XXIX

Il n’y eut pas de troisième repas ce cycle-là. Cette absence me donna faim, et la faim me rendait le sommeil difficile, mais il n’y avait rien d’autre à faire que se coucher et le sommeil finit par venir.

Pour la première fois depuis longtemps, on ne m’autorisa pas à dormir jusqu’à ce que je me réveille de mon propre chef. De rudes mains qui me secouaient me tirèrent du sommeil, et j’eus l’impression d’avoir à peine eu le temps de fermer les yeux. Je me mis sur mon séant, l’œil trouble et l’esprit embrumé, et vis que c’était Davus qui m’avait réveillé.

Davus, parlant vite et à voix basse, me dit : « Le général vous demande. Il veut vous voir. Vous êtes réveillé ?

— On ne m’a pas donné à manger, protestai-je. On n’a pas pensé à m’apporter à manger.

— Ne faites pas l’imbécile. Écoutez-moi. Si vous êtes malin, vous allez m’écouter. Fermez votre gueule quand vous parlerez au général, vous m’entendez ?

— Fermer ma gueule ?

— Personne ne vous a maltraité, précisa-t-il. Mr. Phail vous a posé quelques questions et vous lui avez fourni les réponses, un point c’est tout. Et personne ne vous a frappé ou ne vous a jeté à l’eau ou quoi que ce soit de ce genre.

— Vous m’avez fait jeter à l’eau.

— Pas si vous êtes conscient de ce qui vaut mieux pour vous, dit-il, parlant toujours vite et bas. Pas si vous ne voulez pas avoir d’ennuis par la suite. Vous allez faire attention et vous surveiller. » Il se redressa. « Venez. »

Je sortis du lit, et il me fit prendre le même chemin jusqu’à la même pièce. Cette fois, elle était pleine de gens.

Au fond dans le coin, près du coffre-fort, se tenait Phail, l’air las. Dans un autre angle, les bras croisés sur la poitrine et le visage soigneusement inexpressif, se tenaient Malik et Rose. Assis au bureau se trouvait un vieillard corpulent, aussi noueux et épais qu’un vieil arbre. Il avait d’épais cheveux noirs, un corps lourd et qui semblait vigoureux, d’énormes mains informes reposant sur le bureau, et un visage buriné et taillé à la serpe embrasé par des yeux incandescents d’un bleu très, très pâle. Debout derrière lui, un de chaque côté, se trouvaient les deux jeunes cadres qui avaient accompagné Phail lors de la tournée d’inspection de la mine.

L’homme demanda : « Vous êtes Malone ? » Sa voix était rauque et éraillée, comme s’il avait eu une voix très forte et très profonde et qu’il l’avait forcée.

« Oui. Rolf Malone.

— Phail me dit que vous voulez bien coopérer.

— Oui.

— Combien ?

— Quoi ?

— Combien voulez-vous ? Sur quelle base négocions-nous ? Vous voulez un pourcentage, je suppose.

— Pourrais-je avoir de l’antizone ? »

Tout le monde réagit à cette question. Phail blêmit et parut effrayé. Tous les autres semblèrent surpris. Seuls Malik et Rose conservèrent leur impassibilité.

Le vieil homme demanda : « Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous voulez de l’antizone ?

— Je veux tout effacer. Si je pouvais avoir une injection d’antizone, et si vous pouviez ensuite me renvoyer à la mine

— Où avez-vous entendu parler de l’antizone ? Je désignai Phail. « C’est lui qui m’en a parlé. » Phail commença à faire non de la tête, mais lorsque le vieil homme se retourna et le foudroya du regard, il arrêta. La vieil homme dit : « Vous l’avez menacé.

— Il fallait bien que je fasse quelque chose, dit Phail, sur la défensive. Vous voyez comment il est. Il fallait que j’essaye de l’atteindre.

— Vous l’avez fait droguer ?

