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— Non, vous n’avez rien fait de bon depuis un moment, rien du tout. Je vous ai laissé une dernière chance avec le dossier français, mais vous l’avez traité par-dessus la jambe alors qu’il s’agit d’une grosse affaire. Ici, vous connaissez la règle, les collaborateurs sont performants ou ils s’en vont. Partez de votre plein gré avant que je ne vous flanque à la porte, ce qui serait forcément très préjudiciable au reste de votre carrière.

Mâchoires serrées, Lawrence affrontait la scène qu’il redoutait depuis des semaines. À deux jours du fameux grand dîner du cabinet, le big boss l’avait fait convoquer dès neuf heures du matin. Humiliation suprême, au lieu de le recevoir dans son bureau, il en était sorti pour lui parler dans le couloir. Obligeant Lawrence à le suivre, il s’était mis en marche comme s’il avait des choses plus importantes à faire ailleurs et très peu de temps à consacrer à cette discussion. Pis encore, les portes des bureaux étant fréquemment ouvertes, n’importe qui pouvait entendre les propos peu flatteurs qu’il servait à Lawrence d’un ton agacé.

— Si j’avais cru en vous quand je vous ai engagé, j’ai bien déchanté depuis. Votre début de parcours a été plutôt brillant, je le reconnais volontiers, mais après, pfft, vous vous êtes éteint comme une bougie. Où est votre talent ? Disparu aux oubliettes ! Vous n’avez plus que vos jolis petits costumes sur mesure pour faire illusion, ce qui ne suffit pas, tant s’en faut, dans notre métier. Aujourd’hui, vous occupez la place de quelqu’un qui travaillera beaucoup mieux que vous. J’ai une société à faire tourner et une réputation à tenir, je ne peux pas m’encombrer de collaborateurs médiocres.

Vexé, furieux, Lawrence s’arrêta pour lancer :

— Tout ça ne tient pas debout. Je vous ai fait gagner beaucoup d’argent, mais vous m’avez soudain pris en horreur parce que je ne me suis pas marié. Aberrant !

Son patron se retourna et le toisa des pieds à la tête.

— Votre vie privée ne me concerne pas. Toutefois, puisque vous y faites allusion, en effet vous avez manqué de courage, d’élégance et de sens moral.

— Je sais que vous avez vécu la même mésaventure et que pour cette raison…

— Mésaventure ? Appelez donc les choses par leur nom ! Le mot exact est forfaiture. Qu’un homme de loi ne tienne pas ses engagements est aussi une honte. Choisissez le qualificatif que vous préférez.

Le ton montait et Lawrence comprit qu’il ferait mieux de se taire. S’il poursuivait, il allait se faire un ennemi acharné de cet homme. Or, même si celui-ci n’était plus son patron dans l’avenir, il resterait craint, respecté et écouté par toute la profession. En quelques phrases bien senties, il pourrait dissuader n’importe quel confrère d’embaucher Lawrence.

— Bien, je vais réunir mes affaires, parvint-il à articuler.

— Le plus tôt sera le mieux.

Sans autre formule d’adieu, le big boss s’éloigna à grandes enjambées, laissant Lawrence totalement désemparé. Il ne se souvenait pas qu’on lui ait jamais parlé avec un tel mépris. Un an auparavant, il faisait encore partie des chouchous du cabinet. Lorsqu’il s’était rendu au traditionnel dîner de gala, Anaba avait conquis tout le monde, y compris le patron. Très bien placés à table, ils avaient passé une excellente soirée. À ce moment-là Lawrence trouvait normal d’être choyé, d’ailleurs il l’avait toujours été par tout le monde. Quelle sacrée dégringolade sans parachute en quelques mois !

Il fit demi-tour et remonta le couloir jusqu’au bout, les yeux rivés sur la moquette. Il ne voulait pas voir ses confrères qui s’étaient sans doute composé des têtes de circonstance. La dernière chose dont il avait besoin était une fausse compassion, et personne n’aurait le loisir de lui dire : « Mon pauvre vieux, il a été dur avec toi, hein ? »

À la volée, il ouvrit la porte d’un placard où il savait trouver des cartons. Il en prit un et gagna le réduit qui lui servait de bureau depuis peu. Pêle-mêle, il y jeta quelques affaires personnelles dont une jolie pendulette offerte par Anaba, une chemise et une cravate de rechange, des stylos, son agenda. Il laissa ses cartes de visite à l’en-tête du cabinet, hésita mais choisit d’abandonner tous les dossiers sans exception. Son carton sous le bras, il gagna les ascenseurs. Les couloirs semblaient déserts, pour une fois silencieux et non pas bourdonnants d’activité. Les commentaires ou les ricanements n’auraient lieu qu’après son départ, mais alors ils iraient bon train !

En sortant de l’immeuble, il ne put s’empêcher de penser aux images de la crise bancaire où tous ces cadres quittaient de luxueux immeubles de bureaux avec un carton sous le bras, comme lui. Et qui s’étaient retrouvés au chômage, comme lui aujourd’hui. Sauf que le cabinet n’avait pas fait faillite et qu’il était seul responsable de ce qui lui arrivait.

Il choisit de rentrer à pied pour se calmer. Le carton l’encombrait mais il s’en moquait, il avait besoin de respirer. N’était-ce pas la pire journée qu’il ait jamais vécue ? Hormis celle de son mariage raté, bien entendu. Raté par sa faute, là aussi.

À peine arrivé chez lui, il alla se chercher une bière dans le frigo. Boire à dix heures du matin n’était pas dans ses habitudes mais tant pis, prendre un café ne ferait que le transformer en pile électrique. Dans le séjour, le voyant du répondeur clignotait et il écouta ses messages, résigné à subir d’autres mauvaises nouvelles. Le premier émanait de sa mère, qui se faisait du souci pour lui. Tiens donc ! Et le second de Michelle qui voulait savoir s’il était au courant pour la catastrophe aérienne. Il aurait fallu être sourd et aveugle pour l’ignorer, tous les médias ne parlaient que de ça, le pays était quasiment en deuil.

— J’espère qu’Augustin n’était pas dans cet avion, concluait Michelle d’une voix indifférente. Appelle-moi !

Lawrence était bien placé pour savoir que, non, Augustin n’avait pas transité par Montréal. Dommage – pas pour l’accident, évidemment –, mais face à face il l’aurait peut-être convaincu. Encore une nouveauté désagréable, ce refus d’Augustin qui l’avait pourtant toujours aidé par le passé.

Michelle avait laissé un second message à neuf heures et demie, annonçant qu’elle venait à Montréal le jour même.

— On pourrait se retrouver à Y Altitude ce soir et boire un cocktail sur leur terrasse. Comme c’est à côté de ton bureau, même si tu sors tard…

Voix sensuelle pour finir, elle avait une idée derrière la tête et tenait à le lui faire savoir. Mais lui, pas du tout. Vraiment pas ! Quand Michelle allait-elle comprendre qu’il n’était pas amoureux d’elle ? Espérait-elle toujours s’installer avec lui pour roucouler dans ce duplex qui serait vendu sous peu ? De toute façon, il n’y avait plus de bureau, plus de travail finissant tard, plus d’argent à dépenser dans les bars de luxe comme Y Altitude, juché au dernier étage de la tour Ville-Marie. Dès qu’elle découvrirait la situation exacte de Lawrence, elle prendrait ses jambes à son cou et bon vent.

Le dernier message émanait du chasseur de têtes à qui il avait confié son CV. D’après lui, une possibilité était en train de se profiler. Trop tôt pour en parler mais ça se présentait bien.

