IV
EN ROUTE VERS SON ROYAUME
A
u matin du 17 août, Marie quitte ses parents, sa chère « babusiu[1] » et ses proches. Au pied du carrosse royal, tout le monde est en larmes. À quelques lieues de Strasbourg, le long cortège s’arrête à Saverne pour dîner au palais du cardinal de Rohan. La réception somptueuse ménage une surprise à la reine qui a la joie de retrouver le roi Stanislas, ravi de voler quelques instants de bonheur à l’étiquette.
Après le repas, le cortège reprend sa route pour gravir le col de Saverne qui sépare l’Alsace de la Lorraine. Au sommet, un groupe de cavaliers attend le carrosse de la reine. C’est à nouveau Stanislas, accompagné de Monseigneur le duc d’Orléans . Voyant son père s’approcher, la reine lui tend plusieurs fois la main à la portière. Le roi chevauche quelques minutes près d’elle. Puis, parvenu au lieu dit Le saut du prince Charles, il tourne bride sans mot dire et reprend le chemin de Strasbourg, coupant court à la tristesse de la séparation.
Troublée, Marie contemple le spectacle de son propre cortège qui serpente lentement. En tête : les carrosses et les fourgons du duc d’Orléans et du duc d’Antin ; ils précèdent toujours Sa Majesté afin de l’accueillir à chaque halte. Ils sont accompagnés des carrosses des médecins de la Faculté et du duc de Noailles, suivis des pages du roi à cheval. Vient ensuite le carrosse de la reine, escorté de quatre exempts[2] à cheval ; puis les gardes du corps et les Cent-Suisses. Les carrosses de la cour et du service ferment le convoi, avec leurs nombreux chariots et équipages.
Rocambolesque voyage vers Fontainebleau
Le cortège est si long qu’il s’étire sur plus d’une lieue ; de plus, il avance difficilement sur des chemins défoncés par les pluies diluviennes qui noient les campagnes depuis trois mois. Partout les récoltes sont compromises et les paysans se plaignent. Dans chaque village, Marie distribue des aumônes et chacun repart rassuré, convaincu que le passage de la reine de France annonce le retour des beaux jours.
La pluie cesse pour l’arrivée à Metz, à la lueur des flambeaux. Malgré l’heure tardive, plus de dix mille personnes assistent à l’entrée solennelle de la reine, escortée du régiment d’Orléans-Cavalerie. Les rues illuminées, aux façades tendues de tapisseries, conduisent à la cathédrale où Marie se rend au son des fanfares et des vivats de la foule. Elle y entend un Te Deum avant de se retirer à l’hôtel du Gouvernement. Metz est une étape politique, destinée à honorer la capitale de la généralité qui réunit les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun depuis 1648. Voisine des duchés lorrains, la généralité monte la garde aux frontières du royaume de France. La reine y reste deux jours, pendant lesquels vont se succéder feux d’artifice, illuminations, concerts, cavalcades et réceptions.
Il est temps de reprendre la route. Les étapes se succèdent avec le même accueil chaleureux. À Châlons, où les députés de Reims l’attendent avec de grandes corbeilles remplies de vins de Champagne, Marie reçoit un portrait de Louis XV serti de diamants.
À mesure que le cortège se rapproche de Fontainebleau, les intempéries redoublent de violence. Les chemins défoncés retardent l’arrivée à Sézanne ; et les difficultés empirent avant Provins, où la reine loge au couvent des bénédictines. Le trajet jusqu’à Montereau n’est guère plus aisé. Il suffit d’un fourgon qui s’enlise ou verse pour bloquer tout le convoi. Le carrosse de la Faculté gît dans un fossé, essieu brisé. Voulant quitter le sien, enlisé dans une prairie, le duc d’Antin s’est planté dans la boue jusqu’aux genoux. Mais le pire survient à quelques lieues du but, quand tous les carrosses s’embourbent !
Prévenu de cette catastrophe à Montereau où il attend la reine, Monsieur le Duc dépêche aussitôt des chaises de poste, des flambeaux et des vivres aux malheureux naufragés de la glaise. Portée jusqu’à la berline de Mademoiselle de Clermont, plus légère que les carrosses, Marie parvient peu avant minuit à Montereau, épuisée mais plutôt amusée par cet épisode rocambolesque. Sans lui laisser le temps de souffler, le duc de Bourbon présente à la reine les secrétaires d’État et la délégation de la cour venus l’accueillir.
