13
Augustin et Suzanne étaient encore sous le choc lorsque Valérie rentra le dimanche, en fin de matinée. Ils avaient appelé en vain, toutes les dix minutes, l’appartement de leur fille. Même s’ils savaient qu’elle n’était pas là, ils ne pouvaient s’empêcher de refaire le numéro.
C’est Mathieu qui les avait prévenus par téléphone, à dix heures. Augustin s’était précipité à l’hôpital. Dans le hall, toujours plein de visiteurs le dimanche, il avait dû demander Mathieu qui n’avait fait qu’une brève apparition. Livide, hagard, celui-ci avait exigé que son beau-père mette la main sur Valérie le plus tôt possible. Il s’était montré hargneux, persuadé qu’Augustin pouvait la joindre mais ne voulait pas l’avouer. Sans aucun ménagement, il avait annoncé que l’état de Jérémie était très critique et qu’il était hors de question de le voir pour le moment. Puis il avait dit quelques mots à une hôtesse de l’accueil et il avait disparu. La jeune femme avait conduit Augustin près de Camille, que deux infirmières essayaient en vain de consoler. En l’apercevant, elle s’était jetée dans ses bras.
Tremblant d’émotion, serrant trop fort la main de sa petite-fille, il avait réussi à retrouver sa voiture sur le parking. Ensuite, ils étaient rentrés très lentement, en partie à cause du verglas, en partie parce qu’Augustin avait les larmes aux yeux. À son angoisse pour Jérémie s’ajoutait la peur d’apprendre son état à sa femme, puis à Valérie lorsqu’elle arriverait enfin. De surcroît, il n’avait aucune précision à leur donner puisqu’il ne connaissait pas les détails de l’accident. Il n’aurait pas dû se laisser impressionner par le mépris de Mathieu, mais l’attitude de son gendre l’avait blessé malgré tout.
Suzy prit Camille en charge avec un esprit de décision qui réconforta un peu Augustin. Sans poser de question, elle la berça longtemps dans ses bras, lui prépara un chocolat chaud et lui lut une histoire. Ensuite, elle l’installa devant le poste de télévision et put donner libre cours à son inquiétude comme à son indignation. Mathieu avait beau être le père de Jérémie, il n’était pas le seul à l’aimer !
Pour mieux guetter sa fille, Augustin était descendu dans sa boutique. À travers la vitrine, il surveillait les rares voitures qui passaient dans la rue. Elle n’avait pas donné d’heure précise lorsqu’elle avait annoncé qu’elle déjeunerait avec eux. Contraint d’attendre, Augustin se torturait pour savoir comment la mettre au courant.
De quelle façon peut-on apprendre à une mère que son enfant est à l’hôpital, dans le coma ? Aucun mot ne ferait l’affaire, elle allait devenir folle d’angoisse. Il faisait les cent pas lentement derrière son comptoir et pourtant il était essoufflé, oppressé, en sueur. Il n’osa pas sortir à cause du froid mais il déverrouilla la porte et resta embusqué derrière.
Ludovic était partagé entre le bonheur inouï que lui avait donné Valérie ces dernières heures et la hantise de se séparer d’elle. Ils étaient revenus par de petites routes, admirant le paysage blanc, riant quand le coupé dérapait un peu sur la neige et mordait dans un champ. Ils avaient très peu dormi durant la nuit. Parler, faire l’amour, somnoler l’un contre l’autre, parler encore et refaire l’amour les avait conduits doucement jusqu’à l’aube. Dans le ravissant moulin bordé par deux bras de Seine, ils s’étaient sentis étrangement bien, loin du réel et du quotidien, libres de se confier ou de s’exalter chacun à sa manière. En découvrant à leur réveil les arbres centenaires du parc chargés de neige, ils s’étaient émerveillés ensemble.
Un peu troublée par l’intensité de ces dernières heures, Valérie ne regrettait pas d’être obligée de rentrer. Immanquablement, Ludovic finirait par exiger ce qu’elle ne pouvait pas lui donner : une promesse d’avenir. Elle ne voulait même pas s’interroger là-dessus. La ligne de conduite qu’elle s’était tracée en quittant Mathieu ne prévoyait aucune place pour un homme. Au moins dans l’immédiat. Déjà, les moments passés avec lui étaient volés aux enfants, à la clinique. Or elle avait perdu bien trop de temps, depuis dix ans, pour en sacrifier davantage.
