XXIII

Il ne faisait pas plus frais la nuit que durant le faux jour lunaire, mais, pour une raison ou pour une autre, j’avais alors plus froid. Je supposais que c’était parce que je n’étais plus en mouvement, et devais me blottir sans feu quelque part pour attendre que la lune se lève de nouveau devant moi.J’aurais préféré voyager sans m’arrêter mais c’était bien sûr impossible ; il n’y avait rien d’autre que la lune elle-même pour m’indiquer mon chemin.

Jusqu’à la fin du troisième jour, il n’y eut rien pour me montrer si j’allais dans la bonne ou dans la mauvaise direction. J’avais cru que la température allait s’élever ou décroître de façon notable selon que j’avançais ou non vers la face jour, mais le froid mordant, à ma connaissance, restait inchangé. C’est-à-dire qu’il semblait être à une certaine température quand j’étais en mouvement et à une autre quand j’étais en repos, et que ces deux températures ne semblaient pas varier.

Vers le soir de chaque jour – l’inexactitude de ces termes m’agace, mais ce sont les seuls que je peux utiliser – je dessellais, entravais les bêtes et me creusais une sorte de tranchée peu profonde dans la neige. Je m’allongeais dans celle-ci, avec des fourrures sous moi et sur moi, et dormais ou passais les heures à penser jusqu’au lever de la lune.

Le froid affectait beaucoup mon poignet, qui m’élançait et me brûlait. Je le gardais enveloppé de fourrures, mais sans résultat, et la douleur constante me rendait irritable et impatient alors que de telles attitudes n’étaient d’aucune utilité.

Je ne sais pas combien de temps la faible lueur fut visible avant que je ne la remarque. Mon attention se concentrait exclusivement, absolument, d’une façon presque sinistre sur l’horizon noir devant moi, ou bien – lorsque nous avancions dans l’obscur « après-midi » – se manifestait par des coups d’oeil rapides dans mon dos pour vérifier que nous nous éloignions toujours en droite ligne de la lune déclinante. Je regardais devant moi plus intensément que jamais alors que le temps que je m’étais imparti touchait à sa fin ; je m’étais accordé trois jours, et trois jours venaient presque de s’achever. L’idée de devoir refaire tout ce chemin en sens inverse jusqu’à la cabane puis de recommencer tout le voyage de zéro dans la direction opposée me déprimait et m’exaspérait à la fois. Je venais presque de décider de m’arrêter pour la nuit, et cherchais autour de moi un creux peu profond pour me coucher – il y avait parfois du vent – quand je vis cette vague ligne rosâtre très, très loin, la ligne faite par la lumière sur un horizon plat.

Se pouvait-il que ce fût artificiel, une sorte de cité ? Non, c’était impossible. Cela s’étendait trop loin sur l’horizon, pour commencer, et ensuite il n’y avait de cité nulle part le long de la frange. Les villes d’Anarchaos étaient au nombre de cinq : Ulik, Moro-Geth, Prudence et Chax aux quatre coins d’un losange, et Ni au centre. Le soleil devait être au loin dans cette direction, à ma gauche.

Je virai aussitôt, poussant les chevalus à aller plus vite, avançant comme si je comptais atteindre cet horizon en une demi-heure. La lune, bas sur ma gauche, disparut subitement comme à son abrupte habitude, et tout autour de moi les terres étaient désormais aussi noires que le fond d’un cercueil. Mais je continuai d’avancer, avec cette mince ligne de lumière rouille pour me guider, insistant au-delà du moment où les animaux et moi nous arrêtions habituellement pour nous nourrir et nous reposer, insistant jusqu’à ce que, d’un seul coup, le chevalu que je montais paraisse trébucher, puis reprendre son équilibre l’espace d’un seul instant, avant de tomber tête la première, culbutant dans les airs et m’envoyant atterrir violemment devant lui sur la neige et la glace.

Je roulai et boulai, puis me relevai en titubant et retournai clopin-clopant vers eux, guidé par les bruits qu’ils faisaient ; celui qui était tombé toussait sans discontinuer, presque comme pour s’excuser, tandis que l’autre emplissait la nuit de cris-hennissements à percer les tympans, comme si quelqu’un avait été en train de torturer la compagne du chaînon manquant.