Première rencontre avec Louis XV
Le lendemain matin, Marie est présentée à Monsieur de Fleury, évêque de Fréjus. Elle connaît la place essentielle qu’occupe ce prélat auprès du roi. On lui a longuement expliqué son rôle de précepteur de Louis XV. Certains l’ont fait avec respect ; d’autres, comme Madame de Prie, ont laissé paraître leur antipathie pour ce prélat dont on dit qu’il mène le royaume. Émue, impressionnée, Marie s’efforce de trouver les bonnes paroles pour ce premier contact avec Fleury qui inaugure sa charge de grand aumônier de la reine en la recevant à l’église collégiale.
Après le dîner, elle quitte Montereau dans son habit de noce de Strasbourg, en direction du lieu dit Froidefontaine. C’est là que le roi a choisi d’attendre son épouse. La pluie a cessé de tomber et un arc-en-ciel de bienvenue illumine le ciel. Une foule impressionnante guette les carrosses. Le baron prussien Charles-Louis de Pöllnitz , voyageur infatigable et témoin privilégié de cette entrevue, écrit dans sa correspondance : « Les deux carrosses du roi et de la reine, étant à vue l’un de l’autre, avancèrent au trot quelques pas, puis arrêtèrent. Leurs Majestés mirent pied à terre et s’avancèrent l’un vers l’autre marchant sur des tapis dont la terre était couverte. La reine, étant près du roi, se mit à genoux sur un carreau de velours bleu parsemé de fleurs de lis d’or. Le duc d’Orléans et le duc de Bourbon la relevèrent. Le roi la salua mais ne lui dit rien. Les princes et les princesses la saluèrent aussi et en furent reçus avec un air de douceur, de bonté et de modestie qui prévint toute la cour en sa faveur[3]. »
Barbier – qui n’assistait pas à la rencontre ! – ajoute que le roi embrassa Marie sur les deux joues avec vivacité. Aucun témoin n’accrédite cette thèse et Pöllnitz ne parle pas de cet élan inattendu, probablement né de ragots enjolivés par l’imagination de l’avocat parisien. C’est pourtant le récit de Barbier qui sera repris, plus tard, par les Goncourt et par les biographes de Marie Leszczyńska.
Le roi et la reine montent ensuite dans le même carrosse, en compagnie de la duchesse d’Orléans , de la duchesse douairière de Bourbon, mère de Monsieur le Duc, de la princesse de Conti et de Mademoiselle de Charolais. Avant de regagner Fontainebleau, le roi doit conduire Marie au château des Rohan, à Moret, où elle passera la nuit. En chemin, il offre à la reine le spectacle d’une chasse au vol.
À Moret, Mademoiselle de Clermont présente à la reine les dames du palais qui n’ont pas été du voyage à Strasbourg. Le duc de Bourbon est reçu en audience particulière, puis la soirée s’achève par un souper au grand couvert, au son des hautbois. Le lendemain, Monsieur le Duc écrit à Stanislas pour le rassurer : « L’entrevue s’est faite avec toute la satisfaction possible de la part du roi. Sa joie a éclaté, il a été longtemps avec elle d’une gaieté inexprimable et tout m’annonce son parfait contentement. »
Le grand jour est arrivé
Au matin du 5 septembre, Marie est conduite à Fontainebleau. Elle gagne aussitôt l’appartement royal où Louis XV vient la saluer, avant de l’abandonner à sa toilette. L’accommodement pour la cérémonie dure plus de trois heures, au milieu d’une foule de courtisans qui vont, viennent et s’inclinent devant la jeune reine tout en l’observant du coin de l’oeil. La timidité de Marie est mise à rude épreuve. À son tour, le duc de Bourbon vient saluer sa protégée, suivi de Monsieur de Turmenie de Nointel, garde du trésor royal, qui dépose sur la toilette de la reine deux bourses remplies de pièces d’or. Puis, le duc de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre du roi, se présente ; il précède l’intendant de l’argenterie et des Menus Plaisirs. Tous deux viennent offrir, au nom du roi, une splendide couronne de diamants fermée par une double fleur de lis.
