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Axelle ne décolérait pas. Son père avait passé toute la journée de dimanche à Rouen, seul à l’étude. Elle l’avait attendu en vain pour déjeuner, persuadée qu’il cesserait de bouder dès qu’il aurait faim. Consciente de s’être montrée désagréable avec cette Valérie Prieur, elle avait préparé tant bien que mal ses plats favoris pour se racheter, une terrine de poisson qu’elle réussissait à peu près et un miroir au chocolat dont il raffolait, même trop cuit.. Mais il n’était rentré qu’à neuf heures du soir, alors qu’elle commençait à s’inquiéter pour de bon. Il avait grignoté une part de gâteau du bout des dents avant d’exiger une explication sur son attitude de la veille. C’était la première fois qu’elle le voyait si déterminé et si autoritaire.
Depuis que ses parents s’étaient séparés, Axelle avait pris l’habitude qu’ils soient, l’un comme l’autre, à ses petits soins. Son père était fier d’elle, elle le savait, et prêt à tout lui passer. Pour sa part, elle était toujours ravie de le présenter à des copines qui, immanquablement, fondaient devant lui. Avant de lui offrir sa Twingo, il était souvent venu la chercher aux beaux-arts, au volant de son coupé rouge, ce qui donnait lieu à toutes sortes de plaisanteries, de gloussements, de sourires en coin. À quarante ans, le charme de Ludovic était indiscutable et Axelle veillait jalousement sur ce père trop séduisant.
En fait, elle l’adorait, et pas seulement parce qu’il était flatteur. Il savait l’écouter, l’amuser, lui remonter le moral d’un mot. Il ne faisait jamais de reproches, n’avait pas d’exigences particulières. Sauf hier soir, lorsqu’il avait dit clairement qu’il ne supporterait plus qu’on traite mal les gens qu’il invitait. Les gens ! Cette femme, plus précisément.
— Si tu ne peux pas être au moins polie, eh bien ne viens plus me déranger quand je ne suis pas seul ! avait-il lancé d’un ton furieux.
Il n’avait pas apprécié qu’elle baisse le volume du son, qu’elle ne salue pas sa dulcinée.
« Je ne dois pas laisser n’importe qui lui mettre le grappin dessus ! » songea Axelle rageusement.
Elle ne savait rien de Valérie parce qu’il ne lui avait donné aucun détail. Mais elle jugeait que son père était une proie facile, toutes les femmes souhaitant s’approprier un célibataire de son genre.
« Il a du fric, il est beau et il est gentil. Le rêve pour une paumée ! Mais si cette nana s’imagine qu’elle va pouvoir s’incruster, avec son cabot… »
Surtout qu’il semblait vraiment accroché, cette fois, parce qu’il avait été jusqu’à préciser :
— Tu es ma fille, ma chérie, pas ma maîtresse ! Alors laisse ma vie privée tranquille et occupe-toi de la tienne !
Ensuite, il s’était enfermé dans sa tour et n’avait pas reparu de la soirée. Quand elle avait voulu lui monter un café, ce matin, elle avait trouvé la chambre vide. Il avait dû partir très tôt, sans même venir l’embrasser.
Elle faillit téléphoner à l’étude mais se ravisa. Il devait déjà regretter de s’être montré si cassant. Autant lui faire croire qu’elle boudait. Décrochant le combiné, elle composa le numéro de sa mère, en Bretagne. Nathalie était toujours de bon conseil et elle avait le droit de savoir ce qui se passait ici. À défaut de pouvoir réunir ses parents, Axelle tentait toujours de les rapprocher.
Du lundi au vendredi, Valérie fut submergée de travail. Elle avait repris pied dans l’univers médical avec une intense jubilation et, d’emblée, le cardiologue à qui elle devait succéder l’avait investie de multiples responsabilités. La traitant d’égal à égal, Robert Roussel lui avait demandé d’assister à tout, la visite des malades, la consultation, et surtout les examens.
La clinique, un établissement important, n’usurpait pas son excellente réputation. Le personnel était non seulement compétent mais aussi très souriant. L’arrivée de Valérie, qui ne disposait pour le moment d’aucun statut, avait été bien accueillie. Dans le petit bureau qu’on lui avait octroyé, son papier à en-tête l’attendait. Elle relut plusieurs fois les trois lignes gravées en relief. « Docteur Valérie Prieur, cardiologue diplômée de la faculté de Rouen, ancienne interne puis attachée de l’hôpital Charles-Nicolle. » Pour une clientèle privée, qu’on tenait à ménager, les titres étaient primordiaux.
Elle enfila une blouse impeccable avec plaisir, dès le premier matin, retrouvant le geste machinal de remonter le col, de glisser un stylo dans la poche et d’y accrocher le badge qui portait son nom. La première infirmière qui vint se présenter à elle, dès huit heures et quart, ne lui était pas inconnue. Il s’agissait de Caroline, la gentille fille qu’elle avait déjà rencontrée à la clinique des Bleuets et qui avait réussi à se faire engager ici. Elles prirent un café ensemble, comme de vieilles amies, et Caroline lui parla de Saint-Lazare avec enthousiasme.