Lorsque le coupé s’engagea rue Saint-Nicolas, elle éprouva cependant une détestable sensation de tristesse.
— Arrête-toi là, murmura-t-elle.
Ludovic se rangea le long du trottoir, à une vingtaine de mètres de la boutique d’Augustin.
— Je t’appelle ce soir, déclara-t-il sans la regarder.
Elle se pencha pour lui dire au revoir et il la serra contre lui, juste un instant, avant de la lâcher.
— Ludovic ?
Il se décida à lui jeter un coup d’œil en coin, se força à sourire.
— C’est vraiment très dur de te quitter, dit-il dans un souffle.
Et plus dur encore de n’avoir aucune place définie dans sa vie, mais il préféra ne rien ajouter.
Elle descendit et il démarra aussitôt. La neige n’avait pas fondu et s’était verglacée par endroits. Elle fit quelques pas prudents en regardant où elle mettait les pieds. Suzy avait sûrement préparé un gigot, son plat préféré du dimanche. À travers la vitrine du magasin, Valérie aperçut la silhouette de son père. Il était collé contre la porte, la main sur la poignée, le visage ravagé.
— Papa !
Folle d’inquiétude, persuadée qu’Augustin faisait un malaise, elle s’engouffra dans la boutique.
— J’ai une mauvaise nouvelle, mon lapin, l’entendit-elle dire.
— Papa…
— C’est Jérémie… Il est à l’hôpital.
— Jérémie ?
Sans avoir conscience de ce qu’elle faisait, elle venait de reculer de deux pas comme si elle voulait fuir. Elle se retrouva acculée contre un présentoir.
— Quoi, Jérémie, quoi ?
— Je ne sais pas. Mathieu n’a rien voulu me dire. Camille est avec ta mère, elle va bien. Je crois qu’il a fait une chute. On n’a pas interrogé la petite, tu comprends…
— Une chute ? De quoi ? D’où ?
— Je ne sais pas, répéta-t-il en baissant la tête. Il vaut mieux que tu…
— Où sont tes clefs de voiture ? demanda-t-elle brusquement.
La sienne était trop loin, garée à plusieurs rues de là. Il lui tendit son trousseau, tout tiède d’être resté si longtemps dans sa main, et la suivit des yeux tandis qu’elle se précipitait au-dehors. Elle trébucha deux fois en traversant, s’énerva sur la serrure de la portière puis démarra en faisant craquer la boîte de vitesses.
Le chemin jusqu’à Charles-Nicolle, qu’elle connaissait par cœur, lui sembla interminable mais lui permit de retrouver un peu de calme. Elle prit la rampe réservée aux ambulances et s’arrêta devant l’entrée des urgences. Dans le hall, elle eut une hésitation. Où était Jérémie ? À la radiologie ? Ou en cardio, en pédiatrie ?
— Madame Keller !
Une infirmière lui faisait signe, devant la double porte du service de réanimation. Valérie la rejoignit en courant. Dans le couloir, elle aperçut Mathieu. Elle alla vers lui et s’écroula contre sa blouse. Elle avait l’impression de suffoquer, sa cage thoracique lui faisait mal, elle était incapable de prononcer un mot.
Mathieu posa une main hésitante sur les cheveux de sa femme et lui parla avec une surprenante douceur.
— Joachim s’en occupe… Il va lui faire un scanner. Pour le moment, il ne réagit pas…
Valérie eut un premier sanglot, douloureux comme une nausée, et elle s’accrocha davantage à son mari.
— Il est tombé de l’arbre, tu te souviens, son arbre… Je ne sais pas de quelle hauteur. Je dormais et la petite aussi. C’est le chien qui a fini par aboyer comme un fou. Mais il a dû rester un petit moment dans la neige.