La reine revêt une jupe de velours violet, bordée d’hermine et semée de fleurs de lis d’or ; le devant ainsi que le corsage sont couverts de pierreries et les manches agrafées de diamants. Le grand manteau royal, du même velours fleurdelisé, recouvre ses épaules pour retomber en une longue traîne de neuf aunes (plus de onze mètres). Elle sera portée par trois princesses du sang : la duchesse douairière de Bourbon, la princesse de Conti et Mademoiselle de Charolais. Aussitôt habillée, Marie rejoint Louis XV dans le grand cabinet. Sur un habit de brocart d’or, le roi porte un manteau de points d’Espagne d’or et un énorme diamant relève le bord de son chapeau à plumes blanches.
Musique en tête, le cortège royal traverse la galerie François Ier entre une haie de gardes du corps pour se rendre à la chapelle. Les Cent-Suisses, en habit de cérémonie et hallebarde à la main, précèdent le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, suivi des hérauts d’armes. Viennent ensuite les chevaliers du Saint-Esprit avec, à leur tête, l’abbé de Pomponne, le marquis de Breteuil et le comte de Maurepas, grands officiers de l’ordre. Le comte de Charolais, le comte de Clermont et le prince de Conti marchent seuls. Dans le cortège, les masses des deux huissiers de la chambre et l’épée du marquis de Courtenvaux, capitaine des Cent-Suisses, annoncent le roi. Le prince Charles de Lorraine, grand écuyer, et le commandeur de Beringhen, premier écuyer, accompagnent le souverain. Derrière Louis XV apparaît le duc de Villeroy, capitaine des gardes ; le duc de Mortemart, premier gentilhomme, se tient à sa droite ; le duc de La Rochefoucauld, grand maître de la garde-robe, les suit.
Rayonnante, selon les mémorialistes, la reine arrive ensuite, conduite par le duc d’Orléans et le duc de Bourbon. À ses côtés : le marquis de Nangis , son chevalier d’honneur, et le comte de Tessé , son premier écuyer. Le duc de Noailles, capitaine de la première compagnie des gardes du corps, soutient la queue de son manteau, toujours portée par les trois princesses du sang. Chacune est accompagnée de deux seigneurs ; l’un lui donne la main, l’autre porte sa mante.
Interminable cérémonie
Au son des fifres et des tambours, le cortège pénètre dans la chapelle, drapée de velours bleu brodé d’or aux armes de France. Bancs et estrades sont tendus de velours violet fleurdelisé et le choeur a été recouvert de somptueux tapis persans. Des premiers rangs jusqu’aux balcons, édifiés pour la circonstance, aucune place n’est libre. La cour, les ministres, les ambassadeurs… tous sont présents !
Le roi et la reine s’agenouillent sur la haute estrade, sous un dais parsemé de fleurs de lis. Au même moment, le cardinal de Rohan quitte la sacristie en compagnie des évêques de Soissons et de Viviers, respectivement diacre et sous-diacre. Au salut du marquis de Dreux, Leurs Majestés s’approchent de l’autel.
Les paroles du cardinal de Rohan n’ont pas le même ton paternel qu’à Strasbourg. L’épopée aventurière du roi Stanislas cède la place à la gloire de feu le Roi-Soleil, au poids de son héritage et aux espérances de l’Église : « Dieu vous donne une princesse qu’il a formée selon son coeur et qu’il a remplie de sa crainte et de son amour ; en vous la donnant, il va répandre sur vous les bénédictions qui sont attachées aux mariages véritablement chrétiens. […] Puissiez-vous goûter ensemble les douceurs d’une union qui comble de joie vos sujets. Puisse le ciel la cimenter par une suite constante de prospérité ; puissions-nous, pour le bonheur de la France et pour le repos et la tranquillité du monde entier, voir naître bientôt des princes qui, héritiers de vos vertus, les transmettent à une glorieuse postérité. »
Après la bénédiction nuptiale, celle de la bague et des treize pièces d’or des épousailles, l’eau bénite offerte par le cardinal de Rohan et le livre des Évangiles à baiser, Louis et Marie se plient au rituel des cierges à poignées de satin blanc fleurdelisé, remis au cardinal en signe de soumission à l’Église. Enfin, l’évêque de Metz et l’évêque de Fréjus, l’omniprésent Fleury, tendent un poêle de brocart d’argent au-dessus des souverains agenouillés ; il symbolise l’union fidèle, sous la bénédiction du même toit.
La chaleur étouffante de cette chapelle, l’odeur de l’encens, le poids de son manteau et la longueur de la cérémonie ont raison des forces de la reine. Elle défaille un bref instant… mais le duc de Bourbon veille : il lui fait respirer un flacon d’eau de mélisse et le sourire de Marie renaît.