— C’est un paquebot, à côté de cette horreur des Bleuets ! Nous sommes des rescapées, vous savez ! Mais vous allez vous plaire dans ce service, les gens sont très gentils. Et le matériel est vraiment à la hauteur ! Si je peux faire quoi que ce soit pour vous faciliter les choses, n’hésitez pas. J’ai huit jours d’avance sur vous et je commence à connaître les lieux.
Elles avaient repris un café avant de se séparer, décidant de se tutoyer. En début d’après-midi, Valérie était montée se présenter en chirurgie puis elle avait visité le reste des bâtiments, de la maternité au service de radiologie. L’équipement technique de la clinique avait effectivement de quoi satisfaire aux exigences des médecins comme des patients. Roussel n’avait pas menti en lui affirmant qu’on pouvait exercer ici dans d’excellentes conditions. Bien sûr, ce n’était pas l’hôpital. Il n’y avait pas cette émulation propre aux C.H.U., ni les staffs rassurants qui précédaient toutes les grandes décisions dans les services de pointe de Charles-Nicolle. Mais Valérie savait qu’elle y retournerait un jour et que, d’ici là, elle devait rattraper le temps perdu. Il fallait qu’elle se débrouille pour suivre une formation en assistant aux conférences des chercheurs de l’université. Elle se félicita d’avoir lu, presque en cachette mais avec une attention constante, toutes les revues spécialisées que Mathieu recevait. L’évolution scientifique, très rapide d’une année sur l’autre, l’avait toujours fascinée. Et même si elle avait perdu le contact avec la profession, elle avait continué d’apprendre, l’esprit en éveil et la curiosité intacte.
Durant cette première semaine, il lui arriva de songer à l’entretien qu’elle avait eu avec le directeur de Charles-Nicolle. Sa bienveillance n’était pas dictée par une simple sympathie, il y avait autre chose. Un règlement de comptes avec Mathieu ? Il avait dû se faire beaucoup d’ennemis, comme n’importe quel patron, mais pas le directeur général ! Elle se promit de découvrir pourquoi celui-ci lui avait trouvé un poste en dehors de son hôpital et pourquoi il lui avait laissé l’espoir d’une réintégration.
En attendant, elle s’appliquait à travailler d’arrache-pied, à tout regarder et à tout écouter, à mettre les bouchées doubles. Comme Roussel avait vraiment envie de passer la main, il se montrait très coopératif avec elle. Disert, il expliquait comment il classait ses malades en deux grandes familles : les hypertendus et les insuffisants coronariens. Il en avait tant vu dans sa longue carrière qu’il avait une foule d’anecdotes amusantes à raconter.
Lorsqu’elle regagnait son appartement, le soir, elle prenait encore le temps de bavarder longuement avec Camille et Jérémie, de jouer avec eux, de leur lire des histoires. Elle s’était promis qu’ils n’auraient jamais à souffrir de leur nouvelle vie. Ils devaient sentir leur mère disponible, heureuse, bien dans sa peau.
Suzanne avait parfaitement compris la situation. Elle mettait tout en œuvre pour aider sa fille. Elle s’occupait des courses, des enfants, mitonnait des petits plats qu’elle congelait, faisait réciter les leçons et organisait des goûters-surprises. Augustin, de son côté, préparait avec soin les excursions du mercredi. Il s’était juré d’attendre jusqu’à Noël avant de demander un rendez-vous au docteur Prieur, à Saint-Lazare. Mais il bouillait d’impatience à l’idée de confier enfin sa santé et son cœur à sa fille. Trente ans de difficultés et de sacrifices allaient s’effacer définitivement le jour où elle le recevrait, en blouse blanche, et où elle signerait enfin, du nom de Prieur, une ordonnance qu’il se hâterait de mettre sous le nez de son pharmacien. Il y songeait chaque matin, éclatant d’une fierté anticipée qui faisait ses délices.
Ludovic téléphonait à Valérie le soir, assez tard pour que les enfants soient couchés, ne cherchant même pas à justifier ses appels. Au lieu d’user de prétextes oiseux, il se comportait en ami et essayait juste de la faire rire. Respectant son emploi du temps surchargé, il se contenta de l’inviter à dîner la semaine suivante, la laissant fixer le jour qui lui conviendrait le mieux.
Mathieu adressa un petit signe de tête aux étudiants et quitta l’estrade. Ses cours étaient toujours suivis dans le plus grand silence, pourtant il n’avait pas été spécialement brillant ce matin-là, dans son exposé sur l’arythmie cardiaque. Son rendez-vous avec Valérie le préoccupait beaucoup trop.
Il quitta le quartier du Madrillet en pestant, comme d’habitude. Il était vraiment temps de rapprocher les locaux universitaires de l’hôpital. Ce ne serait plus très long maintenant et tout le monde serait bientôt dispensé de ces épuisants trajets.
Tout en conduisant, il essayait de se rappeler les phrases qu’il avait préparées. Sa femme l’avait averti qu’elle aurait peu de temps à lui consacrer. C’était risible ! Pour qui se prenait-elle ? Il était beaucoup plus occupé qu’elle et il avait des responsabilités qu’elle ne connaîtrait jamais. Travailler à Saint-Lazare lui était monté à la tête. Il se promit de parler d’elle, à l’occasion, avec Roussel qu’il connaissait vaguement.
