Mais j'ai beaucoup trop philosophé. Il est temps de revenir à Fandorine-san et à la clairvoyance dont il fait preuve. Je reprendrai les faits dans l'ordre.

Le jour n'était pas encore levé lorsque le Léviathan arriva à Aden.

Concernant ce port, voici ce que dit mon guide : Le port d'Aden, ce Gibraltar de l'Orient, sert à l'Angleterre de point d'attache avec les Indes orientales. C'est ici que les bateaux s'approvisionnent en charbon et font le plein d'eau douce. L'importance d'Aden s'est considérablement accrue après l'ouverture du canal de Suez. En tant que telle, la ville n'est pas grande. On trouve essentiellement ici de vastes docks, des chantiers navals, quelques factoreries, des comptoirs et des hôtels. La ville se caractérise par une construction rectili-gne. La sécheresse du sol est compensée par la présence de trente antiques réservoirs destinés à la récupération des eaux de pluie qui ruissellent des montagnes. Aden compte 34 000 habitants, Indiens musulmans pour l'essentiel. Pour l'instant il faut se contenter de cette maigre description étant donné que la passerelle n'a pas été descendue et que personne n'est autorisé à quitter le navire. On invoque une prétendue inspection sanitaire, mais nous, les vassaux de la principauté de Windsor, connaissons la raison exacte de l'agitation qui règne : les matelots et les gardes-côtes sont en train de passer l'énorme navire au crible, afin de dénicher les nègres éventuels.

Après le petit déjeuner, nous sommes restés au salon pour attendre les résultats

de la battue. C'est alors qu'entre le commissaire de police et le diplomate russe eut lieu une importante discussion dont tous les nôtres furent témoins (voilà que pour moi ils sont déjà les " nôtres ").

Après avoir commencé par la mort du nègre, la discussion, comme d'habitude, dévia sur les crimes parisiens. Je ne pris pas part aux échanges sur ce point mais écoutai attentivement, bien qu'il m'ait tout d'abord semblé

qu'on allait de nouveau essayer d'attraper un singe vert dans une forêt de bambous ou encore un chat noir dans une pièce obscure.

Stamp-san dit : " Ainsi, ce sont de vraies énigmes. On ne comprend pas comment le Noir s'est introduit sur le bateau, et encore moins pourquoi il a voulu tuer madame Kléber. Exactement comme rue de Grenelle. De nouveau, c'est le mystère. "

Là, Fandorine-san déclare : " II n'y a ici aucun mystère. Si, pour le nègre, tout n'est

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pas encore élucidé, concernant les événements de la rue de Grenelle, en revanche, le tableau est, à mon sens, plus ou moins clair. "

Tous le fixèrent d'un air perplexe, et le commissaire eut un sourire narquois : " Vraiment ? Eh bien, eh bien, je suis curieux de vous entendre.

"

Fandorine-san : " Je pense que les choses se sont passées de la façon suivante. Le soir, à la porte de l'hôtel particulier de la rue de Grenelle, s'est présenté quelqu'un ..."

Le commissaire (avec une fausse admiration) : " Bravo ! Géniale supposition ! "

D'aucuns se mirent à rire, mais la majorité continua à écouter avec une attention soutenue, dans la mesure o˘ le diplomate n'était pas du genre à

parler pour ne rien dire.

Fandorine-san (continuant imperturbablement) : "... quelqu'un dont la venue n'a

pas suscité le moindre soupçon chez les serviteurs. C'était un médecin, peut-être en blouse blanche et certainement muni d'une mallette de docteur.

L'hôte inattendu a expliqué que toutes les personnes se trouvant dans la maison devaient immédiatement se regrouper dans un même endroit, car, sur ordre de la municipalité, tous les Parisiens devaient être soumis à une vaccination. "

Le commissaire (commençant à se f‚cher) : " qu'est-ce que c'est que cette fable ? quelle vaccination ? Pourquoi les serviteurs auraient-ils fait confiance au premier venu ? "

Fandorine (d'un ton tranchant) : " Prenez garde qu'on ne vous rétrograde du rang de commissaire "chargé d'affaires particulièrement importantes" à

celui de commissaire "chargé d'affaires particulièrement peu importantes".

Vous n'étudiez pas

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attentivement vos propres documents, et cela est impardonnable. Regardez donc encore une fois l'article du Soir, o˘ il est question des relations de lord Littleby avec l'aventurière internationale Marie San-fon. "

Le vieux limier fouilla dans son dossier noir, y trouva l'article en question et le parcourut des yeux.

Le commissaire (en haussant les épaules) : " Oui, et alors ? "

Fandorine-san (pointant le doigt) : " Là, en bas. Vous voyez le début de l'entrefilet suivant : L'EPIDEMIE DE CHOLERA EN VOIE DE REGRESSION? Et la suite à propos des " énergiques mesures prophylactiques des médecins parisiens ".

Truffo-sensei : " En effet, messieurs. Paris a durant tout l'hiver lutté

contre les offensives du choléra. A Douvres, on a même mis en place un contrôle sanitaire

pour les ferry-boats en provenance de Calais. "

Fandorine-san : " Voilà donc pourquoi la venue d'un médecin n'a éveillé

aucun soupçon chez les serviteurs. Le visiteur a d˚ faire preuve d'assurance et se montrer persuasif. Peut-être a-t-il dit qu'il était déjà

tard et qu'il avait encore plusieurs maisons à visiter ou quelque chose dans ce genre. Apparemment les serviteurs n'ont pas voulu déranger leur maître, sachant qu'il avait une crise de goutte, mais ils ont tout naturellement fait descendre les deux gardes du premier étage, l'injection n'étant que l'affaire d'une minute. "

J'étais ébloui par la sagacité du diplomate et par sa facilité à résoudre une énigme compliquée. Le commissaire Gauche lui-même prit un air pensif.

" Bon, admettons, dit-il d'un air mécontent. Mais comment expliquerez-vous l'étrange conduite de votre médecin qui, au lieu d'emprunter l'escalier pour monter à l'étage après avoir empoisonné les serviteurs, a, pour une raison obscure, choisi de ressortir dans la rue, d'escalader la palissade, de traverser le jardin et de casser la fenêtre de l'orangerie ? "

Fandorine-san : " J'ai réfléchi à cela. Ne vous est-il pas venu à l'esprit qu'il pouvait y avoir deux criminels : un qui éliminait les serviteurs pendant que le second pénétrait dans la maison par la fenêtre ? "

Le commissaire (triomphant) : " Cela m'est venu à l'esprit, monsieur je-sais-tout, et comment donc. C'est précisément à cette conclusion que le criminel a essayé de nous amener. Il voulait brouiller les pistes, c'est évident ! Après avoir empoisonné les serviteurs, il est sorti de l'office pour monter à l'étage, o˘ il s'est retrouvé nez à nez avec le maître de maison. Probablement a-t-il tout

simplement fracassé la vitrine, car il supposait qu'il n'y avait plus personne dans la maison. Alerté par le bruit, le lord est sorti de sa chambre et a été tué. Après cet imprévu l'assassin s'est empressé de fuir, en prenant soin toutefois de passer par la fenêtre de l'orangerie plutôt que par la porte. Et pourquoi cela ? Pour nous fourvoyer en nous faisant croire qu'il n'était pas seul. Et vous, vous avez mordu à l'hameçon. Mais le père Gauche ne se laisse pas prendre si facilement. "

Les paroles du commissaire furent accueillies favorablement. Reynier-san déclara même : " Diable, commissaire, vous au moins on ne vous mène pas par le bout du nez ! " (Cette expression imagée se retrouve dans diverses langues européennes. Il ne faut pas la prendre au sens littéral. Le lieutenant voulait signifier par là que Gauche-san était un policier intelligent et expérimenté.)

Fandorine-san attendit un instant et poursuivit : " Ce qui veut dire que vous avez étudié très minutieusement les empreintes de semelles trouvées sous la fenêtre et que vous en êtes venu à la conclusion que l'homme n'avait pas grimpé sur le rebord mais effectivement sauté de l'intérieur, c'est bien cela ? "

Le commissaire ne répondit pas à la question, se contentant de gratifier le Russe d'un regard courroucé.

C'est alors que Stamp-san lança une réplique qui fit prendre à la discussion un tour nouveau, plus acerbe encore.

" Un criminel, deux criminels... il n'empêche que je ne saisis toujours pas l'essentiel : pourquoi tout cela ? dit-elle. Il est clair que ce n'est pas à cause du Shiva. De quoi alors ? Tout de même pas à cause de ce foulard, tout remarquable et légendaire qu'il soit ! "

Fandorine-san répondit d'un ton égal, comme quelque chose qui allait de soi : " Cela coule de source, mademoiselle, c'est justement à cause de ce foulard. La statuette de Shiva n'a été prise que pour détourner l'attention, et, dès le premier pont, on l'a jetée à la Seine parce qu'elle n'était d'aucune utilité. "

Le commissaire fit remarquer : " Pour les boyards [j'ai oublié ce que signifie ce mot, il faudra que je regarde dans le dictionnaire] russes, un demi-million de francs n'est peut-être rien, mais ce n'est pas l'opinion de la majorité des gens. Deux kilogrammes d'or pur, ce n'est pas si mal pour une chose "d'aucune utilité" ! Vous racontez n'importe quoi, monsieur le diplomate. "

Fandorine-san : " Voyons, commissaire, qu'est-ce qu'un demi-million de francs au regard du trésor de Bagdassar ? "

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" Cessez de vous quereller, messieurs ! s'écria capricieusement l'odieuse madame Kléber. On a manqué de m'assassiner et vous recommencez à rab‚cher les mêmes histoires. Pendant que vous vous échinez sur l'ancien crime, commissaire, vous oubliez qu'un nouveau a bien failli vous tomber dessus !

"

Cette femme ne supporte tout simplement pas de ne pas être le centre d'intérêt. Après ce qui s'est passé hier, je m'efforce de moins la regarder. C'est fou ce que j'ai envie d'enfoncer mon majeur dans la veine bleue qui bat à son cou blanc. Une seule pression suffirait amplement à

envoyer cette garce dans l'autre monde. Mais cela est bien s˚r de l'ordre des mauvaises pensées que l'homme doué de volonté se doit de chasser de son esprit. Voilà, j'ai déversé mes mauvaises pensées dans mon journal, et ma haine s'en trouve quelque peu atténuée.

Le commissaire remit madame Kléber à sa place. " Taisez-vous donc, madame, dit-il sévèrement. Ecoutons ce que monsieur le diplomate est encore allé

nous inventer. "

Fandorine-san : " Toute cette histoire ne peut avoir de sens que si le foulard volé a, pour une certaine raison, un intérêt particulier. Et d'un.

Pour reprendre les paroles du professeur, la valeur pécuniaire du foulard en tant que tel n'est pas très grande et, par conséquent, la solution ne réside pas dans le morceau de soie lui-même mais dans ce à quoi il est rattaché. Et de deux. Comme vous n'êtes pas sans le savoir, le tissu est lié aux ultimes volontés du rajah Bagdassar, dernier propriétaire du trésor de Brahmapur. Et de trois. Dites-nous, professeur, le rajah était-il un ardent serviteur du Prophète ? "

Sweetchild-sensei (après réflexion) : " Je ne saurais dire exactement... Il n'a pas

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construit de mosquée, il n'a jamais évoqué Allah en ma présence. Le rajah s'habillait volontiers à l'européenne, fumait des cigares cubains, lisait des romans français... Ah, oui, il buvait du cognac à la fin du repas !

C'est donc qu'il ne prenait pas trop au sérieux les interdits religieux. "

Fandorine-san : " Dans ce cas, voici mon point quatre : bien que peu religieux, Bagdassar ne fait pas transmettre n'importe quoi à son fils comme ultime présent, mais un Coran, qu'en outre il a pris soin d'envelopper dans un foulard. Je suppose que c'est ce foulard qui constituait l'élément essentiel de l'envoi. Le Coran a été ajouté pour donner le change... Il est possible également que, parmi les annotations écrites en marge de la main de Bagdassar, aient figuré des instructions sur la manière de trouver le trésor à l'aide du foulard. "

Sweetchild-sensei : " Pourquoi forcément à l'aide du foulard ? Le rajah aurait

très bien pu dévoiler son secret directement dans les notes marginales ! "

Fandorine-san : " II aurait pu mais il ne l'a pas fait. Pourquoi ? Je vous renvoie à mon argument numéro un : si le foulard n'avait possédé une valeur tout à fait exceptionnelle, aurait-on tué dix personnes pour l'obtenir? Ce foulard, c'est l'accès à 500 millions de roubles ou, si vous préférez, à 50

millions de livres, ce qui revient à peu près au même. Selon moi, un trésor d'une telle ampleur est un fait inédit dans l'histoire de l'humanité. Au fait, je dois vous prévenir, commissaire, que si vous ne vous trompez pas et que l'assassin se trouve effectivement sur le Léviathan, on peut s'attendre à de nouvelles victimes. Et plus vous vous rapprocherez du but, plus le risque sera grand. L'enjeu est bien trop important, et bien trop cher a été le prix à payer pour la clé du mystère. "

Cette déclaration fut accueillie par un silence de mort. La logique de Fandorine-san semblait irréfutable et, j'en suis certain, tous eurent froid dans le dos. Tous sauf une personne.

Le premier à reprendre ses esprits fut le commissaire. Il dit avec un rire nerveux : " Eh bien, quelle imagination débordante, monsieur Fandorine.

Mais pour ce qui est du danger, vous avez raison. Cela étant, mesdames et messieurs, vous pouvez être tranquilles. Le danger ne menace que le vieux Gauche, et il le sait parfaitement. C'est le métier qui veut ça. Mais on ne m'aura pas facilement ! " Et il promena un regard menaçant sur l'assemblée, comme s'il provoquait chacun de nous en combat singulier.

Il est drôle, ce petit vieux bedonnant. De tous les présents, le seul dont il aurait pu venir à bout était madame Kléber, et encore, à cause de son état. Une image séduisante surgit dans mon esprit : le commissaire, cramoisi, culbutait la jeune sorcière et l'étranglait entre ses doigts boudinés et velus, tandis que madame Kléber suffoquait, les yeux exorbités, son odieuse langue pendante.

" Darling, lam scared ' ! " piailla la femme du docteur d'une voix fl˚tée en se tournant vers son époux. Il lui caressa l'épaule en un geste rassurant.

Une intéressante question fut alors posée par le monstrueux M.-S.-san aux cheveux rougeoyants (son nom est trop long pour l'écrire en entier) : "

Professeur, décrivez-nous plus en détail le foulard. Un oiseau avec un trou à la place de l'oil, un triangle, ça d'accord. Mais a-t-il une autre particularité ? "

1 Chéri, j'ai peur !

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II faut dire que ce curieux monsieur prend part à la discussion collective presque aussi rarement que moi. Mais lorsqu'il dit quelque chose, c'est, à

l'instar de l'auteur de ces lignes, toujours à bon escient. La soudaineté

et l'opportunité de sa question en parurent d'autant plus remarquables.

Sweetchild-sensei : " Pour autant que je me souvienne, à part le trou et sa forme originale, ce tissu n'a rien de particulier. Il est de la taille d'un grand éventail, à cela près que l'on pourrait aisément le cacher dans un dé

à coudre. A Brahmapur, ce genre de tissu d'une extrême finesse n'est pas une rareté. "

" Donc, la clé est à rechercher dans l'oil de l'oiseau et dans la forme triangulaire ", résuma Fandorine-san avec une admirable assurance.

Il était réellement magnifique.

Plus je pense à son triomphe et à toute cette histoire en général, plus fort est mon coupable désir de leur prouver à tous que Gintaro Aono est bon à quelque chose. Moi aussi j'ai de quoi les étonner. Je pourrais, par exemple, raconter quelque chose d'intéressant au commissaire Gauche à

propos de l'incident d'hier, avec le sauvage à la peau noire. A ce propos, le sage Fandorine-san a reconnu que tout ne lui paraissait pas clair dans cette affaire. Et alors que tout n'est pas clair pour lui, voilà tout à

coup que ce " sauvage de Japonais " trouve le mot de l'énigme. Ce pourrait être intéressant, non ?

Hier, désorienté par l'injure, j'ai momentanément perdu tout bon sens.