Il avait réussi à garder un ton posé mais quelque chose tremblait dans sa voix. Depuis des heures, il s’accusait sans relâche, ou alors il maudissait sa femme, et même sa fille. Il n’y avait que le chien qui trouvait grâce à ses yeux. La vision qu’avait eue Mathieu, lorsqu’il était allé jeter un coup d’œil par la fenêtre, encore tout endormi mais bien décidé à faire taire cette sale bête, resterait gravée dans sa mémoire pour toujours. La silhouette de son fils dans une étrange position, l’anorak rouge sur la neige, Atome assis la tête basse. Quelque chose qui clochait dans ce tableau. Une sourde inquiétude qui se transformait vite en panique. Des instants de cauchemar quand il s’était approché, pieds nus dans ses mocassins enfilés à la hâte. Le visage bleu du petit garçon, la force qu’il avait fallu pour oser le toucher, et soudain les hurlements hystériques de Camille derrière lui. Un calvaire vécu tout seul. Et Valérie qui était restée introuvable.
— Dis-moi ce que tu en penses, ce que tu crois, toi…
Elle avait réussi à bloquer ses larmes pour quémander la vérité.
— Impossible à dire pour le moment. Joachim fera le maximum, tu sais bien… Il était là quand nous sommes arrivés, je l’avais fait prévenir. Et Martin va le rejoindre d’une minute à l’autre…
Son confrère neurologue, un autre grand patron de l’hôpital.
— Gilles est avec Joachim.
Bien sûr. S’il y avait le moindre problème cardiaque, Mathieu n’était pas en mesure d’intervenir. Valérie prit une profonde inspiration et se détacha de son mari. Il ne portait jamais de blouse mais, ce matin, il avait dû en mettre une pour suivre Jérémie dans le service. Ils étaient très pointilleux en réanimation. Jusqu’à ce que Joachim l’oblige à aller boire un café, il était resté près de son fils.
L’infirmière se tenait à quelques pas d’eux, indécise, gênée. Mathieu tira sa femme par la main jusqu’à un distributeur.
— Tu veux quelque chose ? Tu sais comment ça marche ?
Il fouillait machinalement ses poches.
— Je vais aller… commença Valérie.
— Non ! Il est inconscient. Il n’a pas besoin de nous pour le moment. Tu le sais très bien. Tu ne peux rien faire et moi non plus !
C’était le pire à supporter, pour eux deux, cette attente impuissante.
— Jérémie… murmura-t-elle en s’appuyant au mur du couloir.
Il la regarda et, brusquement, il eut envie de pleurer. Sur leur fils, bien sûr, mais aussi sur elle, et même sur lui.
La neige recommença à tomber vers deux heures. Le ciel était anthracite, lugubre, et le vent faisait tourbillonner les flocons. Malgré la flambée qui ronflait, malgré la lumière chaude de la dizaine de lampes qu’il avait allumées, Ludovic ne se sentait pas aussi bien que d’habitude dans sa maison. Pourtant, il aimait profiter de l’après-midi du dimanche, surtout l’hiver. Il avait écouté distraitement un peu de musique puis avait essayé de lire et était resté une demi-heure sur la même page. Pour tromper son ennui, il avait voulu étudier un dossier qu’il avait fini par abandonner. En désespoir de cause, il était allé chercher quelques gravures qu’il se promettait d’accrocher depuis des mois. Il avait erré en quête d’un emplacement approprié, avait tordu un certain nombre de clous et s’était donné un coup de marteau sur les doigts.
Vers cinq heures, Axelle vint le rejoindre, portant un plateau. Elle avait préparé un thé léger et quelques toasts beurrés.
— Je t’ai entendu bricoler… Qu’est-ce que tu faisais ?
D’un geste las, il désigna les gravures.
— Oh, quand même ! Mieux vaut tard que jamais… Elles sont très belles et tu les as mises exactement où il fallait…
Depuis la nuit où elle s’était saoulée et où il avait dû la porter jusqu’à son lit, elle faisait des efforts méritoires pour être aimable. Tant qu’il n’était pas question de Valérie, elle restait souriante.
— Puisque tu n’as pas voulu déjeuner, tu vas me dire ce qui te ferait plaisir pour dîner.
Elle vint lui déposer une bise sonore sur la joue, par surprise. Il avait l’air tellement perdu qu’elle s’inquiéta.
— Tu vas bien, papa ?