Lorsqu’il entra dans le bistrot où ils avaient rendez-vous, elle était déjà là, assise à une table près de la fenêtre, et il éprouva une drôle d’impression en la voyant. Il la trouva belle comme une femme inconnue et il se sentit presque intimidé. Dès qu’il croisa son regard, il lui adressa un sourire radieux. Oubliant sa rancune, sa frustration, l’humiliation d’avoir été quitté, il se pencha sur elle et l’embrassa d’une telle manière qu’elle dut à moitié se lever pour le repousser.
— Tu es fou ?
Il s’assit en face d’elle sans relever l’exclamation.
— Je suis heureux de te rencontrer enfin ! Pourquoi me fuis-tu ?
Persuadé qu’elle allait prendre pour prétexte son travail ou les enfants, il s’apprêtait à contrer ses arguments.
— Je ne te fuis pas, dit-elle calmement, je n’ai pas envie de te voir.
Vexé, il haussa les épaules et fit signe à un garçon. Il était trop dérouté par l’attaque de Valérie pour trouver quelque chose à répondre.
— Je crois que nous perdons notre temps, toi et moi, reprit-elle. Le mieux est de laisser travailler nos avocats.
— Parlons-en ! Qu’est-ce que c’est que ce Carantec et où l’as-tu déniché ?
— Dans l’annuaire, pourquoi ?
— Il tanne François, il veut tout bâcler et je ne suis pas d’accord. Il parle d’inventaire, d’estimation, il paraît même qu’il harcèle le juge ! Un divorce ne se fait pas à la sauvette. Tu as promis de nous accorder un minimum de réflexion et…
— Je ne t’ai rien promis du tout. Réfléchir à quoi ? Si c’est pour savoir qui garde l’argenterie, dis-toi que je m’en fous.
— Valérie ! protesta-t-il. Quelle mouche te pique ? Tu me parles sur un ton incroyable… Je ne suis pas ton ennemi, au contraire. Je suis encore ton mari, le père de tes enfants, et je t’aime.
— Tu imagines que ça te donne des droits ?
— Peut-être pas, mais je voudrais t’apprendre quelque chose d’important dont je n’ai pas osé te parler jusqu’ici… Eh bien, il n’y a plus de bébé en route, voilà… Nous sommes débarrassés.
— Débarrassés ? Nous ? Vous deux ? Nous trois ?
— Je veux dire que tout est réglé, fini, l’histoire est terminée.
Il arborait un air tellement satisfait qu’une bouffée de colère prit Valérie à la gorge.
— Tu attends des félicitations, ma parole !
— Mais non, mon amour…
Un peu gêné, il voulut lui prendre la main mais elle se mit hors de portée.
— Tu as une façon d’aimer qui ne me convient pas, Mathieu. Je ne vivrai plus jamais avec toi. Chaque fois que tu ouvres la bouche, j’ai l’impression que tu profères un nouveau mensonge. Tu m’as tellement bernée que je ne te confierais même plus le chien !
Incrédule, il la dévisagea longuement. Toutes les belles phrases qu’il avait préparées lui semblaient absurdes à présent. En quelques semaines, elle était devenue si différente qu’il ne la reconnaissait pas.
— C’est moi qui presse mon avocat, autant que tu le saches, parce que je veux en finir vite.
Secouant la tête, il réprima à grand-peine un mouvement de rage.
— En finir ? C’est de nous que tu parles ? De ta famille ?
Valérie saisit son verre, but une gorgée, le reposa, puis elle planta son regard dans celui de Mathieu.
— Ma famille, ce sont mes parents et mes enfants. Ma vie, c’est Camille, Jérémie, et c’est aussi ce que tu m’as empêché de faire. Toi, tu t’émoustillais en regardant passer des fesses sous des blouses, tu avais des aventures, des maîtresses, des liaisons, des coups de cœur. Tu as pris tous les risques et tu me les as fait courir, par la même occasion. Or c’était ton plaisir, pas le mien. Tu trouves peut-être que je radote mais tu n’as pas l’air d’avoir bien compris… Je t’ai rayé de mon existence, aussi simplement que je t’avais laissé occuper toute la place. Tu insistes pour qu’on déjeune ensemble, qu’on dîne ensemble, qu’on parle ensemble… en réalité, tu veux surtout qu’on se retrouve dans un lit, tu veux qu’on efface tout et qu’on recommence. C’est de l’enfantillage ! Je n’ai rien à te dire parce que les seules décisions qui nous restent à prendre concernent les meubles et les comptes en banque…
Il était devenu très pâle et elle observa une veine qui battait sur sa tempe. Elle savait qu’elle l’avait mis hors de lui mais elle n’en éprouvait ni crainte ni regret. C’était plus fort qu’elle ; chaque fois qu’elle se retrouvait en face de lui sa colère revenait, intacte. Elle pouvait parler de lui avec attendrissement, elle pouvait même penser à lui avec une certaine nostalgie, dès qu’il était présent physiquement, il l’exaspérait. Elle ne supportait plus ses gestes de propriétaire, sa suffisance, ses certitudes jamais remises en cause.
