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Anaba recula de trois pas, les yeux écarquillés, puis se mit à battre frénétiquement des mains.
— Elle est sublime, somptueuse ! Ah, c’est exactement comme ça que je l’avais imaginée… Ta couturière a des doigts d’or, Stéphanie !
Accrochée à la porte de la salle de bains, la longue robe blanche semblait n’avoir pas souffert du voyage en avion.
— Les hôtesses ont été très compréhensives, expliqua Stéphanie. Quand je leur ai dit que c’était pour le mariage de ma petite sœur, elles ont trouvé ça si romantique qu’elles en ont pris soin comme de la prunelle de leurs yeux. À l’arrivée, elles se sont mises à deux pour la porter tout le long du sas et l’installer sur un chariot. Ensuite, le chauffeur de taxi m’a laissée monter à côté de lui pour qu’on puisse l’étaler bien à plat sur la banquette arrière. Ils ont tous coopéré !
Anaba se tourna vers elle et déclara, d’un ton pénétré :
— Tu es un amour.
Malgré leurs quatorze ans d’écart, et bien qu’elles ne soient que demi-sœurs, elles s’aimaient depuis toujours. Adolescente, Stéphanie avait joué à la poupée avec Anaba, heureuse d’avoir un vrai bébé à habiller et déshabiller, à promener dans sa poussette, à bercer. Sa nature gaie et généreuse s’était parfaitement accommodée de l’arrivée de cette petite fille avec qui elle ne s’était jamais sentie en rivalité dans le cœur de leur père.
— Lawrence va m’adorer là-dedans, prédit Anaba qui ne se lassait pas de contempler sa robe.
— Et lui ?
— Il portera une jaquette, naturellement.
— Ça lui ira très bien. Vous formerez le couple le plus glamour de Montréal ! Un photographe est prévu, j’espère ?
— Tout est prévu. Lawrence n’a pas laissé le moindre détail au hasard. Tu le connais, il est perfectionniste, il a torturé notre « wedding planner » qui est pourtant une magicienne de l’organisation. Mais il avait des idées très arrêtées, il a réglé la cérémonie et la réception avec autant de minutie que lorsqu’il planche sur un dossier avant de plaider. La seule chose à laquelle il n’a pas eu accès est cette robe.
Elle s’approcha pour caresser du dos de la main le drapé d’organza et le satin duchesse, d’un blanc immaculé. Elle en avait fait le dessin quelques mois plus tôt, reprenant dix fois son esquisse, et maintenant, sous ses yeux, le résultat dépassait toutes ses espérances. La petite couturière de Stéphanie, au fin fond de sa province normande, en France, avait su transformer le rêve en réalité, pour un prix dérisoire.
— Sans toi, Stéph, je ne sais pas comment j’aurais fait.
Sa sœur éclata de rire avant de répliquer :
— Tu te serais débrouillée. Tu es tellement entichée de ton Lawrence que, avec ou sans moi…
— Tu ne l’aimes pas ? s’alarma Anaba.
— Si, mais je le connais mal.
Lawrence était souvent venu à Paris durant toute l’année précédente, et il avait rencontré Stéphanie trois ou quatre fois. Pas assez pour qu’elle puisse se forger un jugement valable. Beau blond athlétique et affable, bien élevé mais plutôt content de lui, presque débarrassé de son accent canadien et très désireux de séduire tous ceux qu’il croisait : Lawrence avait de quoi plaire. Il s’était d’ailleurs lancé dans un véritable numéro de charme devant leur père qui avait été conquis, heureux de retrouver à travers son futur gendre des choses qui lui rappelaient la mère d’Anaba. Mais Stéphanie était moins facile à convaincre.
— Ne te fie pas à son air un peu… arrogant. En réalité, il est timide.
Stéphanie éclata de rire. Lawrence, timide ? Sûrement pas.
— C’est ce qu’il te raconte, chérie ? N’en crois pas un mot. Il est très sûr de lui, ça se voit. Remarque, il a peut-être raison, il a bien réussi.
— D’autant plus qu’il s’est fait tout seul ! rappela Anaba avec conviction. Ses parents n’ont aucune fortune personnelle.
— Ils lui ont tout de même payé ses études.
Devant le froncement de sourcils contrarié de sa petite sœur, Stéphanie se radoucit. Anaba était persuadée d’épouser un homme parfait, ce qui lui donnait des ailes depuis quelques mois. Et Lawrence semblait répondre à toutes ses attentes, il la choyait et la gâtait sans l’étouffer, il lui avait rapidement proposé le mariage afin qu’elle puisse s’établir à Montréal avec lui, et il projetait même d’acheter une maison de vacances en France pour qu’Anaba puisse voir régulièrement sa famille.
À vrai dire, sa famille ne se composait plus que de son père, Roland, et de sa sœur Stéphanie, les deux êtres auxquels elle était le plus attachée, ce que Lawrence avait parfaitement compris. Il ne voulait pas la couper de ses racines et, paradoxalement, il lui offrait aussi la possibilité d’intégrer ce Canada dont sa mère lui avait tant parlé. N’était-ce pas ce qui l’avait séduite en premier chez Lawrence ? « Il est Québécois, tu te rends compte ! » s’était-elle extasiée, dès le lendemain de leur rencontre. « Il sait tout sur les sang-mêlé, et quand je lui ai montré une photo de maman, il en est resté sans voix ! »
Anaba ressemblait beaucoup à sa mère, cette belle métisse qui possédait à la fois du sang indien et des ancêtres canadiens français. Anaba tenait d’elle ses grands yeux si sombres et ses cheveux noirs, son teint pain d’épice et, à l’époque où elle se faisait des nattes, son allure de squaw sortie tout droit d’un western. Le contraire d’une Stéphanie au regard bleu, et qui avait été blonde avant que ses cheveux ne deviennent prématurément gris. Elle les portait ainsi, peu soucieuse de l’opinion des hommes après deux mariages ratés.
— Je vais fumer une cigarette à la fenêtre, annonça-t-elle.
Elle ne fit que l’entrouvrir mais un filet d’air froid s’insinua aussitôt dans la pièce. La fin de l’hiver était glaciale sur Montréal enneigé.
— Tout à l’heure, décréta Anaba, on ira se baigner dans la piscine qui est sur le toit. Découverte, mais bien chauffée. Tu verras, la sensation est unique !
Lawrence n’avait pas lésiné sur l’hôtel où loger sa fiancée en cette veille de mariage. Le Hilton Bonaventure de Montréal offrait de nombreuses prestations de luxe, dont cette improbable piscine ouverte toute l’année.