Après la signature du registre paroissial, le roi et la reine quittent la chapelle au son du Te Deum chanté par les musiciens de la chapelle du roi, pendant que les hérauts d’armes distribuent à l’assistance des médailles frappées en l’honneur du mariage. Dans le même ordre qu’à l’arrivée, le cortège royal regagne les appartements royaux où Louis XV et Marie Leszczyńska quittent enfin leurs habits de cérémonie pour dîner au grand couvert. « Les princes et les princesses du sang mangèrent avec Leurs Majestés, précise Pöllnitz . Tout cela était fort beau, mais la salle était trop petite. On y étouffait et les trois quarts des personnes ne purent entrer. »
C’est aussi le moment pour la reine d’ouvrir sa corbeille remplie de magnifiques présents, bijoux, médaillons, pendeloques et boîtes précieuses, qu’elle doit distribuer aux princesses, aux dames du palais et à tous ses serviteurs. En puisant dans ce trésor qu’elle distribue joyeusement, Marie ne peut s’empêcher d’ironiser : « Voilà la première fois de ma vie que je peux faire des présents. »
Les festivités se poursuivent par une promenade en calèche autour du grand canal, occasion pour la reine de découvrir le château de Fontainebleau qui se mire dans les eaux assoupies. Elle assiste ensuite au spectacle des comédiens français qui jouent Amphitryon et Le Médecin malgré lui de Molière, avant le souper en grand apparat.
Le roi est amoureux, Marie aussi…
La journée devait s’achever par un feu d’artifice. Mais l’apothéose féerique ne va pas faire long feu, par la faute d’un vent violent qui mouche girandoles et fusées dès leur mise à feu. Ce contretemps sert l’impatience de Louis XV, pressé de se retrouver seul avec son épouse. Il s’éclipse pour se plier rapidement au cérémonial du coucher et se glisse un bref instant dans son lit… avant d’être conduit dans celui de la reine par Monsieur le Duc, Monsieur de Mortemart, Monsieur de La Rochefoucauld et le maréchal de Villars. Il est vingt-deux heures lorsque le quatuor referme la porte sur l’intimité des jeunes mariés.
Le lendemain, la mine réjouie de Louis et Marie ne laisse aucun doute sur la réussite de cette nuit de noces. « Ils montraient l’un et l’autre une vraie satisfaction de jeunes mariés », raconte le maréchal de Villars. La cour commente l’événement pendant que Monsieur le Duc s’empresse d’écrire à Stanislas pour lui annoncer que la reine a reçu du roi « sept preuves de tendresse pendant la nuit. C’est le roi lui-même qui, dès qu’il s’est levé, m’a envoyé un homme de sa confiance et de la mienne pour me le dire et qui me l’a répété lui-même en s’étendant sur la satisfaction qu’il avait de la reine ». Et, selon Villars, « les nuits suivantes furent à peu près égales ».
Tant de passion et d’empressement ne sont pas du goût de Fleury qui s’inquiète pour la santé de son jeune roi de quinze ans, au point d’imaginer des « nuits de jeûne ». Marie n’apprécie guère et rétorque que « pour avoir un dauphin, il faut s’en donner les moyens ». De toute évidence, la petite princesse polonaise a su conquérir le coeur de son prince charmant. Le roi est amoureux et n’hésite pas à le montrer. Rompant avec sa période d’enfant timide et silencieux, il coupe ses cheveux pour prendre perruque et devient un jeune homme affectueux et empressé qui n’hésite pas à entraîner la reine dans le tourbillon des fêtes, des spectacles, des chasses et des hommages. De nombreuses délégations viennent de Paris pour défiler devant elle en débitant des harangues pompeuses. Qu’ils soient hauts magistrats, représentants du clergé, membres de l’Académie française ou harengères de la halle, ils reçoivent toujours un accueil gracieux de la reine.
La tête sur les épaules
À la cour, tout le monde veut rencontrer la jeune reine. Même Voltaire qui confie à Madame de Bernières : « C’est ici grand bruit, un fracas, une presse, un tumulte, épouvantables. Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion, de me faire présenter à la reine ; j’attendrai que la foule soit écoulée et que Sa Majesté soit revenue de l’étourdissement que tout ce sabbat doit lui causer. » En réalité, l’auteur brûle d’être reçu. Il fait relier un exemplaire de sa pièce Mariamne dans un beau maroquin et l’adresse à Marie Leszczyńska, accompagné d’un hommage en vers aussi flatteur pour le père que pour la fille :
« Fille de ce guerrier qu’une sage province
Éleva justement au comble des honneurs
Qui sut vivre en héros, en philosophe, en prince,
Au-dessus des revers, au-dessus des grandeurs,
Du ciel qui vous chérit la sagesse profonde
Vous amène aujourd’hui dans l’empire français
Pour y servir d’exemple et y donner des lois.