— Si on mangeait quelque chose ? finit-il par demander d’une voix contenue. Je suppose que ton travail t’attend ?
Une pointe de mépris avait percé dans la question. Valérie baissa la tête, comme si elle consultait sa montre. Quand elle releva les yeux sur lui, il se sentit mal à l’aise. Elle n’était plus seulement agacée ou déterminée, elle était soudain au bord des larmes.
— Écoute, dit-il avec un sourire crispé, tu m’assènes des horreurs et moi, dès que je te dis un petit truc insignifiant… Je ne voulais pas me moquer de toi, c’est très bien ce job à Saint-Lazare…
— Oui, répliqua-t-elle amèrement, un job, c’est ça… En somme, c’est une occupation sympa, juste pour passer le temps ? Allez, salut Mathieu, j’y retourne…
Sans lui laisser le loisir de riposter, elle ramassa son sac et se leva. Il la suivit des yeux tandis qu’elle traversait la salle, la tête haute. Elle était vraiment la seule femme qui parvienne à l’émouvoir aussi facilement, et la façon dont elle venait de passer en une seconde de la révolte au chagrin l’avait bouleversé. Elle avait tort de croire qu’il avait seulement envie d’elle, même s’il rêvait de la tenir dans ses bras. Imaginer la vie sans elle avait quelque chose de carrément insupportable. Elle lui était nécessaire, indispensable. Or il n’avait jamais eu besoin de personne, auparavant, et cette dépendance, qu’il n’avait pas soupçonnée jusque-là, ajoutait encore à sa blessure d’orgueil. Elle avait utilisé des mots odieux, avocat, compte en banque, comme si c’était tout ce qui subsistait entre eux. Combien de temps allait-elle le faire souffrir ? Jusqu’à quel point voulait-elle pousser son avantage ?
Mathieu remarqua le serveur qui attendait près de sa table. Il commanda un poisson grillé avec un verre de chablis. Il allait devoir se montrer patient, soit, alors autant occuper ses soirées. Dans l’après-midi, il lui faudrait se mettre en quête de cette ravissante étudiante. Il avait croisé son regard à plusieurs reprises, durant la visite du matin, et il avait sans doute de bonnes chances de parvenir à ses fins. Elle était mignonne comme un cœur, ce serait très agréable de la courtiser, de la faire rougir, de la déshabiller. Et tenter ainsi d’oublier un peu Valérie.
Il était sur le point de demander un café lorsqu’il fut frappé par une idée pénible. Est-ce qu’il y avait des hommes, à Saint-Lazare, pour regarder sa femme et pour l’inviter à dîner ? Jusqu’ici, il n’avait songé qu’à Roussel, qui était à l’âge de la retraite, mais combien de jeunes médecins travaillaient avec elle ? Il fallait être aveugle ou impuissant pour ne pas succomber à sa silhouette racée, à la couleur exceptionnelle de ses yeux, à sa fragilité. Dès que ses confrères comprendraient qu’elle était seule, elle deviendrait une proie facile.
Avec une certaine stupeur, Mathieu s’aperçut qu’il était jaloux et que cette sensation nouvelle était très désagréable. Il ne laisserait jamais un autre que lui s’endormir en tenant la main de Valérie.
« C’est ma femme, elle est à moi ! » songea-t-il, furieux.
Incapable de résister à la sensation de brûlure, Ludovic lâcha le plat qui alla se fracasser au fond de l’évier. Il était en train de se mordre les lèvres, pour ne pas se plaindre, lorsqu’il sentit que Valérie lui touchait l’épaule.
— Montrez-moi ça… dit-elle calmement.
Docile, il lui tendit sa main gauche et elle esquissa une grimace vite réprimée.
— Ce n’est rien…
— Rien ? protesta-t-il. Vous croyez qu’on va manger ce ragoût de lasagnes et de verre pilé ?
Il avait retrouvé le sourire tandis qu’elle lui maintenait la main sous l’eau froide.
— J’ai plein de trucs inutiles dans l’armoire à pharmacie de ma salle de bains. Peut-être y trouverons-nous quelque chose ? Vous n’aurez qu’à choisir…
Elle le suivit à travers la grande salle puis dans l’escalier de la tour. Au milieu d’un fatras de tubes et de flacons, elle dénicha une pommade et de la gaze. Elle l’avait obligé à remettre sa main sous le robinet du lavabo.
— On attend cinq minutes, dit-elle en s’asseyant sur un petit fauteuil d’osier.
Compatissante, elle lui jeta un rapide coup d’œil. Il s’était brûlé assez sérieusement.
— Vous auriez dû le lâcher tout de suite ! dit-elle en riant.
— Je voulais sauver le dîner. Et ne pas avoir à vous montrer ce désordre… Je peux couper l’eau ?
— Non. Un peu de patience.
Elle regardait cette drôle de salle de bains ronde qui ressemblait à un petit salon. Comme tout le reste de la maison, c’était chaleureux et insolite.
— J’aime beaucoup ça, déclara-t-elle en désignant une série de lithographies figurant des tempêtes et des naufrages de voiliers.
— C’est un copain d’enfance qui a un vrai talent. Il commence à réussir et j’en suis très heureux pour lui.
— Où était-ce, votre enfance ?