Puis, une fois calmé, j'ai commencé à confronter les différents éléments, à

supputer et, dans mon esprit, a pris forme tout un schéma logique que j'ai bien l'intention de soumettre au policier. qu'il en tire lui-même les conclusions. Et voici ce que je dirai au commissaire.

Tout d'abord je lui rappellerai la grossièreté proférée par madame Kléber à

mon encontre. Sa remarque était extrêmement injurieuse, et d'autant plus que faite en public. Et elle a été prononcée au moment précis o˘ je voulais faire part de mes observations. Madame Kléber n'avait-elle pas déjà en tête de me clouer le bec ? N'est-ce pas suspect, monsieur le commissaire ?

Poursuivons. Pourquoi joue-t-elle les faibles femmes alors qu'elle est aussi vigoureuse qu'un combattant de sumo ? Vous me direz que c'est une bagatelle, un détail sans importance. Eh bien, moi, je vous répondrai, monsieur le policier, qu'un individu qui feint en permanence a forcément quelque chose à cacher. Il suffit de prendre mon cas. (Ha, ha. «a, évidemment, je n'irai pas le dire.)

Ensuite j'attirerai l'attention du commissaire sur le fait que les Européennes ont une peau blanche, très fine. Pourquoi les puissants doigts du nègre n'y ont-ils pas laissé la moindre marque? N'est-ce pas étrange ?

Et, pour finir, lorsque le policier conclura que je n'ai rien d'autre à

faire valoir que les suppositions oiseuses d'un Asiate à l'esprit vindicatif, je sortirai ma carte maîtresse, une information qui fera instantanément tressaillir monsieur le commissaire.

" Monsieur Gauche, lui dirai-je avec un sourire poli, je ne possède pas votre brillant esprit et n'essaie pas de m'immiscer dans l'enquête (comment oserais-je, pauvre ignare que je suis ?), mais je considère de mon devoir d'attirer votre attention sur un autre fait. Vous dites vous-même que l'assassin de la rue de Grenelle se trouve parmi

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nous. Monsieur Fandorine a exposé une hypothèse convaincante quant à la manière dont ont été supprimés les serviteurs de lord Littleby. Le vaccin contre le choléra est une ruse remarquable. L'assassin sait donc bien se servir d'une seringue. Et si ce n'était pas un médecin qui s'était présenté

à l'hôtel particulier de la rue de Grenelle, mais une femme, une infirmière ? Elle aurait, moins encore qu'un homme, éveillé la méfiance, pas vrai ? Vous êtes d'accord avec moi ? Dans ce cas je vous conseille, comme si de rien n'était, de jeter un coup d'oil au bras de madame Kléber, à un moment o˘ elle est assise, sa petite tête de vipère appuyée sur sa main et sa large manche retombant jusqu'au coude. A la saignée de son bras vous verrez les petits points à peine visibles que j'ai moi-même aperçus.

Ce sont des marques de piq˚res, monsieur le commissaire. Demandez au docteur Truffo s'il fait des injections quelconques à madame Kléber, et le respectable médecin vous répondra ce qu'il m'a répondu à moi-même aujourd'hui : non, il ne lui en fait pas, car il est par principe opposé à

l'administration de médicaments par voie intraveineuse. Et maintenant additionnez deux et deux, ô sage Gauche-sensei, et vous aurez matière à

casser votre tête chenue. " Voilà ce que je dirai au commissaire, et il n'aura plus qu'à s'occuper sérieusement de madame Kléber.

Un chevalier européen en déduirait que je me conduis de façon ignoble et, en cela, il montrerait ses limites. C'est bien pour cela qu'il n'y a plus de chevaliers en Europe alors que les samouraÔs existent toujours. Peu importe que le souverain notre empereur ait nivelé les classes et nous ait interdit le port des deux sabres à la ceinture, cela ne signifie pas pour autant la suppression du

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titre de samouraÔ mais, au contraire, l'accession, à la classe des samouraÔs, de toute la nation japonaise, afin que nous ne puissions nous prévaloir les uns face aux autres de notre ascendance. Nous ne faisons plus qu'un, avec, face à nous, le reste du monde. O, noble chevalier européen (qui sans doute n'existe que dans les romans) ! Pour combattre les hommes, use d'une arme d'homme, mais pour combattre les femmes, emploie une arme de femme. Tel est le code d'honneur des samouraÔs ; il ne comporte rien de méprisable, car les femmes savent se battre aussi bien que les hommes. Ce qui contredit l'honneur du samouraÔ, c'est de recourir contre les femmes à

une arme d'homme et contre les hommes à une arme de femme. Ce à quoi je ne m'abaisserai jamais.

J'hésite encore en me demandant si cela vaut la peine d'entreprendre la manouvre

envisagée, mais mon humeur est incomparablement meilleure qu'hier. A tel point que, sans difficulté, je viens de composer ce haÔku pas mauvais du tout :

Sur la lame d'acier

Telle une étincelle de glace

La lune s'est enflammée.

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Mais ce n'était nullement par amour des paysages marins que Clarice ruisselait de sueur. Elle avait eu envie de voir ce que mister Aono faisait là-haut. O˘ se retirait-il après le petit déjeuner avec une aussi belle constance ?

Et elle avait bien fait de se poser la question. Tenez, regardez-le, le vrai visage de l'Asiate éternellement souriant. Un homme avec des traits aussi figés et féroces est capable de tout. On a beau dire, les Jaunes ne sont pas comme nous, et ce n'est pas du tout de la forme de leurs yeux qu'il s'agit. Extérieurement, ils ressemblent beaucoup aux hommes, mais ils sont d'une autre race. C'est comme pour les loups, ils ressemblent aux chiens, mais leur nature est tout autre. Certes, les Jaunes ont leurs principes moraux, mais ceux-ci sont à ce point étrangers au christianisme que l'homme normal ne peut les saisir. Il serait préférable qu'ils ne portent pas de vêtements européens et ne sachent pas se servir de nos couverts : cela crée la dangereuse illusion qu'ils sont civilisés alors qu'en réalité, sous les cheveux noirs à la raie impeccable et le front jaune et lisse, se trament des choses qu'il nous est difficile ne serait-ce que d'imaginer.

Le Japonais remua imperceptiblement, cligna des yeux d'un air égaré, et Clarice s'empressa de se cacher. Il est vrai qu'elle se conduisait comme la dernière des idiotes, mais il fallait bien faire quelque chose, tout de même ! Ce cauchemar ne pouvait pas continuer éternellement. Il fallait donner une impulsion au commissaire pour qu'il aille dans la bonne direction, sinon nul ne savait comment tout cela pourrait se terminer. En dépit de la chaleur étouffante, un frisson secoua ses épaules.

140

Dans l'allure et le comportement de mister Aono, il y avait manifestement un mystère. Comme d'ailleurs dans le crime de la rue de Grenelle. Il était même étrange que Gauche n'ait pas encore compris que tous les indices faisaient du Japonais le principal suspect.

Vous avez déjà vu, vous, un officier, ancien élève de Saint-Cyr, qui ne connaît rien aux chevaux ? Une fois, par pur souci d'humanité, Clarice avait entrepris de faire participer le taciturne Asiate à la discussion collective, faisant dériver celle-ci sur un thème censé intéresser le militaire : les chevaux, le dressage, les courses, les qualités et les défauts du trotteur de Norfolk. Chapeau, l'officier ! A l'innocente question : " Vous est-il déjà arrivé de participer à un steeple-chase ? ", il avait répondu que les officiers de l'armée impériale avaient l'interdiction formelle de s'occuper de politique. Il ne savait tout simplement pas ce qu'était un steeple-chase ! Evidemment, on ignore comment sont les officiers au Japon - peut-être font-ils du cheval sur des tiges de bambou - mais on imagine mal un saint-cyrien faisant preuve d'une pareille ignorance ! C'est même tout à fait exclu.

Voilà vers quoi il fallait orienter Gauche. A moins qu'il ne f˚t préférable d'attendre encore un peu, le temps de découvrir autre chose de suspect ?

Et l'incident d'hier pourrait bien faire l'affaire. Clarice errait dans le couloir du côté de la cabine de mister Aono quand elle avait été attirée par des bruits on ne peut plus étranges. De l'intérieur provenaient des craquements secs, comme si quelqu'un était méthodiquement en train de casser le mobilier. S'armant de courage, Clarice avait frappé à la porte.

141

D'un coup elle s'était ouverte en grand. Dans l'embrasure avait surgi le Japonais - complètement nu, si ce n'était un pagne noué autour de ses hanches. Son corps bistré luisait de sueur, ses yeux étaient injectés de sang.

Voyant Clarice, il avait murmuré d'une voix sifflante : " Tikussio ! "

Sa question préparée d'avance (" N'auriez-vous pas avec vous, monsieur Aono, quelques-unes de ces merveilleuses estampes japonaises dont j'ai tellement entendu parler ? ") lui était sortie de la tête, et Clarice avait manqué défaillir. Il allait l'attirer de force à l'intérieur de la cabine, se jeter sur elle ! Ensuite il la découperait en morceaux et la balancerait à la mer. Rien n'était plus simple. Et c'en serait fini de Clarice Stamp, lady anglaise bien éduquée, pas très heureuse, mais qui espérait encore tant de la vie.

Clarice avait balbutié qu'elle s'était trompée de porte. Aono l'avait regardée en silence, le souffle court. Une odeur aigre émanait de lui.

Peut-être était-il tout de même préférable d'en parler au commissaire.

Un peu avant le five o'clock, Clarice se posta près de la porte du Windsor pour surveiller l'arrivée du policier. Elle commença à lui faire part de ses réflexions, mais le malotru l'écouta d'un drôle d'air, lui jetant des regards acérés et moqueurs comme s'il écoutait la confession de quelque acte inconvenant.

A un moment, il marmonna dans ses moustaches :

- C'est vraiment à celui qui dira le plus de mal

de son voisin.

142

Puis, ayant écouté jusqu'au bout, il demanda de but en blanc :

- Son papa et sa maman vont bien ?

- Les parents de qui ? De monsieur Aono ? demanda Clarice, éberluée.

- Non, mademoiselle, les vôtres.

- J'ai perdu mes parents quand j'étais petite, répondit-elle en regardant le policier avec effroi tout en ajoutant intérieurement : " Seigneur, ce n'est pas un bateau mais une maison de fous flottante. "

- C'est exactement ce dont je voulais avoir confirmation, acquiesça Gauche, l'air satisfait.

Puis, fredonnant un chanson inconnue de Clarice, il entra le premier dans le salon, affichant, cette fois ouvertement, sa goujaterie.

La discussion avait laissé un arrière-go˚t désagréable à Clarice.

Finalement, en dépit de leur prétendue galanterie, les Français n'étaient pas des gentlemen. Certes, ils pouvaient faire illusion, vous tourner la tête, vous éblouir par quelque geste thé‚tral, vous envoyer cent rosés rouges dans votre chambre d'hôtel (là, Clarice eut une grimace de dégo˚t), mais il ne fallait pas s'y fier. Le gentleman anglais était peut-être quelque peu insipide, mais il savait ce que signifiaient devoir et probité.

Alors que le Français vous met en confiance et immanquablement vous trahit.

En fait, ces généralités n'avaient pas de rapport direct avec le commissaire Gauche. D'autant que son étrange conduite s'expliqua rapidement, et cela de la manière la plus inquiétante.

Alors qu'il avait observé jusque-là un silence inhabituel, suscitant la nervosité générale, brus-143

quement il se mit à regarder Clarice dans le blanc des yeux et dit :

- Tenez, à propos (ou plutôt mal à propos), vous, mademoiselle Stamp, vous m'avez interrogé l'autre fois au sujet de Marie Sanfon. Vous savez, cette dame censée avoir vu lord Littleby quelque temps avant sa mort.

Surprise, Clarice tressaillit, tandis que les autres se taisaient et fixaient avec curiosité le commissaire, ayant reconnu l'intonation particulière annonçant le début d'une de ces " petites anecdotes " qu'il distillait avec force détails.

- J'avais promis de vous parler de cette personne. Eh bien, le moment est venu, poursuivit Gauche tout en continuant de darder sur Clarice un regard que celle-ci trouvait de plus en plus déplaisant. Ma petite histoire sera longue, mais vous n'allez pas vous ennuyer, car il s'agit d'une femme peu ordinaire. Et d'ailleurs, qu'est-ce qui nous presse ? Nous sommes parfaitement bien ici, à manger des petits g‚teaux et à boire de l'orangeade. Mais si quelqu'un a à faire, surtout qu'il ne se gêne pas, le père Gauche ne s'en vexera pas.

Personne ne bougea.

- Alors, je vous raconte l'histoire de Marie Sanfon ? demanda le commissaire avec une fausse bonhomie.

Un brouhaha général accueillit sa question.

- Oui, oui ! Absolument !

Seule Clarice se taisait, sachant que le thème n'avait pas été choisi au hasard mais à son intention exclusive. Ce dont Gauche ne se cachait d'ailleurs pas.

Il fit claquer ses lèvres, savourant par avance son effet, puis sortit sa pipe, sans même demander aux dames leur permission.

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- Je commencerai donc par le commencement. Il était une fois, dans la ville de Bruges, une petite fille du nom de Marie. Les parents de la fillette étaient des citoyens respectables, allaient à l'église et chérissaient plus que tout au monde leur petit ange aux boucles d'or. Marie avait six ans quand ses parents lui donnèrent un petit frère, futur héritier de la brasserie Sanfon et Sanfon. Alors que le bonheur de cette heureuse famille était à son comble, un brusque malheur s'abattit sur elle. Le bébé, ‚gé

d'un mois à peine, tomba par la fenêtre et se blessa mortellement. Les parents n'étaient pas à la maison, o˘ seuls se trouvaient les enfants et leur gouvernante. Or celle-ci s'était absentée une demi-heure, le temps d'un rendez-vous avec son petit ami pompier, et c'est précisément durant ce court laps de temps qu'un inconnu en chapeau et manteau noirs avait fait irruption dans la maison. La petite Marie avait eu le temps de se cacher sous le lit, tandis que l'homme en noir arrachait son minuscule petit frère à son berceau et le jetait par la fenêtre. Puis l'homme s'était enfui à la h‚te.

- quelles horreurs vous pouvez raconter ! s'exclama plaintivement madame Kléber en posant les mains sur son ventre.

- Oh, mais ce n'est que le début, fit Gauche en brandissant sa pipe.

Attendez la suite. Sauvée par miracle, Marie parla du terrible " bonhomme en noir " à son papa et à sa maman. On mit toute la région sens dessus dessous pour retrouver le scélérat et, dans l'affolement, on arrêta même le rabbin local, vu que le malheureux était toujours vêtu en noir. Toutefois, un étrange détail obsédait Sanfon père : pourquoi le criminel avait-il approché le tabouret de la fenêtre ?

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- Oh, seigneur ! s'exclama Clarice en portant la main à son cour. Est-ce possible... ?

- Vous êtes incroyablement perspicace, mademoiselle Stamp, fit le commissaire avec un sourire perfide. En effet, la petite Marie avait ellemême jeté son frère par la fenêtre.

- How terrible ! s'écria Mrs Truffo, jugeant bon d'être horrifiée. But whyl ?

- La petite fille n'appréciait pas qu'on ne s'occupe plus que du bébé et qu'on l'ait complètement oubliée. Elle pensait qu'en se débarrassant de son petit frère, elle redeviendrait l'enfant chérie de papa et maman, expliqua Gauche, imperturbable. Mais ce fut la première et la dernière fois que Marie Sanfon laissa une preuve et fut démasquée. L'adorable enfant n'avait pas encore appris à effacer les traces derrière elle.

- Et qu'a-t-on fait de la jeune criminelle ? demanda le lieutenant Reynier, visiblement bouleversé par ce qu'il venait d'entendre. On n'allait tout de même pas la remettre à la justice.

- Non, on ne l'a pas remise à la justice. (Le commissaire sourit malicieusement à Clarice.) Mais sa mère, incapable de surmonter le choc, perdit la raison et fut enfermée dans une maison de fous. quant à monsieur Sanfon, ne supportant plus la vue de sa charmante petite fille coupable des malheurs qui s'étaient abattus sur la famille, il plaça celle-ci dans un couvent de sours de Saint-Vincent-de-Paul. Elle y reçut une bonne éducation. Elle était la première dans toutes les matières - aussi bien en classe que dans les activités religieuses.

1. quelle horreur ! Mais pourquoi ?

