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Le jour où j’ai brisé le
cœur de ma mère
— Je t’embrasse, ninouche.
— Maman, j’ai 42 ans, tu peux peut-être
arrêter de m’appeler ninouche !
— Oh pardon, Frédéric, c’est dingue,
qu’est-ce qui me prend, excuse-moi…
— Non mais maman, ça va, aucun problème, je
disais ça comme ça…
Une mère ne voit pas que son fils vieillit,
surtout si lui-même refuse de grandir. J’ai pris goût aux baisers
dans le cou à l’âge d’un mois. Quand j’avais treize ans, ma mère
m’a suggéré d’arrêter de la câliner dans le lit de mon beau-père.
Je me souviens encore du jour où elle a repoussé mes avances :
nous venions de regarder Le Souffle au
cœur de Louis Malle à la télévision, l’histoire d’un fils
qui couche avec sa mère. J’étais assis, en pyjama, à côté de la
mienne ; le film était diffusé avec un
rectangle blanc en bas à droite de l’écran ; l’embarras était
réciproque et muet. Il était temps qu’elle devînt une femme comme
les autres, c’est-à-dire une femme qui refuse d’être embrassée par
moi. Jusqu’à ce matin dans le lit de la rue de la Planche où elle
m’a expliqué que j’étais désormais trop grand pour l’embrasser dans
le cou, ma mère était la seule femme qui n’avait jamais refusé mes
avances. Jamais je n’ai autant embrassé quiconque. Treize années de
câlins ininterrompus : aucune des femmes qui lui ont succédé
n’a jamais réussi à battre ce record. Aujourd’hui encore, je passe
beaucoup de mon temps dans le cou long, doux et parfumé des femmes.
C’est le lieu où je me sens le mieux sur terre, depuis
toujours.
Quelques mois après ce râteau maternel, ma mère
annonça à mon frère et moi que nous allions encore déménager. Le
beau-père ne voulait pas l’épouser. Ils ne s’entendaient plus, ils
se quittaient pour cesser de se disputer. Ils avaient vécu une
passion amoureuse : en s’installant ensemble ils l’avaient
éteinte. Nous avons acquiescé mollement, comme d’habitude, avant de
préparer nos cartons. Les séparations se suivaient et se
ressemblaient : nous nous sommes installés dans un petit
trois pièces de la rue Coëtlogon, dans le
VIe, puis Giscard perdit les élections
contre Mitterrand. Quelques semaines passèrent. Je ne sais pas
comment j’ai appris que mon ex-beau-père avait épousé une autre
femme à Reno (Nevada), sur un coup de tête. Un soir que nous étions
en train de dîner dans la cuisine, soudain j’ai posé cette question
à ma mère :
— Tu sais que Pierre s’est marié ? Il
est parti en Amérique avec une amie et il l’a épousée.
Jamais je n’ai vu quelqu’un se décomposer aussi
vite. Maman a blanchi, s’est levée de table, avant de sortir en
claquant la porte. Charles m’a félicité pour ma gaffe.
— Ah bravo, quelle délicatesse.
— Mais je savais pas qu’elle savait
pas !