Il la rassura d’un sourire mais il n’avait pas envie de parler. Ou alors, de Valérie, et ce n’était pas avec Axelle qu’il pouvait le faire. Au prix d’un gros effort, il déclara qu’il mangerait volontiers des pâtes. Elle allait lui confectionner un ragoût qu’elle baptiserait sauce bolognaise et, pendant ce temps-là, il pourrait téléphoner. Tandis qu’elle se dirigeait vers la cuisine, il gagna sa chambre et s’y enferma. Il n’avait pas le courage d’attendre plus longtemps. Il laissa sonner une bonne vingtaine de fois puis raccrocha. Valérie n’était pas encore rentrée et il se sentit déçu, frustré, impatient. Craignant d’avoir commis une erreur, il refit le numéro mais toujours en vain.
Pour tuer le quart d’heure qu’il s’était fixé avant de rappeler, il prit l’escalier à vis et monta jusqu’à la salle de bains. Cette pièce avait charmé Valérie, le jour où elle avait soigné sa brûlure. Il regarda autour de lui comme s’il entrait là pour la première fois. Oui, c’était un décor très réussi, qui donnait envie de s’attarder. Sauf qu’il faisait un peu froid. Il faudrait penser à monter la chaudière. Il regarda dehors et ne vit pas grand-chose car il faisait nuit, mais il eut l’impression que la couche de neige avait épaissi. La veille, à la même heure, il s’apprêtait à aller chercher Valérie. Ce soir il était seul, comme il le serait le lendemain et le jour suivant. Il faudrait attendre la bonne volonté de Mathieu pour avoir droit à un autre week-end. Et, d’ici là, se contenter de quelques déjeuners à la sauvette.
Lui parler d’avenir maintenant était impossible. Même s’il en rêvait toutes les nuits. Même si c’était justement le moment, pour eux deux, de refaire une vie nouvelle. Elle avait trente-cinq ans et lui quarante, l’âge idéal pour prendre des décisions importantes.
Le premier matin où elle s’était réveillée près de lui, à l’hôtel, il lui avait annoncé qu’il voulait vivre avec elle. Or elle n’avait pas répondu, et depuis elle n’y avait pas fait allusion. Pourtant il n’avait pas tout dit. Vivre avec elle, oui, l’épouser, avoir un enfant d’elle, voilà ce qu’il voulait.
— Et tu vas dîner en tête à tête avec ta fille, ta grande fille qui t’aime tellement qu’elle va te mettre des bâtons dans les roues…
Dans le miroir, il s’observa sans indulgence. Est-ce qu’il pouvait prétendre plaire à une femme comme Valérie ?
— Mais qu’est-ce que tu fais là-haut ? cria Axelle Tu parles tout seul ? Viens, c’est bientôt prêt !
— J’arrive ! répondit-il en ouvrant un robinet.
Après quelques instants, il ferma l’eau et redescendit. Comme il s’y attendait, Axelle était retournée à ses casseroles. Il composa le numéro de Valérie, patienta en vain et raccrocha, très malheureux.
— Non, je ne veux pas me prononcer, répéta Joachim.
Mathieu n’avait pas réussi à lui arracher une parole rassurante. Jérémie était toujours dans le coma, son état était stationnaire. Un peu plus tôt dans l’après-midi, Valérie avait pu l’approcher, saisir la petite main inerte, murmurer des mots tendres.
— Les examens n’ont rien donné, je ne vois rien…
La fracture de la jambe, bénigne, avait été réduite puis plâtrée. Le traumatisme crânien n’inquiétait pas outre mesure l’équipe médicale mais l’enfant restait sans réaction.
— Il n’a pas de problème respiratoire et, pour le moment, pas d’hémorragie interne. Je suis dans l’expectative. On va attendre, mon vieux, on ne peut rien faire d’autre. Je ne veux pas le bousculer cette nuit. Demain, je ferai des examens complémentaires.
Joachim essayait de donner le change mais Mathieu le connaissait trop bien pour être dupe.
— Tu le gardes en réa ?
— Bien sûr. Il ne sera jamais seul, un interne va rester avec lui.
C’est pour Valérie qu’il avait ajouté cette précision. Il avait chargé trois médecins en qui il avait confiance de se relayer jusqu’au lendemain.
— Allez manger quelque chose et revenez après…
— Je préférerais être avec lui, protesta Valérie.
— Non, répondit Joachim très calmement. Je ne veux pas que vous tourniez autour de son lit, ça ne sert à rien. Vous êtes tellement énervée, angoissée, épuisée… Emmène-la, Mathieu…
Dès qu’ils eurent accepté de s’éloigner, Joachim regagna la réa. Il discuta un moment avec Martin qui avait passé la journée là. Ils étaient d’accord sur un point important, il ne fallait pas laisser Jérémie s’enfoncer dans un coma profond. Martin, pour sa part, était persuadé que l’enfant n’était pas très loin du seuil de la conscience.