En une fraction de seconde, Lawrence se sentit beaucoup mieux. Pourquoi avait-il douté de lui-même ? À cause d’un big boss grincheux qui ne se remettait pas d’avoir été plaqué dix ans plus tôt par une jeune femme sans scrupules ? Son discours de mauvaise foi sur le talent de Lawrence censément tombé aux oubliettes était grotesque. Oui, à Paris et pour la première fois de sa carrière, Lawrence n’avait pas été à la hauteur, mais cette unique erreur n’en faisait pas un mauvais avocat. Son passé parlait pour lui, avec ses mentions à chaque examen, les félicitations chaleureuses du jury lors de sa remise de diplôme, et par la suite ses succès professionnels. Bien sûr qu’il allait retrouver du travail, une bonne place dans une grosse boîte où il ferait aisément ses preuves et se remettrait à gagner de l’argent.

Rasséréné, il partit jeter le fond de sa bière dans l’évier. Quand tout serait rentré dans l’ordre, la seule épine – mais de taille ! – qui resterait dans son pied était Anaba. Lors de sa conversation téléphonique avec Augustin il avait été trop occupé à lui demander de l’aide, il n’avait pas eu le temps d’aborder ce sujet.

Anaba… Quand cesserait-il d’y penser ?

« Quand je l’aurai récupérée. Reconquise. Quand elle sera de nouveau à moi. »

Ce jour-là, il reprendrait les choses à l’endroit précis où elles avaient commencé à se détraquer et il récrirait sa propre histoire. Il ne devait plus douter, il était fait pour gagner.

 

*
* *

 

Aux anges, Stéphanie tournait autour de sa dernière trouvaille. Depuis toujours elle aimait le style Art déco pour ses lignes simples et ses formes droites inspirées de la peinture cubiste. Le contraire du style « nouille » de l’Art nouveau qu’elle détestait. Elle passa la paume sur le meuble, presque contrariée de devoir le vendre. Mais elle ne pouvait pas le garder, elle faisait avant tout du commerce. Reculant de quelques pas, elle observa en détail la petite table octogonale, supportée non par des pieds mais par un socle. Le plateau en érable, teinté de rouge, de bleu et de gris, était une pure merveille.

Elle faillit aller chercher Anaba, mais celle-ci travaillait dans son atelier à la restauration de la peinture sur bois et mieux valait ne pas la déranger. D’un dernier coup d’œil satisfait, elle s’assura que la table était en bonne place, visible depuis les fenêtres de la rue. Quel prix pouvait-elle en espérer ? Elle retourna s’asseoir devant le secrétaire où elle tenait la comptabilité du magasin, prit une étiquette mais hésita, le stylo en l’air. De toute façon, elle n’avait pas la tête aux chiffres. Depuis quelques jours, elle repensait sans cesse à la manière dont elle s’était comportée à Roissy. D’abord l’angoisse disproportionnée qui l’avait précipitée sur la route, ses cris et ses gesticulations quand elle avait su Augustin en vie, sa façon de l’enlacer en se jetant sur lui. De l’hystérie ! Elle en avait honte à présent et se demandait ce que le pauvre Augustin avait pu en déduire. Pour elle, la conclusion s’imposait, lumineuse après coup, elle était tout bêtement tombée amoureuse. Et sans ce drame, elle aurait continué à occulter la vérité, refusant de voir l’évidence.

Se sentir amoureuse pouvait être agréable, à condition de ne pas sombrer dans le ridicule. Augustin était plus jeune qu’elle, il connaissait sans doute plein de jolies filles prêtes à lui tomber dans les bras, et il serait très embarrassé, voire déçu, si la sympathique et vieille Stéphanie se pâmait devant lui.

Tant qu’elle l’avait cru attiré par Anaba, elle ne l’avait pas vraiment regardé. Aujourd’hui, elle ne voyait plus que ses yeux verts et son drôle de sourire tout déformé qui lui donnait tant de charme. Comme il s’était montré très discret quant à sa vie privée, elle ne savait pas s’il avait une petite amie mais elle ne comptait pas se mettre sur les rangs. À trente-cinq ans, un homme souhaitait généralement fonder une famille, et à quarante-deux ans Stéphanie y avait renoncé. Les échecs de ses deux mariages lui ayant ôté ses illusions et donné le goût de l’indépendance, elle se satisfaisait de brèves liaisons sans histoires. Tomber amoureuse n’était pas du tout prévu dans son programme, et surtout pas d’un homme de l’âge d’Augustin.

Le carillon la fit sursauter et se tourner d’un bloc vers la porte.

— Bonjour ! Je vous ai fait peur, on dirait ?

— J’étais plongée dans un… euh, catalogue.

Jean-Philippe Garnier, le client qui avait fait restaurer son superbe paravent à cinq panneaux, lui adressa un sourire chaleureux, puis son attention fut attirée par la table octogonale dont il s’approcha.

— Quel bijou Art déco ! Vous avez vraiment de belles choses. Si j’étais riche, j’achèterais la moitié de votre magasin !

— La moitié seulement ?

— C’est déjà très plein chez moi. En fait, je passais voir Anaba. Elle n’est pas là ?

— Elle travaille dans l’atelier.

La déception qui se peignit sur le visage de Jean-Philippe amusa secrètement Stéphanie.

— Je vais la chercher, décida-t-elle.

— Non, ne la dérangez pas, je l’appellerai, j’ai son numéro de portable. Je voudrais lui confier un tableau, je verrai ça avec elle.

Il aurait très bien pu lui téléphoner d’abord, mais sans doute avait-il préféré l’idée d’une rencontre. Stéphanie acquiesça d’un signe de tête et le regarda sortir, puis elle fila retrouver Anaba.

— Ton chevalier servant sort d’ici ! annonça-t-elle en poussant la porte de l’atelier.

— Qui ça ? Jean-Philippe ?

— Bingo. Il n’a pas voulu t’interrompre dans ton travail mais il paraissait frustré.

L’ancien appentis était devenu un endroit agréable. Agrandi, lumineux et bien aéré grâce à une large baie coulissante en double vitrage, il offrait l’aspect d’un véritable atelier d’artiste. Dans un coin, quelques meubles et tableaux étaient entreposés en bon ordre, dans l’autre un évier en grès permettait à Anaba de nettoyer tous ses outils. Un mur entier était garni de solides étagères de métal, et au milieu de la pièce trônait une longue table à tréteaux flanquée d’un tabouret à roulettes.

— Il est gentil, ce type, dit Anaba d’une voix songeuse. Et pas rancunier. La dernière fois, je lui ai fait passer une mauvaise soirée alors qu’il m’avait offert un très bon dîner.

— Tu comptes le revoir… à titre privé ?

— Peut-être. Je ne sais pas encore. En fait, oui.

Elles se mirent à rire, totalement complices.

— C’est parfait. Sors, amuse-toi, profite de ta jeunesse et de ta chance d’être belle comme un cœur.

— Je cherche surtout à me distraire pour ne pas céder à l’envie que j’avais de répondre aux courriers de Lawrence.

Stéphanie la dévisagea, médusée.

— Vraiment ?

— Non, pas vraiment, juste un peu. Certains soirs, quand je repense à l’année dernière, je me sens… nostalgique de ce beau rêve. Mais d’autre part je me sens aussi… très bien ici. Je crois que je suis en train de mettre la tête hors de l’eau.

— Alors, aspire une grande goulée d’air et oublie pour de bon ton faux prince charmant.

— Tu ne l’aimais pas.

— J’avais raison, non ?

— On peut dire ça. Dans une des lettres de Lawrence, il y avait une allusion à la bague. Il voulait savoir si je la porte, en souvenir des moments heureux, ou si je l’ai mise en quarantaine.

— Ça ne le regarde pas ! Cette bague n’est qu’une piètre consolation pour ce qu’il a osé te faire, mais elle t’appartient. Qu’il ne s’en soucie plus et… qu’il ne s’avise pas de te la demander.

— Tu exagères, il n’a jamais été mesquin.

— Venant de lui, rien ne m’étonnerait plus.