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Et, surtout, il paraît qu'elle adorait lire. La novice avait dix-sept ans quand un scandale extrêmement désagréable eut lieu au couvent. (Gauche jeta un coup d'oil dans son dossier et hocha la tête.) Tenez, tout est écrit ici. 17 juillet 1866. Alors que l'archevêque de Bruxelles séjournait chez les sours, ne voilà-t-il pas que l'antique anneau épis-copal de l'honorable prélat disparaît de sa chambre. Orné d'une énorme améthyste, l'anneau avait, selon la légende, appartenu à Saint Louis en personne. Or, la veille, monseigneur avait justement fait venir dans ses appartements les deux meilleures novices, notre Marie et une Arlésienne, afin de s'entretenir avec elles. Les soupçons se portèrent tout naturellement sur les deux jeunes filles. La mère supérieure procéda à une fouille et, sous le matelas de l'Arlésienne, trouva la pochette en velours dans laquelle l'archevêque rangeait son anneau. Frappée de stupeur, incapable de répondre aux questions qu'on lui posait, la voleuse fut mise au cachot. quand elle arriva, une heure plus tard, la police n'eut guère le loisir d'interroger la coupable - celle-ci s'était pendue avec la cordelière de son habit.

- J'ai deviné ! explosa Milford-Stoakes. Tout avait été manigancé par l'inf

‚me Marie Sanfon. Sale histoire, vraiment, sale histoire !

- Cela, personne ne peut l'affirmer, on sait seulement que l'anneau n'a jamais été retrouvé, fit le commissaire en écartant les mains d'un air perplexe. Toutefois, deux jours plus tard, Marie, en larmes, alla voir la supérieure en lui disant que tout le monde la regardait de travers et en demandant qu'on la laisse quitter le couvent. La mère 147

supérieure, qui, étrangement, avait elle-même perdu tout intérêt pour sa préférée d'hier, ne fit rien pour la retenir.

- Il n'y avait qu'à la fouiller à la sortie, la mignonne, prononça mister Truffo, plein de regret. On avait toutes les chances de trouver l'améthyste quelque part sous ses jupes.

Dès qu'il lui eut traduit ses paroles, son épouse lui planta son coude pointu dans les côtes, jugeant manifestement sa remarque déplacée.

- Ne l'a-t-on pas fouillée, l'a-t-on fouillée sans rien trouver? Je l'ignore. En tout cas, Marie n'a pas quitté le couvent pour aller n'importe o˘, mais à Anvers, qui, comme chacun le sait, est considérée comme la capitale mondiale des pierres précieuses. Là, l'ancienne novice est subitement devenue riche et n'a désormais plus vécu que sur un très grand pied. S'il lui arrivait de connaître de mauvaises passes, cela ne durait jamais très longtemps. Son esprit vif, ses brillantes qualités d'actrice et sa totale absence de principes moraux quels qu'ils soient (là, le commissaire haussa le ton et observa même une pause) lui permirent d'acquérir les moyens d'une existence luxueuse. A maintes reprises, les polices de Belgique, de France, d'Angleterre, des Etats-Unis, du Brésil et d'une dizaine d'autres pays soupçonnèrent Marie des crimes les plus variés, mais pas une seule fois on ne put la mettre en accusation : soit on n'avait rien à quoi se raccrocher, soit les preuves étaient insuffisantes. Mais si vous le souhaitez, je peux vous conter un ou deux épisodes tirés de ses états de service. Cela ne vous ennuie pas, mademoiselle Stamp ?

Clarice ne répondit pas, jugeant cela indigne d'elle. Mais l'anxiété la gagnait de plus en plus.

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- 1870, annonça Gauche après un nouveau coup d'oil dans son dossier.

Fettbourg, petite mais riche cité de Suisse alémanique. Connue pour son chocolat et ses jambons. Huit mille cinq cents porcs pour quatre mille habitants. Une région de gros crétins. Pardon, madame Kléber, je ne voulais pas offenser votre pays natal, se reprit un peu tard le policier.

- Ce n'est rien, fit madame Kléber avec un haussement d'épaules indifférent. Je suis originaire de Suisse romande. Et dans cette partie du pays o˘ se trouve Fettbourg, les gens sont effectivement tous abrutis. Il me semble que j'ai déjà entendu cette histoire, elle est très drôle. Mais peu importe, racontez.

- Certains peuvent en effet la trouver drôle. (Gauche poussa un soupir désapprobateur et brusquement fit un clin d'oil à Clarice, ce qui dépassait toutes les bornes.) Un jour, donc, les braves bourgeois de la petite cité

se retrouvèrent en proie à une effervescence indescriptible. Un paysan du nom de Môbius, connu à Fettbourg comme un bon à rien et un nigaud fini, se vanta d'avoir la veille vendu son lopin, une étroite bande de terre rocailleuse, à une dame importante, une certaine comtesse de Sanfon. Pour trente acres de terre inculte, o˘ même les chardons refusaient de pousser, cette stupide comtesse s'était fendue de trois mille francs. Toutefois, la municipalité de cette petite commune comptait des personnes un peu plus intelligentes que Môbius, à qui cette histoire parut louche. qu'est-ce que cette comtesse pouvait bien avoir à faire de trente acres de sable et de cailloux ? Il y avait là quelque chose de pas net. A tout 149

hasard, on délégua à Zurich le plus dégourdi de la ville, lequel découvrit que la comtesse de Sanfon était une personne connue. Elle menait grand train, s'amusait et, plus intéressant, elle se montrait régulièrement en compagnie de monsieur Goldzilberg, le directeur de la Compagnie nationale des chemins de fer. Les rumeurs faisaient état d'une liaison entre monsieur le directeur et la comtesse. Les braves bourgeois comprirent aussitôt de quoi il retournait. Il faut dire que la petite ville de Fettbourg rêvait depuis longtemps d'être raccordée à la ligne de chemin de fer, afin de pouvoir exporter à moindre co˚t son chocolat et ses jambons. La friche acquise par la joyeuse comtesse partait justement de la gare la plus proche pour s'étirer jusqu'à la forêt, o˘ commençaient les terres communales. Pour les notables de la ville, tout était clair : ayant eu connaissance par son amant du projet d'embranchement, la comtesse avait acheté ce bout de terrain stratégique et s'apprêtait à s'en mettre plein les poches. Alors, dans la tête des bourgeois, germa un plan stupéfiant d'audace.

On envoya auprès de la comtesse une délégation chargée de la convaincre de céder le terrain à de la bonne ville de Fettbourg. Tout d'abord, la belle dame regimba, affirmant qu'elle n'avait jamais, au grand jamais, entendu parler de cet embranchement, mais quand le bourgmestre laissa habilement entendre que l'affaire avait des relents d'entente illicite entre madame la comtesse et monsieur le directeur, chose qui relevait de la justice, la faible femme poussa un sanglot et accepta. On divisa la friche en trente parcelles d'un acre, qui furent proposées aux enchères aux habitants 150

de la ville. Les Fettbourgeois faillirent littéralement se battre, et le prix de certaines parcelles monta jusqu'à quinze mille francs suisses. En tout, la comtesse tira de la vente... (Le commissaire fit courir son doigt le long d'une ligne.) Pas moins de deux cent quatre-vingt mille francs.

Madame Kléber pouffa de rire et fit à Gauche un geste de la main qui signifiait : je me tais, je me tais, continuez.

- Les semaines et les mois passaient, et les travaux ne commençaient toujours pas. Les habitants adressèrent une requête au gouvernement, à

laquelle il fut répondu qu'aucun raccordement de Fettbourg à la voie de chemin de fer n'était prévu dans les quinze années à venir... Ils allèrent à la police en disant qu'il s'agissait d'un véritable pillage en plein jour. La police écouta les victimes avec compassion, mais ne put leur venir en aide : on ne devait pas oublier que madame Sanfon avait affirmé ne rien savoir de cette histoire de chemin de fer et qu'elle avait initialement refusé de vendre son terrain. Toutes les formalités avaient été accomplies dans les règles, il n'y avait rien à redire. quant au fait qu'elle s'arroge

‚t le titre de comtesse, ce n'était évidemment pas très joli, mais, hélas, cela ne tombait pas sous le coup de la loi.

- Habile ! s'exclama Reynier en éclatant de rire. Il n'y a effectivement rien à redire.

- Et encore, ce n'est rien. (Le commissaire continua à feuilleter ses papiers.) Il y a une autre histoire, celle-ci absolument fantastique.

L'action se passe dans le Far West, en 1873. En Californie, dans la région des mines d'or, arriva un beau jour la nécromancienne de renommée universelle et

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Grande Draconesse de la Loge de Malte, miss Cléo-p‚tre Frankenstein, Mary Sanfon d'après son passeport. Elle déclara aux chercheurs d'or qu'elle avait été guidée vers ces contrées sauvages par la voix de Zarathoustra, lequel avait ordonné à sa fidèle servante de réaliser une grande expérience dans la ville de Golden Nugget. Là, très précisément à cette latitude et à

cette longitude, l'énergie cosmique se trouvait concentrée de manière tellement exceptionnelle que, par nuit étoilée, à l'aide de quelques formules cabalistiques, il était possible de ressusciter celui qui avait déjà franchi la Grande Ligne séparant le Monde des Vivants du Monde des Morts. Et Cléop‚tre réaliserait ce miracle cette nuit même, en présence du public et à titre totalement gracieux, car elle n'était pas une vulgaire magicienne de cirque, mais le médium des Hautes Sphères. Et qu'est-ce que vous croyez ? (Gauche observa une pause, ménageant ses effets.) Sous les yeux de cinq cents spectateurs barbus, la Draconesse commença à faire des tours de passe-passe au-dessus du tertre funéraire de Coyote Rouge, un légendaire chef indien, mort cent ans plus tôt. Alors le sol se mit brusquement à frémir, s'ouvrit littéralement et, de sous des mottes de terre, surgit le guerrier indien, avec ses plumes, son tomahawk, son visage peinturluré. Les spectateurs commencèrent à trembler, mais Cléop‚tre, entièrement sous l'empire de la transe mystique, hurla : " Je sens en moi la force du cosmos ! O˘ se trouve votre cimetière municipal ? Je vais tout de suite ressusciter tous ceux qui y reposent ! " Sur ce point, expliqua le policier, l'article mentionne que le cimetière de Golden Nugget était extrêmement

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vaste car, dans les mines d'or, il ne se passait pas de jour sans que quelqu'un ne soit expédié dans l'autre monde. Cette bourgade comptait même, d'après ce qu'on disait, plus de tombes que d'habitants vivants. quand les chercheurs d'or se représentèrent ce qui se passerait si tous les bagarreurs, ivrognes et autres gibiers de potence sortaient subitement de leur tombe, un vent de panique souffla sur l'assistance. Ce fut le juge de paix qui sauva le situation. Il sortit de la foule et demanda très poliment à la Draconesse si elle consentirait à mettre fin à sa " grande expérience

" moyennant l'offrande par la population de la ville d'un plein sac de sable aurifère, à titre de modeste contribution au développement des sciences occultes.

- Et alors, elle a accepté ? demanda le lieutenant dans un éclat de rire.

- Oui, mais moyennant deux sacs.

- Et le chef indien ? demanda Fandorine en souriant.

Il a un délicieux sourire, pensa Clarice, quoique un peu trop enfantin.

Non, chère miss, sortez-vous ça de la tête. Comme on dit dans le Suffolk, le g‚teau est bon mais il n'est pas pour ta bouche.

- Cléop‚tre Frankenstein a embarqué le chef indien avec elle, répondit Gauche de son air le plus sérieux. Pour ses expériences scientifiques. Il paraît qu'il a été égorgé quelque temps plus tard, au cours d'une beuverie dans un bordel de Denver.

- Cette Marie Sanfon est une p-personne réellement intéressante, prononça Fandorine, pensif. Parlez-nous encore d'elle. Entre ces habiles friponneries et une tuerie commise de sang-froid, la d-distance est tout de même considérable.

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- Oh, phase, it's more than enough, protesta Mrs Truffo avant de se tourner vers son mari : My dar-ling, it must be awfully tiresome for you to translate ail this nonsense1.

- Mais, madame, personne ne vous oblige à rester, fit le commissaire, vexé

par le " non-sens ".

Mrs Truffo battit des paupières d'un air offusqué, mais ne songea pas un seul instant à partir.

- Monsieur le cosaque a raison, reconnut Gauche. Je vais vous trouver un exemple un peu plus méchant.

Madame Kléber pouffa en regardant Fandorine, et même Clarice, en dépit de sa nervosité, ne put retenir un sourire - le diplomate ressemblait si peu à

un sauvage fils des steppes.

- Tenez, écoutez l'histoire du négrillon. L'issue en est fatale. L'affaire est récente, elle date de deux ans. (Le policier parcourut plusieurs pages accrochées ensemble, visiblement pour se rafraîchir la mémoire. Il eut un sourire malicieux :) A sa manière, c'est un chef-d'ouvre. C'est fou, mesdames et messieurs, ce qu'il peut y avoir dans mon dossier, dit-il en tapotant affectueusement le calicot noir de sa main trapue de plébéien. Le père Gauche n'est pas parti à la légère, il n'a pas oublié un seul petit papier susceptible de lui être utile. Le scandale dont je vais maintenant vous faire part n'a pas été connu des journaux, mais je dispose du rapport de police. Voici donc. Dans une principauté allemande (que je ne nommerai pas, car le

1. Oh, je vous en prie, cela est plus que suffisant. Mon chéri, ce doit être terriblement lassant pour toi de traduire toutes ces bêtises.

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sujet est délicat), une naissance était attendue au sein de la famille régnante. L'accouchement se révéla difficile. Auprès de la parturiente, se trouvait le médecin de la cour, l'honorable docteur Vogel. Puis, enfin, la chambre retentit d'un cri de nouveau-né. Lorsque la grande-duchesse, à qui la douleur avait fait perdre connaissance pendant quelques minutes, rouvrit les yeux et d'une voix faible demanda : " Ah, herr professer, montrez-moi mon bébé ", le docteur, d'un air profondément troublé, tendit à Son Altesse un charmant petit braillard café au lait. La grande-duchesse perdit de nouveau connaissance, tandis que, passant la tête à la porte, le docteur, d'un doigt craintif, faisait signe au grand-duc de venir, ce qui représentait un grave manquement à l'étiquette.

Il était manifeste que le commissaire éprouvait un malin plaisir à raconter cette histoire aux wind-soriens plutôt guindés. Il était peu probable que le rapport de police renferm‚t tous ces détails. A l'évidence Gauche en rajoutait. Il zézayait lorsqu'il faisait parler la duchesse et choisissait volontairement des mots du langage relevé, trouvant visiblement cela plus drôle ainsi. Clarice ne se considérait pas comme une aristocrate, mais elle grimaça néanmoins, jugeant de mauvais go˚t cette façon de railler les personnages princiers. Sir Reginald, baronet et rejeton d'une antique lignée, fronça pour sa part les sourcils. Mais, semble-t-il, ces réactions ne firent qu'ajouter de la verve au récit du commissaire.