Mathieu et Valérie étaient montés au restaurant réservé aux seuls médecins. Il n’y avait presque personne mais ils s’installèrent à la table la plus isolée.
— Si Joachim reste aussi vague, c’est qu’il n’est pas vraiment pessimiste…
Elle secoua la tête, trop lasse pour le contredire. Il commanda des steaks avec des salades et une bouteille de bordeaux.
— Je n’ai rien mangé depuis hier, déclara-t-il comme pour s’excuser. Tu vas avaler quelque chose aussi.
Il sortit le petit boîtier électronique qui permettait de le joindre à tout moment et le posa en évidence sur la nappe, entre eux. Valérie considéra l’objet d’un œil anxieux. Si on les appelait, depuis la réa, serait-ce mauvais signe ?
Avec un certain étonnement, elle vit Mathieu qui attaquait de bon cœur son entrecôte. Elle essaya de mâcher une bouchée et l’avala difficilement.
— Est-ce que tu crois que les branches ont un peu freiné sa chute ?
Cette question, elle l’avait déjà posée dix fois et Mathieu leva les yeux au ciel.
— Je n’ai rien vu ! Mais je suppose que oui. Et que sa doudoune l’a protégé, et aussi que la neige a amorti le choc.
— Même si j’avais été là…
— Mais oui ! Tu n’es pas le bon Dieu !
Il regretta d’avoir répondu si vite. Peut-être lui avait-elle tendu une perche ? Il termina sa salade en jetant de fréquents coups d’œil à sa femme. Cet accident changeait leurs rapports, indéniablement. La façon dont elle était tombée dans ses bras en arrivant était un signe. Qui sait si, avec de la chance, du tact, de la volonté, ils ne pourraient pas sauver leur couple ?
Au moment où il allait saisir son verre, il la vit se figer et blêmir. Suivant la direction de son regard, il tourna la tête et avisa Joachim qui venait vers eux, sourire aux lèvres.
— Le fiston a ouvert les yeux, a dit un truc au sujet des atomes et s’est mis à vomir ! Dites-moi, c’est un passionné de physique, votre rejeton ?
— C’est son chien ! s’écria Valérie qui était déjà debout. Il a dû l’entendre aboyer avant de sombrer.
Tapotant l’épaule de Mathieu, Joachim ajouta :
— Il me semble que ça va.
La phrase était lourde de signification. Jamais son confrère ne se serait engagé à la légère dans des circonstances pareilles. Jérémie était donc réellement hors de danger.
— Eh bien, il sera content de vous voir… On descend ?
Il avait eu la délicatesse de ne pas faire sonner le bip, de leur épargner l’angoisse dans les ascenseurs. Mathieu pensa qu’il aurait une dette, désormais, envers Joachim.
Lorsqu’ils se retrouvèrent au chevet de Jérémie, ils constatèrent que le professeur Martin était toujours là, discutant avec Gilles et l’interne. Pour un dimanche soir, il y avait une étonnante concentration de grands patrons autour d’un malade. Le petit garçon commençait à reprendre un peu de couleur et il se mit à pleurer dès qu’il aperçut sa mère.
Les pâtes d’Axelle n’étaient pas aussi mauvaises que prévu et Ludovic s’était resservi deux fois. Ensuite, il avait refusé de regarder avec elle la cassette d’un film prétendu génial, prétextant des piles de dossiers en retard. Dans sa chambre, il avait pris soin de mettre le téléphone sur le coin du bureau et il avait essayé de travailler. Toutes les dix minutes, il refaisait le numéro sans obtenir de réponse. Il avait imaginé tous les scénarios possibles pour expliquer l’absence de Valérie. Mais, à présent, il était dix heures du soir et il se sentait gagné par l’inquiétude.
Il écouta les nouvelles, à la radio, puis tenta de s’intéresser à ce qu’il faisait. Vers onze heures, il mémorisa le numéro, brancha le haut-parleur et se contenta d’appuyer sur la touche bis de temps en temps. La détestable sonnerie continua de résonner dans le vide jusqu’à minuit.
