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Bilan
Le temps envolé ne ressuscite pas, et l’on ne peut
revivre une enfance enfuie. Et pourtant…
Ce qui est narré ici n’est pas forcément la
réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée
en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance
réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce
qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui
ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser
d’oublier.
J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une
armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus
autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre ; je
les ai fixés comme quand, petit, je jouais à Mako moulage,
sculptant des personnages avec du plâtre à prise rapide.
Tout le monde pense que j’ai raconté souvent ma
vie alors que je viens juste de commencer. J’aimerais qu’on lise ce
livre comme si c’était mon premier. Non que je renie mes œuvres
précédentes, au contraire j’espère qu’un jour on s’apercevra…
blablabla. Mais jusqu’à présent j’ai décrit un homme que je ne suis
pas, celui que j’aurais aimé être, le séducteur arrogant qui
faisait fantasmer le BCBG coincé en moi. Je croyais que la
sincérité était ennuyeuse. C’est la première fois que j’ai essayé
de libérer quelqu’un de beaucoup plus verrouillé.
On peut écrire comme Houdini détache ses liens.
L’écriture peut servir de révélateur, au sens photographique du
terme. C’est pour cela que j’aime l’autobiographie : il me
semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à
être découverte, et que si l’on arrive à l’extraire de soi, c’est
l’histoire la plus étonnante jamais racontée. « Un jour, mon
père a rencontré ma mère, et puis je suis né, et j’ai vécu ma
vie. » Waow, c’est un truc de maboul quand on y pense. Le
reste du monde n’en a probablement rien à foutre, mais c’est notre
conte de fées à nous. Certes, ma vie n’est pas plus intéressante
que la vôtre, mais elle ne l’est pas moins. C’est juste une vie, et
c’est la seule dont je dispose. Si ce livre a
une chance sur un milliard de rendre éternels mon père, ma mère et
mon frère, alors il méritait d’être écrit. C’est comme si je
plantais dans ce bloc de papier une pancarte indiquant :
« ICI, PLUS PERSONNE NE ME QUITTE ».
Aucun habitant de ce livre ne mourra jamais.
Une image qui était invisible m’est soudain
apparue dans ces pages comme quand, petit garçon, je plaçais une
feuille blanche sur une pièce de 1 franc et que je gribouillais au
crayon sur le papier pour voir la silhouette de la semeuse se
dessiner, dans sa splendeur translucide.