger ma veillée, venait me tenir compagnie. Il disait avoir été à Jérusalem et parlait un peu l'arabe, circonstance à laquelle il devait sa récente entrée en faveur, le Prince ayant voulu, pour ses rapports, avec moi, avoir son drogman particulier. Il était du reste intelligent, causeur infatigable, et prétendait, vis-à-vis de ses compatriotes connaître, parfaitement les mœurs, la langue et les usages de mon pays. Je lui demandai, entre autres choses, s'il serait facile de se procurer une belle peau de lion; il me dit qu'elles étaient fort rares, réservées aux grands seigneurs, et d'un prix élevé. Ma tente était tellement près de la maison du Dedjazmatch qu'il put nous entendre; il fit appeler mon interlocuteur, et quelques instants après un page m'apporta ce message:

«Je ne suis pas riche comme les princes de ton pays, mais cette fois, du moins, je peux te satisfaire. Je viens de recevoir du roi d'Innarya trois peaux de lion en présent; je t'en envoie une, parce que je veux que ton premier sommeil chez moi soit celui d'un hôte dont le premier désir a été satisfait.»

Pendant que je me laissais aller au plaisir que me procurait cette attention, le page revint avec deux autres peaux.

—Tu sais peut-être, me faisait dire le Prince, qu'une pèlerine en peau de lion est une décoration recherchée par nos cavaliers les plus intrépides; les miens sont impatients que je leur donne celles-ci. Je te les envoie toutes les trois, afin qu'au jour tu puisses prendre pour toi la plus belle.

Je fis mettre les trois peaux l'une sur l'autre, et je m'endormis dessus. Le matin, j'allai remercier le Dedjazmatch, qui se mit à rire en apprenant quel usage j'avais fait de son présent.

—Vous devez être bien braves dans votre pays, me dit-il, puisque vous faites litière de ce qui est la décoration de nos plus vaillants; mais puisque les trois peaux de lion sont entrées chez toi, le mieux est que tu les gardes, ne fût-ce que pour t'épargner l'embarras du choix.

Et faisant allusion à l'indiscrétion de son clerc, il ajouta avec bienveillance:

—Ne trouve pas mauvais que le clerc m'ait appris ce que tu désirais avoir. Tant que tu seras avec moi, les oiseaux du ciel m'apprendront les souhaits que tu feras le jour, et la nuit les esprits me révéleront ceux que tu feras en rêve.

Je retrouvai auprès de lui le Blata-Filfilo et Ymer-Sahalou, auxquels il m'avait présenté lors de ma première visite à son camp. Le premier était toujours grave, digne et d'une humeur doucement narquoise; l'autre, joyeux et pétulant en paroles comme en gestes. Tous deux recherchèrent mon amitié. Ymer-Sahalou s'exaltant disait au Prince:

—Que Monseigneur assure à Mikaël11 qu'Ymer est ici pour lui complaire. Je lui offre à prendre dans tout ce que j'ai; qu'il choisisse, et par Notre-Dame, ce qu'il me laissera aura pour moi un nouveau prix!

Note 11: (retour) C'était de mes noms celui que j'avais pris, comme étant familier aux Éthiopiens.

—Holà! mon gendre, disait Filfilo, avant de jeter tout ce que tu possèdes à la tête des gens, tu ferais bien de me rendre ma fille.

Et, s'adressant à moi:

—Trouve-t-on dans ton pays des écervelés comme cela? Ne te fie pas à ce gazouillard dont le cheval et la langue s'emportent à tout propos. Quelque jour, il y laissera ses os. Toi, Mikaël, tu m'as l'air raisonnable, et tu n'ajouteras foi ici qu'à la bienveillance de notre Seigneur; elle est déjà telle pour toi, que pour lui faire notre cour, chacun s'évertue à te prouver du dévouement.

—Par Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée12! reprenait Ymer, est-ce que Monseigneur ne congédiera pas ce pronostiqueur? Fâcheux beau-père! Ah! pourquoi sa fille était-elle si jolie? Tiens, Mikaël, n'épouse qu'une orpheline; c'est un conseil d'ami que je te donne.

Note 12: (retour) Un cavalier pénétra dans l'asile de Martola Mariam, en Gojam, malgré la défense de l'abbé, et il en sortait après avoir commis quelque acte de violence, lorsque son cheval s'abattit sous lui et lui cassa la jambe. Il dit à ceux qui le relevèrent, qu'au moment de l'accident, la Sainte-Vierge (à laquelle était dédiée l'église de l'asile) lui était apparue dans les nuages avec un visage courroucé. Le peuple y vit un miracle, et l'église est connue aujourd'hui sous la vocable de Notre-Dame-de-la-Jambe-Cassée.