Excédé, n’arrivant pas à se débarrasser de toutes les questions insidieuses qui lui venaient à l’esprit, il finit par quitter sa chambre. Axelle avait dû monter se coucher et, même en prêtant l’oreille, il n’entendit aucun bruit. Dans la cheminée, il restait un tas de braises qui projetaient des lueurs rougeâtres sur les tomettes. Comme il faisait très bon dans la grande salle, Ludovic décida de s’y installer. Après s’être servi un verre de calvados, il s’assit à même le sol, tout près du foyer. Il aimait infiniment cette maison. Elle l’avait aidé à surmonter bien des moments difficiles et il ne regrettait pas le temps qu’il y avait consacré. Il l’avait restaurée puis arrangée avec un soin particulier, persuadé qu’un jour il la partagerait avec quelqu’un. Son mariage très précoce, raté, lui avait laissé de l’amertume. Il n’était pas fait pour la solitude. Durant des années, il avait espéré une vraie rencontre et n’avait connu que des aventures sans suite. Valérie représentait un espoir extraordinaire. Depuis, son existence avait pris une dimension nouvelle, grisante. Il se sentait rajeuni, capable de tout. À condition qu’elle soit près de lui.
À minuit et demi, il se mit à marcher de long en large dans la grande salle, s’accordant un dernier quart d’heure. Dès que la pendule lui en donna confirmation, il se précipita sur le téléphone et, cette fois, il compta jusqu’à cinquante avant de raccrocher. L’idée de se coucher lui sembla grotesque et il prit la décision d’aller jusqu’à Rouen. Il était peut-être arrivé quelque chose de grave.
Lorsqu’il ouvrit la lourde porte du vestibule, le froid lui coupa le souffle. Il ne neigeait plus mais le jardin disparaissait sous un épais tapis blanc. Au lieu de se diriger vers sa voiture, il obliqua en direction d’une ancienne bergerie où il remisait ses outils. Il avait dû entreposer des chaînes quelque part, deux hivers plus tôt. La manière dont il glissait en marchant ne lui laissait aucune illusion sur l’état de la route.
Au bout d’un moment, il les dénicha sur une étagère. Leur installation lui prit du temps et augmenta son impatience. Quand il put enfin démarrer, il était une heure du matin.
À peu près au même moment, Mathieu et Valérie quittaient le service de réanimation. Dans le hall, elle s’arrêta à une cabine téléphonique pour appeler ses parents. Augustin décrocha tout de suite, comme s’il avait eu la main sur l’appareil. Elle le rassura de son mieux, fit même une plaisanterie, demanda des nouvelles de Camille.
Dès qu’elle eut raccroché, Mathieu la prit par la taille et lui offrit de la ramener chez elle. Lui proposer d’aller à Mont-Saint-Aignan aurait été une grossière erreur qu’il n’était pas assez naïf pour commettre.
— Je passerai te prendre demain matin à la première heure pour te ramener ici. Tu récupéreras la voiture de ton père à ce moment-là…
Trop fatiguée pour protester, Valérie accepta. L’insupportable tension nerveuse de cette dure journée était tombée et elle se sentait à bout de force. Elle s’installa près de Mathieu avec reconnaissance, se laissant aller contre l’appuie-tête. Ils avaient eu tellement peur tous les deux qu’elle se retrouvait plus proche de lui qu’elle ne l’avait été depuis bien longtemps.
Durant le trajet, elle ferma les yeux et ne les rouvrit que devant son immeuble, lorsqu’il coupa le moteur. C’est ainsi qu’elle ne vit pas le coupé rouge de Ludovic, garé un peu plus loin.
— Je t’accompagne, décida Mathieu comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle qui soit.
Ils descendirent ensemble mais il fit le tour de sa voiture pour venir la prendre par les épaules.
— Si tu es aussi fatiguée que moi… soupira-t-il en la serrant contre lui. Mais je crois que nous avons mérité un verre ! Après, je te laisse dormir, promis…
Il sentait les boucles de Valérie qui effleuraient sa joue. Il l’embrassa tendrement sur la tempe, sans insister.
— Fais attention, ça glisse…
Au même instant, elle trébucha et il la retint par la taille, éclatant de rire.
— Ma chérie ! Tu veux que je te porte ?
Ce fut cette phrase-là que Ludovic, qui venait de baisser sa vitre, entendit. Incrédule, il les suivit du regard. Malgré le faible éclairage de la rue, il avait parfaitement reconnu Mathieu. Il aurait pu l’identifier n’importe où, même en ne l’ayant vu qu’une seule fois.
La lumière de l’immeuble s’alluma et, une seconde, leurs silhouettes enlacées se détachèrent nettement à contre-jour. Quand la porte cochère se fut refermée, Ludovic resta abasourdi, sans réaction. Lorsqu’il baissa enfin les yeux sur son tableau de bord, il vit qu’il était presque deux heures. Ainsi Valérie rentrait chez elle, au milieu de la nuit, amoureusement blottie contre son mari qui proposait même de la porter pour passer le seuil ! Comme une seconde nuit de noces ? Pour fêter quelles retrouvailles ?
Il avait la douloureuse impression qu’on lui avait plongé un couteau dans les poumons et il réalisa qu’il souffrait d’un violent point de côté. Il avait dû retenir sa respiration trop longtemps. Ouvrant sa portière, il descendit de voiture sans savoir ce qu’il allait faire. Les suivre ? Sonner ? De quel droit ? Au nom de quel serment que Valérie n’avait d’ailleurs pas prononcé ?
Pour ne pas voir les fenêtres de l’appartement, il appuya son front au toit du coupé. La tôle était glacée. Tout comme le vent qui s’engouffrait dans la rue étroite. Il frissonna et se rassit au volant. Il avait besoin d’une cigarette mais il dut s’y reprendre à trois fois avant de faire fonctionner son briquet. Vingt-quatre heures plus tôt, très exactement, Valérie était dans ses bras à lui. Et maintenant ?
À travers le pare-brise, il scruta la façade obscure. Est-ce qu’ils étaient allés tout droit dans sa chambre ? Mathieu ne reparaissait pas, bien entendu, et Ludovic se trouva stupide d’attendre ainsi, contre toute évidence.
Au fond du réfrigérateur, Valérie avait trouvé une bouteille de vin. Elle l’avait débouchée triomphalement et avait empli deux verres à ras bord. Ils avaient bu à Jérémie, les yeux dans les yeux. Puis Mathieu avait eu faim et elle lui avait fait de bonne grâce un sandwich. Ensuite, ils avaient terminé la bouteille en multipliant les hypothèses sur le cas de leur fils. Ils parlaient le même jargon technique et, pour une fois, leurs avis convergeaient.
À un moment où Valérie passait près de lui, il l’avait attirée sur son genou d’un geste spontané. Il ne voulait pas l’effaroucher mais il avait une idée très précise de ce qu’il allait faire. Les cernes de sa femme l’émouvaient, tout comme ses boucles en désordre ou ses yeux brillants de fatigue.
— Val, cette nuit aurait pu être un cauchemar… Je suis tellement soulagé…
Il chuchotait contre sa nuque et elle se raidit un peu.
— Reste là, chuchota-t-il. S’il te plaît…
Dès qu’elle se détendit, il poursuivit.
— Si tu savais comme tu me manques, comme je regrette ce qui nous est arrivé…
— Mathieu…
— Attends, ne bouge pas… Juste un petit moment…
Sa voix était douce, suppliante, mais elle voulut se dégager quand même. Il l’en empêcha tout en l’embrassant. Cette fois, elle se débattit et parvint à se mettre debout.
— Arrête, c’est ridicule.
Elle était sur la défensive mais pas suffisamment. Il la prit de vitesse en se levant d’un bond. Ils luttèrent d’abord en silence puis elle l’entendit rire.
— Un vrai chat sauvage ! J’adore…
Il la désirait tellement, soudain, qu’il était prêt à se battre avec elle. Persuadé qu’une réconciliation sur l’oreiller lui donnerait un avantage certain, il était déterminé à aller jusqu’au bout. Il avait réussi à passer une main sous le pull de Valérie et le contact de sa peau l’électrisa. Il était en train de glisser ses doigts dans le soutien-gorge lorsqu’elle lui mordit le bras. Il cria de douleur et, par réflexe, lui envoya une gifle qu’elle esquiva. Furieux, il regarda la marque des dents qui devenait violette.
— Tu es folle ou quoi ?