Anaba déboucha un flacon avec précaution et une forte odeur de térébenthine se répandit aussitôt.

— J’allais oublier de te dire qu’Augustin a téléphoné pendant que tu étais partie crapahuter dans les greniers des alentours. Il nous attend lundi pour déjeuner et il en a profité pour inviter papa, qu’il trouve génial.

— Ah… À cause des livres, sûrement.

— Tu n’as pas l’air emballée.

Le regard scrutateur d’Anaba mit Stéphanie mal à l’aise.

— Je suis sûre que tu l’aimes bien, Augustin, insista sa sœur. Et même, que tu l’aimes beaucoup.

— Ne dis pas de bêtises. Je le trouve très gentil mais, pour moi, c’est un gamin.

— À trente-cinq ans, un gamin ?

— Tu me comprends.

— Pas du tout. Vous iriez bien ensemble. Il n’est pas seulement gentil, il est génial.

— Arrête, à la fin ! Pourquoi veux-tu soudain me caser ?

— Te caser, sûrement pas, mais qu’est-ce qui t’empêche de tenter l’aventure ?

— Pas avec un homme plus jeune que moi. Je n’en suis pas là.

— Te voilà bien conventionnelle… Ça ne te ressemble pas.

— Ce n’est pas une question de conventions, c’est du bon sens.

— Mais l’amour s’en fout, du bon sens !

Anaba éclata d’un rire insouciant auquel Stéphanie finit par se joindre.

— Allez, je te laisse travailler, je vais préparer le déjeuner.

Elle s’en alla avant qu’Anaba puisse ajouter autre chose. « Tenter l’aventure » était une idée séduisante, et avec n’importe qui d’autre Stéphanie n’aurait pas hésité un instant. Mais l’attirance qu’elle éprouvait pour Augustin l’effrayait. Il n’était pas le genre d’homme à avoir des liaisons légères, elle l’aurait parié. Chez lui, elle devinait de la profondeur, de la sensibilité, de l’honnêteté et du respect pour l’autre. Des qualités auxquelles elle s’attacherait aussitôt. Or même en admettant qu’il la trouve à son goût, ce qui était peu probable mais pas tout à fait impossible, une relation entre eux serait vouée à l’échec car les années rattraperaient inexorablement Stéphanie. Elle n’était plus une jeune femme, il n’y avait rien à faire. Et puis elle savait que si ses deux mariages avaient capoté, c’était justement parce qu’elle n’avait pas assez réfléchi avant. Se jeter à la tête de quelqu’un en croyant dur comme fer que l’amour va tout résoudre revenait à se voiler la face. Si Augustin avait eu dix ans de plus, tout aurait été simple, mais les choses de la vie sont rarement synchronisées. Enfin et surtout, elle ne se voyait pas repartir dans une grande histoire passionnée, une de celles qui vous brisent le cœur à coup sûr et mettent votre existence sens dessus dessous. L’expérience devait servir à se préserver, ou alors on n’avait rien compris.

Pour se changer les idées, elle décida de se lancer dans une recette. Léotie, qui avait été une belle-mère adorable, faisait très bien la cuisine avec des ingrédients tout simples. Appliquée, elle avait décrit chacune de ses préparations réussies sur des fiches, mais c’était Roland qui les gardait jalousement. De mémoire, Stéphanie pouvait tenter les côtes de porc charcutières avec ce dont elle disposait dans son frigo. En sortant le bocal de cornichons et les tomates, elle se demanda ce qu’Augustin leur servirait lors de son déjeuner de lundi. Ce qui l’amena directement à la question suivante : qu’allait-elle porter ce jour-là ? Même si elle ne voulait pas le séduire, elle avait envie d’être à son avantage. Relevant la manche de son chemisier, elle détailla sa cicatrice avec une grimace. Combien de temps encore avant que cette vilaine marque disparaisse ? En attendant, les manches courtes étaient exclues.

— Pourquoi ? bougonna-t-elle entre ses dents. Qu’est-ce que ça peut faire ?

Augustin n’avait jamais pu cacher la sienne, depuis ses vingt ans il avait affronté le monde avec.

— Je mettrai ma robe bleue, elle me va très bien !

Elle posa si brutalement la poêle sur la cuisinière qu’elle ne remarqua pas la présence d’Anaba qui, depuis l’une des portes-fenêtres de la véranda, l’observait avec des yeux ronds.

 

*
* *

 

Le premier juin tombait un lundi et il faisait un temps magnifique sur Paris. Fébrile, Augustin vérifia une dernière fois sa mise de table. Comme il n’avait pas beaucoup de vaisselle, en bon célibataire, il était allé acheter des assiettes et des verres hors de prix le matin même. Au retour, il avait pris sa commande chez le traiteur.

Son appartement, rangé au cordeau pour une fois, n’était pas vraiment conçu pour recevoir, cependant il avait fait au mieux. Les fenêtres ouvertes sur la Seine laissaient entrer des flots de lumière, et ainsi on ne voyait pas que les carreaux auraient eu besoin d’un petit nettoyage. Comme Augustin travaillait au gré de son inspiration, il ne souhaitait pas qu’une femme de ménage vienne le distraire au mauvais moment. En conséquence, il se chargeait lui-même du ménage, qu’il accomplissait en songeant à la prochaine enquête de son commissaire Max Delavigne. Mais depuis qu’il était levé, et tout en s’activant, il n’avait pensé qu’à Stéphanie. Au jugement qu’elle allait porter sur ce décor où il vivait. Au confort des chaises, au menu, au vin qu’il ouvrirait, à quelques beaux objets sur lesquels elle s’attarderait peut-être. Des futilités qui l’empêchaient de se reposer la même question lancinante : avait-il raté sa chance à Roissy ? Quand Stéphanie s’était jetée sur lui avec l’air d’une noyée qui aperçoit une bouée de sauvetage, pourquoi était-il resté les bras ballants comme une andouille ? Parce qu’il n’en revenait pas qu’elle soit dans cet aéroport et qu’il ne comprenait rien à ce qu’elle racontait. Cinq minutes plus tard, elle avait déjà repris ses distances, l’instant magique était passé. Mais enfin, il avait bien vu qu’elle s’était fait un sang d’encre pour lui en le croyant dans cet avion maudit. Uniquement par amitié ? En tout cas, dans la seconde où leurs deux corps s’étaient trouvés l’un contre l’autre, il avait reçu un véritable choc électrique. Cette femme lui faisait un effet d’enfer.

Il entendit du bruit dans l’escalier et sut que ses invités arrivaient. Il se demanda s’il devait aller leur ouvrir ou attendre, jusqu’à ce que le timbre de la sonnette le tire de son indécision. Anaba se présenta la première, brandissant une bouteille de champagne et riant de voir son père et sa sœur tout essoufflés.

— Cinq étages, c’est crevant, pesta Roland. Moi, à cause de mon âge, et Stéphanie parce qu’elle fume… Ah, mais ça valait la peine, Dieu que c’est joli chez vous !

Les pièces en enfilade, les flaques de soleil sur le parquet de chêne et la vue magnifique sur le pont de la Tournelle parurent le séduire.

— Tu es superbe, dit Augustin à Stéphanie.

Il n’avait rien trouvé de plus original à dire et s’en voulut aussitôt de cette platitude. Pourtant, elle était vraiment superbe dans une robe bleue fendue sur le côté.

— Le champagne ne sera pas frais, annonça Anaba en lui mettant la bouteille dans les mains.

— De toute façon, tu l’as secoué dans les escaliers, fit remarquer Roland. Il nous sauterait à la figure si on essayait de l’ouvrir maintenant.

— Ne vous inquiétez pas, j’en ai au frigo, je vais le chercher pendant que vous vous installez.

Roland se dirigeait déjà vers les bibliothèques de chêne blond faites sur mesure pour le séjour.