Les moments qui suivirent, lorsque j’essayai de reprendre les choses en main dans les ténèbres, furent un cauchemar. L’animal que j’avais chevauché avait trébuché dans un trou ou quelque chose de ce genre, il s’était cassé une patte et gisait maintenant sur le sol, se débattant et émettant cette espèce de toux. L’autre était toujours attaché à celui qui était blessé par la corde reliant son propre cou à la selle de l’autre, et cette proximité d’un membre blessé de sa propre espèce le rendait fou de terreur, le faisait se cabrer, ruer et essayer de s’enfuir, lui faisant trouver la force de traîner le blessé de-ci de-là dans la neige sur de courtes distances. Quant à moi, qui luttais pour rétablir l’ordre, j’étais obligé de travailler dans l’obscurité, l’urgence et l’épuisement, gêné par le froid, par mes vêtements encombrants et par l’absence d’une main.

Autant que possible, je les maintins entre moi et le rai de lumière à l’horizon. De cette manière, il était possible d’avoir de temps en temps un bref aperçu de leurs silhouettes qui se cabraient et luttaient, attachées l’une à l’autre par cette grosse corde tendue.

J’essayai d’abord simplement de calmer celui qui était indemne mais absolument sans succès. Il était tellement fou de terreur qu’il n’avait même pas conscience de mon existence, et je risquais fortement de me faire renverser et piétiner par lui pendant qu’il sautait et se tordait au bout de la corde. Au bout d’un moment, il me sembla que, si seulement le blessé se calmait, peut-être l’autre se calmerait-il aussi, mais bien sûr, avec sa patte cassée, il ne se calmerait jamais. À moins d’être mort.

Je savais qu’il me faudrait le tuer de toute façon, même si cette idée me faisait horreur. Mais mon pistolet était tombé de mes vêtements quand j’avais fait la culbute ; il était impossible de le retrouver dans l’obscurité, et mon fusil était toujours dans son fourreau, accroché à la selle du chevalu blessé.

La seule chose à faire était de me débrouiller pour me procurer le fusil. Celui qui était à terre se débattait, et l’autre le tirait d’un côté puis de l’autre, mais je parvins enfin à me rapprocher suffisamment. Puis – couché sur le ventre contre le flanc haletant de l’animal – je trouvai la selle de la main, puis le fourreau, puis le fusil. Je reçus plusieurs coups de sabot au cours de l’opération, mais peu importait. Me raccrochant à ce fusil pour survivre, je fis un bond en arrière pour me mettre hors de portée des ruades et me préparai à procéder à l’exécution.

Il n’est pas facile de tirer au fusil quand on n’a qu’une main. Je tenais celui-ci de la main droite, mon bras gauche levé en travers de la poitrine afin que le canon puisse prendre appui sur l’avant-bras, et dans cette position je pouvais tirer une fois avec une bonne précision. Mais je n’avais aucun moyen de maîtriser le recul, de sorte qu’à chaque coup de feu le canon du fusil faisait un bond en l’air et me retombait douloureusement sur l’avant-bras gauche.

Je dus tirer à trois reprises avant de finir par toucher la silhouette de cette tête qui ruisselait, se débattait, toussait. Puis elle retomba sur la neige comme si on l’avait tirée en arrière d’un coup sec, et je m’affalai sur le flanc dans la neige et restai là, pantelant, comme si je venais de faire le tour du monde en courant.

Lentement, le survivant cessa de paniquer et de pousser ces horribles cris. Quand tout fut redevenu calme, je me remis debout, me traînant pour effectuer chacun de mes mouvements avec l’impression que mes membres étaient lestés de plomb. Je prélevai du fourrage dans le chargement du chevalu et lui donnai à manger, herbe morte dans la neige à côté de l’animal mort. Je sortis aussi de la nourriture pour moi, mais je n’avais pas le cœur à manger et la jetai dans la neige.

Je regardai la lueur sur l’horizon, et n’y pris aucun plaisir.

Je me saisis de mes fourrures pour la nuit et les tirai un peu à l’écart de l’endroit où l’animal vivant et celui qui était mort étaient attachés l’un à l’autre. Je me creusai un trou peu profond dans la neige, préparai ma couche et m’y installai sans dormir pour attendre que la lune se lève.