Hors de lui, il fit un pas en avant et la prit par les cheveux. Il ne voulait pourtant pas la frapper mais juste l’immobiliser.
— C’est comme ça que tu les séduis ? cria Valérie, folle de rage. Tu les violes ? Tu leur tapes dessus ?
— Ne fais pas l’idiote ou je vais te faire mal pour de bon, prévint-il.
Paniquée, elle comprit qu’elle n’avait plus aucune chance de le calmer. Il avait trop envie d’elle et il avait aussi une revanche à prendre. Elle était plus petite que lui, beaucoup plus légère, et surtout au bord de l’épuisement. Elle sentit qu’il défaisait l’agrafe du kilt. Quand il la toucha, elle sursauta, eut horreur de ce contact brutal, intime.
— Lâche-moi, hurla-t-elle. Lâche-moi tout de suite !
Il essayait de la pousser vers la table et elle résistait, les yeux pleins de larmes, furieuse, humiliée.
— Est-ce que tu pourras regarder Jérémie en face, demain matin ? articula-t-elle en essayant de conserver son sang-froid.
— Tu es ma femme, riposta Mathieu d’une voix rauque. Ma femme ! Jérémie, c’est comme ça qu’on l’a fabriqué, non ?
Au moment où il voulut lui écarter les genoux, elle lui décocha un coup de pied bien placé.
— Je ne suis plus ta femme, et j’en aime un autre !
Ce fut beaucoup plus efficace que tout le reste. Abasourdi, Mathieu la lâcha enfin. Elle se redressa, en profita pour saisir la bouteille vide. Il la regarda quelques secondes, hagard, puis recula jusqu’à l’évier en secouant la tête.
— Pose ça… Je ne…
Incapable d’achever il se détourna. Elle enleva son collant déchiré mais remit son kilt avec des gestes saccadés. Du coin de l’œil, elle continua de le surveiller tandis qu’il se passait de l’eau sur le visage puis sur le bras, à l’endroit où elle l’avait mordu. Quand il osa lui faire face, son expression avait changé.
— Alors comme ça, tu l’aimes, ce petit avocat à la con ! Sa voix était froide, méprisante. Il était redevenu le professeur Keller.
— Pourquoi pas ! Je n’ai pas de comptes à te rendre !
— En tout cas, tu t’es bien vite consolée.
— Consolée de quoi ? De tes infidélités ? Oui.
Le silence retomba entre eux. Au bout d’un long moment, il chercha du regard le pardessus qu’il avait abandonné sur le dossier d’une chaise en arrivant.
— Bon, je vais rentrer…
— Oui, c’est ça, pars.
Elle venait de jeter le collant et la bouteille dans la poubelle. Hésitant, embarrassé, il haussa les épaules.
— Je suis désolé, on s’est énervé, dit-il d’un ton sec.
— Je n’attends pas d’excuses, tu peux t’en aller.
Certaine qu’il ne tenterait plus rien, elle l’observait sans bouger. Il s’approcha, lui prit la main.
— L’important, c’est Jérémie. N’est-ce pas ?
Hochant la tête, elle attendit la suite.
— Tu m’as toujours rendu un peu fou, je n’y peux rien. Tu es très belle, même en colère. J’ai pris ça comme un jeu, tout à l’heure…
— Un jeu, Mathieu ? Quand on s’aimait, peut-être. Seulement c’est fini, tu comprends ?
Même si elle avait raison, c’était difficile à accepter. Épuisé soudain, il murmura :
— Je viendrai te chercher à huit heures, je t’attendrai en bas. D’accord ?
— Inutile. Je prendrai ma voiture et j’emmènerai papa pour qu’il récupère la sienne. On se verra là-bas.
Il la précéda dans le couloir, jusqu’à l’entrée.
— Bonne nuit, Val, dit-il en s’engageant dans l’escalier. C’était une des rares choses qui lui restait d’elle, ce diminutif qu’il était le seul à utiliser. Cette fois, leur rupture semblait consommée, irrévocable.
Lorsqu’il émergea de l’immeuble, la neige s’était remise à tomber et la rue était déserte. Sa voiture était le seul véhicule visible dans tout ce blanc. Comme il n’avait aucune raison d’y prêter attention, il ne remarqua pas les traces de chaînes toutes fraîches qu’avait laissées le coupé de Ludovic, quelques minutes plus tôt.