— J’espère que le contenu vaut le contenant, dit-il en penchant la tête pour lire les titres.

Amusé, Augustin fila à la cuisine. La pièce était petite et très encombrée par les plats du traiteur. Il brancha le four et mit le mignon de veau aux morilles à réchauffer. En entrée, il servirait les tartares de saumon sur leurs lits de roquette. Avait-il bien choisi et n’était-ce pas un menu trop sophistiqué ? Personne ne croirait jamais qu’il avait fait ça tout seul.

— Un coup de main ? proposa Anaba. Ton appartement est ravissant, je comprends que tu te plaises ici. Lawrence m’avait dit que tu habitais des chambres de bonne sous les toits et je ne voyais pas ça comme ça.

— À l’époque, les propriétaires des hôtels particuliers logeaient leur personnel au dernier étage. Bien plus tard, quand tout a été séparé en appartements, un petit malin a racheté ces chambres une à une et les a réunies. Le loyer est dément mais je suis amoureux de cet endroit. Quand je manque d’inspiration, je regarde couler la Seine. La nuit, je vois passer des bateaux-mouches tout illuminés, c’est magique !

Il lui confia le plateau chargé de quatre coupes de cristal en se maudissant de n’en avoir acheté que quatre. S’ils en cassaient une, il aurait l’air d’un idiot.

— À propos de Lawrence, ajouta-t-il, il met en vente son duplex.

Comme elle en avait parlé la première, peut-être désirait-elle avoir de ses nouvelles sans oser les demander.

— Le vendre ? Il l’adore !

— Oui, mais je crois qu’il a des ennuis d’argent, de boulot, bref ça ne va pas fort.

— Oh…

Elle médita ses paroles quelques instants avant de lâcher :

— Je ne m’en réjouis pas.

Était-elle seulement altruiste ou éprouvait-elle encore des sentiments pour lui ? Lawrence avait commis une irréparable erreur le matin de leur mariage mais ça n’en faisait pas un monstre pour autant.

Ils retournèrent dans le séjour, où Roland continuait d’examiner les titres des livres tandis que Stéphanie s’était accoudée à l’une des fenêtres.

— Beaucoup d’auteurs contemporains, maugréa Roland. Heureusement, il y a le journal de Jules Renard, Proust… et presque tout Giono. Un de vos favoris ?

— Une révélation de jeunesse jamais oubliée.

— Et là, c’est le rayon canadien ?

— Québécois. C’est une littérature assez jeune, même si nous avons aussi notre poète maudit, Émile Nelligan. Sa Romance du vin est totalement baudelairienne ! Après, il y a eu des romans du terroir avec le monde rural, la famille, les accents patriotiques… Aujourd’hui la production s’est diversifiée, et il existe une centaine de bonnes maisons d’édition qui publient six mille titres par an. Les tirages sont un peu limités, évidemment.

— Vous parlez des francophones ?

— Oui, car pour eux, il faut se différencier et résister à l’assimilation.

— Et vous ?

— C’est plus simple, le genre du polar est universel. Paradoxalement, j’ai d’abord eu du succès en France, le Québec a suivi. Et maintenant, j’aspire au marché anglo-saxon, bien entendu !

Il se mit à rire pour signifier qu’il ne voulait pas parler plus longtemps de lui-même ou de ses propres livres. Après avoir servi le champagne, il trinqua en regardant Stéphanie droit dans les yeux.

— À tes amours, belle dame.

Un peu surprise par ce toast, elle lui adressa un sourire contraint.

— Aux tiennes.

— Peut-être qu’on boit à la même chose, alors…, dit-il assez bas pour n’être entendu que d’elle.

Et aussitôt, craignant d’être allé trop loin, il regagna la cuisine. La sauce du mignon de veau était en train de se caraméliser et il coupa le four, horrifié. Au lieu de débiter des niaiseries, il ferait mieux de surveiller son déjeuner. Il récupéra les tartares de saumon dans le frigo et les apporta deux par deux sur la table.

— Voilà, je crois qu’on peut s’asseoir !

Anaba s’installa à côté de lui et Stéphanie en face.

— Papa, lâche ces livres et viens avec nous, suggéra Anaba.

Avec une mimique d’excuse, Roland les rejoignit.

— D’un coup de baguette magique, j’aimerais bien habiter l’île Saint-Louis moi aussi, dit-il en désignant les fenêtres.

— Vous avez une maison dans Paris, c’est encore mieux.

— Vous la connaissez ? s’inquiéta Roland. Je ne me souviens pourtant pas de…

— Non, en effet, vous ne m’avez pas laissé entrer !

Ils rirent tous deux à ce souvenir. En quelques mois, Augustin avait conquis la famille Rivière, mais ce qu’il voulait désormais serait bien plus difficile à obtenir.

Le déjeuner se déroula sans incident, dans une ambiance détendue, et le mignon de veau se révéla mangeable bien qu’un peu desséché. Après le dessert, Augustin refusa qu’on l’aide à débarrasser et proposa à la place une promenade en bas, sur les quais de l’île.

— Je fais presque chaque soir la balade, je ne m’en lasse pas ! Parfois, je me dis que je devrais avoir un chien qui m’offrirait le prétexte de descendre trois fois par jour. Mais avec les séjours au Canada, ce n’est malheureusement pas possible.

Dans le hall de l’immeuble, il ouvrit la porte cochère, s’effaçant pour laisser passer Stéphanie et Roland, mais il retint Anaba un instant.

— Je voudrais dire deux ou trois trucs à ta sœur, chuchota-t-il.

Anaba lui jeta un coup d’œil intrigué avant d’acquiescer en silence, puis elle alla prendre son père par le bras. Comme ils ne tenaient pas à quatre de front, Stéphanie se retrouva à marcher à côté d’Augustin.

— Ton repas était délicieux, s’empressa-t-elle de dire.

— Ce n’est pas moi qui l’ai fait, je pense que vous vous en êtes aperçus tous les trois.

Du coin de l’œil, il vit qu’elle avait mis son sac en bandoulière pour masquer un peu sa cicatrice malgré ses bras nus.

— J’aimerais te demander une faveur, enchaîna-t-il.

— De quel genre ?

— Ah, tu ne me facilites pas la partie ! Disons, du genre… personnel.

— Oui, vas-y, bien sûr. Tu as envie de quelque chose que tu as repéré au magasin et que tu ne peux pas t’offrir ?

Éberlué, il secoua la tête.

— Non ! Enfin, si, on a envie de tout…

— Et j’ai vu chez toi à quel point tu apprécies les meubles et les objets.

— J’en ai peu.

— Mais ils sont très bien choisis. Je ne te pensais pas si esthète.

— J’ai grandi dans un bel environnement. Après ma période de révolte faux design et plastique jaune dans mon premier logement, je suis revenu à des valeurs plus sûres.

À la suite d’Anaba et de Roland, ils descendirent l’escalier qui menait au bord de la Seine. Tout le long de la berge, de grands arbres apportaient une fraîcheur bienvenue. Ils ralentirent le pas et Stéphanie s’arrêta puis s’adossa au mur de pierre pour faire face au fleuve.

— Je me demande combien de temps il faut à une petite branche qui flotte devant tes fenêtres avant d’arriver devant les miennes aux Andelys.

Augustin se mit à rire, charmé par l’idée.

— Ça dépend de la vitesse du courant, mais on devrait tenter l’expérience. Fabriquons un mini radeau, avec un mât et une petite voile visible de loin. Je le mets à l’eau un soir et, à partir du lendemain matin, tu le guettes de ta chambre avec des jumelles. Quand il passe enfin, tu arrêtes le chrono.

Elle tourna la tête vers lui et lui adressa un sourire lumineux qui le fit totalement fondre.

— Attends, murmura-t-il, une araignée se promène sur tes cheveux…

Elle sursauta puis ferma les yeux en grimaçant tandis qu’il chassait l’insecte d’une pichenette.