- Son Altesse ne prit pas ombrage du geste du médecin, car l'instant était émouvant, et, dans un élan de tendresse paternel et d'amour conju-155

gai, il se précipita dans la chambre... Je vous laisse imaginer la scène qui suivit : le grand seigneur jurant comme un charretier ; la duchesse tantôt sanglotant, tantôt se justifiant, tantôt s'évanouissant ; le négrillon qui s'égosillait et le médecin figé dans une consternation respectueuse. Finalement, Son Altesse se ressaisit et décida de reporter à

plus tard l'enquête concernant son épouse. Pour l'instant il fallait effacer toute trace du scandale. Mais comment ? Jeter discrètement le bébé

dans les cabinets ? (Gauche, faisant le clown, porta sa main à ses lèvres.) Je vous demande pardon, mesdames, cela m'a échappé. Il était impossible de se débarrasser de l'enfant - toute la principauté attendait sa naissance. Et, qu'on le veuille ou non, c'e˚t été un péché. Réunir les conseillers ? Trop de risque de bavardages. que faire ? C'est alors que, prenant son air le plus révérencieux, le docteur Vogel s'éclaircit la voix et propose le moyen de sauver la situation. Il explique qu'il a une amie, Fràulein von Sanfon, qui est capable d'accomplir des miracles et peut faire tomber du ciel un nouveau-né blanc et même un phénix. Fràulein sait tenir sa langue et, étant une demoiselle bien née, elle ne demandera pas d'argent en échange de son service. Toutefois, elle apprécie énormément les objets précieux anciens... Bref, deux heures plus tard, dans le berceau habillé de satin, reposait déjà un adorable bébé, plus blanc qu'un cochon de lait et même pourvu de petits cheveux blonds. quant au malheureux négrillon, on l'emporta loin du palais, vers une destination inconnue. On expliqua d'ailleurs à Son Altesse que l'innocent bam-156

bin serait conduit sous d'autres latitudes o˘ il serait confié à de braves gens. Ainsi, tout s'arrangea pour le mieux. Reconnaissant, le duc chargea le docteur de transmettre à Fràulein von Sanfon une merveilleuse petite tabatière de diamant portant son monogramme, accompagnée d'un mot de remerciement et de la demande verbale de quitter le territoire de la principauté pour ne plus jamais y remettre les pieds. Exigence à laquelle la délicate demoiselle accéda sans tarder. (Gauche, n'y tenant plus, éclata de rire.) Au matin, après le scandale qui avait duré toute la nuit, le grand-duc se décida enfin à examiner un peu mieux son héritier. Il sortit dédaigneusement le marmot de son berceau, le tourna dans tous les sens et, tout à coup, découvrit, pardonnez-moi, sur son derrière, un petit grain de beauté en forme de cour, strictement identique à celui que portait Son Altesse sur la partie la plus charnue de son anatomie et que portaient avant lui feu son vater, son grossvater et ainsi de suite jusqu'à la septième génération. Au comble de la perplexité, le duc envoya chercher le médecin de la cour, mais il se trouva que le docteur Vogel était parti durant la nuit pour un lieu inconnu, abandonnant sa femme et ses huit enfants.

Gauche partit d'un rire gras, se racla la gorge et leva les bras en l'air.

quelqu'un pouffa discrètement, madame Kléber couvrit pudiquement sa bouche de sa main. Le policier reprit son récit :

- L'enquête ordonnée à la h‚te établit que le médecin de la cour avait depuis quelque temps une conduite étrange et qu'il aurait même été vu dans les maisons de jeux de la ville voisine de Baden, 157

cela en compagnie d'une jeune personne ressemblant fort, d'après les descriptions, à Fràulein von Sanfon. (Le policier prit un air grave.) Le docteur fut retrouvé deux jours plus tard dans un hôtel de Strasbourg.

Mort. Il avait absorbé une dose fatale de laudanum et laissé ce mot : " Je suis seul coupable de tout. " Un suicide évident. Le véritable coupable ne faisait aucun doute, mais allez donc le prouver. Pour ce qui était de la tabatière, c'était un cadeau du grand-duc, et il y avait en plus le petit mot de remerciement. quant à un procès, Leurs Altesses avaient plus à y perdre qu'à gagner. Deux points restaient cependant mystérieux : comment avait-on procédé à l'échange entre le petit prince et le négrillon et o˘, dans ce pays de blonds aux yeux bleus, avait-on déniché un bébé chocolat ?

Il est vrai que selon certaines informations, peu avant l'histoire que je viens de conter, Marie Sanfon avait à son service une femme de chambre sénégalaise...

- Dites-moi, commissaire, déclara Fandorine quand les rires se turent (ils étaient quatre à manifester leur hilarité : le lieutenant Reynier, le docteur Truffo, le professeur Sweetchild et madame Kléber), Marie Sanfon est-elle si bien de sa personne qu'elle soit capable de tourner la tête à

n'importe quel homme ?

- Non, elle n'a rien de spécial. Il est partout indiqué que son apparence est tout ce qu'il y a de plus ordinaire, sans aucun signe particulier.

(Gauche enveloppa Clarice d'une regard appuyé et plein d'insolence.) Elle modifie à volonté la couleur de ses cheveux, ses manières, son accent, son style vestimentaire. Mais, visiblement, il y a quelque 158

chose chez cette femme. De par mes fonctions, j'en ai vu de toutes les couleurs. Or les plus redoutables femmes fatales sont rarement des beautés.

Sur les photographies, rien en elles ne retient l'attention, mais quand on les voit en vrai, on sent comme des étincelles qui vous picotent. L'homme, plus qu'il ne se laisse attraper par un nez droit et de longs cils, sait flairer une odeur particulière.

- Je vous en prie, commissaire, fit Clarice, remettant à sa place le grossier personnage. Vous êtes en compagnie de dames.

- Je suis en compagnie de suspects, répliqua Gauche avec un calme olympien.

Et vous en faites partie. qu'est-ce qui me dit que mademoiselle Sanfon n'est pas ici, à cette table ?

Et il planta son regard droit dans les yeux de Clarice. Cela ressemblait de plus en plus à un mauvais rêve. Elle commençait à avoir du mal à respirer.

- Si j'ai bien compté, aujourd'hui cette p-per-sonne devrait avoir vingt-neuf ans, n'est-ce pas ?

La voix calme et même nonchalante de Fandorine aida Clarice à se ressaisir.

Elle se redressa et, faisant fi de son orgueil féminin, elle s'exclama :

- Inutile de me regarder ainsi, monsieur le policier ! Vous me faites un compliment manifestement immérité ! Je suis plus vieille que votre aventurière de... presque dix ans ! quant aux autres dames ici présentes, on les imagine mal dans le rôle de mademoiselle Sanfon. Madame Kléber est trop jeune, et Mrs Truffo, comme chacun le sait, ne parle pas français !

- Pour une personne aussi roublarde que Marie Sanfon, se donner dix ans de plus ou de

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moins est un jeu d'enfant, répondit calmement Gauche, continuant de regarder fixement Clarice. Surtout face à un enjeu aussi considérable et au risque d'être envoyée à la guillotine en cas d'échec. Ainsi est-il bien vrai, mademoiselle Stamp, que vous n'ayez jamais séjourné à Paris ? quelque part du côté de la rue de Grenelle ?

Clarice devint blanche comme la mort.

- Bien, à ce point de la discussion, en tant que représentant de la compagnie Jasper-Artaud partnership, je me dois d'intervenir, fit Reynier, interrompant le policier. Mesdames et messieurs, je vous affirme qu'aucun malfaiteur de réputation internationale n'a pu avoir accès à cette traversée. La compagnie garantit qu'il n'y a sur le Léviathan ni escrocs, ni cocottes, ni, a fortiori, aventurières connues de la police. Comprenez bien : cette première traversée nous donne une responsabilité particulière.

Nous n'avons s˚rement pas besoin d'un scandale. Le capitaine Cliff et moi-même avons personnellement vérifié et revérifié les listes de passagers et, le cas échéant, nous avons pris nos renseignements. Notamment auprès de la police française, monsieur le commissaire. Aussi, le capitaine et moi-même sommes prêts à répondre de chacun des présents. Nous ne vous empêchons pas, monsieur Gauche, de faire votre travail, mais sachez que vous perdez inutilement votre temps. De même que l'argent des contribuables français.

- Bien, bien, grommela Gauche. qui vivra verra.

Après quoi, au soulagement général, Mrs Truffo engagea la discussion sur le temps qu'il faisait.

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Reginald Milford-Stoakes

10 avril 1878

22 heures 31 minutes

Mer d'Arabie

17∞ 06'28" de lat. N. 59∞ 48' 14" de long. E.

Ma chère et bien-aimée Emily !

Cette arche infernale se trouve sous l'emprise des forces du Mal. Je ressens cela de toute mon ‚me torturée. quoique j'ignore si un criminel tel que moi peut posséder une ‚me. J'ai écrit et médité. Je me rappelle avoir commis un crime, un crime terrible, pour lequel il n'y a et ne peut y avoir de pardon, mais, curieusement, j'ai complètement oublié en quoi il consistait exactement. Et je n'ai pas la moindre envie de m'en souvenir.

La nuit, en songe, je m'en souviens très bien, sinon, comment expliquer l'état épouvantable dans lequel je me réveille chaque matin ? Vivement que prenne fin notre séparation. J'ai le sentiment qu'un peu plus et je deviendrais fou. Voilà qui tomberait bien mal.

Les jours s'étirent avec une lenteur intolérable. Je reste des heures dans ma cabine à regarder l'aiguille des minutes sur mon chronomètre. Elle n'avance pas. Derrière ma fenêtre, sur le pont, quelqu'un a dit : "

Aujourd'hui, nous sommes le 10 avril ", et, sur le coup, j'ai été incapable de saisir le sens de ces mots. quel avril ? Pourquoi justement le 10 ?

J'ouvre mon écritoire et je vois que ma lettre d'hier est datée du 9 avril et celle d'avant-hier du 8. Donc, tout est normal. Avril. Le 10.

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Voici déjà plusieurs jours que je ne quitte plus des yeux, le professeur Sweetchild (pour autant qu'il soit effectivement professeur). Cet homme est très apprécié dans notre " Windsor ". C'est un sacré beau parleur, qui à

tout bout de champ fait étalage de ses connaissances en histoire et en orientalisme. Il ne se passe pas un jour sans que nous n'ayons droit à de nouveaux récits plus invraisemblables les uns que les autres à propos de trésors. quant à lui-même, il a de petits yeux porcins très déplaisants. Et fuyants. Par moments, on y voit briller des étincelles de folie. Si seulement vous entendiez avec quelle volupté dans la voix cet homme parle des pierres précieuses. Il est littéralement toqué de tous ces diamants et autres émeraudes.

Ce matin, au petit déjeuner, le docteur Truffo s'est brusquement levé, a frappé dans ses mains et annoncé d'un ton solennel que c'était l'anniversaire de Mrs Truffo. Tous poussèrent des oh ! et des ah ! puis chacun y alla de ses voux, tandis que le docteur offrait publiquement son cadeau à sa peu enviable épouse : des boucles d'oreilles en topaze d'un rare mauvais go˚t. Cette façon de se donner en spectacle en train de remettre un présent à sa propre épouse est d'une vulgarité ! Mais, visiblement, Mrs Truffo n'était pas de cet avis. Contrairement à son habitude, elle était toute frétillante, respirait le bonheur parfait, et sa face de carême avait une couleur de carottes r‚pées. Le lieutenant dit :

" O, madame, si nous avions été mis au courant par avance de cet événement heureux, nous n'aurions pas manqué de vous préparer une surprise.

Bl‚mez votre discrétion. " L'idiote devint encore plus rouge et bredouilla timidement :

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" Vous voudriez vraiment me faire un plaisir ? " L'assemblée lui répondit par un mugissement complaisant faute d'être enthousiaste. " Dans ce cas, dit-elle, jouons au loto, mon jeu préféré. Dans ma famille, tous les dimanches et jours de fête sans exception nous sortions les cartons et le sac de pions. Oh, ce jeu est si passionnant ! Mes amis, vous me faites un immense plaisir ! " C'était la première fois que je voyais Mrs Truffo s'exprimer avec une telle loquacité. J'ai d'abord pensé qu'elle se payait notre tête, mais non, elle était on ne peut plus sérieuse. Impossible d'y échapper. Prétendant qu'il était l'heure pour lui de prendre son quart, Reynier fut le seul à se défiler. Ce malappris de commissaire tenta d'en faire autant en prétextant quelque affaire urgente, mais tous le regardèrent avec une telle réprobation qu'il resta.

Mister Truffo alla chercher l'attirail nécessaire à ce jeu idiot, et le supplice commença. Chacun étala ses cartes d'un air abattu, tout en lançant de temps à autre des regards nostalgiques en direction du pont inondé de soleil. Les fenêtres du salon étaient grandes ouvertes, un petit vent frais parcourait la pièce, alors que nous étions là à jouer une scène dans une nursery. " Afin d'intéresser la partie ", pour reprendre ses termes, la femme du docteur proposa de constituer une cagnotte, dans laquelle chacun versa une guinée. La meneuse de jeu avait toutes les chances de gagner dans la mesure o˘ elle était la seule à faire sérieusement attention aux numéros qui sortaient. Apparemment, le commissaire aurait bien voulu faire sauter la banque, mais il comprenait mal les jeux de mots puérils dont usait Mrs Truffo pour annoncer les numéros - en

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son honneur, il avait été convenu pour cette fois de parler anglais.

Les minables boucles d'oreilles en topaze, valant tout au plus dix livres, donnèrent à Sweetchild l'occasion d'enfourcher son dada favori. " Splendide cadeau, sir!" s'exclama-t-il en se tournant vers le docteur. Celui-ci s'illumina de plaisir, mais Sweetchild g‚cha tout par la phrase suivante :

" Evidemment, aujourd'hui, les topazes sont bon marché, mais qui sait si, dans cent ans, leur prix ne va pas tout d'un coup faire un bond. Les pierres précieuses sont tellement imprévisibles ! Ce sont de véritables miracles de la nature, rien à voir avec ces ennuyeux métaux que sont l'or et l'argent. Le métal n'a pas d'‚me, pas de forme, on peut le refondre à

l'infini, alors que chaque pierre est une individualité unique. Mais elles ne se donnent pas à n'importe qui. Uniquement à celui que rien n'arrête et qui, pour leur éclat magique, est prêt à aller jusqu'au bout du monde et, si besoin, plus loin encore. " Ces envolées grandiloquentes s'accompagnaient des piaulements de Mrs Truffo, qui continuait d'annoncer les numéros. Par exemple, Sweetchild dit : " Je vais vous conter la légende du grand et puissant conquérant Mahmud Gaznevi, qui était fasciné par l'éclat des diamants et qui, pour trouver ces cristaux enchanteurs, mit à

feu et à sang la moitié de l'Inde. " Mrs Truffo : " Onze, messieurs. Les deux baguettes du tambour ! " Et comme ça sans discontinuer.

Cela étant, je tiens à répéter la légende de Mahmud Gaznevi. Elle vous aidera à mieux comprendre la personnalité du conteur. Je vais également essayer de rendre son style original.

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" En l'an tant (je ne sais plus lequel) après Jésus-Christ et tant (je m'en souviens encore moins) du calendrier musulman, le puissant Gaznevi apprit que, sur la presqu'île de Guzzarat (il me semble que c'est ça), se trouvait un sanctuaire sumnate abritant une énorme idole adorée par des centaines de milliers de gens. L'idole protégeait le territoire des invasions étrangères, et quiconque franchissait la frontière de Guzzarat les armes à la main était condamné à périr. Le sanctuaire appartenait à une puissante communauté brahmanique, la plus riche de toute l'Inde. En outre, les brahmanes sumnates possédaient des pierres précieuses en quantités innombrables. Bravant le pouvoir de l'idole, l'intrépide général réunit son armée et partit en campagne. Il coupa cinquante mille têtes, détruisit cinquante forteresses et força l'entrée du temple sumnate. Les guerriers de Mahmud profanèrent le sanctuaire, le retournèrent de fond en comble, mais ne trouvèrent pas de trésor. Alors, Gaznevi s'approcha de l'idole et, de toutes ses forces, abattit sa massue de combat sur sa tête d'airain. Les brahmanes se prosternèrent devant le vainqueur et lui offrirent un million de pièces d'argent pour peu qu'il ne touche plus leur dieu. Mahmud éclata de rire et frappa une nouvelle fois. L'idole se fendit. Les brahmanes se mirent à

hurler de plus belle et proposèrent au terrible roi dix millions de pièces d'or. Mais, de nouveau, la lourde massue s'éleva pour retomber une troisième fois sur l'idole, la fracassant en deux, et, sur le sol du temple, en un torrent étincelant, jaillirent les diamants et autres pierres précieuses cachées à l'intérieur. Et la valeur de ce trésor était inestimable. "

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C'est alors que mister Fandorine annonça d'un air quelque peu gêné qu'il avait une carte complète. A part Mrs Truffo, tous bondirent de joie, prêts à se séparer, mais elle insista tellement pour une autre partie qu'il fallut rester. Et cela recommença : " Thirty nine - pig and swine ! Twenty seven - l'm in heavenJ ! " et autres sottises du même genre.

Ce fut cette fois au tour de mister Fandorine de prendre la parole et, à sa manière, délicate et un tantinet moqueuse, il se lança dans le récit d'un conte arabe trouvé dans un livre ancien. Je vous le rapporte tel que je l'ai retenu.

Trois marchands maghrébins se rendirent un jour au fin fond du Grand Désert, car ils avaient entendu dire que loin là-bas, au milieu des sables o˘ ne s'aventurent jamais les caravanes, se trouvait un trésor comme les mortels n'en avaient jamais vu. Les trois hommes marchèrent pendant quarante jours, souffrant de chaleur et de fatigue, et il ne leur resta bientôt plus chacun qu'un seul chameau : les autres avaient péri.

Brusquement, devant eux, ils voient une haute montagne. Ils approchent et n'en croient pas leurs yeux. : la montagne était entièrement constituée de lingots d'argent. Les marchands rendirent gr‚ce à Allah, et l'un d'eux, après avoir rempli ses sacs d'argent, prit le chemin du retour, tandis que les autres disaient : " Nous continuons. " Et ils marchèrent encore quarante jours ; sous le soleil, leurs visages devinrent noirs et leurs yeux rouges. Bientôt, apparut devant eux une autre montagne - d'or. Le deuxième marchand s'exclama : " Nous n'avons pas enduré en vain toutes ces souffrances ! Gloire au

1. Jeux de mots utilisés au loto pour l'annonce des numéros.

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Très-Haut ! " // remplit ses sacs de lingots d'or et demanda à son compagnon : " Pourquoi restes-tu planté là ? " Le troisième répondit : " Tu vas pouvoir emporter beaucoup d'or sur un seul chameau ? " Le deuxième dit : " Assez pour devenir l'homme le plus riche de notre ville. - Cela ne me suffit pas, fit le troisième. Je continue et je trouverai une montagne de diamants. Et quand je reviendrai au pays, je serai l'homme le plus riche de la terre. " II continua, et son chemin dura encore quarante jours. Son chameau se coucha et ne se releva plus, mais le marchand ne s'arrêta pas, car il était têtu et croyait en la montagne de diamants, or chacun sait qu'une poignée de diamants vaut plus qu'une montagne d'argent ou une colline d'or. Et le troisième marchand vit un tableau surprenant : au beau milieu du désert, courbé en deux, se tenait un homme portant sur ses épaules un trône de diamant, et, assis sur ce trône, un monstre à la gueule noire et aux yeux rouges. " Comme je suis content de toi, ô respectable voyageur ! prononça l'homme vo˚té d'une voix rauque. Je te présente le démon de la cupidité, et maintenant, c'est à toi de le tenir sur tes épaules. Jusqu'à ce qu'un homme aussi avide que toi et moi vienne te remplacer. "

A ce point le récit s'interrompit, car mister Fandorine venait de compléter une nouvelle carte, si bien que la deuxième cagnotte échappa également à la reine du jour. Cinq secondes plus tard, il ne restait plus à table que la seule Mrs Truffo : tous les autres avaient disparu comme par enchantement.

Je ne cesse de repenser à ce conte de mister Fandorine. Il n'est pas aussi anodin qu'il y paraît.

Sweetchild est en fait le troisième marchand. A la fin du récit, cela m'a immédiatement sauté aux

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yeux ! Oui, oui, cet homme est un fou dangereux. Son ‚me bouillonne d'une passion indomptable, et je sais de quoi je parle. Ce n'est pas sans raison que, depuis Aden, je le suis telle une ombre invisible.

Je vous ai écrit, précieuse Emily, que j'avais su tirer le plus grand profit de notre escale. Vous avez sans doute pensé que je faisais référence à l'acquisition d'un nouvel instrument de navigation en remplacement de celui qui m'a été ravi. C'est vrai, j'ai maintenant un autre sextant, et, de nouveau, je vérifie régulièrement notre cap, mais l'affaire est tout autre. Je craignais simplement de coucher mon secret sur papier. Et si quelqu'un venait à le lire ? Sait-on jamais avec ces ennemis qui me cément de toutes parts. Mais mon esprit est plein de ressources, et j'ai imaginé

une jolie ruse : à partir d'aujourd'hui j'écris avec du lait. Toute personne étrangère tombant sur cette lettre n'y verra qu'une feuille vierge, sans rien d'intéressant, tandis que ma perspicace Emily la fera chauffer sur un abat-jour jusqu'à ce que les lignes se détachent !

Astucieux, non ?

Mais revenons à Aden. A bord, alors que nous n'avions pas encore reçu l'autorisation de descendre à terre, j'ai remarqué que Sweetchild était nerveux et plus encore : il n'arrivait pas à tenir en place tant il était agité. Cela avait commencé peu après que Fan-dorine eut déclaré que le foulard volé chez lord Littleby devait être la clé du trésor mythique du rajah d'Emeraude. Le professeur avait été pris d'une fébrilité subite, avait marmonné quelque chose dans sa barbe, après quoi il n'avait cessé de répéter : " Ah, vivement qu'on soit à terre. " Pourquoi ? Voilà la question.

C'est précisément ce que je décidai d'élucider.

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Mon chapeau noir à larges bords rabattu sur mes yeux, j'entrepris de suivre Sweetchild. Au début tout se passa à merveille ; pas une seule fois il ne se retourna, et je le suivis sans difficulté jusqu'à la place située derrière le petit b‚timent de la douane. Mais là, une désagréable surprise m'attendait : Sweetchild héla un cocher et s'éloigna dans une direction inconnue. La calèche allait assez lentement, mais je ne pouvais tout de même pas courir derrière, cela n'aurait guère convenu à mon style. Bien s˚r, il y avait d'autres équipages sur la place, j'aurais pu prendre n'importe lequel d'entre eux, mais vous connaissez, Emily, mon aversion insurmontable pour les voitures découvertes. Elles sont une invention du diable. Seuls les casse-cou s'y risquent. Il en est même - j'en ai vu plus d'un de mes propres yeux - qui emmènent avec eux femme et enfants. Et là

tout peut arriver ! Particulièrement dangereuses sont ces voitures à deux roues, si prisées chez nous en Grande-Bretagne. quelqu'un m'a raconté (je ne me rappelle plus qui) qu'un jeune homme, issu d'une excellente famille et jouissant d'une solide position sociale, avait inconsidérément emmené en promenade dans une telle voiture à deux roues sa jeune épouse, de surcroît à son huitième mois de grossesse. Comme prévu, les choses ont mal fini : le chenapan a été incapable de maîtriser ses chevaux, qui se sont emballés, et la voiture s'est retournée. Le jeune homme n'a rien eu, mais l'accident a déclenché l'accouchement avant terme de sa femme. On n'a pu les sauver, ni elle ni l'enfant. Et tout cela pourquoi ? Par manque de jugeote. Ils auraient pu tranquillement aller à pied. Ou bien, disons, faire une promenade en barque. Au pis aller,

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on peut faire un petit voyage en train, dans un compartiment particulier. A Venise, par exemple, les gens font de la gondole. Nous y sommes allés, vous et moi, vous vous souvenez ? Rappelez-vous l'eau qui venait lécher les marches du perron de notre hôtel.

J'ai du mal à me concentrer, je ne cesse de m écarter de mon sujet. Donc, Sweeîchild partit en calèche, et je restai à côté de la douane. Désemparé, pensez-vous ? Pas le moins du monde. Aussitôt une idée me vint à l'esprit, et je me calmai presque immédiatement. En attendant le retour de Sweetchild, je fis un saut à la quincaillerie marine et achetai un nouveau sextant, encore mieux que le précédent, ainsi qu'un guide de navigation avec les formules astronomiques. Maintenant je peux calculer la position du navire beaucoup plus rapidement et de manière plus précise, si bien qu'on ne m'aura pas facilement.

J'attendis six heures et trente-huit minutes. Je restai assis sur un banc, à regarder la mer. A penser à vous.

quand Sweetchild revint, je fis mine de somnoler. Il passa rapidement devant moi, persuadé que je ne l'avais pas vu.

A peine avait-il disparu derrière le b‚timent de la douane que je me précipitai vers son cocher. Pour six pence, le Bengali me raconta o˘ était allé notre cher professeur. Reconnaissez, chère Emily, que j'ai fait preuve dans cette affaire d'une certaine habileté.

Les informations obtenues ne firent que conforter mes premiers soupçons. Du port, Sweetchild s'était fait conduire directement au télégraphe. Il y avait passé une demi-heure, puis il était retourné quatre fois à la poste.

Le cocher me dit : " Sahib, très, très nerveux. Il va, il vient. Il dit aller au bazar, il tape

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moi dans le dos, retourner à la poste, vite, vite. " Bref, il est évident que Sweetchild a tout d'abord envoyé une dépêche à quelqu'un et qu'ensuite il a attendu avec impatience la réponse. D'après le Bengali, la dernière fois qu'il est sorti de la poste, il était " tout drôle, avec petit papier dans main ". Ensuite il s'est fait reconduire au bateau. Sans doute avait-il reçu sa réponse.

J'ignore ce qu'elle contient, mais il est absolument évident que le professeur, ou qui soit-il en réalité, a des complices.

Cela se passait il y a trois jours. Depuis, on dirait que Sweetchild n 'est plus le même. Comme je vous l'ai déjà écrit, il n'arrête pas de parler de pierres précieuses, mais, parfois, le voilà qui s'assied quelque part sur le pont et se met à dessiner frénétiquement - sur sa manchette et même sur son mouchoir.

Ce soir, il y avait bal au Grand Salon. Je vous ai déjà décrit cette salle grandiose, qu'on croirait tout droit ramenée de Versailles ou de Buckingham Palace. Dorures un peu partout, murs entièrement couverts de miroirs, lustres électriques dont les pendeloques de cristal tintent harmonieusement au rythme du léger tangage. L'orchestre (au demeurant tout à fait correct) a principalement joué des valses de Vienne, or, vous ne l'ignorez pas, je trouve cette danse inconvenante, raison pour laquelle je suis resté dans un coin, l'oil sur Sweetchild. Il avait l'air de s'amuser comme un fou, invitant tantôt une dame tantôt une autre, sautant comme un cabri, leur écrasant impitoyablement les pieds, sans être aucunement gêné pour autant.

J'ai quelque peu laissé mon esprit vagabonder, me rappelant le temps o˘

nous dansions ensemble et cette gr‚ce avec

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laquelle votre main gainée de blanc reposait sur mon épaule. Brusquement, j'ai vu Sweetchild trébucher et manquer de faire tomber sa cavalière. Sans même s'excuser, d'un pas rapide, courant presque, il se précipita vers le buffet. Sa cavalière, désemparée, resta plantée au milieu de la salle.

quant à moi, cette brusque fringale me parut bizarre.

En fait, Sweetchild ne regarda même pas les plats couverts de petits-fours, de fromages et de fruits. D'un support en argent, il arracha une serviette en papier et, plié en deux, il se mit à y gribouiller furieusement quelque chose. Au milieu de la foule, sans se gêner, un comble ! Br˚lant de curiosité, j'avançai d'un pas nonchalant dans sa direction. Mais Sweetchild s'était déjà redressé, avait plié la serviette en quatre et s'apprêtait visiblement à la fourrer dans sa poche. Hélas, je n'avais pas eu le temps de regarder par-dessus son épaule. Je tapai intérieurement du pied, et j'allais rebrousser chemin quand je vis mister Fandorine s'approcher de la table avec deux coupes de Champagne. Il en tendit une à Sweetchild et garda la seconde pour lui. J'entendis le Russe dire : " Ah, cher professeur, c'est fou ce que vous pouvez être distrait ! Vous venez de glisser une serviette sale dans votre poche. " Sweetchild se troubla, sortit de sa poche la serviette en papier et en fit une boule qu'il jeta sous la table.

Je me joignis à eux sans tarder et engageai à dessein la conversation sur la mode, sachant que l'indianiste en aurait vite assez et s'en irait. C'est exactement ce qui se passa.

Dès que, après s'être excusé, il nous eut laissés tous les deux, mister Fandorine murmura d'un ton de conspirateur : " Eh bien, sir Reginald, qui de nous va se glisser sous la table ? " Je compris alors que je 172

n'étais pas le seul à trouver suspecte la conduite du professeur, le diplomate également. En l'espace d'une seconde, s'instaura entre nous une totale complicité. " Oui, mais ce n'est guère convenable ", ajoutai-je.

Après s'être assuré que personne ne pouvait nous entendre, mister Fandorine proposa : " Faisons cela loyalement : l'un de nous trouve un bon prétexte et l'autre va chercher sous la table ". J'acquiesçai et commençai à

réfléchir, mais rien de valable ne me vint à l'esprit. " Eurêka ! " murmura mon complice, et d'un geste rapide, presque imperceptible, il défit un de mes boutons de manchette en or. Celui-ci tomba par terre, et, du bout de sa chaussure, le diplomate le poussa sous la table. " Sir Reginald, prononça-t-il suffisamment fort pour être entendu des personnes qui se tenaient à

proximité. J'ai l'impression que vous venez de perdre un bouton de manchette. "

Un accord est un accord. Je m'accroupis et regardai sous la table. La serviette en papier se trouvait tout près, mais, en revanche, le maudit bouton de manchette avait roulé jusqu'au mur, or la table était assez large. Imaginez le tableau : votre mari rampant à quatre pattes sous la table et présentant à la salle la face la moins imposante de sa personne.

Le retour fut encore plus embarrassant. Emergeant de sous la table, je tombai nez à nez avec deux jeunes dames en pleine conversation avec mister Fandorine. Découvrant ma tête rousse à hauteur de leurs genoux, les dames poussèrent des cris effarouchés, tandis que mon perfide complice prononçait avec le plus grand calme : " Permettez-moi de vous présenter le baronet Milford-Stoa-kes. " Les dames laissèrent tomber sur moi un regard glacial et s'éloignèrent sans un mot. Ecumant de rage, je bondis sur mes pieds et m'écriai : " Sir, vous avez

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fait exprès de les retenir pour vous gausser de moi ! " Fandorine répondit d'un air innocent : " Je les ai effectivement retenues à dessein, mais nullement dans le but de me moquer de vous, sir. J'ai simplement pensé

qu'avec leurs larges jupes elles cacheraient à la salle votre périlleuse expédition. Mais o˘ est donc votre trophée ? "

Je défroissai la serviette en papier d'une main tremblante d'impatience, et nous y vîmes quelque chose d'étrange. Je le reproduis de mémoire.

A quoi riment ces figures géométriques ? que signifie le zigzag ? Comment comprendre " palace " ? Et pourquoi trois points d'exclamation ?

Je regardai Fandorine à la dérobée. De deux doigts il se tira le lobe de l'oreille et marmonna quelque chose d'incompréhensible. Je suppose en russe.

" qu'en pensez-vous ? " demandai-je. " Attendons, répondit le diplomate d'un air énigmatique. Il est près du but. "

qui est près ? Sweetchild ? De quel but ? Et est-ce bien qu'il en soit près ?

Mais je n'eus pas le temps de poser toutes ces questions, car dans la salle un brouhaha général se

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fit entendre, suivi d'applaudissements, tandis que monsieur Drieux, l'adjoint du capitaine en charge des passagers, criait de façon assourdissante dans le porte-voix : " Ainsi, mesdames et messieurs, le grand prix de notre loterie revient à la cabine numéro 18 ! " Jusqu'à cet instant, tellement absorbé par la mystérieuse serviette en papier, je n'avais absolument pas prêté attention à ce qui se passait dans la salle.

Or, apparemment, on avait cessé de danser depuis un certain temps et l'on avait procédé au tirage de la loterie de bienfaisance " Sauvons les femmes déchues " (je vous ai parlé de cette stupide initiative dans ma lettre du 3

avril). Mon sentiment à l'égard des ouvres caritatives et des femmes déchues vous étant bien connu, je m'abstiendrai de tout commentaire.

L'annonce solennelle produisit sur mon jeune interlocuteur un effet bizarre : il grimaça douloureusement et rentra la tête dans ses épaules.

Tout d'abord je m'étonnai, mais sitôt après, je me rappelai que mister Fandorine occupait justement la cabine 18. Rendez-vous compte, le sort était tombé sur lui !

" Cela devient insupportable, balbutia l'heureux élu en bégayant plus qu'à

son habitude. Je crois que je vais aller faire un tour. " Sur quoi il commença à reculer en direction de la sortie, mais Mrs Kléber lança d'une voix sonore : " C'est monsieur Fandorine de notre salon ! Il est là-bas, messieurs ! En habit blanc avec un oillet rouge ! Monsieur Fandorine, o˘

partez-vous donc ? Vous avez gagné le grand prix ! "

Tous se tournèrent vers le diplomate et redoublèrent d'applaudissements, tandis que quatre stewards traversaient déjà la salle en portant une horloge de

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parquet d'une rare laideur, représentant Big Ben. C'était un véritable objet d'horreur en chêne sculpté, d'une fois et demie la hauteur d'un homme et pesant quatre stones au bas mot. Je crus voir passer dans les yeux de mister Fandorine quelque chose ressemblant à de l'horreur. Ce dont je ne saurais le bl‚mer.

La poursuite de notre conversation étant impossible, je regagnai mes pénates afin d'écrire cette lettre.

Je sens poindre de terribles menaces, le noud se resserre autour de moi.

Mais n'espérez pas, messieurs mes persécuteurs, m'attraper sans coup férir !

Il est tard, je dois aller mesurer les coordonnées. Au revoir, ma chère, tendre, adorée Emily,

Celui qui vous aime ardemment Reginald Milford-Stoakes 176

Renata Kléber

Renata guetta le Cabot (elle avait ainsi baptisé pépé Gauche après qu'il eut révélé quel genre de personnage il était) près de sa cabine. A en juger par sa mine chiffonnée et ses cheveux gris ébouriffés, le commissaire sortait de sa sieste. Visiblement, il s'était jeté sur son lit juste après déjeuner et avait dormi jusqu'au soir.

Saisissant prestement le policier par la manche, Renata se haussa sur la pointe des pieds et l‚cha tout de go :

- J'en ai de belles à vous raconter ! Le Cabot la regarda d'un air scrutateur, croisa les bras sur sa poitrine et dit d'un ton mauvais :

- Je vous écouterai avec grand intérêt. Il était depuis longtemps dans mon intention de bavarder un peu avec vous, madame.

Le ton employé mit vaguement Renata sur ses gardes, mais elle décida que ce n'était pas bien grave, le Cabot avait seulement une indigestion, à moins qu'il n'ait fait un mauvais rêve.

- J'ai fait tout votre travail, se vanta Renata avant de regarder des deux côtés pour s'assurer que personne ne les épiait. Entrons plutôt dans votre cabine, personne ne viendra nous y déranger.

Le logis du Cabot était parfaitement tenu : au milieu de la table trônait le célèbre dossier noir, à côté se trouvaient une pile de papiers bien rangés et des crayons soigneusement taillés. Renata laissa errer un regard curieux dans la pièce, remarqua une brosse à chaussures près d'une boîte de cirage noir ainsi que des faux cols séchant sur une corde.

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Radin, le moustachu, il cire lui-même ses bottines et fait sa petite lessive, tout cela pour ne pas avoir à donner de pourboire à la femme de chambre.

- Eh bien, allez-y, dites ce que vous avez à dire, grommela avec irritation le Cabot, indisposé par l'indiscrétion de Renata.

- Je sais qui est l'assassin, annonça-t-elle fièrement.

Cette nouvelle ne produisit pas sur le policier l'effet attendu. Il soupira et demanda :

- Et c'est qui ?

- Vous êtes aveugle ou quoi ? Pourtant cela crève les yeux ! (Renata leva les bras en l'air et s'assit dans le fauteuil.) Tous les journaux ont écrit que le crime était le fait d'un cinglé. Aucun individu normal n'irait commettre une telle extravagance, pas vrai ? Et maintenant, passez en revue tous les gens qui sont à notre table. Evidemment, cela fait un bel échantillonnage, rien que des emmerdeurs et des affreux, mais il n'y a qu'un seul cinglé.

- Vous faites allusion au baronet ? demanda le Cabot.

- «a y est, vous avez fini par comprendre, dit Renata en hochant la tête d'un air affligé. Pourtant, c'était clair comme de l'eau de roche. Vous n'avez pas remarqué ces yeux quand il me regarde ? Une vraie bête sauvage, un monstre ! J'ai peur de marcher seule dans les couloirs. Je l'ai croisé

hier dans l'escalier, alors qu'il n'y avait pas ‚me qui vive à proximité.

Mon sang n'a fait qu'un tour ! (Elle posa sa main sur son ventre.) Voilà un bout de temps que je l'observe. Chez lui, la lumière reste allumée toute la nuit, mais ses rideaux sont bien fermés. Hier, il restait une minuscule fente. Depuis le pont

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j'ai jeté un coup d'oeil à l'intérieur : il était debout au milieu de sa cabine, à gesticuler, à faire des grimaces effrayantes, à menacer quelqu'un du doigt. Un vrai cauchemar ! Plus tard, pendant la nuit, une migraine m'a prise et je suis sortie prendre l'air. Soudain, qu'est-ce que je vois ? A l'arrière du bateau était assis notre cinglé, la tête levée vers le ciel, en train de regarder la lune à travers un machin en fer. C'est alors que ça m'a sauté aux yeux ! (Renata se pencha en avant et se mit à chuchoter :) La lune. Elle était pleine, toute ronde. C'est ça qui lui fait perdre la boule. C'est un de ces maniaques chez qui la pleine lune éveille des instincts sanguinaires. J'ai lu des choses à propos de ces gens-là ! Mais qu'est-ce que vous avez à me regarder comme si j'étais une gourde ? Vous avez jeté un coup d'oil au calendrier ? (L'air triomphant, Renata sortit un petit calendrier de son réticule.) Tenez, admirez, j'ai vérifié. Le 15

mars, la nuit o˘ dix personnes ont été assassinées rue de Grenelle, c'était justement la pleine lune. Voyez, c'est écrit noir sur blanc : pleine lune.

Le Cabot regarda, mais sans grande conviction.

- Mais qu'est-ce que vous avez à écarquiller les yeux comme un hibou ! se f

‚cha Renata. Vous vous rendez compte que cette nuit ce sera encore la pleine lune ! Pendant que vous serez en train de vous prélasser, il va de nouveau perdre la boule et trucider quelqu'un d'autre. Et je sais même qui : moi. Il me déteste. (Sa voix trembla de manière hystérique.) Tout le monde en veut à ma vie, sur ce fichu bateau ! D'abord c'est un Africain qui se jette sur moi, ensuite c'est cet Asiate qui me lorgne en contractant les m‚choires, et maintenant c'est au tour de ce baronet complètement timbré !

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Le Cabot riva sur Renata un regard pesant et fixe, et elle agita sa main devant son nez :

- Hé ! Monsieur Gauche ! Vous dormez ou quoi ?

Le vieux la saisit fermement par le poignet, repoussa sa main et dit d'un ton sévère :

- Eh bien voilà, ma chère. Assez joué les idiotes. Je fais mon affaire du baronet, mais vous, parlez-moi plutôt de votre seringue. Et ne finassez pas, dites la vérité ! rugit-il de telle façon que Renata rentra la tête dans les épaules.

Pendant tout le dîner, elle resta à contempler son assiette. Elle toucha à

peine au sauté d'anguilles, alors qu'elle mangeait toujours d'un excellent appétit. Ses yeux étaient rouges, gonflés. De temps à autre ses lèvres tremblotaient imperceptiblement.

Le Cabot, en revanche, arborait un air paisible et débonnaire. Il jetait de fréquents coups d'oil à Renata. Toutefois, s'il n'était pas dénué de sévérité, son regard n'était pas hostile mais plutôt paternel. Il n'était pas aussi terrible qu'il voulait le paraître, le commissaire Gauche.

- «a en impose, dit-il en regardant avec envie la pendule en forme de Big Ben, posée dans un coin du salon. Il y en a tout de même qui ont de la chance.

N'entrant pas dans la cabine de Fandorine, le monumental grand prix avait provisoirement été installé dans le Windsor. La tour de chêne faisait entendre un tic tac assourdissant, cliquetait, grognait et à chaque heure égrenait son tocsin si furieusement que, n'étant pas encore habitués, 180

tous sursautaient de frayeur. Et, au petit déjeuner, quand, avec dix minutes de retard, Big Ben avait annoncé qu'il était neuf heures, la femme du docteur avait failli avaler sa petite cuillère. De plus, la tour était de toute évidence trop étroite sur sa base, si bien qu'à chaque forte vague elle se mettait à vaciller dangereusement. C'était comme maintenant : dès que le vent avait fraîchi et qu'aux fenêtres grandes ouvertes les rideaux blancs avaient commencé à onduler, Big Ben s'était sérieusement mise à

grincer de partout.

Ayant apparemment pris l'enthousiasme sincère du commissaire pour de l'ironie, le Russe entreprit de se justifier :

- Je leur ai p-proposé de donner également la pendule aux femmes déchues, mais monsieur Drieux est resté inflexible. Je jure devant le Christ, Allah et Bouddha qu'à notre arrivée à Calcutta je me ferai un p-plaisir d'oublier cette horreur sur le bateau. Personne ne m'imposera cette vision de cauchemar !

Il lança un coup d'oil inquiet au lieutenant Rey-nier, qui, diplomate, garda le silence. Cherchant un appui, Fandorine se tourna vers Renata, mais, pour toute réponse, celle-ci le regarda en dessous d'un air sévère.

Primo, elle était de mauvaise humeur et, secundo, depuis quelque temps le diplomate n'avait plus ses faveurs.

Et à cela il y avait de bonnes raisons.

Tout avait commencé lorsque Renata avait remarqué la façon dont la souffreteuse Mrs Truffo renaissait à vue d'oil sitôt qu'elle se trouvait à

proximité du mignon diplomate. Or, de toute évidence, monsieur Fandorine appartenait à cette

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race répandue des séducteurs patentés, capables de déceler un attrait chez n'importe quel laideron, sans en dédaigner aucun. En principe, Renata éprouvait du respect pour cette catégorie d'hommes, et l'on peut même dire qu'ils ne la laissaient pas indifférente. Elle aurait été terriblement curieuse de savoir quelle étincelle de charme le joli brun aux yeux bleus avait bien pu débusquer chez l'insipide femme du docteur. Mais le fait qu'il éprouv‚t pour elle un certain intérêt ne faisait aucun doute.

quelques jours plus tôt, Renata avait été témoin d'une saynète amusante, jouée par deux acteurs : Mrs Truffo (dans le rôle de la femme fatale) et monsieur Fandorine (dans le rôle du perfide séducteur). L'auditoire se composait en tout et pour tout d'une jeune femme (d'un rare attrait, quoique dans une situation intéressante), dissimulée derrière le haut dossier de sa chaise longue et épiant la scène dans le reflet de son miroir de poche. Lieu de l'action : la dunette. Moment de l'action : un coucher de soleil romantique. La pièce était jouée en anglais.

La femme du docteur aborda le diplomate avec la légèreté d'éléphant propre à l'art de la séduction britannique (les deux personnages se tenaient près du bastingage, de profil par rapport à la chaise longue mentionnée plus haut). Comme il se doit, Mrs Truffo commença par le temps qu'il faisait.

" Ici, dans ces contrées du Sud, le soleil est terriblement vif ! bêla-t-elle avec fougue.

- Oh oui, répondit Fandorine. En Russie, à cette p-période de l'année, la neige n'a pas encore fondu, alors qu'ici la température monte jusqu'à

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trente-cinq degrés Celsius, et à l'ombre encore, au soleil il fait encore plus chaud. "

Maintenant qu'elle s'était sortie avec succès du préambule, Mrs Gueule de Chèvre s'estima en droit de passer à un sujet plus intime :

" C'est simple, je ne sais pas o˘ me mettre ! avoua-t-elle avec la réserve convenant au sujet. Ma peau est si claire ! Cet insupportable soleil m'abîme le teint, sans compter qu'il pourrait bien me gratifier de méchantes taches de rousseur.

- Moi-même, je suis très p-préoccupé par ce problème des taches de rousseur, répondit le Russe de son air le plus sérieux. Mais j'ai fait preuve de prévoyance en prenant avec moi une lotion à base d'un extrait de camomille turque. Vous voyez, mon bronzage est uniforme et je n'ai pas la moindre tache de rousseur. "

Et le serpent tentateur d'approcher son joli minois de l'honorable dame.

La voix de Mrs Truffo trembla, traîtresse :

" Effectivement, pas une seule tache de rousseur... Seuls vos cils et vos sourcils sont légèrement décolorés. Vous avez un merveilleux épithélium, mister Fandorine, tout simplement merveilleux ! "

«a y est, il va l'embrasser, prédit Renata en voyant l'épithélium du diplomate séparé d'à peine cinq centimètres de la face rougeoyante de son interlocutrice.

Elle prédit, et se trompa.

Fandorine s'écarta et dit :

" Epithélium ? Vous vous y entendez en physiologie ?

- Un peu, répondit modestement Mrs Truffo. Avant mon mariage j'avais quelques liens avec la médecine.

183

- Vraiment ! Comme c'est intéressant ! Il faut absolument que vous me racontiez cela ! "

Malheureusement, Renata ne put regarder le spectacle jusqu'au bout. Une dame de sa connaissance vint s'asseoir à ses côtés, et elle dut renoncer à

son observation.

Toutefois, l'offensive maladroite de l'autre idiote piqua l'orgueil de Renata. Pourquoi n'expérimenterait-elle pas ses charmes sur le séduisant jeune ours russe ? Il va de soi, exclusivement oui ofspor-ting interestl et également pour ne pas perdre ces bonnes habitudes indispensables à toute femme qui se respecte. Renata n'avait que faire des ardeurs de l'amour. A vrai dire, dans sa situation actuelle, les hommes ne lui inspiraient rien, sinon du dégo˚t.

Pour faire passer le temps (Renata disait " pour activer la navigation "), elle élabora un plan simple. Petites manouvres navales sous le nom de code

" Chasse à l'ours ". En fait, les hommes s'apparentaient plus à la famille des canidés. Comme chacun le sait, ce sont des êtres primitifs, et ils se divisent en trois groupes principaux : les chacals, les chiens de berger, les m‚tins. A chaque type correspond une approche particulière.

Le chacal se nourrit de charogne, c'est-à-dire qu'il préfère les proies faciles. Les hommes de ce type sont adeptes du moindre effort.

C'est pourquoi, dès son premier tête-à-tête avec Fandorine, Renata commença à se plaindre de monsieur Kléber, un assommant banquier qui ne pense qu'aux chiffres, un raseur qui se soucie

1. Pour l'amour du sport.

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comme d'une guigne de sa jeune femme. Là, même le plus abruti aurait compris : voilà une femme qui se morfond dans le désouvrement et l'ennui.

Elle est capable de mordre à n'importe quel hameçon, même s'il n'y a rien dessus.

Cela ne marcha pas. Renata eut le plus grand mal à se sortir d'une longue série de questions très précises concernant la banque o˘ travaillait son mari.

Puisque c'était comme ça, Renata décida de poser un piège au chien de berger. Ce type d'hommes adore les femmes faibles et sans défense. Ils n'aspirent qu'à une seule chose, vous protéger et vous défendre. Une excellente catégorie, très utile et facile d'utilisation. L'essentiel étant ici de ne pas forcer sur le côté maladif - les hommes se méfient des femmes souffreteuses.

A deux reprises, Renata défaillit à cause de la chaleur et s'appuya avec gr

‚ce sur l'épaule vigoureuse de son cavalier et protecteur. Une autre fois, elle ne put ouvrir la porte de sa cabine, sa clé était bloquée dans la serrure. Le soir, au bal, elle demanda à Fandorine de la protéger d'un commandant de cavalerie éméché (et parfaitement inoffensif).

Le Russe offrit aimablement son épaule, ouvrit la porte, repoussa l'officier de la manière qui convenait. Pour autant, le gredin ne manifesta pas le moindre signe de tendre inclination.

Est-ce possible qu'il soit de la race des m‚tins ? s'étonna Renata. A le voir, on ne dirait pas.

Les hommes de cette troisième catégorie étaient les moins compliqués et se montraient totalement dépourvus d'imagination. Seul un geste ouverte-185

ment provocant, comme une cheville découverte par mégarde, était à même de les faire réagir. D'un autre côté, nombreux étaient les grands hommes et les sommités de la culture qui se rattachaient à cette catégorie, si bien que cela valait le coup d'essayer.

Avec les m‚tins, inutile de finasser. Renata demanda au diplomate de passer la voir à midi précise. Elle lui montrerait ses aquarelles (lesquelles n'avaient jamais existé). A midi moins une, la chasseresse était déjà

devant son miroir, en chemise et culotte.

Entendant frapper à la porte, elle cria :

- Mais entrez donc, vite, j'en ai assez de vous attendre !