— Et puis, je nous ai concocté un chouette programme, on va dignement enterrer ma vie de jeune fille aujourd’hui. Lawrence fera la même chose de son côté avec Augustin.
— Qui est-ce ?
— Son meilleur ami, qui sera son témoin demain. Je t’ai déjà parlé de lui, tu verras, c’est un type adorable qui devrait te plaire.
— Tu veux me caser ? ironisa Stéphanie.
— Non, je sais que tu es très bien toute seule, et d’ailleurs…
Anaba s’interrompit, un peu embarrassée.
— Il n’est pas de ma génération, c’est ça ?
— À mi-chemin entre toi et moi, il a trente-cinq ans.
— Et que fait-il dans l’existence ?
— Il écrit des romans policiers.
— Oh… Je n’aurais pas cru que Lawrence puisse avoir des amis de ce genre, je le voyais plutôt entouré de sinistres magistrats et d’avocats d’affaires.
Négligeant de répondre à la raillerie, Anaba revint vers sa robe.
— Dire que je ne pourrai la mettre qu’une seule fois !
— Après, tu la rangeras dans une grande boîte en carton avec du papier de soie. Je dois encore avoir la mienne au fond d’un placard. Celle de mon premier mariage, en tout cas.
— Pour le second, tu portais un tailleur ivoire, je m’en souviens très bien. Tu l’as toujours ?
— Non, je l’ai donné sans regrets.
Pour compenser le ton désabusé de sa phrase, Stéphanie rejoignit sa sœur et lui passa un bras autour des épaules.
— Demain est un grand jour. Ton jour. Montre-moi encore ta bague… waouh ! Rien à dire, il ne s’est pas moqué de toi.
— Il me l’a offerte le soir de mon arrivée, la semaine dernière. Nous sommes allés directement de l’aéroport jusqu’au Beaver Club, qui entre nous soit dit sert les meilleurs martinis de la ville, et là, il a fait un truc incroyable.
— Quoi ?
— Devant tout le monde, il a mis un genou à terre, et il m’a tendu l’écrin sans un mot, les larmes aux yeux.
— Lawrence ?
— Oui, Lawrence, pas le barman, s’énerva Anaba.
— Eh bien, chérie, c’est… merveilleux. Je n’ai jamais eu cette chance et je m’en réjouis pour toi. Mais je ne pensais pas Lawrence si émotif. Tu es sûre que tout va bien pour lui en ce moment ?
— Arrête, Stéph, tu vas devenir méchante.
Elles furent interrompues par des coups frappés à la porte, et Anaba se précipita.
— Bonjour les filles ! s’écria Augustin dès qu’elle ouvrit. On vient vous faire un petit coucou et s’assurer que rien ne vous manque avant de partir pour la tournée des grands-ducs.
— Vous n’allez pas vous mettre à boire tout de suite ? s’inquiéta Anaba en l’embrassant.
Lawrence entra à sa suite, disparaissant derrière un énorme bouquet de roses. De sa main libre il prit Anaba par la taille, l’attira à lui.
— Juste un baiser et on se sauve.
Il l’embrassa au coin des lèvres, apparemment un peu nerveux, puis son regard tomba sur la robe.
— Elle est magnifique, dit-il d’un ton plat.
— Oh, mon Dieu, il ne fallait pas que tu la voies !
Consternée, Anaba se précipita vers la robe et se mit devant pour tenter de la cacher.
— On prétend que ça porte malheur, expliqua Stéphanie, mais ce ne sont que des superstitions imbéciles.
Lawrence avait baissé la tête et regardait ses pieds sans faire le moindre commentaire. Il y eut un instant de gêne, qu’Augustin rompit en tapant dans le dos de son ami.
— Allez, vieux, demi-tour, ces dames ont sûrement mille choses à faire.
Un peu moins grand que Lawrence, Augustin avait des yeux verts pétillants de malice, un beau nez fin, mais sur le côté droit de son visage, une longue cicatrice barrait le creux de sa joue jusqu’à sa pommette. Elle ne le défigurait pourtant pas, tout en rendant son sourire asymétrique. Il serra chaleureusement la main de Stéphanie, avec un clin d’œil appuyé.
— Je suis ravi de vous rencontrer enfin. Vous ferez aussi un discours, demain ? Alors, il faudra qu’on s’entende pour savoir qui commence. En tout cas, puisque nous sommes témoins tous les deux, je vous servirai de cavalier pour la soirée si vous le voulez bien. D’ici là, amusez-vous, moi je me charge de Lawrence, et si je le vois trop ivre je le forcerai à ne plus boire que de l’eau furieuse.
— Furieuse ?
— Pétillante, quoi ! Je sens que vous allez avoir des surprises avec nos expressions locales…
Sa gaieté, très spontanée, tranchait étrangement avec l’air toujours soucieux de Lawrence qui murmura :
— Passe une bonne journée, chérie. Je t’appellerai plus tard.
Il lui envoya un baiser du bout des doigts, déposa sur une console le bouquet de roses qu’il n’avait pas lâché, puis se hâta de sortir. Pour ne plus voir la robe qu’il n’aurait pas dû découvrir avant l’heure ? Non, il devait avoir un problème plus important que ça. Anaba elle-même faisait la grimace, sans doute perturbée par son attitude.
— Une délicate attention, ces fleurs, se contenta de remarquer Stéphanie. Je vais sonner pour demander un vase, tu veux ?
Anaba hocha la tête en marmonnant :
— J’espère que Lawrence n’a pas de souci avec l’organisation. En principe, tout est planifié, mais s’il y a un grain de sable dans les rouages, ça va le rendre fou. Il s’est donné beaucoup de mal pour notre mariage. Comme je ne pouvais pas vraiment m’en occuper depuis Paris et qu’il tenait à ce que ça se passe ici, il en a fait une affaire personnelle. Il m’appelait trois fois par jour pour avoir mon avis sur la couleur des nappes, les chants à l’église, le choix du champagne…
— Tout ira très bien, affirma Stéphanie d’une voix apaisante.
L’entêtement de Lawrence pour se marier à Montréal avait pour conséquence l’absence de leur père. Roland avait toujours eu une peur bleue de l’avion et, à son âge, il refusait d’entreprendre un tel voyage. La mort dans l’âme, il avait souhaité à sa fille tout le bonheur du monde, et il s’était engagé à emmener les jeunes mariés dans un restaurant étoilé durant leur lune de miel parisienne.
— Alors, ce programme dont tu m’as parlé, en quoi consiste-t-il ?
Retrouvant le sourire, Anaba énuméra :
— D’abord, on va piquer une tête dans la piscine.
— En fait, j’ai cru que tu plaisantais, au téléphone, quand tu m’as demandé d’apporter un maillot de bain.
— Peu importe, il y a une boutique en bas, on va t’en acheter un. Après, on pourra grignoter au Belvédère, un gentil bistrot qui se trouve dans le hall. Ensuite, je t’emmène visiter la ville souterraine, et j’ai pris rendez-vous pour nous deux dans un institut qui fait des massages divins. Ce soir, je te propose de dîner ici, au Castillon, c’est le restaurant chic de l’hôtel, avec feu de cheminée. Et si tu veux bien, on ne se couchera pas trop tard parce que demain matin, le coiffeur et la maquilleuse vont frapper à notre porte dès neuf heures.
— Eh bien… C’est une version grand luxe !
— Lawrence voulait qu’on ne se refuse rien.
— Je vois ça. Mais dis-moi, il a une planche à billets ou quoi ?
— Je suppose qu’il a pris un crédit. Sa banque lui fait confiance, il gagne très bien sa vie dans un des meilleurs cabinets d’avocats d’affaires, il a un bel avenir professionnel.
Stéphanie faillit demander à sa sœur ce qu’elle envisageait, de son côté, comme avenir. Être uniquement l’épouse de Lawrence, tenir sa maison, lui donner des enfants et l’attendre le soir avec un bon petit plat dans le four ? Néanmoins, elle s’en abstint, décidée à ce que rien ne ternisse leur journée. Ses questions auraient pu passer pour de l’aigreur, de la jalousie, ou simplement la déception de la séparation à venir. Parce que, au prix du billet d’avion, elles n’allaient plus beaucoup se voir. Peut-être l’été, si vraiment Lawrence achetait une maison de vacances en France, et à Noël puisque Anaba avait juré qu’elle les passerait tous avec leur père quoi qu’il arrive.
— Allons acheter ce maillot de bain, proposa Stéphanie. Et tu me donneras le mode d’emploi pour ne pas attraper une pneumonie !
Après un dernier coup d’œil sur la chambre, vraiment luxueuse avec ses deux lits immenses, ses meubles d’acajou et ses fenêtres donnant sur les jardins couverts de givre, Stéphanie empoigna son sac et suivit Anaba.
*
* *
— Si, je vois très bien que quelque chose ne va pas.
Penché en avant, sa bière à la main, Augustin dévisagea Lawrence.
— Tu as la trouille, hein ? Mais tu ne sautes pas dans le vide, mon vieux, tu te maries, comme des tas de gens avant toi.
— Je sais, répondit Lawrence.
Il serrait les dents, ce qui faisait battre une petite veine sur sa tempe.
— Et puis, reprit Augustin avec son sourire de biais, je te rappelle que quand le célébrant te posera la question, au palais de justice, il sera encore temps de répondre « non ».
— Très drôle, vraiment.
Vexé par le ton agressif, Augustin haussa les épaules.
— Écoute, je ne vais pas te traîner toute la journée avec cette tête d’enterrement. Nous sommes censés nous amuser. Tu n’es pas sur le piton ?
Lawrence esquissa à son tour un sourire en entendant l’expression qui signifiait « ne pas être en forme ».
— J’ai…, tenta-t-il de répondre, eh bien, j’ai des sentiments profonds pour Anaba.
— Encore heureux !
— Mais j’ai aussi des doutes sur la vie que nous allons mener. Elle a envie d’avoir des enfants tout de suite, et moi je trouve qu’il n’y a pas urgence. Nous sommes jeunes, profitons de l’existence avant de nous mettre des charges sur le dos. Je voudrais aussi qu’elle s’habitue au pays, aux gens, à notre culture. Qu’elle prenne le temps de s’intégrer et de se faire des amis avant de pouponner.
— Vous en avez discuté ?
— Très récemment. Jusqu’ici, je n’avais pas réalisé que, pour elle, le mariage signifiait forcément les bébés dans la foulée.
— Quand on arrive à la trentaine, il me semble que pour une femme le moment est venu, non ?
— Peut-être. En tout cas, je n’aurais pas dû précipiter les choses de cette façon.
— Je t’avais suggéré d’attendre le printemps ou l’été, rappela Augustin.
— Je voulais qu’on soit ensemble le plus vite possible. Je le veux toujours, je crois…
— Tu crois ? Tu ferais mieux d’avoir des certitudes ! Bon, reprends une bière, ça va aller.
D’un geste machinal, Augustin passa les doigts sur sa cicatrice. Entre le froid glacial au-dehors et l’atmosphère surchauffée du bar, sa joue le tiraillait un peu. Il se demanda s’il devait interroger plus sérieusement Lawrence. Certes, son rôle d’ami et de témoin exigeait qu’il l’aide à passer le cap du célibat au mariage, mais sans pour autant se lancer dans une séance de psychanalyse. L’angoisse était inévitable, la veille du grand plongeon.
— Si on s’offrait encore quelques huîtres ? proposa Lawrence.
Installés au comptoir de bois verni de Chez Delmo, ils se régalaient de fruits de mer, en habitués des lieux.
— Tu as les alliances ? s’enquit Augustin après avoir passé la commande. C’est moi qui dois les apporter à l’église demain, tu serais fichu de les oublier.
Ils reprirent une tournée de bière et trinquèrent ensemble.
— À ton bonheur ! Et je ne me fais aucun souci, Anaba a tout ce qu’il faut pour rendre un homme heureux, même toi.
— Ce qui signifie ?
— Tu es très exigeant. Tu veux tout et son contraire, de préférence tout de suite. Je pense que ça t’a aidé professionnellement, mais sur un plan sentimental…
Après une brève hésitation, Augustin ajouta :
— Tu as rompu avec Michelle, je suppose ?
— Bien sûr ! Pour qui me prends-tu ? Nous restons bons amis elle et moi, rien d’autre.
— Je ne crois pas à ce genre de truc. Tu continues à la voir ? Ce n’est pas très honnête vis-à-vis d’Anaba.
Lawrence haussa les épaules et prit une huître sur le plateau qu’on venait de déposer devant eux. Perplexe, Augustin l’observa une seconde. Leur amitié remontait à l’époque de l’université, lorsqu’ils étudiaient le droit ensemble. Brillant et en avance, Lawrence se jouait des examens tandis qu’Augustin bataillait pour obtenir des notes moyennes. Ils avaient sympathisé parce qu’ils faisaient partie de la même équipe de hockey, celle qui gagnait tous les matchs. Et puis Augustin avait lâché le droit pour s’inscrire dans un atelier d’écriture, mais il était resté l’ami de Lawrence. Son meilleur ami, sans doute, car les autres étaient souvent découragés par son côté arrogant et par sa réussite dans tous les domaines, y compris auprès des femmes. Tandis qu’Augustin s’engageait dans une liaison sérieuse, Lawrence collectionnait les conquêtes. Ils ne jouaient plus au hockey mais continuaient à nager et à patiner ensemble durant les week-ends, l’occasion pour eux de se raconter leurs vies avant d’aller vider quelques bières. Les années passant, Lawrence était devenu avocat. Pendant ce temps-là, Augustin était allé à Los Angeles pour écrire des scénarios de séries télévisées avant de publier son premier roman policier au Canada. Les deux amis se voyaient toujours de loin en loin, avec le même plaisir, mais leurs métiers respectifs commençaient à les accaparer. Pour les besoins d’un film auquel il collaborait, Augustin avait passé quelques mois en France d’où il était revenu totalement subjugué. Un an plus tard, et malgré les protestations scandalisées de Lawrence, il avait pris la décision de s’y installer, ne gardant qu’un petit studio à Montréal en guise de pied-à-terre. Entre-temps, sa carrière de romancier avait bien évolué, il était désormais un auteur connu, convoité par les agents. De son côté Lawrence, toujours aussi brillant, avait gravi les échelons au sein d’un gros cabinet d’avocats d’affaires dont il était devenu l’associé. Régulièrement, les deux hommes réussissaient pourtant à se retrouver. Dès qu’Augustin arrivait pour un séjour à Montréal, Lawrence se libérait et ils partaient skier deux jours dans les Laurentides. Si Augustin tardait trop à venir, Lawrence prenait une semaine de vacances et allait la passer en France avec lui. Grâce à ces séjours, il avait rencontré Anaba et en était tombé amoureux.
Anaba. Son prénom amérindien signifiait : « qui revient du combat ». Lawrence se plaisait à souligner ce paradoxe d’avoir trouvé une presque Canadienne en France, et il répétait qu’il allait la ramener à la maison. Anaba riait, séduite dès le début, et elle ne disait pas non. Augustin les observait, dubitatif, se demandant si Lawrence tiendrait parole, s’il était capable de s’attacher pour de bon à une seule femme et d’oublier toutes les autres. La demande en mariage l’avait surpris, et plus encore son organisation tambour battant. Bien sûr, Lawrence savait ce qu’il voulait, mettant toujours tout en œuvre pour obtenir l’objet de ses désirs. Puisqu’il fallait épouser Anaba pour l’avoir à Montréal avec lui, il s’y était décidé sur un coup de tête.
Pourquoi pas ? Coup de tête ou coup de foudre, ils allaient bien ensemble, elle si brune et lui si blond, elle un peu fragile et lui solide comme un roc. Augustin avait applaudi des deux mains, heureux de voir Lawrence se ranger. Aussi, apprendre que Michelle était toujours dans les parages ne le réjouissait pas.
— Sa sœur ne lui ressemble pas du tout, dit-il pour changer de sujet.
— Elles ne sont que demi-sœurs. La mère de Stéphanie est morte jeune, et leur père s’est remarié quelques années plus tard avec une Amérindienne, Léotie, dont il était tombé éperdument amoureux. Il n’a pas eu de chance, le pauvre, cette Léotie s’est fait écraser par un camion, en plein Paris, alors qu’elle roulait à vélo. Anaba avait quinze ans, elle a été traumatisée par le décès de sa mère, mais par bonheur elle avait Stéphanie pour l’épauler.
— Comment est-il, leur père ?
— Pas très chaleureux. Être deux fois veuf n’a pas dû l’arranger, je suppose. Il était prof de philo et, hormis ses filles, je crois qu’il n’aime que ses livres.
— Ça me le rend sympathique, affirma Augustin.
Lui aussi s’était laissé envahir par les livres, incapable d’en jeter un seul. Dans son appartement parisien, il posait régulièrement des étagères, aussitôt remplies de volumes en tous genres, romans, thrillers, essais, biographies ou albums. Lorsqu’il avait quitté Montréal, il avait fait expédier par bateau la quasi-totalité de sa bibliothèque, mais déjà son studio s’encombrait de tout ce qu’il achetait lorsqu’il séjournait au Canada. Lawrence, lui, ne connaissait pas ce problème, ses traités de droit se trouvaient dans son bureau, au cabinet, et chez lui il ne lisait que des journaux, abonné aux cinq grands quotidiens francophones ainsi qu’à The Gazette et The Globe and Mail.
— On va patiner ? proposa Lawrence. J’ai envie de me défouler. Parc Lafontaine ?
— Plutôt le lac aux Castors. On louera des patins sur place, mais ne t’avise pas de te casser une jambe pour échapper à ton mariage, je t’y traînerai même avec un plâtre !
Lawrence lui jeta un étrange regard avant de s’emparer de l’addition.
*
* *
À des milliers de kilomètres de là, Roland Rivière était en train de préparer son dîner. Toute la journée, il avait pensé à Anaba, à ce qu’elle devait vivre en ce moment précis, et il l’imaginait radieuse, surexcitée, riant aux éclats avec sa grande sœur durant les derniers préparatifs du mariage.
S’il regrettait de ne pas y être, il savait bien qu’il n’aurait pas pu supporter le vol. Sa phobie de l’avion l’avait toujours empêché de connaître ce Canada dont Léotie parlait avec lyrisme. Quelques mois avant sa mort, ils avaient envisagé d’entreprendre le voyage en bateau. À bord d’un paquebot, Roland voulait bien traverser l’Atlantique pour aller voir de près les montagnes Rocheuses et les Grands Lacs, mais pas question de monter dans un avion pour ça. Finalement, ils n’en avaient pas eu le temps.
Ah, Léotie, l’éblouissement de sa vie, ses années les plus heureuses… Et puis ce froid intérieur qui l’avait saisi et plus jamais quitté lorsqu’il était allé reconnaître son cadavre défiguré à la morgue. Le chauffeur du camion ne l’avait pas vue, dans son angle mort, et l’avait traînée sur des dizaines de mètres. Roland n’en voulait même pas à cet homme dont les nuits devaient être peuplées de cauchemars.
Il descendit l’étroit escalier de pierre conduisant à la cave voûtée où il avait installé sa cuisine. Un soupirail placé tout en haut d’un mur l’aérait, mais rien ne l’éclairait et il fallait se contenter de la lumière électrique. Léotie avait bien décoré l’endroit, que Roland gardait exactement en l’état. Un sol fait de grandes dalles d’ardoise, des murs de pierres apparentes aux joints très blancs, une cuisinière en fonte, des meubles de bois rouge et toute une batterie de cuivres rutilants. La seule pièce de la maison où ne se trouvait aucun livre, juste un classeur plein de recettes écrites à la main par Léotie.
Parfois, ses filles lui reprochaient affectueusement de vivre dans le souvenir de sa belle Indienne. Mais comment aurait-il pu l’oublier ? Ce deuxième deuil avait sonné le glas de toute vie sentimentale, il s’était jugé trop vieux et n’avait plus ressenti aucune envie. Finir seul ? Et alors ? Il n’était pas si mal au milieu de ses livres, dans sa drôle de maison biscornue. Située au fond d’une petite impasse donnant sur la rue de La Jonquière, dans le 17e arrondissement, la construction était toute en hauteur. Au rez-de-chaussée se trouvait un petit séjour prolongé d’une verrière, avec une cheminée d’angle qui fonctionnait les soirs d’hiver. Une pièce attenante, longue mais étroite, qui servait de bureau-bibliothèque à Roland, était tapissée de livres du sol au plafond. Au premier il y avait une chambre relativement spacieuse avec sa salle de bains, et au second les deux chambres exiguës des filles séparées par une douche. Aucune place perdue, le moindre mètre carré exploité, comme cette cuisine souterraine et aveugle. Vingt-cinq ans plus tôt, Roland avait eu un coup de cœur pour la maison, payée avec un lourd crédit. Si on y manquait d’espace et de lumière, avoir une maison dans Paris était néanmoins un grand luxe. Et puis Roland se consolait en se disant que le soleil aurait abîmé les reliures des volumes anciens. Lorsqu’il avait envie de respirer et de mieux voir le ciel, il partait se promener au square des Épinettes, s’arrêtait pour lire sur un banc près du kiosque à musique ou déambulait entre les tilleuls argentés, les ginkgos et les savonniers de Chine, puis finissait son périple devant le hêtre pourpre plus que centenaire auquel il recommandait l’âme de Léotie.
Il prit un économe et se mit à éplucher des pommes de terre, debout devant l’évier. À un moment donné, il leva les yeux vers la pendule murale et calcula que puisqu’il était vingt heures à Paris il devait être quatorze heures à Montréal. Stéphanie avait envoyé un texto pour dire qu’elle était bien arrivée, la robe aussi, et que l’hôtel où logeait sa sœur était génial. Ce genre d’expression hérissait Roland. Le Hilton Bonaventure était sans doute très confortable, peut-être même original, mais sûrement pas doué de génie. Comment faire comprendre à ces générations que le français, la plus belle langue au monde, possédait un mot précis pour chaque chose, assorti d’une infinité de nuances possibles ?
Après avoir coupé ses pommes de terre en rondelles, il les jeta dans la poêle avec un morceau de beurre salé. Tant pis pour le régime ! Demain, sa petite Anaba deviendrait l’épouse de Lawrence Kendall, mais conserverait son nom de jeune fille ainsi que le voulait la loi canadienne depuis quelques années. Elle serait désormais une femme mariée, bientôt une mère de famille, c’était un peu difficile à concevoir.
Comme le beurre grésillait, il baissa le feu. Dans cette cuisine, il en avait préparé des repas pour Anaba ! Suivant à la lettre les recettes du classeur de Léotie, il avait choyé son adolescente pour qu’elle ne se nourrisse pas de sandwiches ou de hamburgers. Révision du bac, première année aux Beaux-Arts, leur cohabitation s’était poursuivie sans heurt, sans affrontement. Parfois, il la regardait à la dérobée et son cœur se serrait devant sa ressemblance avec sa mère. Un beau jour, elle s’était fait couper les cheveux très courts, perdant d’un coup l’allure de Léotie pour trouver la sienne. Il avait eu le courage de la complimenter, et c’est vrai qu’elle était jolie avec ses petites mèches brunes et ses grands yeux noirs. Jolie de toute façon.
« Dans sa robe de mariée, elle sera magnifique. Lawrence a beaucoup de chance, j’espère qu’il s’en rend compte. »
Appréciait-il Lawrence ? Il tournait et retournait cette question dans sa tête sans pouvoir fournir de réponse. Anaba le présentait comme un homme merveilleux, unique, paré de toutes les qualités. Et, certes, il avait un physique avantageux, un bon métier, une solide éducation. Mais quelque chose en lui chiffonnait Roland. Peut-être une satisfaction de lui-même qu’il ne parvenait pas à dissimuler et qui trahissait un ego démesuré. À moins que cette belle confiance trop affichée ne soit au contraire la carapace de quelqu’un en proie aux doutes ?
« Aucun homme ne t’aurait semblé mériter Anaba, sois lucide. »
Ses deux gendres précédents – les maris successifs de Stéphanie – ne l’avaient pas convaincu non plus, mais cette fois à juste titre. Le premier était un égoïste autoritaire, le second un médiocre mesquin. Soit elle manquait de chance, soit elle avait mauvais goût.
« Ne pas toujours incriminer les autres. Comme on fait son lit on se couche, dit le proverbe… »
Stéphanie n’avait pas eu d’enfant. D’après elle, il s’agissait d’un choix délibéré, tout comme l’existence solitaire qu’elle menait depuis son dernier divorce et qui semblait lui convenir. Douée pour le commerce grâce à sa nature joviale et à son bagout, elle s’était frottée avec succès à des métiers différents avant de se fixer dans la vente de meubles. Huit ans plus tôt, lasse de dépenser son argent en loyers, elle avait quitté Paris et acquis une charmante maison en bord de Seine, dans la petite ville normande des Andelys qui prospérait à l’ombre des ruines du Château-Gaillard. Au début de son activité, l’enseigne apposée sur sa maison signalait une brocante, jusqu’à ce qu’elle la change pour l’appellation plus ronflante d’antiquaire. Elle avait aujourd’hui une clientèle fidèle et partageait son temps entre la vente et la recherche de pièces rares ou insolites. Tout le rez-de-chaussée de sa maison était devenu son magasin, elle y régnait avec bonheur.
Pendant que sa sœur courait après les coiffeuses Louis XV et les secrétaires à dos d’âne, Anaba avait accompli son premier cycle de trois ans aux Beaux-Arts. Renonçant au second cycle, elle était entrée dans un atelier de restauration de tableaux où elle avait suivi une bonne formation. À présent, elle travaillait pour certains musées, passionnée par son métier.
Les choix des deux sœurs les avaient encore rapprochées, elles pouvaient discourir sur l’art durant des heures. Une fois par semaine, Stéphanie prenait sa voiture pour se rendre à Paris et retrouver Anaba chez leur père, autour d’un dîner toujours très gai. Parfois, Anaba abandonnait son studio du quartier des Ternes pour aller passer le week-end chez Stéphanie. Aux beaux jours, elles déjeunaient dans le petit jardin en bord de Seine, et l’hiver elles se préparaient un grand feu de cheminée. Roland restait chez lui, peu disposé à quitter ses chers livres qu’il relisait, classait, répertoriait sans cesse. Et comme les deux petites chambres de ses filles, là-haut, ne servaient plus, il avait commencé à les annexer pour y ranger quelques volumes.
Il déposa un steak haché au milieu des pommes de terre dorées à souhait. Anaba pleurerait-elle, demain, à l’église, quand Lawrence passerait l’alliance à son doigt ? Léotie avait eu deux larmes à cet instant-là, deux perles qui demeuraient à jamais dans le cœur de Roland.
« Je me suis occupé de ta fille de mon mieux, ma chérie. Et en prenant Anaba sous son aile, Stéphanie t’a rendu l’amour que tu lui avais donné. Tout est bien. Je pourrais partir maintenant, elles n’ont plus besoin de moi. »
Après avoir déposé son assiette garnie sur la petite table de teck rouge, il s’installa, prêt à savourer son dîner.
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Anaba s’observait sans y croire. Même en sachant que la coiffure, le maquillage et la robe pouvaient radicalement transformer une femme, elle n’aurait jamais pu s’imaginer aussi belle en mariée. Face à la glace en pied, elle se sentait comme Cendrillon changée en princesse par une bonne fée.
— La réception nous informe que la limousine est là ! annonça Stéphanie en raccrochant le téléphone.
Gagnée par l’excitation des derniers préparatifs, elle vibrionnait dans la chambre depuis une heure en essayant de penser à tout. Elle s’approcha de sa sœur et lui sourit dans la glace.
— Tu es… radieuse, il n’y a pas d’autre mot. Et je suis très fière de t’accompagner.
Vêtue d’un sobre tailleur de velours bleu-gris, elle viendrait se changer ici dans l’après-midi en vue du cocktail et de la soirée, mais il fallait d’abord affronter le froid du dehors, le palais de justice, l’église, puis le déjeuner prévu avec la famille de Lawrence et les témoins. Pour Anaba, qui allait conserver sa sublime robe tout au long des festivités, une salle de repos serait mise à disposition sur place, avec coiffeur et maquilleuse pour les retouches.
— J’ai déjà envie de pleurer, murmura Anaba.
— Pas maintenant, ou tu vas ruiner ton maquillage.
— Tout ça est si émouvant, Stéph ! Et Lawrence a tellement bien fait les choses…
Impossible de le nier, cet homme possédait le sens de la fête et celui de l’organisation. Pour ne pas être en reste, Stéphanie compta sur ses doigts :
— Tu as quelque chose de bleu, c’est le kleenex que j’ai mis dans ton manchon. Quelque chose de neuf avec ta robe, quelque chose de prêté puisque tu portes mes clous d’oreilles, et quelque chose d’ancien que voici.
Elle lui tendit un tout petit missel au cuir très fatigué.
— Papa l’avait eu en cadeau pour sa communion quand il était tout gamin. Il te l’offre afin que tu aies une pensée pour lui aujourd’hui.
Anaba prit délicatement le missel des mains de sa sœur.
— Je crois vraiment que je vais pleurer, souffla-t-elle.
— Non, surtout pas ! Allez, descendons, c’est l’heure.
Stéphanie enfila son manteau avant d’ajuster sur les épaules de sa sœur la cape chaudement doublée assortie à la robe, puis elle la précéda le long des couloirs jusqu’aux ascenseurs. Dans le hall, tous les clients tournèrent la tête sur leur passage, et certains n’hésitèrent pas à lancer gaiement des vœux de bonheur à Anaba qui souriait aux anges.
Une fois installée dans la voiture de location, Stéphanie prit la main gantée de sa sœur et la serra très fort.
— C’est tout près, n’est-ce pas ?
— Oui, le palais de justice se trouve juste au bout de la rue Saint-Antoine, à deux pas d’ici. Nous attendrons que Lawrence et Augustin viennent nous ouvrir les portières, je suppose qu’ils y sont déjà.
Malgré le chauffage, Anaba fut parcourue d’un frisson.
— Quand je pense que ma vie va basculer dans quelques minutes, ça me flanque le trac.
— Détends-toi, tout ira très bien.
— Tu ne me laisseras pas tomber, Stéph, tu viendras me voir ? insista-t-elle d’un ton angoissé.
— Bien sûr, ma puce.
— J’ai l’impression de m’être engagée à vivre au bout du monde. Et l’hiver est si long à Montréal…
Il y avait encore de la neige sur les toits et des stalactites pendaient comme des aiguilles devant les gouttières, cependant un pâle soleil faisait briller les trottoirs où les passants se hâtaient, emmitouflés dans leurs gros manteaux et leurs bonnets de fourrure.
— Nous sommes arrivés, annonça le chauffeur avec un accent canadien prononcé. En attendant qu’on vienne vous chercher, je laisse le moteur tourner pour la climatisation.
Il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et se fendit d’un large sourire.
— Vous êtes belle comme un cœur, mademoiselle ! Je vous présente toutes mes félicitations.
Anaba lui rendit son sourire tout en cherchant du regard Lawrence qui aurait dû se trouver là.
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— Tu plaisantes ? articula Augustin.
Malheureusement, il ne devait pas s’agir d’une blague douteuse puisque Lawrence portait un jean en velours et un col roulé au lieu de la jaquette prévue.
— Tu n’iras pas ? répéta-t-il, encore incrédule mais déjà horrifié.
— Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Je ne veux plus ! C’est une erreur, mon vieux, une vraie folie, et je n’ai pas le droit d’entraîner Anaba dans un mariage qui ne tiendra pas.
— Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu deviens fou ou quoi ? Nous en avons parlé toute la journée d’hier !
Lawrence secoua la tête sans répondre puis recula pour laisser entrer Augustin. Il avait les yeux cernés, le visage fermé, l’air buté.
— Je n’irai pas, voilà, redit-il enfin.