— Elle est partie. Tu as peur des bibittes ?

— Comment les appelles-tu ? s’esclaffa-t-elle.

— Les bibittes, les petites bêtes qui rampent et qui volent… Écoute, ce que je voulais te demander, c’est si tu accepterais que je t’invite à dîner un de ces soirs, en tête à tête.

Pour le dire, il avait pris son élan, et il attendit la réponse en regardant ses pieds.

— En tête à tête…, répéta-t-elle lentement.

Il respira à fond, releva les yeux sur elle.

— Tu me plais, Stéphanie.

À une vingtaine de mètres, Roland et Anaba s’étaient retournés et les observaient. Augustin leur tourna le dos pour ne plus voir que Stéphanie.

— Il y a un moment que j’y pense. Enfin, que je pense à toi. Je te trouve très belle, et si on pouvait faire un peu mieux connaissance, je suis sûr que… ça me rendrait heureux. Mais ne te sens pas obligée d’accepter, si tu me trouves importun, je comprendrais. Il y a peut-être un garçon qui compte pour toi en ce moment ?

— Pas un garçon, Augustin, ce serait un homme, forcément. Tu sais que j’ai quarante-deux ans ?

— Et alors ?

— Alors… Rien. Pour une invitation à dîner, en effet, ça n’a pas d’importance, tu n’es pas en train de me demander en mariage.

— Oh, tu voudrais ? On peut s’arranger.

Il essayait de plaisanter mais le cœur n’y était pas.

— Ne mets pas cette histoire d’âge entre nous, c’est idiot, murmura-t-il.

— Nier l’évidence aussi. Si on commence quelque chose, toi et moi, ça nous arrêtera à un moment ou à un autre.

Elle planta son regard dans celui d’Augustin pour conclure :

— Tu es quelqu’un à qui on doit s’attacher vite.

— Il s’agit d’un compliment ? d’une ouverture ? Allez, Stéphanie, donne-moi une chance.

Comme elle secouait la tête, butée, il fit ce qu’il avait envie de faire depuis cinq minutes, il passa un bras autour de ses épaules et l’attira doucement à lui.

— S’il te plaît, chuchota-t-il à son oreille. Je ne suis pas très adroit, je ne sais pas comment te convaincre. Est-ce que je peux t’embrasser ?

— Non. Tu me plais trop pour que je fasse l’expérience.

— Ah… Est-ce que ton père et ta sœur sont toujours là ?

— Ils ont repris leur marche, ils sont loin.

Soudain, elle souriait, et il en profita pour poser ses lèvres sur les siennes. Ils échangèrent un baiser plutôt chaste, mais restèrent enlacés assez longtemps pour comprendre que ça leur plaisait autant à l’un qu’à l’autre.

— Pour ce dîner, souffla enfin Augustin, tu serais d’accord ?

Au lieu de répondre, elle poussa un long soupir et s’écarta de lui.

 

*
* *

 

Lawrence se réveilla en sueur, les cheveux collés sur le front et claquant des dents. Le cauchemar mit du temps à se dissiper tandis qu’il restait prostré, les bras serrés autour des genoux. Dans les brumes de son mauvais rêve, il revoyait le corps d’Anaba flottant sur le Saint-Laurent. Elle portait une robe de mariée couverte de boue et d’algues, elle avait les yeux clos et les lèvres bleues. Une vision d’horreur absolue. Pourquoi rêvait-il encore d’elle, pourquoi l’imaginait-il morte ? Parce qu’il l’avait « tuée » ?

— Anaba…

Ce prénom, qui revient du combat, le charmait depuis le premier jour. Petit guerrier aux grands yeux sombres si facilement émerveillés. Comme il avait aimé tous les moments passés avec elle ! L’attendre à l’aéroport de Montréal-Trudeau, un bouquet de fleurs à la main pour la voir sourire dès qu’elle l’apercevrait. La retrouver à Roissy, moulée dans un jean noir qui la faisait paraître encore plus menue. La regarder se réveiller le matin en s’étirant à la manière d’un chat. Lui prendre la main sur la nappe lors d’un dîner aux chandelles. L’entendre gémir tout bas pendant l’amour, caresser sa peau mate et satinée, chercher la trace de son parfum dans son cou.

Et il avait renoncé à tout ça ! Il avait transformé cette jeune femme débordante d’amour en femme hostile. Il l’avait littéralement piétinée en l’abandonnant devant le Palais de Justice dans sa robe de mariée.

« Tu n’en sortiras pas grandi ! » l’avait prévenu Augustin. Pendant sa fuite à Ottawa ce matin-là, il s’était non pas libéré mais condamné. D’ailleurs, depuis, il ne connaissait que des ennuis. Les remords, il s’était persuadé qu’il en ferait son affaire, mais les regrets ? Car il regrettait Anaba avec une amertume grandissante, et Michelle ne pouvait évidemment pas la remplacer.

Michelle l’avait écouté et – bien mal – conseillé. Dans le rôle de confidente, de pseudo-amie, elle s’était débrouillée pour le récupérer. Mauvaise affaire pour elle, en somme, car ce qu’elle appréciait chez lui était en train de disparaître. Il n’était plus ce jeune et brillant avocat avide de s’amuser. Il avait perdu sa légèreté en même temps que son emploi au cabinet. Perdu ses revenus, bientôt son duplex, perdu le goût de flanquer l’argent par la fenêtre dans des endroits branchés. Perdu, surtout, l’envie de faire l’amour sans aimer.

Il se leva, secoué de frissons, s’aperçut que son tee-shirt était trempé et fila sous la douche. La veille, tard dans la soirée, il avait reçu un appel agacé de son chasseur de têtes. « Quel genre de chaudron est donc accroché à vos basques, maître Kendall ? Chaque fois que je suis sur le point de vous caser quelque part, on me fait savoir que ce ne sera finalement pas possible. Le refus commence toujours par : “renseignements pris”. Ça signifie que votre ex-employeur dit du mal de vous. Dans ces conditions, je ne suis pas sûr d’arriver à quelque chose. »

Ils avaient discuté un moment des possibilités qui s’offraient à Lawrence. Tous les gros cabinets d’affaires de la ville communiquaient entre eux, donc peut-être fallait-il envisager de chercher ailleurs qu’à Montréal. Pourquoi pas Toronto ? Non, Lawrence ne voulait même pas y penser. Retourner tête basse dans la ville où il était né, où vivaient encore ses parents, et qu’il avait absolument voulu quitter, n’était pas concevable pour lui. Vancouver ? Pas davantage. Quitte à abandonner Montréal, autant partir très loin. Le chasseur de têtes lui avait alors suggéré de se tourner vers l’international. New York serait un bon choix. Ou l’Europe. Mais se poserait la question des équivalences de diplôme et du droit d’exercer. Néanmoins, avec son bagage professionnel, Lawrence pouvait très bien postuler dans toutes les carrières du conseil juridique, par exemple auprès des grandes banques où les salaires étaient très attractifs.

Cette conversation avait tellement découragé Lawrence qu’il avait bu trois vodkas coup sur coup. Comment s’étonner, après ça, d’avoir fait des cauchemars ?

En sortant de sa douche, il alla se préparer du café. L’agence immobilière devait débarquer ici à dix heures pour prendre des photos et des mesures. Plutôt que voir son duplex saisi par les créanciers, il s’était résigné à le mettre en vente. Ce qu’il espérait légitimement en tirer lui permettrait de rembourser son emprunt, liquider l’hypothèque et payer toutes ses dettes personnelles. Après ça, il ne resterait pas grand-chose. Peut-être devait-il envisager pour de bon de s’expatrier. Tout recommencer ailleurs, c’était possible à trente-cinq ans, il suffisait de digérer l’échec et de tourner la page. Un échec cuisant, car tout ce qu’il avait bâti depuis son entrée à l’université s’était effondré.