— Un petit port des Côtes-d’Armor. Mes racines sont là-bas.
— Alors que faites-vous à Rouen ?
— Oh, c’est une longue histoire !
Il ne semblait pas décidé à parler de lui mais elle insista.
— Allez-y ! Vous en avez encore pour quelques minutes sous l’eau, profitez-en…
— Je suis né à Erquy, en face du golfe de Saint-Malo, tout près du cap Fréhel. Un lieu magique, mais ma mère était la directrice de l’école primaire et je vous assure que c’est très dur à vivre, pour un gamin ! Nous étions toute une bande de copains. Celui qui est devenu peintre, celle que j’ai épousée, beaucoup trop jeune d’ailleurs…
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Nathalie. C’est la mère d’Axelle et c’est une femme très bien. Elle est retournée dans la région quand nous avons divorcé.
— Et vos études de droit ?
— À Rennes. Mes parents se sont tués dans un accident de voiture et j’ai eu du mal à finir…
Il racontait en souriant mais elle perçut très bien son émotion. Elle se leva, ferma le robinet et examina les doigts brûlés d’un œil critique.
— Vous êtes droitier, j’espère ? Parce que cette main va vous gêner pendant quelques jours…
Tandis qu’elle étalait la pommade et posait le pansement, il en profita pour la scruter. Juste au moment où elle allait se reculer, il l’en empêcha, de sa main libre, se pencha sur elle et l’embrassa délicatement sur la joue, tout près de l’oreille.
— Merci, souffla-t-il.
Bien qu’il l’ait lâchée aussitôt, elle avait éprouvé une violente attirance l’espace d’une seconde. Amusée par cette réaction inattendue, elle passa devant lui pour redescendre l’escalier de pierre.
— Vous préférez que je vous fasse une omelette ou que je vous emmène au restaurant ? demanda-t-elle sans se retourner.
— C’est vous qui décidez mais la cuisine est un véritable chantier à présent…
— Je vais m’en occuper.
— Vous plaisantez ? Il n’en est pas question !
— Soyez raisonnable, on ne peut pas laisser tout ça en plan, ce ne serait pas très chic pour votre fille.
Sans tenir compte de ses protestations, elle gagna la cuisine et se mit à nettoyer les dégâts. Résigné, il servit des kirs après avoir bataillé avec le tire-bouchon. Il transporta son plateau dans la grande salle, mit de la musique en sourdine, ajouta une bûche à sa superbe flambée. Il était neuf heures et Axelle ne reviendrait pas avant minuit, c’est du moins ce qu’elle avait annoncé.
Agenouillé devant la cheminée, il tendit l’oreille. Valérie s’activait toujours et il eut envie de rire. Sa soirée romantique prenait une drôle de tournure ! Néanmoins, cet incident lui avait permis de l’approcher, de la respirer, de la toucher. Si bref qu’ait été leur contact, c’était un premier pas.
— Vous cherchez à brûler l’autre ? demanda Valérie en entrant.
Il se redressa et se tourna vers elle, réjoui.
— J’ai préparé un verre pour Cendrillon, dit-il en désignant le plateau. Je suis ravi que vous soyez là, à la vôtre…
Sans la quitter des yeux, il but une gorgée de son kir.
— Votre maison me fascine, déclara-t-elle. J’adorerais habiter un…
— C’est quand vous voulez !
Au lieu de protester, comme il s’y attendait, elle alla s’asseoir sur la bergère écossaise.
— Je viens à peine de gagner ma liberté.
Elle avait prononcé la phrase tranquillement, se bornant à rappeler une évidence.
— Je ne veux pas vous mettre en prison, répliqua-t-il très bas.
Un petit silence embarrassé s’installa entre eux durant quelques instants. Depuis qu’il avait mis son bras autour d’elle, dans la salle de bains, Valérie savait que cet homme lui plaisait, l’attirait. Ce n’était quand même pas suffisant pour se jeter tête baissée dans une aventure. D’autant plus qu’il avait l’air de prendre les choses très au sérieux. Elle termina son kir avant de se lever.
— Venez, allons manger.
Elle lui fit des œufs brouillés pour accompagner la salade de mâche qu’il avait préparée avant de se brûler. Ils discutèrent longtemps, sans même songer à débarrasser, ravis de se découvrir mutuellement. Durant des années, Valérie avait dû se taire, lorsqu’il était question de médecine, pour laisser parler Mathieu. Elle avait partagé des conversations sans intérêt avec des femmes oisives, enfermée dans un rôle qui n’était pas pour elle et qui ne lui procurait aucune satisfaction. Ludovic, lui, l’écoutait avec une attention qui allait bien au-delà d’un simple rapport de séduction. S’il voulait tout savoir d’elle, ce n’était pas pour la flatter mais au contraire pour assouvir une véritable curiosité.
À dix heures et demie, Axelle débarqua par surprise au milieu de leur tête-à-tête. Son air boudeur n’augurait rien de bon.
— Désolée de vous déranger ! lança-t-elle sur un ton de défi. La soirée était nulle, tout le monde est parti tôt…
C’était un mensonge, Ludovic le devina immédiatement. Sa fille avait prévu de les surprendre, il l’aurait parié.