Le Prince encourageait ces plaisanteries, toujours courtoises; c'étaient des lazzis, des ripostes, de francs rires. Ces trois hommes s'aimaient sincèrement.

L'armée du Dedjadj Guoscho était dispersée dans les fiefs; il n'avait auprès de lui que les fusiliers de sa garde et quatre centeniers avec leurs hommes. Mais ses vassaux affluaient de toutes parts pour lui faire leur cour, solliciter ou suivre quelque affaire en justice; ce qui entretenait une grande animation à Dambatcha.

La femme du Dedjazmatch envoyait deux, ou trois fois par jour s'informer de mes besoins; elle manifesta le désir de me recevoir chez elle. Le Prince me fit sonder à ce sujet, mais je crus devoir montrer beaucoup de réserve; je me rappelais les paroles du Lik Atskou et je voulais, autant que possible, me tenir à l'écart de la vie intime de mes hôtes. Le Prince fit dire à sa femme de ne point insister; et je n'eus pas lieu de m'apercevoir que mon refus ait causé du dépit à la Waïzoro, qui se préoccupa, comme avant, de pourvoir assidûment à mon bien-être. Elle disait que, me voyant seul, loin de ma mère et de mes sœurs, elle devait, par ses soins, les remplacer auprès de moi et me tenir lieu de famille, parce qu'une femme seulement sait pourvoir avec intelligence aux détails de la vie matérielle. En effet, elle s'imposa cette tâche, dont elle s'acquitta toujours de la façon la plus convenable et la plus délicate.

Un jour, le Dedjazmatch me proposa une chasse au sanglier; je l'accompagnai, monté sur ma modeste mule. Chemin faisant, il me demanda si dans mon pays on aimait les mules qui vont l'amble; il en montait une lui-même fort belle. Je répondis qu'en France l'homme de guerre ne montait que le cheval; qu'on laissait la mule pour le bât. Sans faire attention à ce qu'il pouvait y avoir, dans ma réponse, de peu aimable pour lui, le Prince se contenta de dire:

—Ici, l'on préfère réserver l'ardeur des chevaux pour le moment du combat, et monter des mules pour voyager sûrement dans notre pays montagneux. Mais peut-être ignores-tu ce que c'est qu'une bonne mule.

Il se fit donner la mule d'un de ses suivants et m'offrit la sienne. Elle était si bien dressée que, tout en allant rapidement, on eût pu tenir, sans le répandre, un verre plein d'eau; selon l'expression éthiopienne, elle cheminait comme l'onde. Comme je louais les qualités de ma nouvelle monture:

—Garde-la, me dit le Prince; elle te permettra de m'accompagner avec moins de fatigue.

De retour de la chasse, je fis remettre à un des écuyers le harnais de ma mule; mais le Dedjazmatch me fit dire de le garder, si toutefois il ne m'était pas désagréable de faire usage d'une selle qui lui avait servi deux ou trois fois. Elle était en maroquin rouge, brodée en soie bleue et couverte de prétintailles en cuir vert, rehaussées de clinquant; une longue housse écarlate servait à la recouvrir quand le cavalier mettait pied à terre. En me donnant ce harnais, le Prince me conférait une sorte de distinction, car les chefs d'un rang élevé en avaient seuls de pareils. Depuis la chute de l'Empire, les insignes honorifiques ont perdu en partie de leur valeur, à cause du nombre de Polémarques indépendants s'attribuant le droit de les conférer; néanmoins, à mon arrivée dans le Gojam, on faisait encore grand cas d'un semblable harnais.

Je passai ainsi quelques semaines à m'oublier agréablement, partageant mon temps entre la chasse, la lecture et mes entretiens avec le Prince, Ymer-Sahalou et son beau-père, et, chaque jour, je sentais croître mon affection pour eux. Quelquefois, le Dedjazmatch réunissait des notables curieux d'assister à nos conversations. Je les entretenais des mœurs, des coutumes de mon pays, de ses rapports avec les autres nations; je leur parlais de nos armées, de nos grandes guerres; je leur apprenais que Jérusalem n'était qu'à moitié chemin de la France, et que cependant ma qualité de Français me protégeait depuis notre territoire jusqu'au Sennaar et jusqu'à Moussawa; je leur expliquais à quel point les forces des puissances chrétiennes de l'Europe étaient supérieures à celles de l'Islamisme et de l'Asie entière. Ils me répondaient: