La condition inhumaine

« Alors, c’est toi, hein ? » demanda Red, en empoignant la loque humaine par l’épaule de sa gabardine minable.

« Que voulez-vous dire ? » répondit le clochard au visage incrusté de crasse. De ses yeux de rongeur, l’homme examinait le quarteron des jeunes qui l’avaient coincé là. Le tunnel où ils l’avaient surpris à se soulager ne renfermait pas grand espoir de salut ; tous quatre le savaient, et lui aussi, apparemment. « Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Tu t’es exhibé devant des enfants », répondit Red.

L’homme secoua la tête, une traînée de bave coula de sa lèvre dans la broussaille épaisse de sa barbe. « Je n’ai rien fait », dit-il, insistant.

Sans se presser, Brendan se dirigea vers lui, ses pas lourds sonnaient creux dans le tunnel. « Quel est votre nom ? » demanda-t-il, avec une courtoisie trompeuse. Bien qu’il n’ait ni la taille de Red ni ses manières de chef, Brendan portait sur la joue, de la tempe à la mâchoire, une cicatrice suggérant qu’il connaissait la douleur, pour l’avoir subie et fait subir. « Votre nom ! exigea-t-il, je ne le redemanderai pas !

— Pope, marmonna le vieillard. Monsieur Pope. »

Brendan eut un large sourire.

« Monsieur Pope ? dit-il. Eh bien, nous avons appris que vous exposiez votre affreuse petite bite rancie devant d’innocents petits enfants. Qu’avez-vous à répondre ?

— Non, c’est faux, répondit Pope, en secouant la tête. Je n’ai jamais fait ça ! » Lorsqu’il fronça les sourcils, la crasse de sa figure, cette seconde peau de saletés accumulées au fil des mois, se craquela à la façon d’un dallage irrégulier. Sans l’odeur de spiritueux qui émanait de sa personne et oblitérait le plus gros de sa puanteur corporelle, il eût été quasiment impossible de se tenir à moins d’un mètre de lui. Cet homme était une épave humaine ; une honte pour son espèce.

« À quoi bon s’en occuper ? dit Karney. Il pue. »

Red lui lança un regard par-dessus son épaule pour lui intimer silence. Karney, dix-sept ans, était le plus jeune et, dans la hiérarchie tacite du quartette, son avis comptait à peine. Reconnaissant son erreur, il se tut, et Red reporta son attention sur le vagabond. Il poussa Pope dos à la paroi du tunnel. En se cognant contre le béton, le vieillard poussa un cri dont l’écho ricocha d’un côté à l’autre. Karney, qui par expérience savait comment allait se dérouler la scène, s’éloigna et examina une nuée dorée de moucherons à l’entrée du tunnel. Même s’il aimait la compagnie de Red et des deux autres – leur camaraderie, les larcins, les beuveries –, il n’avait jamais particulièrement goûté ce petit jeu-là. Il ne voyait pas l’intérêt de débusquer les épaves imbibées comme Pope pour les tabasser et leur ôter de la cervelle le peu de sens qui s’y trouvait. Cela lui donnait le sentiment d’être ignoble et il refusait d’y prendre part.

Red dégagea Pope du mur et lui cracha un flot d’injures à la face, puis, comme il ne parvenait pas à lui soutirer de réaction valable, il le balança une deuxième fois contre la paroi, plus fort que la première, ensuite de quoi il saisit le type par ses deux revers et lui secoua les os comme des castagnettes. Pope jeta sur la voie un regard plein de panique. Un chemin de fer avait jadis suivi cet itinéraire, à travers Highgate et Finsbury Park. À présent, les rails n’y étaient plus et la voie faisait partie du parc public fréquenté par les sportifs du petit matin et les amoureux du soir tard. Mais là, en plein milieu de cet après-midi chaud et humide, la voie était déserte dans les deux sens.

« Hé ! dit Catso, ne lui casse pas ses bouteilles !

— T’as raison, dit Brendan, vaudrait mieux lui rafler sa gnole avant de lui faire péter la cervelle. »

Entendant qu’on allait lui voler sa boisson, Pope se mit à se battre, mais ses coups ne servirent qu’à faire enrager davantage son adversaire. Red était de fort méchante humeur. Comme la plupart de ces journées d’été indien, celle-ci avait été moite et morne. Quelle arrière-saison foutument monotone ! Rien à faire, et rien à dépenser. On avait dû recourir au jeu : Red choisissait le rôle du lion, et Pope avait celui du chrétien, voilà !

« Tu vas te faire mal si tu continues, l’avertit Red, on veut seulement voir ce que tu as dans les poches.

— Ça ne vous regarde pas », rétorqua Pope, et pendant un moment il parla comme s’il avait jadis eu l’habitude d’être obéi. À cette explosion soudaine, Karney se détourna de ses moucherons pour scruter la figure émaciée de Pope. Des tares sans nom l’avaient vidée de toute dignité ou vigueur, mais il y restait quelque chose, qui transparaissait sous la crasse. Karney se demanda ce qu’avait bien pu être cet homme. Un banquier ? Un juge, à présent définitivement perdu pour la magistrature ?

Voilà que Catso venait d’entrer dans la bagarre pour fouiller les vêtements de Pope, tandis que Red maintenait son prisonnier par la gorge, contre la paroi du tunnel. Pope repoussait de son mieux les attentions malvenues de Catso, ses bras tournaient comme des moulins à vent, ses yeux se faisaient de plus en plus furieux. « Ne résiste pas, sinon ce sera pire pour toi », lui conseilla vivement Karney. Mais le vieillard semblait au bord de la panique ; il émettait de petits grognements de protestation qui tenaient plus du cri animal que de l’humain.

« Quelqu’un pour lui tenir les bras ! » dit Catso, esquivant l’attaque de Pope. Brendan lui saisit les poignets et lui tordit les bras au-dessus de la tête pour faciliter la fouille. Même ainsi, tout espoir perdu, Pope continuait à se tortiller comme un ver. Il réussit à placer un sacré coup de pied dans le tibia gauche de Red, et reçut une sérieuse châtaigne en retour. Le sang coula de son nez dans sa bouche. Il y aurait encore de la couleur, Karney le savait. Il en avait vu des scènes de types éclatés : rouleaux d’intestins luisants, vifs, graisse jaune, lueurs violettes ; l’enveloppe grise du corps de Pope renfermait tout cet éclat. Karney ne savait pas très bien pourquoi lui venait une telle pensée. Elle le désolait ; il essaya de recentrer son intérêt sur les moucherons, mais Pope attira de nouveau son attention lorsqu’il poussa un cri d’angoisse au moment où Catso lui déchirait un de ses nombreux gilets pour atteindre les couches inférieures.

« Salauds ! » brailla Pope, sans paraître se soucier des conséquences pourtant inévitables de ses insultes. « Tirez-moi vos pattes merdeuses de là ou je vous fais tous crever ! » Le poing de Red mit fin aux menaces, et le sang coula encore. Pope le recracha sur son tortionnaire. « Ne me cherchez pas, dit Pope, d’une voix qui se fit murmure. Je vous aurai prévenus…

— Tu sens le chien crevé, dit Brendan. C’est ce que tu es ? Un chien crevé ? »

Pope ne daigna même pas lui répondre ; il avait les yeux fixés sur Catso qui lui vidait systématiquement toutes ses poehes de manteau et de gilets, et déversait une misérable collection de souvenirs par lerre dans le tunnel.

« Karney, jeta Red, regarde un peu dans ce bazar ! Vois s’il y a quelque chose de valable. »

Karney contempla les babioles en plastique et les rubans sales ; les chiffons de papier (le bonhomme était-il poète ?) et les bouchons de vin. « Rien que des saloperies, dit-il.

— Regarde quand même, ordonna Red. Pourrait y avoir de l’argent enveloppé là-dedans. » Karney ne bougea pas. « Regarde, nom de nom ! »

À contrecœur, Karney s’accroupit et se mit en devoir de passer au crible le monceau de cochonneries que Catso continuait à déposer par terre. Au premier coup d’œil il vit bien que rien de tout cela n’avait de valeur, même si certains articles (photos écornées, notes parfaitement indéchiffrables) pouvaient représenter un indice pour comprendre le genre d’homme qu’avait été Pope avant que son ivrognerie et sa folie naissante aient chassé ses souvenirs. Si curieux que cela puisse paraître, Karney souhaitait respecter l’intimité de Pope. Il ne lui restait rien d’autre.

« Rien là-dedans », annonça-t-il après un examen rapide. Mais Catso n’avait pas fini la fouille ; plus il enfonçait ses mains avides, et plus elles trouvaient de couches d’habits crasseux. Pope avait davantage de poches qu’un maître magicien.

Karney leva le nez du pitoyable amas d’objets personnels et fut très mal à l’aise de voir les yeux de Pope posés sur lui. Le vieil homme, épuisé et battu, ne contestait plus. Il faisait pitié. Karney ouvrit les mains pour lui montrer qu’il n’avait rien pris dans le tas. En guise de réponse, Pope lui fit un petitj signe de tête.

« Je lai ! cria triomphalement Catso, je l’ai la garce ! » et il tira une bouteille de vodka de lune des poches. Qu’il fut trop faible pour remarquer qu’on le dépouillait de sa bouteille, ou trop fatigué pour ; s’en soucier, toujours est-il que Pope n’émit aucune plainte quand on la lui déroba.

« Rien d’autre ? » demanda Brendan. Il avait attrapé un fou rire : un rire haut perché, signal de son énervement grandissant. « Peut-être que ce chien en a encore par là », dit-il, laissant retomber les mains de Pope, et écartant Catso. Ce dernier ne broncha pas de se voir ainsi traité ; il avait sa bouteille, il était content. Il cassa le goulot, pour éviter d’être contaminé, et il se mit à boire, assis sur ses talons. Red relâcha Pope maintenant que Brendan avait pris le relais. Visiblement, le petit jeu ne l’amusait plus. Et puis, Brendan commençait à y prendre goût.

Red avança jusqu’à Karney et, de la pointe de sa botte, il renversa la pile des biens de Pope.

« Saloperies de merde, constata-t-il, d’un ton neutre.

— Ouais », dit Karney, qui espérait que la désaffection de Red sonnerait la fin de l’humiliation du vieux.

Mais Red avait jeté la balle dans le camp de Brendan, et ne s’aviserait pas de la lui reprendre. Karney connaissait les aptitudes de Brendan à la violence, et il n’avait aucun désir de le revoir à l’œuvre. Avec un soupir, il se leva et tourna le dos aux activités de Brendan. L’écho renvoyé par les parois du tunnel était cependant trop éloquent : un mélange de coups et d’obscénités haletantes. D’après les expériences passées, rien n’arrêterait Brendan tant qu’il n’aurait pas passé sa colère. Celui qui aurait été assez fou pour l’interrompre se serait retrouvé victime à son tour. Red était allé jusqu’à l’autre bout du tunnel, avait allumé une cigarette, et il regardait infliger la correction, avec une certaine décontraction. Karney jeta un coup d’œil à Catso. Il n’était plus sur les talons, mais sur les fesses, par terre, la bouteille de vodka entre ses jambes allongées. Il souriait aux anges, sans entendre le ruissellement de prières qui tombaient des mâchoires cassées de Pope.

Karney eut mal au cœur. Pour distraire son attention du châtiment, plutôt que par réel intérêt, il revint aux déchets tirés des poches de Pope, il retourna le tas, et ramassa une photo pour l’examiner. Elle représentait un enfant, mais il était impossible d’y voir ou d’y deviner un air de famille ; le visage de Pope était à peine reconnaissable à présent. Il avait déjà un œil qui se fermait à mesure que la peau enflait tout autour. Karney rejeta la photo sur le tas de souvenirs. Ce faisant, il aperçut un morceau de cordelette à nœuds qu’il n’avait d’abord pas remarqué. De nouveau il lança un coup d’œil à Pope. Son œil bouffi était fermé ; l’autre semblait aveugle. Content de ne pas être regardé, Karney tira sur la cordelette lovée comme un serpent dans son nid au milieu du bric-à-brac. Les nœuds le fascinaient, l’avaient toujours fasciné. Même s’il n’avait jamais été doué pour résoudre les difficultés scolaires (les mathématiques restaient pour lui un mystère ; les complexités de la langue également), il avait toujours eu un goût pour les problèmes plus concrets. Si on lui donnait un nœud, un puzzle ou un horaire de chemin de fer, il était heureux de s’y plonger et de s’y perdre pendant des heures. Ce goût remontait à son enfance solitaire : lorsque l’on n’a ni père, ni frère, ni sœur pour se distraire, quel meilleur compagnon qu’un casse-tête chinois ?

Il tourna et retourna le bout de ficelle, examinant ! les trois nœuds à un pouce l’un de l’autre. Ils étaient gros, asymétriques, et semblaient ne servir aucun but particulier sauf, peut-être, celui de passionner les cerveaux comme le sien. Comment expliquer leur construction habile autrement que par le désir de leur concepteur de créer un problème quasi insoluble ? Karney laissa glisser ses doigts sur la surface des nœuds, chercha instinctivement du jeu, mais on les avait si brillamment conçus qu’il aurait été impossible de passer une aiguille, même très fine, entre leurs brins serrés. Le défi qu’ils représentaient était trop séduisant pour ne pas être relevé. De nouveau, il leva les yeux vers le vieux. Brendan s’était apparemment lassé de sa besogne ; au moment où Karney regarda, il balançait le vieillard contre la paroi du tunnel et le laissait glisser à terre. Il le laissa là, prostré. Une puanteur bien définie de vespasienne s’éleva du corps.

« C’était bon », prononça Brendan, comme s’il sortait d’une bonne douche tonifiante. Une pellicule de sueur, due à l’exercice, luisait sur ses traits colorés ; son sourire lui fendait la bouche d’une oreille à l’autre. « Donne-moi un peu de cette vodka, Catso.

— Y a plus, articula difficilement Catso en retournant la bouteille. Y en avait qu’une gorgée.

— T’es un con de menteur, lui dit Brendan, toujours tout sourires.

— Et alors ? » répondit Catso, puis il balança la bouteille vide. Elle se brisa. « Aide-moi à me relever », demanda-t-il à Brendan. Celui-ci, toujours de très bonne humeur, aida Catso à se remettre sur pieds. Red sortait déjà du tunnel ; les autres suivirent.

« Hé, Karney, dit Catso par-dessus son épaule, tu viens ?

— J’arrive !

— Tu veux encore le baiser, ce chien ? » suggéra Brendan.

Catso se rendit presque malade de rire en entendant cette remarque. Karney ne répondit pas. Il resta debout, les yeux rivés sur la forme inerte affalée par terre dans le tunnel, guettant une lueur de conscience. Il n’en vit pas. Il regarda dans la direction des autres : tous trois lui tournaient le dos et descendaient le chemin. Très vite, Karney empocha la cordelette. Le larcin ne prit que quelques secondes. Après l’avoir cachée en sûreté, il éprouva un sentiment de triomphe tout à fait démesuré, vu les bienfaits qu’elle allait lui apporter. Il pensait déjà aux heures de plaisir qu’allaient lui procurer les nœuds. Heures pendant lesquelles il s’oublierait, lui el son vide ; il oublierait l’été stérile et le prochain hiver sans amour ; il oublierait aussi le vieillard étendu dans ses déjections à quelques mètres de là.

« Karney ! » appela Catso.

Karney tourna le dos à Pope et s’éloigna peu à peu du corps et de son cortège de vieilleries. À quelques pas de l’entrée du tunnel, il entendit le vieux grommeler quelque chose dans son délire, derrière lui. Ses paroles étaient incompréhensibles. Mais, par un effet d’acoustique, les parois du tunnel en amplifiaient le son. La voix de Pope s’élançait d’avant en arrière et encore en avant, emplissant le tunnel de murmures.

 

Ce ne fut que beaucoup plus tard cette nuit-là, que, seul dans sa chambre, tandis que sa mère endormie pleurait dans la pièce voisine, Karney eut le loisir d’étudier les nœuds. Il n’avait soufflé mot de son vol ni à Red, ni aux autres ; son larcin avait si peu d’importance qu’ils se seraient moqués de lui. Et en outre, les nœuds lui offraient un défi personnel, qu’il relèverait – et perdrait sans doute – en privé.

Après un temps de réflexion, il choisit le nœud par lequel il allait commencer, et il s’y attaqua. Il perdit presque immédiatement la notion du temps ; son problème l’absorbait entièrement. Heureux et frustré, il passa, sans s’en apercevoir, des heures à analyser l’enchevêtrement des brins et à chercher une logique cachée dans leur agencement. Il n’en trouvait pas. S’il existait vraiment une méthode dans la combinaison, elle lui échappait. Il ne pouvait rien espérer d’autre que de procéder par tâtonnements. L’aube menaçait d’éclairer à nouveau le monde lorsqu’il abandonna finalement la cordelette pour dérober quelques heures de sommeil ; en une nuit de labeur, il avait tout juste réussi à desserrer une minuscule fraction du nœud.

Pendant les quatre jours suivants, le problème devint une idée fixe, une obsession hermétique qui le happait à la moindre occasion ; il triturait le nœud de ses doigts gourds à force de constance. Son casse-tête le captivait comme peu de choses l’avaient fait dans sa vie d’adulte ; devant le nœud, il était sourd et aveugle au monde extérieur. Installé dans sa chambre, la nuit, à la lumière électrique, ou dans un parc pendant la journée, il avait presque l’impression d’être attiré au cœur des brins emmêlés, car ses sens s’y concentraient si intensément qu’ils pénétraient plus avant que la lumière. Mais, malgré ses efforts persistants, il ne parvenait que très lentement à le démêler. Contrairement à la plupart des nœuds auxquels il s’était attaqué et qui, une fois partiellement desserrés, livraient complètement leur solution, celui-ci avait une structure conçue avec tant d’adresse que si l’on en soulevait un élément, il n’en résultait qu’un resserrement et un tassement des autres. Peu à peu, il comprit que l’astuce consistait à travailler sur tous les côtés à la même cadence : desserrer d’une fraction sur une lace, puis tourner sur la face suivante et ainsi de suite. Cette rotation systématique, bien que fastidieuse, apporta peu à peu des résultats.

Entre-temps, il ne vit ni Red, ni Brendan, ni Catso ; leur silence laissait supposer qu’ils pleuraient autant son absence que lui la leur. Il fut donc surpris de voir Catso se pointer le vendredi soir. Il venait le chercher, avec une proposition : Brendan et lui avaient découvert une maison bonne à cambrioler et avaient besoin de Karney pour faire le guet. Il avait rempli deux fois ce rôle par le passé. Il s’était agi chaque fois d’une petite effraction, la première avait permis d’embarquer un certain nombre de bijoux vendables, et la deuxième plusieurs centaines de livres en liquide. Cette fois-ci, cependant, il faudrait faire le boulot sans Red ; il était de plus en plus entiché d’Anelisa qui, selon Catso, lui avait fait jurer de laisser tomber les petits casses et de garder son talent pour les coups plus importants. Karney (ainsi que Brendan sans aucun doute) eut le sentiment que Catso brûlait de faire la preuve de ses capacités de délinquance sans Red. Catso soutint que la maison choisie était une cible facile, et que Karney serait sacrément idiot de laisser filer un délestage aussi aisé. Celui-ci adopta l’enthousiasme de son copain, l’esprit occupé par un autre délestage. Lorsque Catso eut enfin fini son baratin, Karney accepta le boulot, non pas pour l’argent, mais parce qu’en acceptant il reviendrait plus vite à son nœud.

 

Beaucoup plus tard ce soir-là, ils se retrouvèrent, comme l’avait proposé Catso, pour repérer l’emplacement du boulot proposé. À coup sûr, le site évoquait la facilité. Karney avait souvent passé le pont d’Hornsey Lane pour traverser Archway Road, mais il n’avait jamais remarqué le raidillon – moitié marches, moitié sentier – qui courait le long du pont pour arriver à la route en bas. L’entrée était étroite et facile à louper, et seule une lampe en éclairait les lacets, d’une clarté assombrie par les arbres des jardins qui le bordaient. C’étaient ces jardins – aux clôtures faciles à escalader ou à défoncer qui offraient un accès si parfait aux maisons. Le voleur qui empruntait le raccourci pouvait aller et venir en toute impunité, sans être vu par les utilisateurs de la route du haut, et du bas. L’organisation de l’opération demandait que l’on fasse le guet sur le sentier pour avertir les autres à l’approche d’un piéton éventuel. Cette tâche incomberait à Karney.

La nuit du lendemain fut un régal pour les cambrioleurs. Fraîche sans être froide ; nuageuse sans être pluvieuse. Ils se retrouvèrent à Highgate Hill, à la porte de l’Église des Pères de la Passion, et de là, ils prirent la direction d’Archway Road. Brendan avait prétendu qu’ils attireraient davantage l’attention s’ils prenaient le sentier par le haut. Les patrouilles de police étaient plus fréquentes sur Hornsey Lane, en partie à cause de l’attrait irrésistible du pont sur les dépressifs du coin. Pour les suicidaires, l’emplacement présentait de sérieux avantages : le principal étant que si la chute de vingt mètres ne les tuait pas, les énormes poids lourds filant vers le sud sur Archway Road ne pouvaient les rater.

Brendan planait ce soir-là, heureux de mener les autres plutôt que de se trouver en deuxième position derrière Red. Il n’arrêtait pas de papoter, histoires de femmes surtout. Karney laissa à Catso la place de choix aux côtés de Brendan et il resta un peu en arrière, la main dans la poche de son blouson où l’attendaient ses nœuds. Ces dernières heures, fatigué par tant de nuits d’insomnie, il avait vu la cordelette lui jouer des tours ; à un certain moment, elle avait même semblé bouger dans sa main, comme si elle se desserrait toute seule, de l’intérieur. Même là, pendant qu’ils approchaient du petit chemin, il lui sembla la sentir remuer dans sa paume.

« Hé, les gars… regardez ça ! » Catso montrait du doigt le haut du sentier dont toute la longueur était plongée dans l’obscurité. « Quelqu’un a pété la lampe.

— Doucement ! » lui dit Brendan en prenant la tête pour remonter le chemin. L’obscurité n’était pas totale ; un reste de clarté montait d’Archway Road. Mais filtrée par la masse dense des bosquets, la lumière perçait à peine la nuit du petit chemin. Karney voyait à peine ses mains devant son visage. Mais sans aucun doute, l’obscurité dissuaderait les piétons les moins sûrs d’eux d’emprunter le raccourci. Arrivés à mi-course, Brendan arrêta son petit groupe.

« Voici la maison, annonça-t-il.

— Tu es sûr ? dit Catso.

— J’ai compté les jardins. C’est celui-là. »

La clôture bordant le bas du jardin était en état de délabrement avancé ; Brendan n’eut qu’une petite manutention à opérer – le bruit fut couvert par le vrombissement d’un gros bus de nuit sur le macadam en contrebas – pour leur permettre un accès facile. Il écarta les ronces qui poussaient librement au bout du jardin et Catso le suivit, jurant contre les épines. Brendan le fit taire par un deuxième juron, puis il se tourna vers Karney.

« On y va. On sifflera deux fois en sortant de la baraque. Tu te rappelles les codes ?

— Il est pas idiot. Pas vrai, Karney ? Il y arrivera. Bon, alors, on y va oui ou non ? »

Brendan n’en dit pas plus. Les deux silhouettes négocièrent leur passage dans les ronces et arrivèrent au jardin proprement dit. Une fois sur la pelouse, à découvert, on voyait leur ombre grise se découper sur la maison. Karney les regarda avancer vers la porte de derrière, il entendit l’ouverture lorsque Catso – de loin le plus habile des deux força la serrure ; ensuite le duo s’infiltra à l’intérieur. Karney se retrouva seul.

Pas tout à fait seul. Il avait toujours ses compagnons sur la corde. Il jeta un coup d’œil à la ronde sur le sentier, ses yeux s’habituaient à la clarté diffuse de l’éclairage public. Il n’y avait personne. Satisfait, il sortit les nœuds de sa poche. Ses mains étaient des fantômes devant lui ; il voyait à peine les nœuds. Et sans être vraiment guidés par sa volonté, ses doigts recommencèrent leur investigation, et, si étrange que cela puisse paraître, il progressa davantage en ces quelques secondes de manipulation aveugle qu’au cours des nombreuses heures précédentes. Sans ses yeux, il y allait purement à l’instinct, et cela faisait merveille. Il eut derechef la déroutante sensation d’une intentionnalité de la part du nœud, comme s’il s’efforçait de plus en plus de se desserrer tout seul. Encouragés par le goût de la victoire, les doigts de Karney glissaient sur le nœud avec une précision inspirée, et semblaient se poser exactement sur les brins à manipuler.

Le jeune homme jeta de nouveau un coup d’œil sur le sentier pour s’assurer qu’il était toujours désert, puis il regarda vers la maison. La porte était restée ouverte ; pourtant il n’y avait aucun signe de Catso, ni de Brendan. Il reporta son attention sur le problème qu’il avait en main ; il eut presque envie de rire tant le nœud se défaisait soudain si facilement.

Animés sans doute par son excitation croissante, ses yeux s’étaient mis à lui jouer un tour surprenant. Des éclairs de couleur – aux teintes rares, indescriptibles – s’allumaient devant lui, jaillissaient du cœur du nœud. La lumière accrocha ses doigts au travail, rendant sa chair translucide. Il voyait ses terminaisons nerveuses, rayonnantes d’une sensibilité nouvelle ; le squelette de ses phalanges, visible jusqu’à la moelle. Puis, presque aussi brusquement qu’elles étaient nées, les couleurs mouraient, laissant ses yeux ensorcelés plongés dans le noir, jusqu’à ce qu’elles renaissent en flammes.

Son cœur se mit à résonner dans ses oreilles. Il avait le sentiment que le problème était à quelques secondes de sa solution. Les brins entrelacés se dénouaient littéralement ; voilà que ses doigts étaient les jouets de la cordelette, et non le contraire. Il forma des boucles pour faire passer les deux autres nœuds ; il tira, il poussa ; le tout sur les ordres de la cordelette.

Et voilà que les couleurs revenaient, mais cette fois ses doigts restèrent invisibles : il vit seulement luire quelque chose au cours des derniers soubresauts du nœud. La forme se tortilla comme un poisson hors de l’eau, grossit à mesure qu’il défaisait les entrelacs. Le martèlement dans sa tête redoubla. Autour de lui, l’air s’était fait presque visqueux, il se serait cru dans un bain de boue.

On siffla. Il savait que le signal aurait dû signifier quelque chose pour lui, mais il ne se rappelait pas quoi. Il avait trop de distractions : l’air épaississait, sa tête résonnait, le nœud se défaisait tout seul dans ses mains impuissantes tandis que la forme logée au centre – sinueuse, scintillante – enrageait et s’enflait.

Le sifflement se fit entendre à nouveau. Cette fois, l’urgence qu’il renfermait le tira de sa transe. Il leva la tête. Brendan traversait déjà le jardin, suivi par Catso à quelques pas derrière. Karney n’eut qu’un instant pour enregistrer leur apparition avant que le nœud ait commencé la phase finale de son dénouement. La dernière barrière tomba, et la forme centrale bondit au visage de Karney – grossissant à une vitesse exponentielle. Il se rejeta en arrière pour éviter de se faire arracher la tête, et la chose le frôla. Étourdi, il chancela dans l’enchevêtrement des ronces et tomba sur un coussin d’épines. Au-dessus de lui, les feuillages étaient agités comme par grand vent. Tomba autour de lui une pluie de feuilles et de brindilles. Il tenta d’apercevoir la forme dans les branches, mais elle avait déjà disparu.

« Pourquoi n’as-tu pas répondu, espèce d’enfoiré ? demanda Brendan. On croyait que tu t’étais barré. »

Karney s’était à peine rendu compte de l’arrivée de Brendan à bout de souffle, il scrutait toujours le dais de feuillage au-dessus de sa tête. Une odeur fade de boue froide lui emplissait les narines.

« Tu ferais mieux de te remuer », dit Brendan, en passant à travers la barrière défoncée pour se retrouver sur le sentier. Karney se débattit pour se remettre sur pied, mais les ronces et les épines ralentissaient ses mouvements, accrochant ses cheveux et ses vêtements.

« Merde ! entendit-il Brendan souffler, à l’autre bout de la barrière. La police, sur le pont ! »

Catso avait atteint le bas du jardin.

« Qu’est-ce que tu fais là ? » demanda-t-il à Karney.

Karney leva la main. « Aide-moi ! » dit-il. Catso le saisit par le poignet, mais au même moment Brendan siffla : « Police ! Magnez-vous ! » Et Catso renonça à l’aider pour se précipiter sous la palissade à la suite de Brendan qui détalait en direction d’Archway Road. Karney, étourdi, ne mit que quelques secondes pour comprendre que la cordelette, avec ses deux nœuds restants, lui avait échappé des mains. Il ne l’avait pas lâchée, il en était certain. Elle l’avait plutôt délibérément déserté, au seul moment possible où sa main avait été brièvement en contact avec celle de Catso. Il tendit le bras pour empoigner la clôture pourrie et se hisser sur pied. Police ou non, il fallait prévenir Catso de ce qu’avait lait la cordelette. Il y avait pire que les forces de l’ordre dans les parages.

Dévalant le chemin à toute vitesse, Catso n’était même pas conscient que les nœuds avaient furtivement trouvé le chemin de sa main, il était trop absorbé par sa fuite. Brendan avait déjà disparu dans Archway Road, il avait filé. Catso risqua un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir s’il avait la police aux trousses. Il n’en vit aucun signe. Il réfléchit que même si les policiers décidaient de le prendre en chasse, ils ne pourraient le rattraper. Il restait Karney. Catso ralentit l’allure, puis il s’arrêta, et regarda en arrière pour voir si cet idiot se pointait derrière, mais il n’avait même pas encore franchi la clôture.

« Au diable, mon vieux ! » souffla Catso. Peut-être devrait-il rebrousser chemin pour aller le chercher ?

Comme il hésitait dans le noir, sur le sentier, il découvrit que ce qu’il avait pris pour des rafales de vent, au-dessus de sa tête, dans les arbres, avait brusquement cessé. Le silence soudain le dérouta. Il arracha son regard au chemin pour le porter sous la voûte des branches, et ses yeux épouvantés se fixèrent sur la forme qui rampait vers lui en apportant avec elle une odeur nauséabonde de boue et de décomposition. Lentement, comme en rêve, il leva les bras pour empêcher la créature de le toucher ; mais elle tendit ses membres glacés et humides, et elle le saisit.

En franchissant la barrière, Karney aperçut Catso qui se faisait basculer et traîner sous le couvert des arbres ; il vit ses jambes pédaler dans l’air tandis que les objets volés lui tombaient des poches et dévalaient la pente en direction d’Archway Road.

Ensuite Catso cria comme un putois, et ses jambes pendantes se mirent à remuer encore plus frénétiquement. Karney entendit appeler en haut du chemin. Il devina qu’un policier avait hélé un collègue, car l’instant suivant, il entendit un pas de course. Il leva les yeux vers Horney Lane – les agents n’étaient pas encore arrivés en haut du sentier – et ensuite il reporta son regard dans la direction de Catso, juste à temps pour entrevoir son corps tombant d’un arbre. Il toucha terre mollement, mais dans la seconde il se ramassa et se redressa. Catso regarda hâtivement en arrière, vers Karney. Même sous le faible éclairage au sodium, son visage avait une expression démente. Puis il se mit à courir. Satisfait d’avoir vu démarrer Catso, Karney se faufila sous la barrière au moment où les deux policiers apparaissaient en haut du raidillon pour prendre le fuyard en chasse. Tout cela – nœud, voleurs, poursuite, cri et tout – n’avait pris qu’une poignée de secondes, pendant lesquelles Karney n’avait pas respiré. À présent, étendu sur un coussin de ronces, il haletait comme un poisson hors de l’eau, tandis que de l’autre côté, les policiers dévalaient la pente, hurlant derrière leur suspect.

Catso n’entendait quasiment pas leurs sommations. Il ne fuyait pas la police, non, mais la chose boueuse qui l’avait soulevé à hauteur de sa tête fendue et pleine de chancres. À présent, en approchant d’Archway Road, il sentit ses membres trembler. Si ses jambes flanchaient, il était sûr que la chose allait revenir le chercher pour lui appliquer sa bouche sur les lèvres comme la première fois. Seulement, cette lois, il n’aurait pas la force de crier ; elle lui aspirerait la vie des poumons. Son seul espoir était de mettre la route entre son bourreau et lui. Le souffle de la bête très présent à ses oreilles, il escalada le rail de sécurité, sauta sur la chaussée et entreprit de traverser la grande route du sud au pas de course. À moitié chemin il se rendit compte de son erreur. L’horreur installée dans sa tête lui avait caché tous les autres dangers. Une Volvo bleue – la bouche du conducteur en forme de O parfait – lui fonça dessus. Il fut pris comme un animal dans le faisceau des phares, cloué sur place ; deux secondes plus tard, il recevait un coup en travers, qui l’expédiait de l’autre côté de la chaussée, sur la trajectoire d’un semi-remorque. Le deuxième chauffeur n’eut aucun moyen d’obliquer et l’aplatit sous ses roues.

Là-haut dans le jardin, Karney entendit le concert des freins, et l’expression du policier, en bas du raccourci : « Jésus-Christ tout-puissant ! » Il attendit quelques secondes, puis risqua un œil de sa cachette. Le sentier était désert, des deux côtés. Les arbres étaient immobiles. De la route, en bas, montait le bruit d’une sirène, et des cris d’agents pour arrêter les voitures. Plus près, on sanglotait. Il écouta attentivement quelques instants pour essayer d’entendre d’où venaient les sanglots, avant de se rendre compte qu’il s’agissait des siens. Larmes ou pas, la clameur d’en bas exigeait son attention. Il venait d’arriver quelque chose de terrible, et il lui fallait voir quoi. Mais il avait peur de passer sous les arbres, sachant ce qui s’y tenait embusqué, alors il resta à fixer les branches pour essayer de localiser la bête. Pourtant, il ne perçut ni bruit, ni mouvement, les arbres étaient parfaitement immobiles. Ravalant sa peur, il sortit de sa cachette et se mit à descendre le chemin, les yeux rivés au feuillage pour repérer le moindre signe de la présence monstrueuse. Il entendait bourdonner la foule qui se rassemblait, l’idée d’une multitude de gens lui fit du bien ; désormais il lui faudrait se cacher, n’est-ce pas ? Tous les témoins de miracles le devaient.

Il atteignit l’endroit où Catso avait été soulevé dans les arbres : un désordre de feuilles et d’objets volés en marquait l’emplacement. Les pieds de Karney voulaient se hâter, pour s’éloigner de là à toute allure, mais un instinct pervers les fit ralentir. Voulait-il donc inviter le rejeton du nœud à lui montrer sa tête ? Mieux valait sans doute l’affronter tout de suite – dans toute son horreur – plutôt que de vivre désormais dans la hantise de le retrouver, en exagérant son horreur et sa puissance. Mais la bête restait cachée. Si vraiment elle se trouvait toujours dans l’arbre, elle ne remuait pas d’un poil.

Quelque chose bougea sous son pied. Karney baissa les yeux, et là, presque perdue au milieu des feuilles, il y avait la cordelette. Apparemment, Catso n’avait pas été jugé digne de la transporter. À présent, ayant révélé certains aspects de son pouvoir, elle ne faisait aucun effort pour paraître normale. Elle se tortillait par terre comme un serpent en chaleur, redressant sa tête nouée pour attirer l’attention de Karney. Il voulait feindre d’ignorer ses acrobaties, mais il n’y arrivait pas. Il savait que si lui ne ramassait pas les nœuds, quelqu’un d’autre finirait par le faire, victime comme lui de sa passion pour les énigmes. Où le conduirait une telle innocence sinon à une nouvelle fuite plus terrible encore que la première ? Non, il valait mieux ramasser les nœuds. Il avait au moins pleinement conscience de leurs possibilités, et il était donc, en partie, armé contre cela. Il se pencha, et à ce moment-là, la ficelle lui sauta dans les mains, s’entortilla si étroitement autour de ses doigts qu’il en cria presque.

« Saloperie ! » dit-il.

La cordelette s’enroula autour de sa paume, se logea avec délices dans la trame accueillante de ses doigts. Il leva la main pour mieux voir le spectacle. Son intérêt pour le tumulte d’Archway Road s’était soudain presque miraculeusement évaporé. Quelle importance ces petits faits divers ? Rien d’autre que vie et mort. Mieux valait s’esquiver maintenant qu’il en était encore temps.

Au-dessus de sa tête, une branche remua. Il arracha son regard des nœuds et le porta sur l’arbre. Sa cordelette récupérée, ses tremblements, tout comme sa peur, avaient disparu.

« Montre-toi ! dit-il, je ne suis pas Catso ; je n’ai pas peur. Je veux savoir ce que tu es. »

Du haut de son embuscade dans le feuillage, la bête aux aguets se pencha vers Karney et exhala un seul souffle glacial qui sentait la Tamise à marée basse, la végétation en décomposition. Karney était sur le point de lui redemander ce qu’elle était, lorsqu’il comprit que ce souffle était la réponse de la bête. Tout ce qu’elle pouvait dire de sa condition tenait dans cette haleine amère et rancie. Comme réponse, cela ne manquait pas d’éloquence. Angoissé par les images qu’elle éveilla en lui, Karney recula. Des formes molles et blessées remuèrent derrière ses yeux, engluées dans un magma visqueux.

À quelques pas de l’arbre, le charme de l’haleine se rompit, et Karney aspira l’air pollué de la route comme un air pur de premier matin du monde. Il tourna le dos aux atrocités qu’il avait senties, fourra sa main encordée dans sa poche et se mit à remonter la pente. Derrière lui, les arbres étaient redevenus immobiles.

Plusieurs douzaines de spectateurs s’étaient rassemblés sur le pont pour regarder l’accident en bas. Leur présence avait à son tour piqué la curiosité des conducteurs qui rentraient par Hornsey Lane, et certains avaient garé leur voiture et rejoint les badauds. Sous le pont, la scène semblait trop lointaine pour éveiller un quelconque sentiment en Karney. Il resta au milieu de la foule bruyante et regarda en bas sans passion. Il reconnut le cadavre de Catso d’après ses vêtements : il ne restait pas grand-chose d’autre de son compagnon.

Il savait que d’ici un moment il lui faudrait le pleurer. Mais tout de suite il ne ressentait rien. Après tout, Catso était mort, n’est-ce pas ? Sa douleur et sa confusion étaient terminées. Karney avait l’impression qu’il serait plus sage de garder ses larmes pour ceux dont les malheurs ne faisaient que commencer.

 

Et de nouveau, les nœuds.

Ce soir-là, chez lui, il essaya de les ranger, mais, après les événements de la soirée, ils avaient pris un nouvel éclat. Les nœuds renfermaient des bêtes. Il n’aurait pu savoir ni comment, ni pourquoi ; et, curieusement, cela ne l’intéressait pas pour le moment. Toute sa vie il avait accepté que le monde soit riche de mystères insolubles pour un esprit limité comme le sien. L’école ne lui avait enseigné qu’une seule vraie leçon : il était ignorant. Ce nouvel impondérable n’était qu’un élément de plus à ajouter à une longue liste.

Une seule explication logique lui était vraiment venue à l’esprit : Pope s’était en quelque sorte arrangé pour lui faire voler les nœuds, tout en sachant très bien qu’une fois libérée, la bête se vengerait sur ses bourreaux à lui, le vieux ; et ce ne fut qu’après l’incinération de Catso, six jours plus tard, que Karney eut la confirmation de sa théorie. Entretemps il avait gardé ses craintes pour lui, pensant que moins il en dirait sur les événements de la nuit, inoins les nœuds lui feraient de mal d’après lui, la parole prêtait foi au fantastique et soulignait l’importance de phénomènes qui, si on ne s’en occupait pas, s’atrophiaient au point de disparaître.

Lorsque, le lendemain, la police vint le trouver dans le cadre de son enquête de routine auprès des amis de Catso, il affirma ne rien savoir des circonstances de sa mort. Brendan avait fait la même chose, et comme apparemment personne n’avait rendu de témoignage contraire, on n’avait pas réinterrogé Karney. Au lieu de cela, il était resté plongé dans ses pensées, et dans ses nœuds.

Une fois, il vit Brendan. Il s’attendait à des récriminations : Brendan avait cru que Catso fuyait la police au moment de sa mort, et qu’à cause de son manque de concentration, Karney avait négligé de les prévenir de l’approche des forces de l’ordre. Mais Brendan ne porta aucune accusation. Il avait endossé la culpabilité avec une hâte qui frisait l’avidité ; il ne parlait que de son échec à lui et non de celui de Karney. Le côté apparemment arbitraire du décès de Catso révélait une tendresse imprévue chez Brendan, et Karney brûlait de lui raconter son incroyable histoire du début à la fin. Mais il eut le sentiment que l’heure n’était pas encore venue. Il laissa Brendan montrer son chagrin, et resta bouche cousue.

Et toujours les nœuds.

Parfois il se réveillait au milieu de la nuit et sentait bouger la cordelette sous son oreiller. Sa présence lui faisait du bien, mais pas son ardeur, qui éveillait en lui une ardeur similaire. Il voulait toucher les deux nœuds restants et étudier la difficulté qu’ils représentaient. Mais il savait qu’agir ainsi c’était s’exposer à capituler devant sa propre fascination et devant leur soif de libération. Lorsqu’une telle tentation s’emparait de lui, il s’obligeait à se rappeler le sentier et la bête dans les arbres, 6 réveiller les pensées déchirantes venues avec le souffle du monstre. Puis, peu à peu, le souvenir de sa détresse annulait sa curiosité présente, et il laissait la cordelette tranquille. Loin des yeux, sinon loin de la pensée.

Il savait pourtant quel danger représentaient les nœuds, mais il ne se décidait pas à les brûler. Tant qu’il possédait ce modeste bout de ficelle, il était unique ; s’en séparer serait un retour à sa situation antérieure et ordinaire. Il ne le souhaitait pas, même s’il pensait que son association quotidienne et intime avec la cordelette affaiblissait systématiquement sa résistance à ses charmes.

Il ne vit plus rien de la chose dans l’arbre ; il commença même à se demander s’il n’avait pas imaginé la rencontre de toutes pièces. Certes, avec du temps, son aptitude à rationaliser aurait réussi à prouver l’inexistence de ce qui s’était passé. Mais les événements intervenus à la suite de l’incinération de Catso mirent fin à une option aussi commode.

Karney s’était rendu seul à la messe et, malgré la présence de Brendan, Red et Anelisa, il en était reparti seul. Il n’avait eu aucune envie de parler aux parents et amis. Les mots qu’il avait pu jadis utiliser en pareille circonstance devenaient plus difficiles à réinventer à mesure que le temps passait. Il s’éloigna vite du columbarium avant qu’on ait pu l’approcher pour lui parler, tête baissée pour affronter le vent de poussière qui avait provoqué une succession rapide de gros nuages et de grand soleil tout au long de la journée. En marchant, il fouilla sa poche à la recherche d’un paquet de cigarettes. La cordelette, qui attendait là comme toujours, accueillit ses doigts à sa manière prévenante habituelle. Il se dégagea et sortit ses cigarettes, mais le vent était trop vif pour craquer une allumette et ses mains tremblaient incapables de jouer leur rôle de parellainme. Il fit un petit bout de chemin avant de trouver une venelle, il s’y engagea pour allumer sa cigarette. Pope l’y attendait.

« Tu as envoyé des fleurs ? » demanda le clochard.

Son instinct dictait à Karney de faire demi-tour et de détaler. Mais la rue baignée de soleil n’était pas loin, il n’était pas en danger. De plus, un échange avec le vieillard se révélerait peut-être instructif.

« Pas de fleurs ? dit Pope.

— Non, répondit Karney. Qu’est-ce que vous faites là ?

— Comme toi, répondit Pope. Venu le voir brûler. » Sa vilaine figure crasseuse se fendit d’un sourire parfaitement repoussant. Pope était toujours le même sac d’os que dans le tunnel deux semaines plus tôt, mais à présent il flottait un air de menace autour de lui. Karney fut content d’avoir le soleil dans le dos.

« Et te voir, toi », dit Pope.

Karney préféra ne pas répondre. Il craqua une allumette et alluma sa cigarette.

« Tu as quelque chose qui m’appartient », dit Pope.

Karney ne réagit pas. « Tu vas me rendre mes nœuds, mon gars, avant de faire de réels dégâts.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire », répondit Karney.

Malgré lui, son regard se fixa sur le visage de Pope, comme attiré par le réseau de ses rides. L’image de la ruelle et de ses monceaux de détritus sauta. Un nuage sembla cacher le soleil, car, pour l’œil de Karney, tout sauf Pope s’obscurcit subitement.

« C’est stupide de me les avoir volés, mon gars. D’accord, j’ai été une proie facile ; ça a été mon erreur, mais ça ne se reproduira pas. Tu vois, j’ai parfois le cafard. Je suis sûr que tu me comprends. Et quand j’ai le cafard, je bois. »

Bien qu’il ne se soit apparemment passé que quelques secondes depuis qu’il l’avait allumée, la cigarette de Karney s’était consumée jusqu’au filtre sans qu’il ait tiré une seule bouffée. Il la laissa tomber, vaguement conscient que l’espace ainsi que le temps devenaient élastiques dans le minuscule passage.

« C’est pas moi, marmonna-t-il en défense, à la manière des enfants que l’on accuse.

— Mais si, répondit Pope avec une autorité incontestable. Ne perdons pas notre souffle en fabulations. Tu m’as volé, et ton copain a payé. Tu ne peux pas revenir sur le mal que tu as fait. Mais tu peux éviter d’en faire davantage, si tu me rends mon bien. Immédiatement. »

Sans en avoir conscience, Karney avait porté la main à sa poche. Il voulait échapper à ce piège avant qu’il ne se refermât sur lui ; il était sans doute beaucoup plus facile de rendre à Pope ce qui, après tout, lui appartenait de droit. Ses doigts hésitèrent pourtant. Pourquoi ? Peut-être parce que le regard du vieux Mathusalem était si implacable ; ou parce que le fait de remettre les nœuds à Pope lui donnerait un contrôle absolu de l’arme qui avait en fait tué Catso ? Bien plus. Même en ce moment où sa raison risquait de flancher, Karney répugnait à rendre le seul élément de mystère ayant jamais croisé sa route. Pope, sentant son manque d’empressement, passa à la vitesse supérieure pour le persuader.

« N’aie pas peur de moi, dit-il. Je ne te ferai pas de mal sauf si tu m’y pousses. J’aimerais bien mieux régler cette affaire sans violence ; la guéguerre, une nouvelle mort même, ne feront qu’attirer l’attention. »

Est-ce que je regarde un tueur ? se demanda Karney ; si débraillé, si ridiculement faible… Et pourtant la voix contredisait l’apparence ; le germe d’autorité qu’avait une fois entendu Karney florissait à présent.

« Tu veux de l’argent ? demanda Pope. C’est ça ? Ta fierté serait-elle apaisée si je t’offrais quelque chose en contrepartie de tes ennuis ? » Karney regarda le piètre état de Pope, sans pouvoir y croire. « Oh ! dit le vieillard, je n’ai peut-être pas l’air d’un homme d’argent, mais les apparences sont parfois trompeuses. En fait, l’exception fait la règle. Regarde-toi, par exemple. Tu n’as pas l’air d’un mort, mais crois-moi, tu ne vaux pas mieux, mon gars. Je te promets la mort si tu continues à me défier. »

Ce discours, si mesuré, si scrupuleux, sortant des lèvres de Pope, ébranla Karney : il prouvait la thèse du vieux. Une quinzaine de jours plus tôt, ils avaient surpris Pope dans les vignes du Seigneur, confus et vulnérable, mais à présent, en état de sobriété, le bonhomme parlait comme un grand ponte, un roi fou, peut-être, circulant au milieu du vulgum pecus sous les traits d’un miséreux. Un roi ? Non, plutôt un prêtre. Il y avait, dans la nature de son ascendant (dans son nom, même), quelque chose qui évoquait un être dont le pouvoir n’avait jamais dépendu seulement de la politique.

« Une fois de plus, dit-il, je te demande de me rendre mon bien. »

Il fit un pas vers Karney. Le boyau étroit de la venelle se refermait sur leurs têtes. S’il y avait du ciel au-dessus d’eux, Pope le cachait.

« Donne-moi mes nœuds », dit-il. Sa voix était douce et rassurante. L’obscurité était devenue totale. Karney ne voyait plus que la bouche de l’homme, ses dents irrégulières, sa langue grise. « Rends-les-moi, voleur, sinon gare aux conséquences !

— Karney ? »

La voix de Red sortit d’un autre monde. Très proche – voix, soleil, vent –, mais Karney lutta un long moment avant de la localiser à nouveau.

« Karney ? »

Il s’arracha à l’emprise des crocs de Pope et se força à tourner la tête pour regarder côté rue. Red se tenait en plein soleil, Anelisa auprès de lui. La blonde chevelure de la jeune femme brillait.

« Que se passe-t-il ?

— Laisse-nous tranquilles, dit Pope. Nous avons affaire ensemble, lui et moi.

— Tu traites avec ce type ? » demanda Red à Karney.

Avant même que Karney ait pu répondre, Pope dit :

« Dis-lui, Karney ! Dis-lui que tu veux me parler seul à seul. »

Red lança un coup d’œil au vieillard par-dessus l’épaule de Karney.

« Tu peux me dire ce qui se passe ? » dit-il.

Karney força sa langue à trouver une réponse, mais en vain. Le soleil était si loin ; chaque fois que l’ombre d’un nuage traversait la rue, il craignait de ne jamais revoir la lumière. Ses lèvres remuaient en silence pour exprimer sa terreur.

« Ça va bien ? demanda Red. Karney ? Tu m’entends ? »

Karney hocha la tête. L’obscurité qui l’emprisonnait commençait à se dissiper.

« Oui… » dit-il.

Soudain, Pope se jeta sur Karney, et ses mains cherchèrent désespérément ses poches. La violence de l’attaque projeta Karney, toujours abasourdi contre le mur de la venelle. Il tomba en travers d’une pile de cageots. Ils basculèrent, lui aussi, et Pope, qui le serrait trop fort, tomba également. Tout le calme précédent avait disparu – l’humour macabre, les menaces circonspectes… Pope était redevenu une loque imbécile crachant des insanités. Karney sentit les mains du vieux déchirer ses habits, lui ratisser la peau, à la recherche des nœuds. Les paroles qu’il lui criait à la figure n’étaient plus compréhensibles.

Red entra dans la venelle et tenta d’empoigner le vieux par le manteau, les cheveux, ou la barbe, pour le dégager de sa victime. Plus facile à dire qu’à faire ! L’assaut renfermait toute la fureur d’une crise de rage. Mais Red fut le plus fort. Il remit sur pied Pope qui crachait un galimatias de choses insensées. Il le maintint à distance comme un chien enragé.

« Debout…, dit-il à Karney, tire-toi de ses griffes ! »

Karney se releva en chancelant au milieu du tas de petit bois. Durant les quelques secondes qu’avait duré l’attaque, Pope avait fait des dégâts considérables : Karney saignait en une demi-douzaine d’endroits. Ses vêtements avaient été sauvagement griffés ; sa chemise irrémédiablement déchirée. Hésitant, il passa la main sur son visage lacéré : les éraflures sortaient en relief comme des cicatrices rituelles.

Red poussa Pope contre le mur. Cette loque humaine avait toujours le visage cramoisi, le regard furieux. Un flot d’invectives, moitié anglais, moitié charabia, frappa Red en pleine figure. Sans couper court à sa tirade, Pope tenta une nouvelle attaque, mais cette fois, la poigne de Red empêcha le contact entre ses griffes et la peau de Karney. Red traîna Pope de la venelle jusque dans la rue.

« Tu as du sang sur la lèvre, Karney », lui dit Ane-Lisa, qui le regardait avec une répugnance réelle. Il sentait le goût du sang : salé et chaud. Il porta le dos de sa main à la bouche. Il l’en retira rouge vif.

« Heureusement qu’on t’a cherché, dit-elle.

— Ouais », répondit-il, sans la regarder.

Il avait honte de son spectacle face au vagabond, et savait qu’elle riait sans doute de son incapacité à se défendre tout seul. Dans sa famille c’étaient tous des bandits, sans exception ; son père : un héros de légende chez les bandits.

Red revint de la rue. Pope était parti.

« Que s’est-il passé ? exigea-t-il de savoir, en sortant son peigne de la poche de son blouson pour remodeler sa banane.

— Rien, répondit Karney.

— Arrête tes conneries ! dit Red. Il prétend que tu lui as volé un truc. C’est vrai ? »

Karney jeta un coup d’œil du côté d’Anelisa. Si elle n’avait pas été là, il aurait peut-être eu envie de déballer sur-le-champ toute son histoire. Elle lui retourna son regard et sembla lire dans ses pensées. Haussant les épaules, elle s’éloigna pour ne pas entendre, en donnant au passage des coups de pied dans les cageots cassés.

« Il nous a tous dans le collimateur, dit Karney.

— Qu’est-ce que tu racontes ? »

Karney baissa les yeux sur sa main pleine de sang. Même sans la présence d’Anelisa, il trouvait difficilement les mots pour expliquer ses soupçons.

« Catso… commença-t-il.

— Quoi, Catso ?

— Il fuyait, Red. »

Derrière lui, Anelisa poussa un soupir exaspéré. Voilà qui prenait plus de temps qu’elle ne l’avait escompté.

« Red, dit-elle, on va être en retard.

— Minute ! lui dit Red d’un ton dur, et il reporta son attention sur Karney. Qu’est-ce que tu veux dire pour Catso ?

— Le vieux n’est pas ce qu’il paraît. Ce n’est pas un clochard.

— Ah bon ? C’est quoi alors ? » Une pointe de sarcasme s’était insinuée dans la voix de Red ; sans aucun doute, pour le bénéfice d’Anelisa. La jeune femme, lasse de sa discrétion, s’était rapprochée pour rejoindre Red. « Qu’est-ce que c’est alors, Karney ? »

Karney secoua la tête. À quoi bon essayer d’expliquer en partie ce qui était arrivé ? Ou bien il fallait tout raconter, ou bien rien du tout. Il était plus facile de se taire.

« Aucune importance », dit-il d’un ton plat.

Red lui jeta un regard perplexe, puis, comme il n’obtenait aucun éclaircissement, il dit : « Si tu as quelque chose à dire sur Catso, Karney, j’aimerais savoir quoi. Tu sais où j’habite.

— Sûr, répondit Karney.

— C’est pas de la blague ! dit Red.

— Merci.

— C’était un bon copain, Catso, tu sais ? Un peu chiant des fois, mais on a tous nos crises, pas vrai ? Il n’aurait pas dû mourir, Karney. C’était pas juste.

— Red !

— Elle t’appelle. »

Anelisa s’était engagée dans la rue.

« Elle n’arrête jamais de m’appeler ! À bientôt, Karney.

— Ouais. »

Red tapota la joue cuisante de Karney et partit derrière Anelisa sous le soleil. Karney ne fit rien pour les suivre. L’attaque de Pope l’avait choqué ; il comptait rester dans la venelle en attendant de recouvrer au moins un semblant de calme. Cherchant le réconfort des nœuds, il mit la main dans la poche de son blouson. Elle était vide. Il vérifia ses autres poches. Vides aussi ! Et pourtant, il était certain que les griffes du vieux n’avaient pas approché la cordelette. Les nœuds s’étaient peut-être glissés hors de leur cachette pendant l’échauffourée. Karney se mit à fouiller la venelle, et n’ayant rien trouvé une première fois, il recommença une deuxième, puis une troisième fois ; mais il comprit alors que l’opération était perdue. Oui, Pope avait réussi après tout. Par vol ou par hasard, il avait récupéré les nœuds.

Avec une clarté surprenante, Karney se revit debout en haut du « Saut des suicides », il regardait Archway Road, en bas, où le corps de Catso gisait au centre d’un réseau de lumières et de véhicules. Il s’était senti tellement en dehors de la tragédie ! Il regardait la scène avec tout l’intérêt d’un oiseau en vol et voilà que, soudain, il tombait du ciel. Il était sur terre, blessé, et, impuissant, il attendait les tragédies à venir. Il sentit le goût du sang sur sa lèvre fendue et se demanda, tout en souhaitant que cette pensée s’évapore en même temps qu’elle se formait, si Catso était mort sur le coup, ou si lui aussi avait senti le goût du sang quand, couché sur l’asphalte, il avait levé les yeux vers ces gens sur le pont, qui ne savaient pas encore comme la mort est proche.

Il rentra chez lui par le chemin le plus fréquenté. Même si cela l’obligeait à montrer son lamentable état au double regard des mémères et des policiers, il préféra encourir leur désapprobation plutôt que de se risquer dans des rues désertes. Une fois rentré, il pansa ses plaies et se changea, puis il s’installa un moment devant la télévision pour détendre les muscles de ses membres. C’était la fin de l’après-midi, et toutes les émissions étaient consacrées aux enfants ; un optimisme sirupeux infectait toutes les chaînes. Il regarda ces niaiseries avec les yeux et non la tête, utilisant cette trêve pour tâcher de trouver comment décrire ce qui lui était arrivé. À présent il était impératif de prévenir Red et Brendan. Pope ayant retrouvé le contrôle des nœuds, ce ne serait plus qu’une question de temps avant qu’une bête – pire peut-être que le monstre de l’arbre vienne les chercher tous. Il serait alors trop tard pour les explications. Il prévoyait le mépris de ses deux copains, mais il se démènerait pour les convaincre, peu importe s’il finissait par paraître ridicule. Plus que par son pauvre vocabulaire, ils seraient peut-être émus par ses pleurs et sa panique. Aux environs de cinq heures cinq, avant le retour de sa mère du travail, il sortit en douce pour aller chez Brendan.

 

Anelisa sortit de sa poche le morceau de ficelle trouvé dans la ruelle et l’examina. Elle ne savait pas très bien pourquoi elle avait pris la peine de le ramasser, mais il s’était en quelque sorte frayé un chemin jusque dans sa main. Elle joua avec l’un des nœuds, au risque de casser ses beaux ongles. Elle avait une demi-douzaine de choses plus intéressantes à faire en ce début de soirée. Red était sorti acheter à boire, et des cigarettes, et elle s’était promis de prendre un bon bain parfumé avant son retour. Le nœud ne serait pas long à défaire, elle en était certaine. En fait, on aurait dit qu’il voulait se dénouer, elle avait la très bizarre impression qu’il remuait. Et, plus étrange encore, il renfermait des couleurs : elle y voyait des teintes de carmin et de violet. En quelques minutes elle oublia complètement son bain, il attendrait. Elle se concentra sur l’énigme qu’elle avait au bout des doigts. Quelques minutes plus tard, elle commença à voir la lumière.

Karney raconta du mieux possible son histoire à Brendan. Après avoir plongé et commencé au début, il découvrit que son récit avançait tout seul, le portant jusqu’au présent sans grande hésitation. Karney termina en disant :

« Je sais que ça a l’air dément, mais tout est vrai ! »

Brendan n’en crut pas un mot ; voilà du moins ce que dénotait son regard vide. Mais son visage effrayé en exprimait davantage. Karney ne sut pas ce que c’était jusqu’au moment où Brendan le saisit par le col. Ce fut seulement alors qu’il comprit l’étendue de la fureur de son ami.

« Ça ne te suffit pas la mort de Catso ? fulmina-t-il, il faut encore que tu me racontes ces conneries ?

— C’est la vérité.

— Et alors, où sont-ils, ces foutus nœuds ?

— Je te l’ai dit ; c’est le vieux qui les a. Il les a repris cet après-midi. Il va tous nous tuer, Bren. Je le sais. »

Brendan lâcha Karney. « J’vais te dire une chose, dit-il d’un ton magnanime. Je vais oublier que tu m’as raconté tout ça.

— Tu ne comprends pas.

— J’ai dit : je vais oublier que tu as prononcé un seul mot. Compris ? Maintenant tu fous le camp d’ici et tu embarques tes histoires drôles avec toi. »

Karney ne bougeait pas.

« Tu m’as compris ? » hurla Brendan. Karney vit rapidement à quel point l’œil de Brendan en disait long. Sa colère n’était qu’un camouflage – à peine adéquat – pour le chagrin qu’il n’avait aucun moyen de retenir. Ni la peur, ni la raison ne convaincrait Brendan dans son humeur présente. Alors, Karney se leva.

« Pardon, dit-il. Je m’en vais. »

Brendan secoua la tête, le regard au sol. Sans le relever, il laissa Karney gagner la porte tout seul. Il ne lui restait plus que Red ; son dernier recours. Maintenant qu’il avait raconté son histoire une fois, il pourrait la redire, n’est-ce pas ? Il serait facile de la répéter. Tournant déjà les mots dans sa tête, il laissa Brendan à ses pleurs.

 

Anelisa entendit Red passer la porte d’entrée ; elle l’entendit crier un mot, qu’il répéta. C’était un mot familier, mais son cerveau en fièvre mit plusieurs secondes avant de reconnaître son propre nom.

« Anelisa ! appela-t-il de nouveau. Où es-tu ? »

Nulle part, pensa-t-elle. Je suis la femme invisible. Ne me cherche pas. Mon Dieu, faites qu’il me laisse tranquille. Elle se mit la main devant la bouche pour s’empêcher de claquer des dents. Il fallait qu’elle ne fasse absolument aucun mouvement, aucun bruit. Si elle bougeait ne serait-ce qu’un cheveu, la chose l’entendrait et viendrait la prendre. Sa seule chance de salut consistait à se rouler en boule, la plus petite possible, et à sceller sa bouche à sa paume.

Red commença à monter l’escalier. Anelisa était sans aucun doute dans son bain, en train de chanter. Cette nana adorait l’eau plus que tout au monde. Il n’était pas inhabituel qu’elle passe des heures immergée, les seins crevant la surface comme deux îles de rêve. À quatre marches du palier, il entendit un bruit dans l’entrée en dessous : une toux ou quelque chose comme ça. Lui jouait-elle un tour ? Il fit immédiatement demi-tour et redescendit à pas plus furtifs. Presque arrivé en bas de l’escalier, il vit un morceau de cordelette tombée sur une marche. Il le ramassa et se demanda une seconde pourquoi il portait un nœud ; puis le bruit recommença. Cette fois il ne fit pas semblant de croire que c’était Anelis. Il retint son souffle en attendant qu’arrive un nouveau bruit de l’entrée. Il n’en vint pas, alors il plongea la main dans sa botte et en sortit son couteau, l’arme qu’il portait sur lui depuis l’âge tendre de onze ans. Une arme d’adolescent, que lui avait déconseillée le père d’Anelisa ; mais à présent, longeant le couloir en direction de la salle de séjour, il remerciait le saint patron des lames de n’avoir pas suivi le conseil du vieux brigand.

La pièce était sombre. Le soir, tombé sur la maison, faisait comme des volets aux fenêtres. Red resta un long moment sur le seuil de la porte, scrutant l’intérieur de la pièce de ses yeux inquiets. Puis de nouveau le bruit ; pas un seul cette fois, tout un chapelet. Il fut soulagé lorsqu’il s’aperçut qu’il ne provenait pas d’une source humaine. C’était vraisemblablement un chien, blessé dans une bagarre. Le bruit ne venait pas non plus de la pièce où il était, mais de la cuisine derrière. Ayant repris courage du fait que l’intrus n’était qu’un animal, il tendit le bras vers l’interrupteur et alluma.

Le grand chambardement qu’il provoqua par ce geste se déroula sur une douzaine de secondes angoissantes, et pourtant il vécut chacune d’elles dans ses moindres détails. La première, lorsque la lumière s’alluma : il vit quelque chose traverser par terre dans la cuisine ; à la seconde suivante, il avançait dessus, couteau à la main. La troisième fit sortir de son trou l’animal alerté de son projet d’agression, qui se précipita à sa rencontre, forme floue de chairs scintillantes. Cette proximité soudaine fut accablante : cette taille, cette chaleur dégagée du corps en vapeur, cette immense bouche exhalant une haleine pourrie ! Red eut besoin des quatrième et cinquième secondes pour éviter le premier assaut, mais à la sixième l’animal le trouva.

Ses bras d’écorché lui empoignèrent le corps. Red frappa de son couteau, lui fit une belle entaille, qui se referma immédiatement, et la bête le serra dans son étreinte fatale. Par accident plutôt que délibérément, le couteau lui plongea dans la chair, et une chaleur liquide rejaillit sur la figure de Red qui s’en aperçut à peine. Ses trois dernières secondes avaient sonné ; son arme, gluante de sang, lui glissa de la main et resta fichée dans la bête. Désarmé, il tenta de se tortiller pour se dégager, mais avant d’avoir pu se glisser hors de danger, il sentit la grosse tête inachevée appuyer sur lui le gouffre de sa gueule, et elle lui pompa tout l’air des poumons. C’était son seul souffle. Son cerveau, privé d’oxygène, lui offrit un magnifique feu d’artifice pour célébrer son départ imminent : chandelles romaines, gerbes d’étoiles, roues, soleils. La pyrotechnie fut bien trop brève ; trop tôt vinrent les ténèbres.

En haut, Anelisa écouta le vacarme confus et essaya d’y comprendre quelque chose, mais en vain. Qu’importe ce qui s’était passé, cela avait fini dans le silence. Red n’était pas venu la chercher. Mais la bête non plus. Elle pensa qu’ils s’étaient peut-être entre-tués. La simplicité de cette solution lui plaisait. Elle attendit dans sa chambre, puis la faim et l’ennui eurent raison de son inquiétude et elle descendit. Red, les yeux encore grands ouverts sur le feu d’artifice, gisait là où l’avait abandonné le deuxième rejeton de la cordelette. La bête elle-même, recroquevillée dans le coin opposé, n’était plus qu’une loque. En la voyant, Anelisa s’écarta du corps de Red et fila vers la porte. La bête, dont le souffle était pénible et les rares mouvements malaisés, n’essaya pas de l’approcher, mais la suivit simplement de ses yeux logés tout au fond des orbites.

La femme décida d’aller trouver son père, elle s’enfuit de la maison, laissant la porte entrebâillée.

La porte était toujours entrouverte une heure plus tard lorsque Karney arriva. Il avait voulu se rendre directement chez Red en quittant Brendan, mais le courage lui avait manqué. Au lieu de cela, il s’était retrouvé, sans le faire exprès, sur le pont enjambant Archway Road. Il y était resté un long moment à regarder passer la circulation en buvant à la demi-bouteille de vodka qu’il avait achetée dans Holloway Road. Cette emplette l’avait délesté de tout son argent liquide, mais l’alcool, très efficace sur un estomac vide, lui avait clarifié l’esprit. Il en était arrivé à la conclusion qu’ils allaient tous mourir. Peut-être était-ce sa faute, parce qu’il avait volé la cordelette en premier lieu ; mais Pope les aurait sans aucun doute punis de toute façon de l’avoir maltraité. Ce qu’ils pouvaient souhaiter de mieux – ce que lui pouvait espérer de mieux –, c’était un petit éclair de compréhension. Son cerveau embué par l’alcool venait de décider qu’au moment de la mort il suffisait presque d’être légèrement moins ignorant des mystères qu’à la naissance. Red le comprendrait.

Il se tenait à présent sur le pas de la porte et appelait son ami. Aucune réponse ne lui parvint. La vodka ingurgitée le rendit audacieux et, tout en appelant Red, il entra dans la maison. Le vestibule était plongé dans l’obscurité, mais il y avait de la lumière dans une pièce du fond, il s’y dirigea. L’atmosphère de la maison était suffocante, comme dans une serre. Elle devenait encore plus étouffante du côté de la salle de séjour, où Red perdait la chaleur de son corps au profit de l’air ambiant.

Karney le regarda assez longtemps pour noter qu’il tenait la cordelette dans sa main gauche et qu’il n’y restait qu’un seul nœud. Pope avait pu venir là, et y abandonner ses nœuds pour une raison ou une autre. Peu importe comment elle y était arrivée, sa présence dans la main de Red offrait une chance de sauver des vies. Cette fois-ci, en approchant du corps, il se jura de détruire le morceau de ficelle une bonne fois pour toutes. De le brûler et semer ses cendres aux quatre vents. Il se pencha pour l’arracher à Red. La cordelette sentit son approche et, luisante de sang, elle se glissa de la main du mort vers celle de Karney où elle s’entortilla entre ses doigts, laissant sa trace derrière elle. Écœuré, Karney contempla le dernier nœud. Le processus qui lui avait demandé tant de temps et de pénibles efforts pour se mettre en route marchait tout seul maintenant. Le deuxième nœud dénoué, le troisième se desserrait pratiquement de lui-même. Pourtant, il avait encore apparemment besoin d’un agent humain – sinon pourquoi lui aurait-il sauté si promptement dans la main ? –, mais il approchait déjà de la résolution de sa propre énigme. Il fallait impérativement le détruire avant qu’il y parvienne.

Alors seulement, il prit conscience qu’il n’était pas seul. Outre le mort, il y avait une présence vivante dans les parages. Lorsqu’on lui parla, il quitta des yeux le nœud qui gigotait dans sa main. Les paroles n’avaient aucun sens. Ce n’étaient pratiquement pas des mots, mais plutôt une suite de sons estropiés. Karney se rappela l’haleine de la chose du petit chemin, et l’ambiguïté des sentiments qu’elle avait engendrés en lui. Cette même ambiguïté le remuait à nouveau : avec sa peur croissante montait le sentiment que la voix de cette bête, quel que soit son langage, parlait de perte. Une vague de pitié l’envahit.

« Montre-toi », dit-il, sans savoir si elle le comprendrait.

Après quelques palpitations de son cœur tremblant, Karney la vit émerger de la porte d’en face. L’éclairage de la salle de séjour était lumineux et l’œil de Karney était vif, mais l’anatomie de la bête défia sa compréhension. Il y avait quelque chose de sirtliesque dans cette forme écorchée et palpitante, mais imprécise et comme prématurée. Sa bouche s’ouvrit pour émettre un nouveau son ; ses yeux, enfouis sous la plaque sanguinolente des sourcils, étaient indéchiffrables. Peu à peu, elle s’ébranla pour sortir de sa cachette, traversa la pièce dans sa direction, et chacun de ses pas traînants le poussait à fuir. Lorsqu’elle arriva à la hauteur du cadavre de Red, elle s’arrêta, leva l’un de ses membres en lambeaux, et montra un endroit au creux de son cou. Karney vit le couteau : celui de Red ! Il se demanda si elle cherchait à justifier son meurtre.

« Qu’est-ce que tu es ? » lui demanda-t-il. La même question.

Elle secoua sa lourde tête d’avant en arrière. Sa bouche émit un long gémissement bas. Puis, soudain, elle leva le bras et le pointa droit sur Karney. La lumière lui tomba alors en plein visage, et Karney put distinguer les yeux sous le front bas : deux pierres jumelles encastrées dans la sphère blessée de son crâne. Leur éclat et leur lucidité soulevèrent en lui la nausée. Et elle pointait toujours le bras sur lui.

« Qu’est-ce que vous voulez ? lui demanda-t-il. Dites-moi ce que vous voulez. »

Elle laissa retomber son membre dépouillé, enjamba le corps et fit un pas vers Karney, mais elle n’eut point l’occasion de clarifier ses intentions. Un appel, venant de la porte d’entrée, la pétrifia sur place.

« Il y a quelqu’un ? » s’enquit la voix à la porte.

Le visage de la bête trahit sa panique – ses yeux trop humains roulèrent dans leur orbite à vif – et elle se détourna, pour se réfugier dans la cuisine. Le visiteur appela de nouveau ; sa voix se rapprochait.

Karney regarda le cadavre, puis sa main pleine de sang, il jaugea ses options, puis traversa la pièce et passa la porte de la cuisine. La bête avait déjà disparu ; la porte du jardin était grande ouverte. Derrière lui, Karney entendit le visiteur réciter une sorte de demi-prière en voyant les restes de Red. Il hésita sous l’ombre des arbres ; cette fuite à couvert était-elle raisonnable ? Ne l’incriminait-elle pas plus que s’il restait pour essayer de trouver une voie vers la vérité ? Le nœud, qui remuait toujours dans sa main, le décida finalement ; il fallait d’abord et avant tout le détruire. Dans la salle de séjour, le visiteur appelait police-secours ; protégé par son monologue épouvanté, Karney se faufila jusqu’à la porte, à quelques mètres de là, et il s’enfuit.

 

« Quelqu’un a téléphoné pour toi, lui cria sa mère du haut de l’escalier, il m’a déjà réveillée deux fois, je lui ai dit que…

— Je suis désolé, M’Man. Qui était-ce ?

— Pas voulu le dire. Je lui ai demandé de ne pas rappeler. Tu lui diras, s’il retéléphone, que je ne veux pas qu’on appelle à cette heure de la nuit. Il y a des gens qui se lèvent tôt pour aller travailler le lendemain.

— Oui, M’Man. »

Sa mère disparut du palier pour regagner son lit solitaire ; la porte se referma. Tremblotant, Karney resta dans le vestibule, à l’étage au-dessous, la main serrée sur le nœud dans sa poche. Il remuait toujours, tournant et retournant contre les bords de sa paume, cherchant un espace, même minuscule, où se desserrer. Mais Karney ne lui en donnait pas la possibilité. Il farfouilla dans ses poches pour en sortir la vodka achetée plus tôt dans la soirée, dévissa le bouchon d’une seule main, et but. Au moment où il avalait une deuxième goulée de ce tord-boyaux, le téléphone sonna. Il posa la bouteille et décrocha.

« Allô ! »

Son correspondant se trouvait dans une cabine ; le bip-bip sonnait, on inséra l’argent, et la voix dit : « Karney ?

— Oui ?

— Nom d’un chien, il va me tuer.

— Qui est-ce ?

— Brendan (cette voix ne lui ressemblait pas du tout, trop aiguë, trop terrorisée). Il va me tuer si tu ne viens pas.

— Pope ? C’est Pope ?

— Il a perdu la tête. Il faut que tu viennes à la casse, en haut du tertre. Donne-lui… »

Ils furent coupés. Karney reposa le combiné. La cordelette faisait des acrobaties dans sa main. Il l’ouvrit ; à la lueur pâle tombant du palier, le dernier nœud scintilla. Son centre, comme le cœur des deux autres nœuds, promettait des reflets, de couleur. Il referma le poing, prit sa bouteille de vodka et ressortit.

 

Le chantier de casse s’était jadis enorgueilli de la présence d’un grand doberman constamment furieux, mais le chien avait eu une tumeur au printemps précédent, et avait sauvagement déchiqueté son maître. Par conséquent on l’avait fait piquer, mais on ne l’avait pas remplacé. Il était donc facile de sauter la palissade de tôle ondulée. Karney l’escalada et se laissa retomber de l’autre côté, sur le sol constellé de gravier et de mâchefer. Au portail d’entrée, un lampadaire englobait dans son rayon lumineux la collection des véhicules utilitaires ou non assemblés dans la cour. La plupart étaient irréparables : des tracteurs et des camions-citernes rouillés, un bus à étage qui s’était apparemment enfilé à toute vitesse sous un pont trop bas, un étalage de voitures descrocs, alignées ou empilées les unes sur les autres, toutes accidentées. À partir de la grille, Karney se mit à fouiller systématiquement le terrain, faisant tout son possible pour marcher d’un pas léger, mais il ne trouva aucun signe de Pope ni de son prisonnier du côté nord-ouest du chantier. Nœud dans la main, il se mit à longer la clôture, l’éclairage rassurant de l’entrée diminuant à mesure qu’il s’éloignait. Un peu plus loin, il aperçut des flammes entre deux véhicules. Il s’immobilisa et tenta d’interpréter le jeu compliqué d’ombre et de lumière. Il entendit un mouvement derrière lui, il se retourna, le cœur battant, s’attendant à un cri, à un coup. Rien. Il scruta le chantier dans son dos – l’image de la flamme jaune dansait sur sa rétine, mais ce qui avait bougé s’était de nouveau immobilisé.

« Brendan ? » souffla-t-il, en regardant vers le feu.

Devant lui, dans une tranche d’ombre, une silhouette bougea, Brendan en sortit en trébuchant et s’affala à genoux sur le mâchefer à quelques pas de Karney. Même dans la lumière trompeuse Karney voyait que Brendan avait reçu une fameuse raclée. Sa chemise était maculée de taches trop foncées pour ne pas être du sang ; son visage se tordait de douleur réelle ou anticipée. Lorsque Karney s’avança vers lui, il fit un écart comme un animal battu.

« C’est moi. C’est Karney. »

Brendan leva sa tête meurtrie. « Dis-lui d’arrêter !

— Ça va aller.

— Je t’en supplie, fais-le arrêter. »

Brendan monta les mains à son cou. Un collier de corde lui entourait la gorge ; une laisse en partait qui menait dans l’ombre entre deux voitures. Là, à l’autre bout de la laisse, il y avait Pope. Ses yeux miroitaient dans l’obscurité, pourtant ils ne glanaient pas leur éclat d’une source lumineuse.

« Tu as bien fait de venir, dit Pope. Je l’aurais tué.

— Laissez-le partir », dit Karney.

Pope secoua la tête. « D’abord, le nœud. » Il sortit de sa cachette. Karney s’était plus ou moins attendu à le voir débarrassé de son déguisement de clochard pour montrer son vrai visage – quel qu’il soit –, mais ce n’était pas le cas. Il portait les mêmes loques que d’habitude ; mais il contrôlait incontestablement la situation. Il imprima une brève secousse à la corde et Brendan s’effondra par terre, pantelant, les mains tirant vainement sur le nœud coulant qui lui serrait la gorge.

« Arrêtez ! dit Karney. J’ai le nœud, bon Dieu ! Pas la peine de le tuer !

— Apporte-le-moi. »

Au moment même où Karney faisait un pas vers le vieil homme, il y eut un gémissement dans le labyrinthe de la casse. Karney reconnut le bruit ; Pope également. Il ne pouvait tromper, c’était la voix de la bête qui avait tué Red, et elle n’était pas loin. Le visage terne de Pope s’enflamma d’une urgence nouvelle.

« Vite ! dit-il, où je le tue. » Il avait sorti de son manteau un couteau de cuisine. Tirant sur la laisse, il faisait doucement avancer Brendan.

La plainte de la bête s’éleva en un cri aigu.

« Le nœud ! dit Pope. Donne ! » Il fit un pas vers Brendan et plaça la lame contre les cheveux ras de son prisonnier.

« Non ! dit Karney, voilà le nœud. » Mais avant de reprendre sa respiration, il vit bouger quelque chose du coin de l’œil, et une poigne brûlante lui saisit le bras. Pope poussa un cri de fureur, Karney se tourna et vit à côté de lui la bête écarlate qui le fixait d’un œil hagard. Karney lutta pour se libérer, mais elle secoua sa tête ravagée.

« Tue-la ! hurlait Pope. Tue-la ! »

La bête jeta un coup d’œil à Pope, et pour la première fois Karney vit l’expression sans équivoque de ses yeux pâles : de la haine à l’état pur. Puis Brendan poussa un cri aigu et Karney tourna à temps la tête pour voir le couteau plonger dans sa joue. Pope retira la lame, et laissa tomber le cadavre de Brendan la tête la première ; avant qu’il ait touché le sol, le vieux fonçait déjà sur Karney, ses intentions meurtrières se précisant à chaque pas. La gorge nouée par la peur, la bête lâcha le bras de Karney à temps pour lui permettre d’éviter la première attaque de Pope. Chacun de son côté, bête et homme détalèrent. Karney patinait sur le mâchefer et, un instant, il sentit sur lui l’ombre de Pope, mais échappa d’un cheveu à son deuxième coup de couteau.

« Tu ne t’échapperas pas », entendit-il Pope, vantard, crier derrière lui. Le vieil homme avait une telle confiance en son piège, qu’il ne le poursuivait même pas. « Tu es sur mon territoire, mon gars. Il n’y a pas d’issue. »

Karney se dissimula entre deux véhicules et entreprit de rebrousser chemin vers la grille, mais sans savoir pourquoi, il avait perdu le sens de l’orientation. Les alignements de carcasses rouillées se succédaient, tellement semblables qu’on n’aurait pu les distinguer. Où que le menât ce labyrinthe, il ne semblait pas avoir d’issue ; Karney ne voyait plus le lampadaire de l’entrée, ni le feu de Pope à l’autre bout du cimetière de voitures. Il n’était plus qu’une proie sur ce terrain de chasse ; et où que le menât ce dédale, la voix de Pope suivait aussi proche que ses battements de cœur. « Rends-moi le nœud, mon gars, disait-elle, laisse tomber ou je te fais avaler tes yeux. »

Karney était terrifié ; mais il avait le sentiment que Pope l’était aussi. La cordelette n’était pas un outil meurtrier comme il l’avait toujours cru. Quelle qu’en soit la raison, le vieillard ne la maîtrisait pas. Voilà où résidait la mince chance de survie de Karney. L’heure était venue de dénouer le dernier nœud, et d’en subir les conséquences. Pouvaient-elles être pires que la mort aux mains de Pope ?

Karney trouva un refuge adéquat contre un camion calciné ; il s’accroupit tout doucement, et ouvrit son poing. Même dans l’obscurité, il sentait le nœud travailler à la solution de son problème ; il l’aida de son mieux.

De nouveau, Pope parla : « Non, mon garçon, dit-il, sur un ton qui se voulait amène. Je sais ce que tu penses et, crois-moi, ce sera ta fin ! »

Karney semblait ne plus avoir que des pouces aux mains, trop malhabiles pour faire l’affaire. Son esprit s’emplit d’une galerie de portraits de morts : Catso sur la route, Red sur la moquette, Brendan glissant des mains de Pope lorsque le couteau lui sortit de la tête. Il repoussa ces images et s’efforça de remettre de l’ordre dans son esprit assiégé. Pope avait mis une sourdine à son monologue. À présent, seul le ronronnement distant de la circulation emplissait le terrain ; il provenait d’un monde que Karney doutait de revoir un jour. Il tritura le nœud comme on le fait pour une serrure avec une poignée de clés, essayant une solution après l’autre, puis la suivante, tout en sachant qu’il fallait faire vite. « Vite, vite », se bousculait-il. Mais sa dextérité première l’avait complètement abandonné.

Et ensuite la lame fendit l’air en sifflant : Pope l’avait retrouvé – son visage triomphait en assenant le coup fatal. Karney, accroupi, roula sur le côté, mais la lame lui toucha le haut du bras, lui ouvrant la chair de l’épaule au coude. La douleur le fit réagir vite, le deuxième coup toucha la cabine du camion d’où jaillit une gerbe d’étincelles et non de sang. Avant que Pope ait pu à nouveau frapper, Karney s’était esquivé, le sang lui sortait du bras par saccades. Le vieillard le prit en chasse, mais Karney était plus leste. Il se cacha derrière un car et, au moment où Pope arrivait, pantelant, derrière lui, il se glissa sous le véhicule. Pope le dépassa sans le voir, tandis que Karney ravalait un sanglot de douleur. Sa blessure handicapait sa main gauche. Ramenant le bras contre son corps pour réduire la traction sur son muscle lacéré, il essaya de finir le misérable travail commencé sur le nœud, à l’aide de ses dents au lieu de sa deuxième main. Des éclats de lumière blanche lui apparaissaient ; il allait bientôt perdre conscience. Il respira profondément par les narines sur un rythme régulier tandis que ses doigts fébriles tiraient sur le nœud. Il ne voyait plus la cordelette dans sa main, il ne la sentait presque plus non plus. Il travaillait en aveugle, comme il l’avait fait sur le sentier, et maintenant, comme alors, son instinct agissait à sa place. Le nœud, assoiffé de liberté, se mit à danser à ses lèvres. Il touchait à sa solution.

Absorbé dans sa tâche, Karney ne se rendit pas compte du bras qui se tendait vers lui jusqu’au moment où il fut traîné hors de son refuge pour se retrouver sous le regard étincelant de Pope.

« Fini de jouer ! » dit le vieil homme, et il desserra sa prise sur Karney pour s’emparer de la cordelette coincée entre ses dents.

Karney, souffrant le martyre, essaya de se déplacer de quelques centimètres pour éviter la main de Pope, mais fut handicapé par la douleur de son bras. Il retomba en arrière, et hurla en touchant le sol.

« Voyons que je t’arrache les yeux ! » dit Pope, et son couteau descendit. Le coup qui allait l’aveugler n’atteignit pourtant jamais son but. Une forme blessée sortit de l’ombre derrière le vieil homme et le saisit par les pans de sa gabardine. En deux temps trois mouvements, Pope reprit son équilibre et pivota sur les talons. Son couteau trouva son adversaire, Karney écarquilla ses yeux aveuglés de douleur et vit la bête attaquée rouler en arrière, la joue ouverte jusqu’à l’os. Pope la suivit pour finir le carnage, mais Karney n’attendit pas de voir la suite. Il tendit son bras valide pour prendre appui sur la carcasse de voiture et se remit sur pied, le nœud toujours serré entre les dents. Derrière lui, Pope jurait et Karney sut qu’il avait renoncé au massacre. Sachant la poursuite perdue d’avance, titubant, il sortit à découvert d’entre ses deux véhicules. Dans quelle direction se trouvait la grille d’entrée ? Il n’en avait aucune idée. Il avait des jambes de clown triste, aux articulations en caoutchouc, qui ne servent qu’à tomber sur les fesses. Deux pas en avant, et ses genoux cédèrent. L’odeur des scories imbibées d’essence lui monta aux narines.

Désespéré, il porta sa main valide à sa bouche. Ses doigts trouvèrent une boucle sur la cordelette. Il tira, fort, et miracle ! la dernière demi-clé du nœud se défit. Il cracha la cordelette au moment où jaillissait une flambée de chaleur qui lui brûla les lèvres ; elle tomba par terre, son dernier nœud défait, et le dernier de ses prisonniers se matérialisa en son sein. Il parut sur les gravillons, sous les traits d’un enfant maladif, aux membres atrophiés, à la tête chauve et beaucoup trop grande pour son corps rabougri, à la peau si pâle qu’elle en était translucide. Il battait vainement de ses bras paralytiques pour se redresser lorsque Pope avança vers lui, brûlant de lui trancher sa gorge sans défense. Qu’importe ce qu’avait espéré Karney de ce troisième nœud, ce n’était certainement pas ce révoltant petit être riquiqui.

Et puis il parla, non d’une voix de bébé qui piaille, mais d’une voix d’adulte, même si elle sortait de la bouche d’un nourrisson.

« À moi ! criait-il. Vite ! »

Au moment où Pope se penchait pour assassiner l’enfant, l’air du cimetière de voitures s’emplit d’une puanteur de vase, et les ombres dégorgèrent une chose couverte de piquants, basse sur pattes, qui rampa vers lui. Pope recula lorsque la créature – aussi inachevée dans sa catégorie de reptile que son frère simiesque – se referma sur l’étrange petit. Karney s’attendait absolument à ce qu’elle n’en fasse qu’une bouchée, mais le pâle enfant leva les bras pour accueillir la bête du premier nœud qui s’enroula autour de lui. Au même instant, la deuxième bête montra son horrible face en grognant de plaisir. Elle posa les mains sur l’enfant et attira son corps décharné entre ses bras démesurés, pour compléter l’image de cette trinité païenne de reptile, singe et enfant.

Pourtant, leur union n’était pas encore achevée. En même temps que les trois créatures s’assemblaient, les corps luttaient, se détordant en rubans de substance couleur pastel ; et en même temps que leur anatomie se dissolvait, les bandelettes prenaient une nouvelle configuration, un filament s’enroulant sur l’autre. Elles formaient au hasard un nœud nouveau et pourtant inévitable ; bien plus élaboré que tous ceux auxquels s’était attaqué Karney. Un nouveau casse-tête, insoluble peut-être, se créait avec les éléments des anciens, mais – là où les autres avaient été incomplets – celui-ci serait achevé et entier. Mais comme quoi ? Comme quoi ?

Au moment où l’embrouillamini des nerfs et des muscles approchait de sa condition finale, Pope sauta sur l’occasion. Il se jeta en avant, son visage furieux éclairé par leur union, et il enfonça son couteau au cœur du nœud. Mais il calcula mal son attaque. Un membre, ruban de lumière, se déroula du corps pour s’enrouler autour du poignet de Pope. Sa gabardine prit feu ; sa peau s’enflamma. Il hurla comme un beau diable et lâcha son arme. Le membre relâcha le vieillard pour réintégrer la trame, le laissant reculer en titubant, et bercer son bras en feu. Il semblait perdre l’esprit ; il secouait pitoyablement la tête de droite et de gauche. Brièvement, ses yeux se posèrent sur Karney, et une étincelle perfide s’y glissa de nouveau. Il attrapa le bras blessé du jeune homme pour l’attirer à lui. Karney hurla, mais, sans s’occuper de son prisonnier, Pope l’entraîna loin de l’endroit où se terminait le tissage, en lieu sûr, dans le labyrinthe.

« Il ne me fera aucun mal, se disait Pope, pas tant que tu seras avec moi. Il a toujours eu un faible pour les jeunes. » Il poussa Karney devant lui. « On prend simplement les papiers… ensuite, on file. »

Karney savait à peine s’il était vivant ou mort ; il n’avait plus la force de repousser Pope. Il accompagna simplement le vieillard, en rampant à moitié la plupart du temps, jusqu’à sa destination : une voiture enfouie derrière une montagne de véhicules rouillés. Elle n’avait plus de roues ; un arbuste qui avait poussé à travers le châssis occupait la place du chauffeur. Pope ouvrit la portière arrière, grognant de satisfaction, et il se pencha à l’intérieur, laissant Karney affalé contre l’aile. La perte de connaissance lui souriait, toute proche ; Karney l’attendait avec impatience. Mais il était encore utile à Pope. Récupérant un petit carnet dans sa cachette sous le siège du passager, Pope chuchota : « Maintenant il faut partir. Nous avons à faire. » Karney gémit lorsqu’il le poussa en avant.

« Ferme-la ! dit Pope, en lui passant le bras autour des épaules, mon frère à des oreilles.

— Quel frère ? Marmonna Karney, s’efforçant de comprendre ce qu’avait laissé échapper Pope.

— Ensorcelé, dit Pope, jusqu’à ton arrivée.

— Monstres, marmonna Karney, assailli par un mélange d’images de reptiles et de singes.

— Humains, répondit Pope. Le nœud, c’est l’évolution, mon bonhomme.

— Humains ? » dit Karney, et à l’instant où ces deux syllabes quittaient sa bouche, ses yeux douloureux aperçurent une forme luisante sur la voiture derrière son tortionnaire. Oui, c’était bien un humain. Encore mouillé après sa renaissance, le corps couvert des plaies héritées, mais triomphalement humain. Pope vit la lueur de reconnaissance dans les yeux de Karney. Il le saisit et il allait se servir de son corps flasque comme bouclier lorsque son frère intervint. Du toit de la voiture, l’homme redécouvert se tendit pour attraper le cou grêle de Pope. Le vieux hurla, se débattit et se dégagea, avant de filer comme une flèche sur le mâchefer, mais l’autre, grondant, le prit en chasse et le poursuivit loin de Karney.

Karney entendit Pope prier une dernière fois, à bonne distance, lorsque son frère le rattrapa, puis ses paroles se fondirent en un cri que Karney espéra ne plus jamais entendre. Ensuite, silence. Le parent ne revint pas ; mis à part sa curiosité, Karney lui en fut reconnaissant.

Lorsque, plusieurs minutes plus tard, il eut rassemblé assez d’énergie pour sortir du chantier de casse – la lumière brillait de nouveau à la grille, phare pour les égarés –, il trouva Pope à terre, face dans le gravier. Même s’il en avait eu la force, et il ne l’avait pas, Karney n’aurait pas retourné le corps, même en échange d’une petite fortune. Il lui suffit de voir comment le mort avait enfoncé ses mains dans le sol dans son tourment, et comment les volutes luisantes de ses intestins, jadis si bien lovées dans son abdomen, étaient répandues sous lui. Le carnet qu’il avait pris tant de peine à récupérer se trouvait à côté de lui. Pris de vertige, Karney se pencha pour le ramasser. Il trouva cette récompense bien maigre pour la nuit de terreur qu’il venait de passer. L’avenir immédiat lui soumettrait des questions qu’il ne pourrait jamais résoudre, porterait des accusations auxquelles il serait bien incapable de répondre. Mais, à la lumière du lampadaire de la grille, il trouva les pages souillées plus intéressantes qu’il ne l’avait escompté. Y étaient copiés d’une écriture très soignée, accompagnés de schémas compliqués, les théorèmes de la science oubliée de Pope : la conception des nœuds pour préserver l’amour, et réussir une carrière ; des clés pour séparer les âmes et les nouer ; pour faire fortune et enfants ; pour la ruine du monde.

Après avoir rapidement feuilleté le carnet, il escalada la grille et se laissa retomber dans la rue déserte à cette heure. Quelques lumières brillaient dans le bloc de HLM en face ; des chambres où les malades égrenaient les heures en attendant le matin. Plutôt que d’en demander plus à ses membres épuisés, Karney décida de rester sur place et d’attendre une voiture qui l’emmènerait là où il pourrait raconter son histoire. Il avait de quoi s’occuper. Malgré son corps engourdi et sa tête de coton, il se sentait plus lucide que jamais. Il s’enfonça dans les mystères écrits sur les pages du carnet défendu de Pope comme dans une oasis. Buvant à longs traits, il attendit avec une rare béatitude le pèlerinage à venir.