— Bonsoir, dit Valérie gentiment.
Au lieu de lui répondre, Axelle désigna les assiettes.
— Vous ne vous êtes pas foulés, question gastronomie…
— J’avais préparé des lasagnes, mais il y a eu un petit problème, déclara Ludovic en montrant sa main bandée.
— Heureusement qu’il y avait un médecin avec toi ! persifla la jeune fille.
Sans y avoir été invitée, elle s’assit entre eux et but une gorgée de vin dans le verre de son père. Son attitude était tellement provocante qu’il hésitait à intervenir. Lorsqu’elle alluma une cigarette et souffla la fumée dans la direction de Valérie, il se pencha brusquement vers elle pour l’embrasser sur le front.
— Eh bien, bonsoir, ma chérie, dit-il d’une voix froide.
Étonnée, Axelle cherchait encore une parade lorsqu’il se leva. Il lui tendit la main, l’obligeant à quitter sa chaise.
— Bonne nuit, ajouta-t-il afin qu’il ne subsiste pas le moindre doute sur ses intentions.
Il l’avait habituée à ce qu’il cède toujours, à ce qu’il s’amuse de ses caprices ou de ses exigences, et c’était la première fois qu’elle se heurtait à sa volonté. Après une brève hésitation, elle choisit de ne pas se laisser traiter en gamine, surtout devant cette femme.
— Oh, tu sais, je n’ai pas sommeil, je vous tiendrais bien compagnie un moment… Je vais faire du café.
— Non ! Pas de café, non, et nous préférons être seuls si tu n’y vois pas d’inconvénient.
Il n’avait pas cherché à éviter l’affrontement et Valérie lui en sut gré. Les joues rouges, Axelle les toisa l’un après l’autre puis elle sortit en hâte, claquant la porte sur elle. Ils entendirent son pas rageur qui martelait l’escalier. L’expression tendue de Ludovic disparut et il se rassit, souriant de nouveau.
— Je suis désolé.
— Ne le soyez pas, vous avez été très bien.
Elle avait envie de rire, se demandant si Jérémie, un jour, se comporterait avec elle de la même façon.
— Nos enfants pensent que nous leur appartenons..
— À l’âge des vôtres, c’est normal. Mais pas Axelle, elle est majeure, elle a toute une ribambelle de petits copains et il ne faut pas la laisser jouer sur tous les tableaux. Est-ce qu’un peu de champagne vous ferait plaisir ? Ou une infusion ? C’est juste histoire de passer un moment près de la cheminée, ensuite je vous laisse partir, je sais que vous vous levez tôt. Et moi aussi !
Le comportement de Ludovic était si naturel, si éloigné de ce qu’aurait fait Mathieu dans les mêmes circonstances, que Valérie se sentit soudain très gaie. Elle opta pour le champagne, ravie à l’idée de s’attarder encore un peu.
Sourcils froncés, Mathieu émergea de l’unité de soins intensifs, Gilles sur ses talons.
— On en passera quand même par la scintigraphie, lança Mathieu sans se retourner. Dès que le dosage des enzymes arrive du labo, tu me préviens…
Ils remontaient le couloir au pas de charge. Mathieu poussa l’une des doubles portes si vite qu’il faillit heurter une étudiante qui venait en sens inverse. Il allait faire une réflexion désagréable lorsqu’il reconnut les yeux noisette et le petit nez en trompette de Céline. Tandis qu’elle s’effaçait pour les laisser passer, il lui adressa un long regard appuyé qui la fit pâlir.
— Venez avec moi, mademoiselle…
Il la prit par le coude, comme s’il la connaissait depuis toujours.
— Ma secrétaire s’est absentée une heure et j’ai besoin de quelqu’un pour prendre des notes, alors, si ça ne vous ennuie pas de me rendre ce petit service…
Derrière eux, Gilles leva les yeux au ciel. Mathieu était incorrigible et, naturellement, l’autre était déjà sous le charme. Il bifurqua vers la salle de repos des infirmières, sachant très bien que sa présence devenait indésirable.
Une fois dans son bureau, Mathieu ferma la porte et se pencha sur le badge accroché à la blouse de l’étudiante.
— Céline, c’est ça… Bon, asseyez-vous là-bas et prenez le bloc, je vais dicter lentement… C’est un courrier urgent, une réponse à la famille d’un jeune homme qui a été hospitalisé ici. Les gens deviennent fous, vous savez ! Ce sera bientôt comme en Amérique. Et à ce moment-là, il faudra un avocat derrière chaque praticien !
Le stylo en l’air, elle gardait une attitude crispée qui le fit sourire.
— Détendez-vous, je ne vais pas vous manger. Quel âge avez-vous ?
— Vingt-deux ans, monsieur.
Il l’examina, indifférent à sa gêne.
— Pourquoi portez-vous toutes ces affreux jeans ? Je suis certain que vous avez de très jolies jambes…
Incapable de lui répondre quoi que ce soit, la jeune fille baissa la tête. Il se demanda s’il devait pousser son avantage. Avait-elle peur de lui parce qu’il était le chef du service, le sacro-saint patron ? Est-ce qu’une fille de cet âge-là pouvait réellement le trouver séduisant ? Elle devait sortir avec des types de sa génération, qui s’habillaient comme elle et qui la faisaient rire.