Alors qu’il en était à sa troisième tasse de café et que son mal de tête commençait à disparaître, le téléphone se mit à sonner. Il hésita à décrocher pour ne pas apprendre une mauvaise nouvelle supplémentaire, mais il finit par s’y résigner, avec un geste fataliste.

— Ne me dis pas que je te sors du lit ? s’enquit Augustin. Il est neuf heures chez toi, non ?

— Les chômeurs ont le droit de faire la grasse matinée, vieux ! Et j’ai pris une brosse hier soir.

— Tu as fait la tournée des bars ?

— Non, je me suis saoulé chez moi. Qui ne sera bientôt plus mon chez-moi. J’attends l’agent immobilier.

— C’est pour ça que je t’appelle. Je ne peux pas être ton acheteur, je te l’ai dit, mais si tu ne sais pas où aller quand ce sera vendu, je te prête volontiers mon studio. Le portier de l’immeuble a un jeu de clefs, je l’ai prévenu que tu passerais peut-être les prendre, voire que tu t’installerais là-bas quelque temps. Et si tu as des meubles ou des cartons à stocker, il y a une bonne cave.

— Oh…

— Ton duplex a tout pour plaire, il risque d’être acheté en vingt-quatre heures ! Si tu veux dégager vite pour toucher ton fric, au moins tu auras un point de chute. Ce n’est pas grand mais c’est central.

Malgré lui, Lawrence se sentit touché par cette offre qu’il n’avait pas sollicitée. Ainsi, Augustin pensait à lui ? Il l’avait trouvé fuyant au téléphone, la dernière fois, et s’attendait plus ou moins à finir carrément fâché avec lui un de ces jours.

— Augustin, lâcha-t-il d’une voix pressante, j’ai une question à te poser. Y a-t-il quelque chose entre Anaba et toi ?

— Une vraie question à la con.

— Pourquoi en fais-tu un mystère ? J’ai le droit de savoir !

— Tu n’as plus aucun droit sur Anaba. Tu l’aimes encore ?

Avec l’impression d’avoir un creux à l’estomac, Lawrence prit son temps pour répondre.

— Oui, je l’aime toujours autant, et ça me pourrit la vie.

Le silence d’Augustin fut assez long pour imaginer qu’il avait raccroché ou que la communication avait été coupée. Enfin sa voix s’éleva, chargée d’une intonation un peu moqueuse :

— Et si tu étais seulement jaloux ? Je te connais, Lawrence, tes jouets sont à toi. L’idée qu’un autre puisse les convoiter…

— Tu n’es pas censé m’accabler, tu es mon ami ! En ce moment, crois-moi, je les compte sur les doigts d’une main. Même Michelle va se tirer.

— Michelle ? Tu es retourné avec cette garce ? Mais je rêve ! Pour un homme désespéré, tu n’es pas très crédible.

— Je n’aime pas Michelle, je ne l’ai jamais aimée.

— Tu prends juste du bon temps, c’est ça ?

— Si tu veux. Nous sommes deux adultes consentants, et on s’envoie en l’air. Ce n’est pas un crime.

— Comment peux-tu être sûr qu’elle ne s’attache pas à toi, qu’elle ne fait pas de projets ? Elle a dû être si contente que tu viennes pleurer dans son giron ! Quand tu avais décidé d’épouser Anaba, elle en avait fait une vraie jaunisse. Sous ses airs de femme affranchie elle a toujours rêvé de te mettre le grappin dessus.

— Plus maintenant, en tout cas. Seuls les gagnants la font fantasmer, et me voilà dans le camp des loosers.

Un nouveau silence s’éternisa, puis Augustin constata :

— Ah, tu en es là…

— Je ne te demande pas de pleurer sur mon sort mais seulement de répondre à ma question concernant Anaba.

— Tu devrais la lui poser toi-même, Lawrence. Je ne veux pas parler à sa place ni t’apprendre quoi que ce soit à son sujet.

— Toujours aussi loyal, hein ? Chevaleresque avec les dames ! Pour ce que ça t’a servi…

— Trop aimable.

— Écoute, ne nous disputons pas à tout bout de champ. Pour le studio, c’est vraiment gentil à toi de me le proposer, j’apprécie. Tu ne viens pas à Montréal avant le mois de septembre ?

— Si je fais un saut entre-temps, tu vireras ta blonde et on dormira dans le même lit.

— J’espère avoir trouvé des solutions d’ici là.

— Je te le souhaite. Tu n’as besoin de rien d’autre ?

— Si, mais je ne sais pas si tu auras assez de bonne volonté.

— Accouche.

— Quand tu verras Anaba, puisque tu la vois, dis-lui que je l’aime et que j’attends un signe d’elle.

— N’y compte pas. Autre chose ?

— Oui. Rappelle-moi, ça me fait plaisir de t’entendre.

Lawrence raccrocha à regret et considéra longuement le téléphone. Pour la toute première fois en quinze ans, il prenait la mesure de son amitié avec Augustin. Il n’y avait jamais pensé sérieusement. On est copains, on s’amuse ensemble, on regarde les filles en buvant des bières, on va patiner sur les lacs gelés. À coups de grandes claques dans le dos et de plaisanteries cyniques, on entretient la complicité. On rigole, on se rend des services. Enfin, Augustin lui en avait rendu un certain nombre sans jamais rien lui demander en retour. Disponible, gai, efficace, un ami très pratique. Arrangeant, aussi, puisque Augustin ne lui en avait pas voulu pour ce coup de patin malheureux dont il portait toujours la marque. Et pourtant… Non, Lawrence préférait ne pas y penser maintenant. Il devait se dépêcher de s’habiller, l’agent immobilier allait débarquer d’un instant à l’autre. Pourvu que cette vente ait lieu rapidement ! Maintenant qu’il avait un endroit où aller, il était pressé de liquider ses dettes. Il aurait la force de rebondir, il n’avait rien perdu de ses ambitions et son ancien patron n’avait pas réussi à lui couper les ailes. Quand il aurait retrouvé une situation professionnelle intéressante, il se lancerait à la reconquête d’Anaba.

Sifflotant gaiement, il enfila une chemise blanche et un costume bleu marine. Pas de cravate ce matin, tant mieux, il était débarrassé de cette obligation pour l’instant. Un coup d’œil dans le miroir de son dressing le rassura sur son allure, il était toujours élégant, séduisant. Un looser, lui ? Bien sûr que non. Pourquoi avait-il dit ça à Augustin ? Pour l’émouvoir ? Insidieusement, leur relation avait changé. Lawrence sentait bien qu’il n’avait plus le même pouvoir sur son ami. Déjà, quand celui-ci avait choisi d’habiter Paris, il avait pris ses distances. Et depuis l’abominable matin du mariage, Augustin lui échappait totalement, le rapport de forces s’était inversé. De là à imaginer Anaba se consolant avec lui… Impensable. Il se faisait des idées fausses, il était stupidement jaloux, sur ce point Augustin avait vu juste. Mais enfin, un jour ou l’autre, Anaba regarderait autour d’elle. Un homme finirait par lui plaire, et cet homme-là désirerait peut-être des enfants, n’aurait pas peur de devenir père avec le break familial et le chien sur la pelouse.

« Avant que ça se produise… Il faut que j’y arrive avant ! »

Devait-il envisager une reconversion en Europe, comme le chasseur de têtes le prétendait ? Il parlait parfaitement français, y compris le jargon juridique et sans le moindre accent. Il pouvait viser la Suisse, la Belgique, ou Paris.

La sonnette de la porte le tira de ses pensées, mais il savait qu’il venait d’entrevoir une solution.