Le connaissant, Augustin comprit qu’il n’en tirerait rien, et il perdit tout espoir de le faire changer de tenue en vitesse pour le traîner au palais de justice. La situation le dépassait tellement qu’il resta silencieux une longue minute avant de se décider à demander, d’un ton glacial :
— Tu réalises bien ce qui se passe, là ? Pendant qu’on parle, Anaba t’attend le cœur battant, fin prête pour le plus beau jour de son existence, et tu vas lui faire vivre un vrai cauchemar. Qui a déjà dû commencer…
Ostensiblement, il consulta sa montre et enchaîna :
— Quand as-tu pris ta décision ? Bon sang, tu pouvais aller la voir ce matin à l’aube, avant qu’elle n’enfile sa robe de mariée ! Tu es un monstre ou quoi ?
Lawrence le précéda dans le living de son duplex où régnait un affreux désordre.
— J’ai passé une nuit blanche, avoua-t-il. Jusqu’au dernier moment, j’ai cru que j’arriverais à vaincre mes doutes, à dominer ma peur, mais je n’ai pas pu. Sur le point de m’habiller, tout à l’heure, j’ai eu une attaque de panique, alors j’ai renoncé. C’est au-dessus de mes forces.
Le regard d’Augustin s’attarda sur les verres et les tasses qui encombraient la table basse, sur un sac de voyage à moitié rempli d’affaires en vrac. De nouveau, il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Quoi qu’il en soit, Lawrence, il faut que tu ailles lui parler.
— Non ! Oh non, pas ça, j’en suis totalement incapable, je ne peux même pas y penser… Lui parler ? La regarder en face ? Seigneur, je préférerais me jeter dans le Saint-Laurent. Je t’en supplie, fais-le pour moi.
— Hors de question. Prends tes responsabilités, mon vieux. Je n’ai pas envie de me faire arracher les yeux à ta place, et je ne tiens pas à voir de près le chagrin de cette pauvre fille !
— Écoute, j’ai un avion dans une heure, mon taxi doit déjà être en bas.
Atterré, Augustin dévisagea Lawrence.
— Où vas-tu ?
— À Ottawa pour quelques jours. Me cacher, me saouler, oublier et tirer un trait.
— Débarrasse-toi d’abord de la corvée ! explosa Augustin. Ce que tu fais est indigne, alors essaye au moins de conclure proprement. Tout se sait, Lawrence, tu vas déjà devenir le cinglé qui a dépensé un gros paquet de dollars pour son fastueux mariage et qui n’y est pas allé, mais en plus tu seras l’immonde salaud qui n’a même pas prévenu la fiancée. La lâcheté ne faisait pourtant pas partie de tes défauts jusqu’ici !
Lawrence se pencha sur le sac de voyage dont il tira rageusement le zipper.
— Je t’appellerai ce soir, dit-il entre ses dents.
Il saisit une parka qu’il enfila avec des gestes saccadés, puis il voulut contourner Augustin qui lui barrait le chemin de la sortie.
— Tu vas vraiment monter dans ton taxi sans un regard en arrière ? Est-ce que tes parents sont avertis, au moins ?
— J’ai envoyé un SMS à mon père, ne t’occupe pas d’eux.
— Je ne m’occupe de personne !
— Si, Anaba. Je sais que tu le feras parce qu’il n’y a que toi qui puisses le faire.
— Je vais te sauter dans la face ! hurla Augustin qui, en perdant son sang-froid, retrouvait ses expressions canadiennes. Tu es un maudit crosseur, un foutu péteux de broue bavasseux, un…
La porte d’entrée claqua et, machinalement, Augustin consulta encore sa montre.
— Oh, Dieu tout-puissant, je vais devoir y aller, elle est sûrement en train de devenir folle là-bas.
Dans la poche de sa veste, il récupéra son portable qu’il avait senti vibrer pendant sa dispute avec Lawrence. Deux messages en absence émanaient d’Anaba. Évidemment. Il le mit hors service pour ne pas être tenté de régler le problème par téléphone.
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* *
Dès le premier quart d’heure de retard, Stéphanie avait éprouvé un mauvais pressentiment. À présent, elle ne savait plus quoi dire à sa sœur pour tenter de l’apaiser. Persuadée que Lawrence avait eu un accident, Anaba ne cessait de l’appeler mais tombait toujours sur sa messagerie. Augustin ne répondait pas non plus, ce qui confirmait la thèse d’un drame.
Tassé sur son siège, le chauffeur faisait semblant d’être absorbé par son journal et se gardait bien de lever les yeux vers son rétroviseur. Le moteur tournait toujours au ralenti, assurant une bonne température dans la limousine, mais Anaba avait les mains glacées.
— Il leur est forcément arrivé quelque chose de très grave, redit-elle pour la énième fois.
Elle avait aussi tenté de joindre les parents de Lawrence, sans succès.
— Trente-cinq minutes de retard ! Mon Dieu, qu’est-ce qu’on va faire ? Tu crois que je devrais essayer les urgences des hôpitaux ? La police ?
— Non, attends encore un peu, murmura Stéphanie.
L’angoisse lui serrait la gorge, pourtant elle ne croyait pas à un accident de voiture. Lawrence n’habitait pas très loin, sur ce court trajet il n’avait tout de même pas pu se tuer, et Augustin avec lui. Mais quelle autre raison invoquer ? Qu’est-ce qui pouvait empêcher un homme de se rendre à son mariage ? Une panne d’oreiller ?
Anaba s’exclama brusquement :
— Je vais voir !
Elle avait déjà la main sur la poignée de la portière mais Stéphanie l’arrêta.
— Tu ne comptes pas faire les cent pas sur le trottoir dans cette tenue ? Ça ne le fera pas venir plus vite, reste au chaud.
Le visage tourné vers elle, Anaba eut une telle expression d’angoisse que le cœur de Stéphanie se serra.
— Bien, je descends jeter un coup d’œil, décida-t-elle, mais toi tu ne bouges pas. Pense à ta robe…
Elle boutonna son manteau et sortit de la voiture. Le froid piquant lui fit relever son col en frissonnant tandis qu’elle scrutait les alentours. Aucun grand blond en jaquette à l’horizon, rien que des inconnus qui se hâtaient, têtes baissées contre le vent. La situation devenait intenable, une catastrophe imminente allait s’abattre sur Anaba. Que faire pour la protéger ? Si Lawrence se trouvait vraiment aux urgences d’un hôpital, il faudrait reporter le mariage, tout recommencer. Ou alors…
En apercevant Augustin qui venait droit vers elle, avec une tête sinistre et une démarche traînante, elle éprouva un choc. Il était encore à une trentaine de mètres mais elle l’avait parfaitement reconnu et il était seul. Affolée à l’idée qu’Anaba puisse le voir, elle fouilla son sac, prit son paquet de cigarettes, puis elle tapa sur la vitre de la limousine et fit signe à sa sœur qu’elle allait en fumer une. Aussitôt, elle s’éloigna d’un pas vif pour aller à la rencontre d’Augustin.