Un peu mal à l’aise, il dicta sa lettre et la remercia. Il n’avait plus très envie de l’inviter à déjeuner. Elle pouvait accepter par crainte de lui déplaire et, plus tard, en faire des gorges chaudes avec les étudiants. C’était un risque auquel il n’avait jamais pensé jusque-là. Décidément, il vieillissait.
Après son départ, il resta songeur. Que faisait Valérie en ce moment ? Elle était difficile à joindre et rarement aimable au téléphone. Il avait voulu lui parler, la veille au soir, mais n’avait trouvé personne. Finalement, il avait appelé chez ses beaux-parents. Suzanne avait été plutôt froide. Elle avait proposé de lui passer les enfants, qui dînaient bien là, mais elle était restée très laconique en ce qui concernait sa fille, précisant seulement qu’elle était absente. Absente ? À dix heures du soir ? Il avait raccroché, furieux, sans même prendre le temps de parler aux enfants. Pour se racheter, il faudrait qu’il leur consacre sans tarder tout un week-end. Ne serait-ce que pour contrecarrer l’influence de leurs grands-parents. Et éviter les commentaires acides de Valérie.
Sylvie entra discrètement dans le bureau, adressant un petit sourire à son patron.
— J’ai dicté ça à une étudiante, en vous attendant. Vous le taperez et l’enverrez aujourd’hui, c’est assez urgent…
Elle se contenta de hocher la tête puis lui rappela qu’il avait un dîner le soir même, organisé par un laboratoire. Il marmonna une réponse inaudible, exaspéré à la perspective de ce pensum.
L’interphone bourdonna et Sylvie répondit.
— On vous demande pour un avis à la télémédecine, lui dit-elle.
— Décidément, je n’aurai jamais la paix !
Il se leva, foudroya Sylvie du regard comme si elle était responsable de toutes les corvées qui s’abattaient sur lui, puis se rendit jusqu’à la salle des écrans. Un confrère de Lyon, avec qui il avait travaillé autrefois, voulait absolument son opinion à propos d’un scanner dont il lui adressait les images. Mathieu s’absorba un moment sur les différentes coupes puis fut mis en relation téléphonique avec son homologue à qui il exposa longuement son point de vue.
Quelques heures plus tard, après avoir achevé un article destiné à une très sérieuse revue américaine, puis être passé se changer à Mont-Saint-Aignan, Mathieu se retrouva à l’auberge de la Couronne, le plus vieil établissement de Rouen et l’un des plus chics. Une quinzaine d’éminents cardiologues avaient été conviés à se réunir aux frais d’un laboratoire de spécialités pharmaceutiques. Ils eurent d’abord droit à un film d’une quinzaine de minutes sur le produit révolutionnaire qui serait bientôt à leur disposition pour le plus grand bien de leurs patients… mais qui n’était jamais qu’un inhibiteur calcique de plus ! Enfin ils se ruèrent à table, avec la ferme intention de ne plus parler de médecine de la soirée.
Mathieu manœuvra habilement pour se retrouver assis près de Robert Roussel, avec qui il voulait bavarder. Le représentant du laboratoire occupa aussitôt le siège disponible de l’autre côté, car il tenait par-dessus tout à échanger des idées avec le professeur Keller. Son opinion primait sur celles de ses confrères en tant que patron du service de cardiologie au C.H.U.
— Il paraît que tu prends ta retraite, je trouve ça très dommage, glissa Mathieu à Roussel sur un ton chaleureux.
— Trop aimable, répondit l’autre avec flegme.
Ils échangèrent un petit sourire poli. Bien des années plus tôt, Roussel avait été chef de clinique à Charles-Nicolle. Au moment du décès de Lambrun, le patron de l’époque, il était persuadé que le poste lui reviendrait. Et, coup de théâtre, Mathieu Keller avait été nommé à sa place ! Le jeune Keller, qui se retrouvait, à tout juste quarante ans, à la tête du service et qui lui soufflait ainsi sa promotion sur avis du ministère… Il avait préféré démissionner plutôt que travailler sous les ordres de Mathieu. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé dans le privé, à la clinique Saint-Lazare, où il avait remâché son humiliation et sa colère. Par la suite, il avait admis que, dans le cadre d’un C.H.U., il fallait beaucoup publier, s’occuper activement de recherche, et surtout savoir se mettre en valeur. C’était le cas de Mathieu mais ce n’était pas le sien. Roussel était modeste par nature, et avait souvent la tête dans les nuages. La course à la gloire ne l’intéressait pas vraiment.
— Je sais que, depuis peu, ma femme travaille avec toi ! ajouta Mathieu de façon désinvolte.
Roussel se sentit agacé en découvrant la raison de l’intérêt inhabituel que lui manifestait Keller. Sa femme, bien sûr, la très jolie Valérie Prieur… Puis il fut brusquement gagné par un amusement inattendu. Il décida de laisser Mathieu abattre ses cartes, maintenant qu’il avait compris où il voulait en venir.
— Elle est charmante, dit-il prudemment.