Fandorine entra et se figea sur le seuil. Renata, sans se retourner, lui présenta son arrière-train et cambra avantageusement son dos nu. Déjà, les sages beautés du dix-huitième siècle avaient découvert que ce qui produisait le plus d'effet sur les hommes n'était pas un décolleté jusqu'au nombril mais une nuque découverte et un dos nu. Apparemment, la vue d'une épine dorsale vulnérable réveille, chez les m‚les humains, un instinct carnassier.

Manifestement, le diplomate n'échappait pas à la règle : il resta immobile, regarda, ne se tourna pas. Satisfaite de son effet, Renata dit d'un ton capricieux :

- Enfin, Jenny, qu'attendez-vous ? Venez m'aider à passer ma robe.

J'attends un invité de marque d'une minute à l'autre.

Comment aurait agi tout homme normal dans pareille situation ?

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Le plus hardi se serait avancé en silence et aurait embrassé les tendres boucles sur son cou.

L'homme entre les deux, disons mi-figue, mi-raisin, lui aurait tendu sa robe en ricanant timidement.

Dans les deux cas, Renata aurait considéré sa chasse comme fructueuse.

Faussement confuse, elle aurait mis l'effronté à la porte et il aurait alors perdu pour elle toute espèce d'intérêt. Mais la conduite de Fandorine échappa à toute norme.

- Ce n'est pas Jenny, dit-il d'une voix odieusement calme. C'est moi, Eraste Fandorine. Je vais p-patienter dehors, le temps que vous vous habilliez.

Bref, soit il était un des rares représentants de la race des individus réfractaires à toute séduction, soit il s'agissait d'un pervers inavoué.

Dans ce deuxième cas, les petites Anglaises se donnaient du mal pour rien.

Pourtant, l'oil acéré de Renata n'avait découvert chez ce spécimen aucun signe caractéristique de perversité. Si ce n'était une étrange tendance à

s'isoler en compagnie du Cabot.

Mais laissons ces enfantillages. Renata avait des raisons autrement plus sérieuses d'être de mauvaise humeur.

Au moment précis o˘, enfin, elle se décida à remuer son sauté refroidi du bout de sa fourchette, les portes s'ouvrirent avec fracas, et le professeur binoclard fit irruption dans le salon. Il avait toujours quelque chose qui clochait - tantôt sa veste était boutonnée de travers, tantôt ses lacets étaient défaits - et, pour l'heure, il avait tout d'un épou-187

vantail : barbichette hirsute, cravate de guingois, yeux exorbités, bretelle dépassant de sous sa veste. Visiblement, il lui était arrivé

quelque chose de très inhabituel. Renata oublia instantanément sa déconvenue et fixa avec curiosité l'épouvantail savant.

Sweetchild ouvrit les bras tel un danseur étoile

et cria :

- Eurêka, messieurs ! L'énigme du Rajah d'Emeraude est résolue !

- Oh no, gémit Mrs Truffo. Not againl !

- Désormais, tout est à sa place ! déclara le professeur en se lançant dans des explications embrouillées. J'avais pourtant été au palais, comment cela ne m'est-il pas venu plus tôt à l'esprit ? ! Je n'arrêtais pas de me creuser la tête, de tourner autour du pot, mais ça ne collait pas ! A Aden, j'ai reçu un télégramme d'un ami qui travaille au ministère français de l'Intérieur. Il a confirmé mes suppositions, mais néanmoins je n'arrivais toujours pas à comprendre pourquoi l'oil et, surtout, qui cela pouvait-il être ? Enfin si, en gros j'avais compris qui, mais comment ? De quelle façon ? Et brusquement, cela vient de me sauter aux yeux ! (Il s'approcha à grands pas de la fenêtre. Soulevé par le vent, le rideau l'enveloppa d'un linceul blanc, que le professeur repoussa d'un geste impatient.) Je nouais ma cravate, debout devant la fenêtre de ma cabine. Je regardais les vagues. Crête après crête, jusqu'à l'horizon. Et soudain, l'étincelle ! Et tout s'est agencé : l'histoire du foulard, le fils du rajah ! Le reste est un pur travail de routine. Il suf-1. Oh non ! Vous n'allez pas recommencer !

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fit de consulter les listes de l'Ecole maritime, la solution est là !

- Je ne comprends rien, ronchonna le Cabot. Un vrai délire. Maritime, maritime...

- Mais si, justement, il y a là quelque chose de très, très intéressant !

s'exclama Renata. J'adore déchiffrer les énigmes. Seulement, professeur, cher ami, ça ne peut pas marcher comme ça. Asseyez-vous à table, terminez votre vin, reprenez votre souffle et racontez-nous tout dans l'ordre, calmement et clairement. Et surtout, en commençant par le début et non par la fin. Vous êtes un si merveilleux conteur ! Mais d'abord, que quelqu'un m'apporte mon ch‚le, sinon je vais prendre froid avec ce courant d'air.

- Tenez, je vais fermer la fenêtre du côté d'o˘ vient le vent, et le courant d'air cessera immédiatement, proposa Sweetchild. Vous avez raison, madame, mieux vaut tout reprendre dans l'ordre.

- Non, il ne faut pas fermer, on va étouffer. Mais enfin, messieurs, fit Renata de sa voix vibrante et capricieuse, qui va chercher mon ch‚le dans ma cabine ? Voici la clé. Monsieur le baronet !

Le rouquin fou, comme de bien entendu, ne remua pas d'un pouce. En revanche, Reynier bondit de sa chaise.

- Professeur, je vous en supplie, ne commencez pas sans moi ! demanda-t-il.

Je reviens tout de suite.

- And l'il go get my knitting ', soupira la femme du docteur.

1. Et moi, je vais aller chercher mon tricot.

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Elle fut de retour la première, et aussitôt l'on entendit le bruit régulier des aiguilles maniées avec habileté. Elle fit un signe de la main à son mari, signifiant qu'il pouvait s'abstenir de traduire.

quant à Sweetchild, il se préparait à savourer son triomphe. Il avait apparemment décidé de tenir compte de la recommandation de Renata et s'apprêtait à exposer ses découvertes en ménageant au mieux ses effets.

Autour de la table régnait le plus complet silence, tous regardaient l'orateur, attentifs à chacun de ses gestes.

Sweetchild trempa les lèvres dans son vin rouge et se mit à arpenter le salon. Puis il s'immobilisa dans une pose thé‚trale et, se tenant de profil par rapport à l'auditoire, il commença :

- Je vous ai déjà parlé de ce jour inoubliable o˘ Bagdassar m'invita au palais de Brahmapur. C'était il y a un quart de siècle, mais je me souviens très précisément de tout, jusqu'aux moindres détails. La première chose qui me frappa fut le palais lui-même. Sachant que Bagdassar était un des hommes les plus riches de la terre, je m'attendais à découvrir le luxe oriental dans toute son ampleur. Rien de tout cela ! Les b‚timents constituant le palais étaient somme toute modestes, sans aucune recherche ornementale. Je pensai alors que cet engouement pour les pierres précieuses, qui dans cette famille se transmettait de père en fils, avait occulté toute autre passion jugée vaine. Pourquoi dépenser de l'argent à édifier des murs de marbre quand, pour la même somme, on pouvait acquérir un saphir ou un diamant de plus ? Trapu, ne payant pas de mine, le palais de Brahmapur 190

était semblable au coffret de terre cuite à l'intérieur duquel était gardé

ce fabuleux condensé d'indescriptible éclat. Aucun marbre et aucun alb‚tre n'aurait de toute façon pu rivaliser avec la lumière aveuglante des pierreries.

Le professeur but une autre gorgée de vin en prenant un air rêveur.

Reynier reparut, tout essoufflé, posa respectueusement son ch‚le sur les épaules de Renata et resta debout près d'elle.

- quel marbre, quel alb‚tre ? demanda-t-il à voix basse.

- C'est à propos du palais de Brahmapur, mais ne m'empêchez pas d'écouter, fit la jeune femme avec un mouvement impatient du menton.

- L'agencement intérieur du palais était également des plus simples, dit Sweetchild, poursuivant son récit. Au cours des siècles, les salles et les chambres avaient maintes fois été remaniées et, du point de vue historique, seul me parut intéressant le niveau supérieur, composé de quatre salles, dont chacune était orientée vers un des points cardinaux. Ces salles étaient jadis des galeries ouvertes sur l'extérieur, mais, au siècle passé, elles avaient été vitrées. A la même période, les murs avaient été décorés de fresques absolument étonnantes, représentant les montagnes qui encerclaient la vallée. Le paysage était rendu avec un réalisme stupéfiant, au point qu'on aurait dit que les montagnes se reflétaient dans une glace.

Sous l'angle philosophique, cette impression de miroir devait symboliser la dualité de toute chose et...

quelque part, tout près, la cloche du bateau se mit à sonner de façon inquiétante, des cris se firent

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entendre, une femme poussa des hurlements désespérés.

- Seigneur, l'alerte à l'incendie ! s'écria le lieutenant en se précipitant vers la porte. Il ne manquait plus que ça !

Tous s'élancèrent à sa suite tel un troupeau.

- What's happening ? interrogea vainement Mrs Truffo, affolée. Are we boarded by piratesl ?

Renata resta un instant clouée à sa chaise, la bouche ouverte, puis elle poussa un hurlement éperdu. Elle agrippa fermement le pan de veste du commissaire, l'empêchant de s'enfuir avec les autres.

- Monsieur Gauche, ne m'abandonnez pas ! implora-t-elle. Je sais ce qu'est un incendie sur un bateau, je l'ai lu quelque part ! Tous vont se jeter sur les canots de sauvetage et commencer à se piétiner les uns les autres, et moi, faible femme enceinte, ils vont à tout coup m'évincer ! Promettez de vous occuper de moi !

- Mais enfin, quels canots de sauvetage ? grommela le vieux d'une voix troublée. C'est quoi, cette ineptie ? On m'a dit que le Léviathan possédait un système infaillible de protection contre l'incendie et qu'il avait même son propre chef des pompiers. Et ne tremblez pas comme ça, tout ira bien.

Il essaya de se dégager, mais Renata se cramponnait avec obstination à sa veste et claquait des dents.

- L‚che-moi, petite, dit affectueusement le Cabot. Je ne vais pas m'envoler. Je veux seulement aller à la fenêtre, jeter un coup d'oil sur le pont.

1. que se passe-t-il ? Nous sommes attaqués par des pirates ?

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Mais non, les doigts de Renata refusaient de se desserrer.

Toutefois, il apparut bientôt que le commissaire avait raison. Deux ou trois minutes plus tard, dans le couloir, résonnèrent des pas sans h‚te et un brouhaha de voix, puis, un à un, les windsoriens regagnèrent le salon.

Ils ne s'étaient pas encore remis de leur frayeur et, pour cette raison, riaient beaucoup et parlaient plus fort qu'à l'accoutumée.

Les premiers à entrer furent Clarice Stamp, le couple Truffo et Reynier, le visage tout rouge.

- C'est un incident complètement stupide, déclara le lieutenant. quelqu'un a jeté un cigare mal éteint dans la poubelle, o˘ se trouvait un vieux journal. Le feu s'est propagé à la portière, mais des matelots étaient sur leur garde, ils ont eu raison des flammes en une minute... Mais, à ce que je vois, vous étiez tous fin prêts pour le naufrage, plaisanta-t-il avec un regard plus appuyé à Clarice.

Cette dernière tenait dans ses mains son porte-monnaie et une bouteille d'orangeade.

- L'orangeade, d'accord, pour ne pas mourir de soif au milieu des flots, supputa Reynier. Mais pourquoi un porte-monnaie ? Il n'aurait pas pu vous servir à grand-chose dans le canot.

Renata eut un ricanement hystérique, tandis que miss Vieille Fille, gênée, posait la bouteille sur la table.

Le docteur et sa femme étaient eux aussi équipés de pied en cap : mister Truffo avait eu le temps de prendre le sac contenant ses instruments médicaux, tandis que sa femme serrait une couverture sur sa poitrine.

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- Nous sommes dans l'océan Indien, madame, vous ne risquiez guère d'avoir froid, dit Reynier d'un air sérieux.

Mais, ne comprenant pas, la chèvre se contenta d'un hochement de tête ahuri.

Le Japonais fit alors son apparition, muni d'un petit baluchon bariolé. que pouvait-il bien avoir là-dedans ? Un nécessaire de voyage pour se faire hara-kiri ?

Le Toqué entra, les cheveux ébouriffés, un coffret à la main. Un de ces coffrets renfermant habituellement tout ce qu'il faut pour écrire.

- A qui comptiez-vous donc écrire, monsieur Milford-Stoakes ? Ah oui, je comprends ! Lorsque miss Stamp aurait terminé son orangeade, vous auriez mis une lettre dans la bouteille vide et l'auriez jetée à la mer, continua de plaisanter le lieutenant, que l'évident soulagement portait à l'excès.

Toute l'équipe était maintenant au complet, à l'exception du professeur et du diplomate.

- Monsieur Sweetchild est sans doute en train d'empaqueter ses travaux scientifiques, et monsieur le Russe de mettre en route son samovar pour un ultime petit thé, fit Renata, gagnée par l'humeur enjouée du lieutenant.

Et quand on parle du loup... Le Russe entra et s'immobilisa près de la porte. Son beau visage plus sombre qu'une nuée d'orage.

- Eh bien, monsieur Fandorine, vous avez décidé de prendre votre prix avec vous dans le canot de sauvetage ? le titilla Renata.

Tous partirent à rire, mais le Russe n'apprécia pas la plaisanterie (au demeurant très spirituelle).

- Commissaire Gauche, dit-il doucement. Si cela ne vous dérange pas, veuillez, s'il vous plaît, sortir dans le couloir. Et vite.

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Chose curieuse, en prononçant ces mots, le diplomate ne bégaya pas une seule fois. Le choc nerveux l'aurait-il guéri ? Ce sont des choses qui arrivent.

Renata était sur le point de lancer une plaisanterie à ce propos, mais elle se mordit la langue. Il ne fallait peut-être pas trop exagérer.

- Pourquoi cette précipitation ? demanda le Cabot, mécontent. Encore des messes basses. Plus tard, jeune homme, plus tard. Je veux d'abord écouter le professeur jusqu'au bout. Mais o˘ diable se cache-t-il ?

Le Russe regardait le commissaire d'un air insistant. Puis, ayant compris que le vieil entêté n'avait pas la moindre intention d'aller dans le couloir, il haussa les épaules et dit laconiquement :

- Le professeur ne viendra pas. Gauche fronça les sourcils :

- Et pourquoi donc ?

- Comment cela, il ne viendra pas ? s'insurgea Renata. Mais il s'est arrêté

au moment le plus intéressant ! Ce n'est pas juste !

- Monsieur Sweetchild vient d'être assassiné, déclara sèchement le diplomate.

- quoi ? ! rugit le Cabot. Assassiné ? ! Comment cela, assassiné ? !

- Avec un scalpel, je suppose, répondit le Russe avec un sang-froid surprenant. Sa gorge a été tranchée avec une exceptionnelle précision.

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Commissaire Gauche

- quand va-t-on enfin nous laisser descendre à terre ? demanda plaintivement madame Kléber. Tous les autres sont déjà en train de se promener dans Bombay, et nous, nous restons là, assis, assis...

Les rideaux aux fenêtres étaient tirés, car le soleil, en arrivant à son zénith, avait chauffé le pont et rendu l'air incandescent. En dépit de la chaleur étouffante qui régnait dans le Windsor, tous restaient patiemment à

leur place, dans l'attente du dénouement.

Gauche sortit sa montre de son gousset - une gratification, ornée du profil de Napoléon III - et répondit de façon nébuleuse :

- Bientôt, mesdames et messieurs. Je vous l‚cherai bientôt. Mais pas tous.

Lui seul savait ce qu'il attendait : l'inspecteur Jackson et ses hommes étaient en train de procéder à la perquisition. L'arme du crime gisait sans doute au fond de l'océan, mais il pouvait rester des preuves. Il devait en rester. Certes, les preuves indirectes auraient pu suffire, mais des preuves directes valaient toujours mieux. Il était grand temps que Jackson se montre-Le Léviathan avait accosté à Bombay alors que le jour se levait.