Mon oncle Bertrand voulut casser la figure du
Baron, j’ignore si c’est arrivé. Ces vaudevilles risibles n’ont
peut-être d’importance que pour ceux qui les ont vécus. Tout ce
petit monde est réconcilié depuis longtemps, mais briser, même
involontairement, le cœur de sa mère, cela je ne le souhaite à
personne. Chaque fois qu’il y avait un drame dans sa vie, rue
Coëtlogon, ma mère baissait la voix au téléphone et se mettait à
parler anglais pour qu’on ne comprenne pas que son mec allait en
épouser une autre ou qu’il s’était jeté par
la fenêtre ou qu’il ne pouvait pas quitter sa femme qui avait un
cancer. Charles et moi, on savait bien, dès qu’elle sortait du
salon en tirant sur le fil du téléphone, que le soir même on
l’entendrait renifler et se moucher toute la nuit. Elle trimait
jour et nuit sur des traductions de romans à l’eau de rose payées
des clopinettes pour que le frigo soit plein et que nous ne
manquions de rien. La vie merveilleuse de femme libérée :
réveil à 7 heures du matin, préparer le petit déjeuner des enfants,
vérifier leur cartable, travailler jusqu’à 18 heures pour un patron
antipathique ou suer sang et eau sur un manuscrit de merde qu’il
faut entièrement réécrire à la maison pour pouvoir payer le loyer,
la bouffe, les vêtements, les vacances et les impôts, à 19 heures
aller chercher les enfants à l’étude, préparer leur escalope de
veau et leur MaronSui’s, vérifier que les devoirs sont faits, les
empêcher de se disputer, faire en sorte qu’ils ne se couchent pas
trop tard. Nous ne roulions pas sur l’or, malgré la pension
alimentaire versée par mon père et le petit salaire de maman. Nous
avons vécu le même contraste que lors de notre emménagement rue
Monsieur-le-Prince, quand, pour mes dix ans, j’avais demandé une
encyclopédie. Pas l’Universalis ! Une petite encyclopédie
illustrée, pour enfants. Comme elle coûtait
trop cher, j’ai eu les tomes de A à F le 21 septembre 1975,
puis j’ai dû attendre Noël pour avoir les tomes de F à
M. L’année suivante, j’ai eu les tomes de M à Z. Je suis
sans doute ridicule mais cela me fend le cœur de me souvenir du
visage désolé de ma mère s’excusant de ne pas avoir les moyens de
m’offrir toute l’encyclopédie en une seule fois.
Une femme seule qui élève deux enfants, c’est le
bagne. Depuis j’ai compris ce qu’est une
mère célibataire : c’est quelqu’un qui vous a donné la
vie pour pouvoir sacrifier la sienne. Elle a quitté notre père,
puis notre beau-père, et à partir de ce moment n’a plus cherché
qu’à expier les fautes que nous ne lui reprochions pas. Elle a
décidé d’être une femme indépendante, c’est-à-dire une sainte comme
son grand-père suicidé à la guerre de 14. Je sais que beaucoup
d’écrivains ont eu des griefs envers leur mère. En ce qui me
concerne, il n’y a que gratitude. Son amour était incommensurable.
Elle a dû s’apercevoir que nous, au moins, ne la quitterions
jamais, ce en quoi elle se trompait. Je me souviens avoir rapporté
des États-Unis un tee-shirt qui l’avait fait beaucoup rire :
« I survived a catholic mother ». L’amour de notre mère
était si possessif qu’il en devenait douloureux. Son amour ne
cessait de s’excuser d’aimer. C’est un amour
qui foutait parfois le cafard en donnant l’impression de compenser
un vide. Mon frère et moi avons profité de l’échec sentimental de
notre mère et de l’esclavage du féminisme – avant les femmes
élevaient les enfants, maintenant elles élèvent les enfants et
doivent EN PLUS travailler. Libérée des chaînes du mariage et du
couple, elle travaillait dans l’édition, élevait ses enfants seule,
et je ne crois pas qu’elle était heureuse. J’ai été un garçon
assujetti à un nouveau matriarcat, idolâtrant sa mère, mais avec
une revanche à prendre sur toutes les femmes. Mon enfance a fait de
moi un être assoiffé de corps féminins, d’une misogynie
revancharde. Elle n’avait plus que nous et nous en avons bien
profité : nous avions une femme libérée
au foyer. Nous avions gagné la guerre de l’amour contre tous
les autres hommes. Notre jeunesse s’est terminée avec notre mère
pour esclave. Nous avons expérimenté un nouveau syndrome : le
complexe d’Œdipe compétitif, où deux garçons s’acharnent à abuser
d’une seule mère. Je me demande toujours si c’est à cause de nous
qu’elle vit seule aujourd’hui.