— Mais enfin, lui lança-t-elle de loin, qu’est-ce qui se passe ? Il est arrivé un malheur ?
S’arrêtant devant elle, il écarta les bras d’un geste impuissant.
— Je n’y suis pour rien, lâcha-t-il très vite, mais Lawrence ne viendra pas.
— Quoi ?
— Il a… calé. Renoncé.
— À son mariage ?
C’était si inconcevable qu’elle ne trouvait rien d’autre à demander. Elle resta quelques instants la bouche ouverte, puis secoua la tête comme pour repousser l’évidence, et enfin explosa de colère.
— Foutus bonshommes de merde ! hurla-t-elle. Et vous m’annoncez ça la bouche en cul-de-poule ? Allez dire vous-même à Anaba que son prince charmant, son mec parfait a « renoncé » ! Moi, je ne m’en charge pas…
Sa voix venait de se casser et elle se mit à marteler le manteau d’Augustin à coups de poing furieux. De ses mains gantées, il lui prit doucement les poignets, sans serrer.
— Je vais y aller, d’accord, ne vous énervez pas après moi. Écoutez, je trouve le comportement de Lawrence ignoble, impardonnable, j’ai honte pour lui et je suis très malheureux d’être là.
Le cœur de Stéphanie battait si vite qu’elle fut obligée de respirer profondément, à plusieurs reprises, pour pouvoir se dominer.
— Mon Dieu, dit-elle enfin d’une voix hachée, Anaba…
Elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas avoir à s’approcher de la limousine, là-bas.
— Venez avec moi, la pressa Augustin. Elle aura besoin de vous.
Il la prit par le coude et elle se laissa entraîner. À quelques pas, elle découvrit le visage livide de sa sœur, collé à la vitre. Leurs regards se croisèrent tandis qu’Augustin ouvrait la portière avant et demandait au chauffeur de descendre.
— Allez boire un café à ma santé, voulez-vous ? suggéra-t-il d’un ton sans réplique en lui tendant un billet.
Frappé par la probable scène apocalyptique qui allait suivre, le chauffeur s’extirpa de son siège et fila. Résolument, Augustin s’installa à sa place tandis que Stéphanie rejoignait sa sœur sur la banquette arrière.
— Lawrence va bien ? bredouilla Anaba qui semblait sur le point de s’évanouir.
Tourné vers elle, Augustin hocha la tête.
— Le problème n’est pas là, Anaba. Lawrence ne viendra pas ce matin, il renonce à se marier.
La grimace qu’il esquissa, pour masquer son émotion, rendit plus visible sa cicatrice et donna une expression étrange à son visage.
— En venant t’apporter une si mauvaise nouvelle, j’avais des crampons sous les chaussures et des épines dans le cœur. Je suis consterné, Anaba, en plus je n’ai même pas une raison valable à te fournir. Lawrence ne m’a rien expliqué, je crois qu’il a eu la trouille, qu’il…
— La trouille de quoi ? souffla la jeune femme.
Elle paraissait incapable de réagir pour l’instant, mais le regard qu’elle dardait sur Augustin était en train de se durcir.
— Le statut d’homme marié, l’avenir, les bébés. En fait, je ne sais pas.
Anaba baissa la tête et le silence tomba entre eux. Stéphanie ne quittait pas sa sœur des yeux, observant son ravissant profil, la rose de tulle blanc et les strass habilement fixés dans ses cheveux, ses longs cils si bien maquillés. Un type normal pouvait-il renoncer à cette merveille de femme ? Elle songea soudain à la manière dont Lawrence avait regardé cette robe qu’il n’aurait pas dû voir. Il avait paru gêné et indifférent.
— Peux-tu dire au chauffeur de nous ramener à l’hôtel ?
La voix d’Anaba vibrait d’une rage folle à présent. La colère ne laisserait la place au chagrin qu’un peu plus tard, il fallait en profiter pour rentrer.
— Je vais vous accompagner, proposa Augustin.
Imaginait-il la traversée du hall, l’humiliation sous les coups d’œil intrigués ou moqueurs des clients et du personnel ?
— Non, va-t’en, répondit brutalement Anaba.
— Je ne veux pas vous laisser, je…
— Va-t’en, bordel !
Sans doute avait-elle besoin qu’il quitte la voiture avant de se mettre à pleurer. La fureur, autant que la douleur, allait bientôt lui arracher des sanglots convulsifs, mais sa force de caractère lui permettait de tenir quelques instants encore. Les dents serrées, elle releva la tête et toisa Augustin avec haine. Que pouvait-il dire de plus ? Il n’était que le messager, le bouc émissaire. Dans le mouvement qu’il fit pour sortir, Stéphanie vit qu’il portait une jaquette sous son long manteau. Son discours et les alliances devaient se trouver au fond de ses poches. Écœurée, elle reporta son attention sur Anaba qui, de façon spasmodique, ôtait et remettait à son annulaire sa bague de fiançailles. Avait-elle eu envie de la jeter à la tête d’Augustin ?
— On retourne au Hilton, dit Stéphanie au chauffeur qui venait de reprendre sa place.
Assise tout au bord de la banquette, comme si elle était sur des charbons ardents, Anaba regardait obstinément sa bague.
— Tu vas nous trouver deux billets d’avion pour Paris, Stéph. Aujourd’hui, hein ?
— Oui, chérie. Je m’en occupe en arrivant.
Stéphanie se sentait vidée de ses forces, mais bien sûr c’était à elle de se charger de tout. Et de ne rien oublier dans ce départ en catastrophe car Anaba n’était pas près de remettre les pieds à Montréal.
« Oh, Anaba, petit soldat courageux qui revient du combat, tu portes bien ton nom ce matin… »
Comment sa sœur se remettrait-elle de l’invraisemblable claque que la vie venait de lui donner ? Elle la vit baisser la vitre et pensa qu’elle avait besoin d’air, mais elle tenait sa bague de fiançailles entre le pouce et l’index.
— Stop ! protesta Stéphanie en récupérant le bijou qu’elle fit prestement disparaître dans son sac. Tu n’auras qu’à la vendre si tu n’en veux plus.
Anaba allait avoir besoin d’argent, à Paris. En vue de son mariage, elle avait donné sa démission aux deux musées pour lesquels elle travaillait régulièrement, vendu ses meubles et rendu son studio. Toute son existence devrait être réorganisée en urgence, mais sans doute n’aurait-elle aucune envie de le faire.
Répétant le geste qu’elle avait eu à l’aller, Stéphanie lui prit la main et la serra de toutes ses forces.