Depuis la veille au soir, tous les windsoriens étaient restés consignés dans leur cabine. A l'arrivée au port, Gauche s'était entretenu avec les représentants des autorités, il leur avait fait part de ses conclusions et demandé leur soutien. Aussitôt, on lui avait envoyé Jackson avec une équipe de constables. Allez, Jackson, remue-toi,

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s'était dit Gauche, activant mentalement l'inspecteur, trop lent à son go˚t. Après une nuit sans sommeil, il avait la tête comme un chaudron et l'estomac barbouillé. Mais son humeur n'était pas mauvaise : il avait démêlé l'écheveau et, cette fois, il en voyait le bout.

A huit heures et demie, après avoir tout réglé avec la police locale et pris le temps de passer au télégraphe, Gauche avait consigné tout le monde dans le Windsor, cela, afin de faciliter la perquisition. Il n'avait même pas épargné la femme enceinte, alors que celle-ci se trouvait à côté de lui au moment du crime et qu'elle n'avait donc en aucun cas pu égorger le professeur. Et maintenant, cela faisait plus de trois heures que le commissaire gardait ses prisonniers. Il s'était installé au point stratégique, dans un confortable fauteuil face à son client, tandis que, derrière la porte, invisibles depuis le salon, se tenaient deux policiers en armes.

Dans le salon, la conversation languissait, les prisonniers transpiraient et s'énervaient. De temps à autre, Reynier venait jeter un coup d'oil, adressait un signe de tête compatissant à Renata, puis repartait aussitôt à

ses occupations. Par deux fois le capitaine passa les voir, mais il ne dit rien, se contentant de foudroyer des yeux le commissaire. Comme si le père Gauche était pour quelque chose dans ce micmac !

A la table, la chaise vide du professeur faisait l'effet d'une dent arrachée. L'indianiste avait été débarqué et, pour l'heure, reposait dans la glacière de la morgue municipale de Bombay. En imaginant la pénombre et les blocs de glace, c'est tout

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juste si Gauche n'enviait pas le défunt. Il était tranquillement allongé, avec tous ses soucis derrière lui et sans un col détrempé pour lui taillader le cou... Le commissaire regarda le docteur Truffo, qui lui non plus n'avait pas l'air d'être à la fête : son visage basané ruisselait de sueur, et la furie anglaise était en permanence en train de chuchoter quelque chose à l'oreille du pauvre martyr.

- Pourquoi me regardez-vous comme ça, monsieur ? explosa Truffo, surprenant le regard du policier. qu'est-ce que vous avez à me fixer tout le temps ?

C'est exaspérant à la fin ! De quel droit ? Je peux m'enorgueillir de quinze années de bons et loyaux services... (Il était au bord du sanglot.) Tout cela à cause du scalpel, hein ? N'importe qui pouvait faire ça !

- Parce qu'on s'est effectivement servi d'un scalpel ? demanda craintivement mademoiselle Stamp.

Depuis tout le temps qu'ils étaient là, c'était la première allusion au drame.

- Oui, seul un excellent scalpel peut faire une entaille aussi nette, répondit Truffo, l'air furieux. J'ai examiné le corps. Manifestement, quelqu'un a attrapé Sweetchild par-derrière, lui a couvert la bouche avec une main, tandis que, de l'autre, il le saignait comme un porc. Le mur du couloir était éclaboussé de sang, à une hauteur légèrement supérieure à la taille d'un individu. Cela parce qu'on lui a tenu la tête en arrière...

- Un tel acte n'exige-t-il pas une force p-parti-culière ? demanda le Russe (encore un qui s'était découvert une vocation de criminaliste). Ou bien sa soudaineté était-elle suffisante ?

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Le docteur haussa les épaules, l'air abattu.

- Je l'ignore, monsieur. Je n'ai jamais essayé.

Ah, enfin ! La porte s'entrouvrit, et dans l'embrasure apparut la silhouette efflanquée de l'inspecteur. D'un doigt il fit signe à Gauche de venir, mais celui-ci s'était déjà extirpé de son fauteuil en gémissant.

Dans le couloir, une heureuse surprise attendait le commissaire. Tout s'arrangeait à merveille ! Rigueur, efficacité... du travail d'artiste. Et maintenant, direct aux assises. Il n'y aurait pas un seul avocat pour démolir de pareilles preuves. Décidément, le vieux Gauche pouvait en remontrer à n'importe quel jeunot. quant à Jackson, bravo, il s'était bien débrouillé.

Ils revinrent à quatre dans le salon : le capitaine, Reynier, Jackson, et Gauche qui fermait la marche. Il se sentait si bien en cet instant qu'il se mit à fredonner une chanson. Sa douleur à l'estomac avait presque disparu.

- Eh bien, voilà qui est terminé, mesdames et messieurs, annonça joyeusement Gauche en allant se placer au beau milieu du salon.

Il croisa ses mains dans le dos et se balança légèrement sur ses talons.

C'était tout de même bien agréable de se sentir quelqu'un d'important, et même, dans une certaine mesure, maître des destinées. Le chemin avait été

long et difficile, mais il avait vaincu. Restait le plus agréable.

- Le père Gauche a d˚ pas mal casser sa tête chenue, mais on a beau brouiller les pistes, le vieux flic flaire quand même la tanière du renard.

En tuant le professeur Sweetchild, le criminel s'est définitivement dévoilé, c'était un acte désespéré.

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Mais je pense que, lors de son interrogatoire, l'assassin aura encore beaucoup à m'apprendre, à propos du foulard indien et de bien d'autres choses encore. Au fait, je tiens à remercier monsieur le diplomate russe qui, par certaines de ses remarques et questions, m'a inconsciemment aidé à

prendre la bonne direction.

En cet instant de triomphe, Gauche pouvait se permettre d'être magnanime.

Il fit un signe de tête condescendant à Fandorine. Celui-ci courba légèrement le buste sans rien dire. Ils étaient vraiment odieux, ces aristocrates, avec leurs simagrées. Ils avaient de la morgue à revendre, mais impossible de leur tirer une parole humaine.

- Je ne continuerai pas le voyage avec vous. Comme on dit, merci la compagnie, mais il ne faut pas abuser des bonnes choses. L'assassin descendra également à terre, après que je l'aurai remis ici même entre les mains de l'inspecteur Jackson.

L'assistance regarda avec intérêt l'escogriffe à la mine sombre qui gardait les deux mains dans ses poches.

- Je suis heureux que ce cauchemar soit derrière nous, dit le capitaine Cliff. Je sais que vous avez d˚ subir nombre de désagréments, mais maintenant tout est arrangé. Si vous le souhaitez, le steward en chef vous répartira dans d'autres salons. J'espère que la suite de votre voyage à

bord de notre Léviathan vous aidera à oublier cette pénible histoire.

- Cela m'étonnerait, répondit madame Kléber au nom de tous. Avec toutes ces contrariétés, notre croisière est définitivement g‚chée ! Mais ne nous faites pas languir, monsieur le commissaire, dites-nous vite qui est l'assassin.

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Le capitaine était sur le point d'ajouter quelque chose, mais Gauche leva la main en signe d'avertissement : c'était à lui de parler et à lui seul, il l'avait bien mérité.

- J'avoue qu'au début je vous soupçonnais tous. La procédure d'élimination a été longue et pénible. Je peux maintenant vous donner l'information la plus importante : près du cadavre de lord Littleby, nous avons retrouvé

l'emblème en or du Léviathan. Tenez, celui-ci, dit-il en tapotant l'insigne accroché à son revers. Cette petite chose appartient à l'assassin. Comme vous n'êtes pas sans le savoir, l'insigne en or a été remis exclusivement aux officiers supérieurs du navire et aux passagers de première classe. Les officiers ont été d'emblée exclus du cercle des suspects, car tous portaient leur emblème et aucun ne s'était présenté à la compagnie de navigation pour en réclamer un autre sous prétexte d'avoir perdu le premier. En revanche, quatre passagers ne l'avaient pas : mademoiselle Stamp, madame Kléber, monsieur Mil-ford-Stoakes et monsieur Aono. C'est donc ces quatre personnes que j'avais particulièrement à l'oil. Le docteur Truffo s'est retrouvé ici, parce que, étant médecin, il n'avait pas lieu de posséder l'insigne, Mrs Truffo, parce qu'on ne sépare pas les couples mariés, et monsieur le diplomate russe, parce qu'il est snob et craignait que le port de l'insigne ne lui donne l'air d'un portier.

Le commissaire alluma sa pipe et se mit à arpenter le salon.

- Je me dois ici de faire amende honorable. Au tout début j'ai soupçonné

monsieur le baronet, mais j'ai reçu à temps une information sur sa...

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situation et j'ai choisi une autre cible. Vous, madame, fit-il en se tournant vers mademoiselle

Stamp.

- J'avais remarqué, répliqua dignement cette dernière. Sinon que je n'arrivais vraiment pas à comprendre ce qui me rendait tellement suspecte.

- Vraiment ? s'étonna Gauche. Premièrement, tout indiquait que vous vous étiez récemment enrichie. Ce qui en soi est déjà suspect. Deuxièmement, vous avez menti en affirmant que vous n'aviez jamais mis les pieds à Paris.

Car, sur votre éventail, en lettres dorées, était écrit " Hôtel Ambassador ". Certes, vous avez cessé de vous montrer avec cet éventail, mais Gauche n'a pas les yeux dans sa poche. Il a immédiatement remarqué ce petit détail. Les grands hôtels offrent ce genre de babioles en souvenir à

leurs clients. Or Y Ambassador est justement situé rue de Grenelle, à cinq minutes à pied du lieu du crime. L'hôtel est chic, vaste, des foules de gens y séjournent, pourquoi mademoiselle Stamp fait-elle des cachotteries ?

me suis-je demandé. Il y a quelque chose de louche. Par ailleurs, cette Marie Sanfon me trottait dans la tête... (Le commissaire adressa à Clarice Stamp un sourire désarmant.) que voulez-vous, j'ai zigzagué, tourné en rond, mais j'ai fini par trouver la bonne piste, si bien qu'il ne faut pas trop m'en vouloir, mademoiselle.

C'est alors que Gauche remarqua que le baronet aux cheveux roux était devenu blanc comme un linge : sa m‚choire tremblait, ses petits yeux verts lançaient des regards assassins.

- C'est quoi exactement... ma " situation " ? demanda-t-il lentement en s'étouffant de rage. A quoi faites-vous allusion, monsieur le flic ?

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- Doucement, doucement, fit Gauche avec un geste apaisant. Avant tout, calmez-vous. Vous n'avez pas à vous inquiéter. Une situation ou une autre, qui cela regarde-t-il ? Je vous ai déjà dit que je vous avais retiré de ma liste de suspects. A propos, o˘ est votre insigne ?

- Je l'ai jeté, répondit sèchement le baronet, continuant de foudroyer des yeux le commissaire. C'est une horreur ! On dirait une sangsue ! Et en plus...

- Et en plus il ne seyait pas au baronet Milford-Stoakes de porter la même pacotille que n'importe quel nouveau riche, c'est ça ? fit remarquer le commissaire, perspicace. Encore un snob.

Apparemment, mademoiselle Stamp s'estimait également offensée :

- Commissaire, vous avez de manière fort pittoresque décrit en quoi ma personne était suspecte. Je vous en remercie, fit-elle, sarcastique, en tirant en avant son menton pointu. Mais vous avez tout de même fini par revenir à de meilleurs sentiments.

- A Aden, j'ai envoyé à la préfecture toute une série de questions par télégraphe. Je n'ai pas reçu les réponses tout de suite, car il fallait du temps pour réunir les informations, mais à Bombay plusieurs dépêches m'attendaient. L'une d'elles vous concernait, mademoiselle. Je sais maintenant que, depuis l'‚ge de quatorze ans, à la suite de la mort de vos parents, vous viviez à la campagne, chez une tante éloignée. Elle était riche mais avare. Elle avait fait de vous sa demoiselle de compagnie et vous menait la vie dure, en vous laissant pratiquement au pain sec et à

l'eau.

L'Anglaise piqua un fard. Visiblement, elle s'en voulait de sa remarque. Ce n'est encore rien, ma

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petite, pensa Gauche, c'est maintenant que tu vas pouvoir rougir.

- Il y a environ deux mois, la vieille meurt, et vous apprenez qu'elle vous a légué toute sa fortune. Rien d'étonnant à ce que, après tant d'années passées recluse, vous ayez eu envie d'aller voir ailleurs, de faire le tour du monde. Il est probable que vous ne connaissiez rien de la vie à part ce que vous en aviez lu dans les livres.

- Mais pourquoi a-t-elle caché le fait qu'elle soit allée à Paris ? demanda cavalièrement madame Kléber. Parce que son hôtel se trouvait dans la rue o˘

un tas de gens avaient été assassinés ? Elle avait peur d'être soupçonnée, c'est ça ?

- Non, répondit Gauche avec un sourire malicieux. La question n'est pas là.

Devenue subitement riche, mademoiselle Stamp a fait ce qu'aurait fait n'importe quelle femme à sa place : elle est partie visiter Paris, capitale du monde. La Ville Lumière avec ses merveilles, ses magasins à la dernière mode et, disons... ses aventures romantiques.

L'Anglaise serra les mains nerveusement, son regard se fit implorant, mais il n'était déjà plus possible d'arrêter Gauche. Il allait lui apprendre, à

cette fichue milady, à jouer les fiers-à-bras avec un commissaire de la police parisienne.

- Et pour ce qui est du romantisme, madame Stamp a été g‚tée. A l'hôtel Ambassador elle fit la connaissance d'un galant cavalier, incroyablement beau, répertorié dans le fichier de la police sous le surnom de " Vampire

". Un individu connu pour se spécialiser dans les riches étrangères d'‚ge m˚r. Ce fut une explosion de passion fulgurante qui, comme toujours avec le Vampire, se termina sans

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préavis. Un beau matin, le 13 mars pour être précis, vous, madame, vous êtes réveillée, seule dans votre lit, sans reconnaître votre chambre : elle était vide. Votre tendre ami avait tout emporté sauf les meubles. On m'a envoyé la liste des objets qui vous ont été dérobés. (Gauche jeta un coup d'oil dans son dossier.) Sous le numéro 38 est indiqué " broche en or en forme de baleine ". En lisant cela, j'ai tout de suite compris pourquoi mademoiselle Stamp préférait oublier Paris.

La pauvre idiote faisait peine à voir. Elle se cachait le visage dans les mains. Ses épaules étaient agitées de soubresauts.

- Je ne soupçonnais pas sérieusement madame Kléber, poursuivit Gauche, passant au point suivant de son ordre du jour. Même si elle n'a jamais été

capable de donner une explication claire quant à l'absence de son insigne.

- Et poulquoi avez-vous ignolé mon infolma-tion ? demanda soudain le Japonais. Dze vous ai poultant dit quelque chose de tlès impoltant.

- Ignoré ? fit le commissaire en se tournant brusquement vers celui qui venait de prononcer ces mots. Pas du tout. J'ai eu une discussion avec madame Kléber, et elle m'a donné des explications exhaustives. Elle supportait si difficilement les premiers temps de sa grossesse que le médecin lui avait prescrit... certains analgésiques. Par la suite, les malaises disparurent, mais la pauvre enfant était déjà sous l'empire du produit, qu'elle utilisait contre la nervosité ou encore l'insomnie. Les doses augmentaient, la pernicieuse habitude s'installait. J'ai parlé à

madame Kléber comme l'aurait fait un père, et, sous mes yeux, elle a jeté

cette saleté à la

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mer. (Gauche jeta un regard faussement sévère à Renata, laquelle arborait une moue boudeuse de gamine prise en faute.) Mais attention, petite, vous avez donné votre parole d'honneur au père Gauche. Renata baissa les yeux et acquiesça d'un signe de

tête.

- Oh, mais quelle touchante délicatesse à l'égard de madame Kléber !

explosa Clarice. Et pour quelle raison, moi, n'ai-je pas été épargnée, monsieur le policier ? Vous m'avez couverte de honte devant tout le monde !

Mais Gauche avait autre chose en tête : il ne quittait pas des yeux le Japonais, et son regard était pesant, tenace. Fine mouche, Jackson comprit sans qu'il f˚t besoin de mots : c'était le moment. Sa main émergea de sa poche, et elle n'était pas vide : l'acier bruni d'un revolver y luisait d'un éclat lugubre. Le canon était dirigé directement sur le front de l'Asiate.