Daignez m’encourager d’un seul de vos regards,
Et songez que Pallas cette auguste déesse
Dont vous avez le port, la beauté, la sagesse,
Est la divinité qui préside aux beaux-arts. »
Ce texte de courtisan fait mouche. Voltaire est présenté à la reine qui lui parle de La Henriade et fait jouer ses pièces. « J’ai été très bien reçu par la reine, écrit-il à tous ses proches. Elle a pleuré à Mariamne, elle a ri à L’Indiscret ; elle me parle souvent et m’appelle mon pauvre Voltaire ! » Apparemment, l’opportuniste Voltaire a déjà oublié qu’il se gaussait, trois mois auparavant, de la pauvre « mademoiselle Lesinzka ».
Mais Marie garde en mémoire les conseils de Stanislas. Elle n’est pas dupe de toutes ces belles paroles. Comme par le passé, elle se confie à lui : « On me dit les choses les plus belles du monde, mais personne ne me dit que vous soyez près de moi. […] Je subis à chaque instant des métamorphoses plus brillantes les unes que les autres ; tantôt je suis plus belle que les Grâces, tantôt je suis de la famille des neuf Soeurs ; hier, j’étais la merveille du monde ; aujourd’hui, je suis l’astre aux bénignes influences. Chacun fait de son mieux pour me diviniser, et sans doute que demain je serai placée au-dessus des Immortels. Pour faire cesser ce prestige, je me mets la main sur la tête, et aussitôt je retrouve celle que vous aimez et qui vous aime bien tendrement. »
Sans oser en parler, Marie s’inquiète aussi du sort réservé à ses parents. Elle sait que le duc de Bourbon envisage de les renvoyer à Wissembourg. Heureusement, Fleury s’y oppose, estimant que le beau-père du roi de France doit recevoir une résidence décente. Louis XV se range à l’avis de son mentor et donne mission au directeur général des Bâtiments du roi, le duc d’Antin, d’établir une liste de châteaux susceptibles d’accueillir le roi de Pologne et sa petite cour. Stanislas choisit Chambord, dans le Val de Loire, réputé pour ses forêts giboyeuses. Et, le 22 septembre, il se met en route selon un itinéraire bien défini qui passe par Fontainebleau.
Marie s’empresse de griffonner un billet à son père : « Mon âme est en paix, je trouve ici un contentement dont je n’osais me flatter, même sur votre parole. Je n’ai de peine que celle de ne pas vous voir, mon chérissime papa, et s’il plaît à Dieu, elle ne durera pas longtemps. On a déjà décidé, dans le Conseil, le cérémonial de votre réception. Sur quelques difficultés que l’on faisait à ce sujet, le roi a dit : “Ce que je ne lui dois pas comme roi, je le lui dois comme gendre.” Jugez, cher papa, combien ce propos m’a fait de plaisir ; et ce n’est pas le roi qui me l’a rendu[4]. On ne respire ici que pour mon bonheur. »
Le 14 octobre, Stanislas et Catherine Opalinska font étape au château de Bourron, à deux lieues de Fontainebleau. Le lendemain, la rencontre avec Louis XV est courtoise mais sans chaleur, selon les témoins de l’époque. Qu’importe, Stanislas est heureux d’avoir pu embrasser sa chère Marie. Ayant vu sa fille entourée de prévenances par le roi et la cour, il poursuit sa route vers la Touraine dans la sérénité, après avoir adressé un billet triomphant au maréchal du Bourg : « L’amitié du roi pour la reine augmente notablement, et se réduit à une grande confiance qu’il a pour elle. On est toujours, Dieu merci, content de sa conduite. Il n’y a rien à désirer que le dauphin ! »
1-
Sa grand-mère, Anna Jablonowska, dite « Madame Royale ».
2-
Sous-officier de cavalerie exempt du service ordinaire.
3-
Les Français vus par eux-mêmes, Anthologie des mémorialistes du xviiie siècle présentée par Arnaud de Maurepas et Florant Brayard, p. 1068.
4-
Rendu : livré, révélé. En usage à partir du xvie siècle.