— N’est-ce pas ? Oh, nous sommes un peu en froid en ce moment, comme tu dois le savoir, mais tous les couples connaissent des crises…
— La différence d’âge, peut-être ? suggéra Roussel avec une sollicitude à peine ironique.
— Je ne pense pas ! Je crois plutôt que nous aurions dû avoir un troisième enfant. Valérie est une excellente mère, très dévouée, très attentive.
— Sans aucun doute…
— Évidemment, maintenant qu’elle veut se remettre au travail, ça va lui poser des problèmes. On ne peut pas être partout !
— Bien sûr…
Roussel jeta un coup d’œil vers Mathieu. Il connaissait, comme tout le monde, sa réputation de coureur invétéré. Il était encore séduisant malgré ses rides marquées et son début de calvitie. Séduisant mais antipathique, décida Roussel.
— Je suis persuadé qu’elle va faire un excellent spécialiste, dès qu’elle aura rattrapé son retard, affirma-t-il.
Avec une moue dubitative très exagérée, Mathieu acheva de se rendre détestable aux yeux de son confrère.
— C’est difficile de décrocher si longtemps, quand même…
— Mon Dieu oui, la pauvre ! C’est pour ça qu’elle met les bouchées doubles. Je l’aide de mon mieux car je pense qu’elle est très, vraiment très douée. Je le sens. Elle a un jugement d’une impressionnante sûreté. Et puis, un tel enthousiasme !
— Oui, c’est le moins qu’on puisse dire, répliqua Mathieu, elle est pleine d’entrain. Mais aussi très lunatique, comme beaucoup de femmes d’ailleurs… Entre nous, je la connais mieux que personne et je dois quand même te mettre en garde…
Il se pencha vers Roussel qui recula aussitôt.
— Je préfère me forger mon opinion moi-même, dit sèchement le vieux médecin.
— C’est bien naturel, mais…
Prêt à dire une vacherie, Mathieu eut une petite hésitation. Le regard de Roussel était hostile et il préféra biaiser.
— Je vois qu’elle a trouvé un ardent défenseur ! plaisanta-t-il.
— Personne ne l’attaque, que je sache, en tout cas pas chez nous ! Dans quelques mois, elle sera l’un des atouts de Saint-Lazare, j’en suis persuadé. Le fait d’être jeune et belle ne doit pas la desservir. Ni masquer ses réelles qualités professionnelles. Les malades réagiront très bien, la première surprise passée… Ils ont évolué, eux aussi ! Et puis tout ça va se faire en douceur, je ne suis pas encore parti…
Pour la première fois depuis qu’il avait démissionné de Charles-Nicolle, Roussel se sentait en mesure de prendre sa revanche. Trop sûr de lui, Mathieu commettait des erreurs dont il n’avait pas toujours conscience. Par exemple, il avait eu l’inconséquence de vouloir accrocher à son tableau de chasse la jeune femme chargée des relations publiques au C.H.U. Sans même se renseigner, il l’avait draguée, invitée à dîner. S’il avait été plus prudent ou moins impatient, il aurait pu apprendre qu’elle était alors la maîtresse du directeur général dont il s’était ainsi fait un irréductible ennemi. Ce qui expliquait l’intérêt soudain de ce haut fonctionnaire pour Valérie et la manière dont il l’avait recommandée à Saint-Lazare. Un jour ou l’autre, pour parachever sa vengeance, il la réintégrerait à l’hôpital, que Keller soit d’accord ou pas.
— Tu l’avais eue comme élève, à l’époque ?
— Oui, admit Mathieu, à contrecœur, sachant très bien où l’autre voulait en venir.
— Alors mes compliments, tu l’as bien formée. Je crois qu’une belle carrière l’attend, malgré le temps perdu. Tu dois être fier d’elle ?
L’air sérieux et innocent de Roussel ne permettait pas à Mathieu de riposter comme il l’aurait voulu. Contrarié, il se tourna vers son autre voisin. Autant parler pharmacologie plutôt qu’entendre chanter les louanges de Valérie. Roussel, lui, ne put réprimer un sourire. Il était content à l’idée de sa prochaine retraite, pressé de quitter un monde médical décidément bien décevant, trop plein de rivalités absurdes et d’ambitions illimitées. D’ici là, il aiderait la charmante Valérie Prieur de son mieux. Après tout, il serait juste que Mathieu, qui avait tant pris aux femmes, en trouve un jour une en travers de sa route.
« Est-ce que c’est pour ça qu’il l’a épousée ? Pour l’écarter de son chemin ? Ce serait vraiment odieux… Mais pas impossible. »
Un peu mal à l’aise, Roussel se demanda s’il ne poussait pas son raisonnement trop loin. Il était partial depuis la nomination de Keller à sa place, bien sûr, mais cependant, au-delà de ce contentieux personnel, il ne pensait pas se tromper beaucoup en le jugeant égoïste, arriviste, rusé et sans pitié.
— Nous n’avons pas l’occasion de nous rencontrer souvent et je le déplore, lui dit Mathieu qui reportait son attention sur lui. C’est dommage, ce clivage entre le public et le privé…
De nouveau sur ses gardes, Roussel se contenta d’un hochement de tête. D’ici quelques instants, il serait encore question de Valérie. Il étouffa un soupir, jugeant que la soirée risquait d’être longue.