 

*
* *

 

Stéphanie n’avait pas voulu aller loin de chez elle et s’était bornée à donner rendez-vous à Augustin au Mistral, un petit restaurant de spécialités provençales situé à cent mètres de son magasin, dans la rue menant à l’église Saint-Sauveur. L’endroit était charmant, on y mangeait bien, et si ce dîner tournait mal elle serait vite rentrée.

Après des crudités sur tapenade suivies de filets de rougets au riz sauvage, Stéphanie et Augustin commençaient enfin à se détendre un peu. Si le début du repas avait été un peu laborieux, à présent ils parlaient librement en finissant la bouteille de rosé.

— Mes maris ? Je n’ai rien de spécial à t’en dire, il ne faut pas cracher dans sa soupe. Pour te résumer les épisodes le plus honnêtement possible, le premier voulait que je sois sa chose, il faisait preuve d’une jalousie et d’un autoritarisme que je n’ai pas supportés. Le second m’a déçue, il ne voyait rien d’autre que son nombril et il était très… petit dans sa tête. Peut-être ne suis-je pas faite pour le mariage, ou alors j’ai manqué de discernement. Quand on est jeune, l’amour rend aveugle, par la suite c’est moins excusable.

— Tu es blasée, alors ? demanda-t-il en souriant.

— Je suis un peu revenue de tout ça. La passion, la vie à deux, le dévouement à l’autre, l’illusion qu’on va vieillir ensemble. À ton avis, quels sont les véritables sentiments des gens qui fêtent leurs trente ans, quarante ans de mariage ? Des habitudes ? De l’affection ? De l’agacement ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai pas énormément d’expérience, mais je suis sûr que l’amour peut durer. À condition d’entretenir le feu. Et aussi d’avoir trouvé la bonne personne.

— Ça, oui. Ne pas choisir le premier qui vous plaît un peu. Prendre son temps et réfléchir.

— Est-ce qu’on va prendre le temps, toi et moi ?

— Augustin…

— Réfléchir, c’est aussi ne pas dire non tout de suite.

Elle se mit à rire, désarmée par son insistance.

— Et toi, pourquoi n’es-tu pas marié ? Ne me dis pas que tu n’as jamais été amoureux ?

— Oh si ! Voilà un truc que je connais. Je l’ai été un peu, beaucoup et passionnément. Amour platonique et dévorant à la fac, liaison désastreuse avec une fille très bien mais qui n’était pas pour moi, et gros échec auprès d’une femme qui finalement ne m’aimait pas. Moi aussi, j’ai manqué de discernement. Maintenant, à trente-cinq ans, j’espère en avoir davantage.

Hochant la tête, elle le dévisagea un moment en silence, puis elle tendit la main et effleura sa joue.

— D’où vient ta cicatrice ? demanda-t-elle d’une voix hésitante.

— En patinant. Un accident malheureux. On faisait les idiots avec Lawrence et toute une bande de copains. Mais nous deux, nous étions les plus rapides. Quand on est un bon joueur de hockey, je t’assure qu’on sait aller vite ! J’étais devant, je suis tombé sur une faute de quart, Lawrence n’a pas pu m’éviter.

Comme il n’avait pas l’air embarrassé pour en parler, Stéphanie voulut avoir des précisions.

— Un simple patin peut faire ça ?

— La lame est en acier. Et dans mon cas, le méchant patin a été relayé par un mauvais chirurgien. Après, mon père en a trouvé un bon, mais qui n’a pas pu tout arranger. Lawrence s’en est beaucoup voulu, or il n’y pouvait rien. Sur les lacs, quand on s’amusait, on ne mettait pas de protection, pas de casque. À vingt ans, on n’a pas la notion du danger.

— Tu le regrettes ?

— Non ! J’ai eu une jeunesse formidable et c’était normal de prendre des risques, de faire les fous. Et puis, tu sais…

Il posa sa main sur celle de Stéphanie, cherchant ses mots pour conclure.

— Cette petite marque sur ma joue m’a complexé au début, c’est vrai. Pendant des mois, elle était moche à voir, elle faisait peur aux gens. Pour sourire, je faisais une grimace horrible. Mais elle a éloigné de moi des filles qui n’en valaient pas la peine. Il y avait celles qui fuyaient carrément, celles qui regardaient ailleurs, celles qui voulaient à toute force me consoler. Bon, elles ne me couraient pas après par douzaines !

— Rien que pour tes yeux, elles auraient pu. Ils sont vert lagon, comme dirait Anaba.

— Anaba dit ça ? C’est gentil.

— Est-ce que l’écriture a été un refuge pour toi ? Une manière de te cacher ?

— Non, pas du tout. J’avais envie d’écrire des histoires depuis toujours. Et en commençant par la télé, je n’aurais eu aucune chance de pouvoir me cacher car nous étions très nombreux à travailler sur les mêmes projets. Aux États-Unis, les scénaristes se mettent toujours à plusieurs pour pondre une série.

— Tu as vécu là-bas un moment ?

— Deux ans à Los Angeles, mais je n’aimais pas cette ambiance. Et toi, Stéphanie, tu as voyagé ?

— Très peu. Je n’en avais pas les moyens et presque jamais l’occasion. J’étais occupée à me chercher, ça m’a pris du temps ! J’ai expérimenté différents aspects du commerce parce que j’aimais la vente, le contact avec le public. Après mon second divorce, j’ai eu envie d’avoir une affaire rien qu’à moi, mais je ne pouvais pas la monter à Paris où tout est trop cher. En m’installant ici j’ai pris un pari risqué, et j’ai tiré le diable par la queue les deux premières années. Mais j’étais contente d’être à mon compte, et aussi d’être quasiment à la campagne. J’aime prendre ma voiture à l’aube pour aller traquer l’objet rare sur une foire à tout dans un village perdu. J’adore rencontrer des gens, entrer chez eux pour estimer un meuble ou fouiller le grenier. Je m’amuse, je me suis fait des amis, j’ai une bonne vie.

— La présence d’Anaba ne t’a pas perturbée ?

— Non, dit-elle en riant, je ne suis pas sauvage à ce point, je peux cohabiter ! Et puis, Anaba, c’est ma petite sœur, j’ai toujours eu un faible pour elle. Dès qu’elle est née, je m’en suis sentie responsable, comme si j’avais anticipé la disparition de sa mère.

— Léotie, l’Indienne ?

— Une femme formidable. Pour moi, une belle-mère en or, et pour mon père, l’épouse idéale. Il faisait bon vivre à côté d’elle. Et bien sûr elle était folle de son Anaba, mais elle m’a traitée de la même façon, comme si j’étais sa fille aînée. Pourtant, arriver dans un foyer où il y a une adolescente n’est pas simple.

— Et ta propre mère ?

— Douce, effacée. Je n’en ai pas énormément de souvenirs, elle était déjà malade quand j’étais enfant. Un cancer l’a emportée alors que j’avais dix ans. Pauvre papa ! Il est resté seul avec moi, tendre et maladroit. On habitait un petit appartement, je m’ennuyais un peu, et puis tout est arrivé d’un coup : il a rencontré Léotie, il a acheté sa maison biscornue, Anaba est née. J’ai vécu tout ça avec plaisir et excitation, je n’avais plus le temps de m’ennuyer. Bien plus tard, alors que j’étais déjà partie vivre ma vie, quand Léotie a été écrasée par ce camion, j’ai trouvé ça si injuste, si cruel ! Papa s’est de nouveau retrouvé seul avec une adolescente, cherchant à faire de son mieux. Moi, j’ai essayé d’être présente plus souvent, d’entourer Anaba de toute mon affection. Alors vivre avec elle aujourd’hui ne me pose aucun problème, au contraire. Je l’ai ramenée de Montréal dans un état de désespoir profond. Une claque comme celle qu’elle a prise ce jour-là, ça te fait sonner longtemps les oreilles. Mais elle va s’en remettre, elle a recommencé à sortir.