— Non, monsieur. Je vous jure que non. »

Le vieil homme m’examina, me regardant en biais de ses yeux incandescents, et déclara : « Il n’est pas normal. Il se comporte comme s’il était drogué. »

Un autre jeune cadre, celui qui m’avait demandé si j’étais Malone à la mine, intervint timidement : « Excusez-moi, mon général ? »

Le général était le vieil homme. Il se tourna dans son fauteuil et demanda : « Qu’y a-t-il ?

— Malone est resté quatre ans à la mine, monsieur. J’ai entendu dire que cela a très souvent un effet permanent sur un homme, que cela le rend plus… placide. Parfois presque comme un légume. »

L’autre jeune cadre déclara : « Je l’ai entendu dire aussi, monsieur. C’est presque comme lui faire subir une lobotomie

Le général se retourna et se remit à m’examiner ; je lus alors du dégoût sur ses traits, et j’eus de nouveau honte de moi. La bonne opinion des autres signifiait davantage pour moi, maintenant que je ne la méritais plus, que par le passé.

Le général demanda : « Si c’est à ça qu’il ressemble, comment pouvons-nous savoir qu’il nous sera d’une quelconque utilité ?

Phail dit avec empressement : « Nous n’avons qu’à essayer, mon général. Il ne peut rien nous coûter d’essayer. »

Le général se tourna de nouveau pour lui lancer un regard noir en disant : « Vous avez fait preuve d’incompétence dans cette affaire depuis le début, Phail. Et ce n’est pas fini. Enlever cet homme sous mon nez, le cacher ici, refuser de répondre à mes appels…

— Notre radio était en panne, coupa promptement Phail. Nous ne nous en étions pas aperçus nous-mêmes.

— Pauvre mensonge », dit le général.

Phail poursuivit : « Et nous ne sommes pas venus ici pour nous cacher de vous, monsieur, c’est la vérité. Glace avait découvert ce qui était arrivé à Malone, quand le traceur de la C.U. a cessé d’émettre. Ils le cherchaient. Je savais qu’ils chercheraient à Prudence, et du côté de nos installations à l’est, parce que c’est là qu’est le site, alors je me suis dit que si je l’amenais ici, nous serions…

— Très bien, dit le général. Ça suffît.

— Oui, monsieur.

— Au moins, cette fois-ci, lui accorda à contrecœur le général, vous n’avez pas abusé de la gâchette.

— J’ai tiré les leçons de mes erreurs, mon général », l’assura Phail. C’était une chose étrange pour moi que de voir comment son arrogance se muait en servilité lorsqu’il s’adressait au vieil homme.

« Je ne suis pas sûr qu’il reste assez de temps pour que vous tiriez des leçons », déclara le général, avec une sorte d’air pensif exagéré. « Le temps le dira. » Il se retourna pour me regarder, le visage de nouveau empreint de dégoût. « Quant à vous, vous dites que vous nous aiderez si vous pouvez.

— Oui, monsieur.

— Si nous acceptons ensuite de vous administrer une injection d’antizone.

— Oui, monsieur. »

Il hocha brusquement la tête. « Entendu. »

Je souris. J’eus honte de ce sourire lorsque je le sentis s’épanouir sur mon visage, mais impossible de m’en empêcher. Je souris.

Le général fit une grimace et détourna les yeux de moi. « Triss, dit-il. À vous le manche. Travaillez avec lui. »

Triss était celui qui m’avait appelé Malone à la mine. Il hocha la tête : « Oui, monsieur.

— Elman, enchaîna le général, vous vous occupez du navire. Nous ferons escale à Cannemuss. »

Elman, le troisième des jeunes cadres, fit : « Oui, monsieur ».

Le général poursuivit : « Phail, vous allez regagner vos quartiers et y rester, jusqu’à ce que je décide quoi faire de vous. »

Phail inclina la tête. « Oui, monsieur.

— Et maintenant, rompez.

— Oui, monsieur. »

En sortant, Phail me lança un regard que personne d’autre ne pouvait avoir surpris. Dans ce regard, il me promettait la mort.