— Ah bon ?

Il semblait surpris et n’hésita qu’une seconde avant d’enchaîner :

— Tu crois qu’elle arrivera à oublier Lawrence ?

— J’espère bien !

— De son côté, il s’en mord les doigts tous les jours.

— Normal.

— Je veux dire qu’il n’a pas cessé de l’aimer.

Elle ne répondit pas tout de suite, essayant d’être impartiale malgré son aversion pour Lawrence.

— Peut-être, mais… Supposons qu’ils se réconcilient un jour. Hypothèse d’école, je ne le souhaite pas, mais supposons. Comment faire confiance à un type qui est capable de te planter parce qu’il a la trouille ? Qui est capable de te marcher dessus pour fuir plus vite ?

Augustin resta silencieux quelques instants puis murmura :

— Je n’ai pas envie de prendre sa défense. Pourtant, je vais quand même te dire que tout le monde a droit à l’erreur. Il a pété un câble le matin de son mariage, d’accord, et c’est un moment d’égarement que tu juges impardonnable. Mais le pardon est une bonne chose, qui te réconcilie avec les autres et avec toi-même.

— Très bien, Anaba peut bien lui pardonner, mais sans retourner avec lui pour autant.

— Et si, malgré tout, Lawrence était l’homme de sa vie ?

— Tu te fais l’avocat du diable, là ?

— Il n’est pas le diable. En fait, je cherche à t’avertir que… qu’Anaba ne me paraît pas détachée de lui. Sa façon d’en parler et de poser des questions sur lui sans en avoir l’air la trahit. Quant à lui, je ne te raconte pas, il ne pense qu’à elle.

— Oh, merde…

Il éclata d’un rire gai, spontané, et reprit la main de Stéphanie dans la sienne.

— Ne t’occupe pas d’eux. C’est avec moi que tu passes la soirée. Veux-tu que je recommande du vin ?

Elle jeta un coup d’œil sur la salle du restaurant qui était déserte à présent.

— Nous sommes les derniers clients, on va les laisser se coucher.

Ils se levèrent et Augustin régla l’addition avant de demander :

— Une petite promenade au bord de l’eau ?

Elle acquiesça, soudain nerveuse. L’instant délicat n’allait pas tarder à arriver. Proposer la formule explicite du « dernier verre » à Augustin la tentait. Leur longue conversation l’avait confortée dans l’idée que cet homme était quelqu’un de bien. Et chaque fois qu’elle l’avait regardé ce soir, elle avait pu constater qu’il lui plaisait énormément. Devait-elle céder à son attirance, comme la femme libre qu’elle était, ou au contraire arrêter là l’histoire avant qu’elle ne prenne trop d’importance ? Si elle se mettait à l’aimer, tout en sachant qu’il n’y avait pas d’avenir possible entre eux, elle se condamnerait à souffrir.

Alors qu’ils marchaient main dans la main le long de la Seine, Augustin s’arrêta net et l’attira à lui. La manière dont il l’embrassa, à la hussarde, était totalement inattendue. Plaqués l’un contre l’autre, ils prolongèrent ce baiser avide avec un plaisir partagé. Quand il la lâcha enfin, ils étaient à bout de souffle tous les deux.

— Je t’emmène à l’hôtel ? demanda-t-il d’une voix haletante.

— Pourquoi l’hôtel ? Ma chambre est à deux pas d’ici !

À présent, elle se sentait follement gaie, pleine de désir, prête à tout, et tant pis pour les conséquences.

— Mais, Anaba…

— Eh bien ? Elle n’a pas douze ans, elle n’est pas bonne sœur ! Je ne vois pas une seule raison de cacher que je te ramène à la maison.

La nuit était tombée depuis longtemps et il faisait sombre au bord de l’eau, cependant Stéphanie distingua le drôle de sourire d’Augustin, devenu pour elle irrésistible.

 

*
* *

 

À peu près à la même heure, Anaba se trouvait dans le lit de Jean-Philippe Garnier. Cette fois, elle n’avait pas pleuré, elle s’était obligée à jouer le jeu. Mais faire l’amour avec un autre homme que Lawrence n’était pas exaltant, ni satisfaisant, et comme elle n’était pas parvenue au plaisir, elle l’avait simulé. Jean-Philippe ne s’en était apparemment pas rendu compte, ou bien il avait préféré se taire.

Par la fenêtre grande ouverte, l’air très doux de la nuit entrait librement. Anaba repoussa le drap avec un soupir puis gagna la salle de bains où elle prit une douche. À son intention, sans doute, Jean-Philippe avait posé des serviettes de bain bien pliées sur un tabouret, ce qui la toucha. Pour être aussi prévenant, pensait-il entamer une grande aventure avec elle ? Elle ne laisserait pas l’ambiguïté s’installer entre eux, néanmoins, pour l’instant, elle ne savait pas exactement ce qu’elle voulait. Avoir un amant était le passage obligé pour oublier Lawrence. Pour le sortir de son cœur, de son corps.

Elle revint dans la chambre au moment où Jean-Philippe y entrait par l’autre porte, un plateau à la main.

— Voilà un en-cas pour les petites faims !

Les tranches de pain grillé, le pot de rillettes de canard et les deux verres de vin blanc parurent une excellente idée à Anaba. Décidément, cet homme faisait son possible pour qu’elle se sente bien.

— Je passe une soirée fantastique, dit-il en lui tendant son verre. Tu es la plus jolie femme que je connaisse…

Un compliment qui n’appelait aucune réponse. Elle se contenta de sourire tout en essayant de se rappeler ce qu’avait dit Lawrence le premier soir. Éblouie, comblée, déjà très amoureuse, elle s’était endormie contre lui avec le sentiment d’avoir enfin trouvé celui qui allait la rendre heureuse. La suite avait été un enchantement. Des rendez-vous romantiques, des moments exceptionnels qui finissaient toujours trop vite, des nuits à s’aimer jusqu’à l’aube. Lawrence ne supportait pas d’être loin d’elle, il venait souvent à Paris ou bien elle le rejoignait à Montréal. Cinq mille cinq cents kilomètres les séparaient, ça ne pouvait pas durer, il lui avait proposé le mariage.

— … mais j’ai vraiment un tableau à te confier, ce n’était pas un prétexte.

Reprenant contact avec la réalité, elle regarda Jean-Philippe.

— Bien sûr. Un tableau.

— Tu ne m’écoutais pas ?

— Désolée.

— Tu pensais à lui ?

Elle lui avait raconté brièvement cet échec cuisant dont elle se remettait si mal. Compatissant et discret, il n’en avait pas reparlé.

— Écoute, Anaba, je peux comprendre. C’est très récent, j’imagine que c’est encore douloureux.

En fait, il ne comprenait sans doute rien du tout, mais sa gentillesse était désarmante.

— Je préfère éviter le sujet, avoua-t-elle. Redonne-moi un de ces toasts, veux-tu ? Et ton tableau, quelle époque ? Une huile ?

— Non, un pastel.

— Ah, c’est plus délicat…

— Signé Vuillard.

— Ouah ! Il a souffert ?

— Il a longtemps séjourné dans une cave.

— Bon, ces jours-ci je peaufine la restauration d’une peinture sur bois, mais je pourrai m’occuper de ton pastel tout de suite après.

Elle termina son verre de vin blanc tandis qu’il la couvait d’un regard déjà amoureux.

— Tu voudras dormir ici ? Je peux te raccompagner si tu préfères, mais au cas où tu voudrais rester, tu es la bienvenue. Vraiment.

Ce serait l’épreuve suprême. S’endormir et se réveiller près d’un homme qui n’était pas Lawrence.

— Eh bien, dit-elle résolument, il est un peu tard pour rentrer chez Stéphanie.

Il baissa la tête, mais pas assez vite pour dissimuler son expression ravie.