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Un jeune autochtone particulièrement loquace et dévoré d’ambition nous a interrogés au poste de contrôle militaire que nous avons trouvé sur notre chemin à la sortie sud de la passe. Il n’était pas encore assez âgé pour se montrer d’une autorité outrecuidante, mais ça ne tarderait pas. Il semblait personnellement s’intéresser davantage aux nouvelles de l’étranger qu’à la contrebande ou aux individus recherchés. « Que se passe-t-il dans le Nord ? a-t-il voulu savoir. On a vu passer plein de réfugiés ces derniers temps. » Il a inspecté nos maigres possessions des yeux sans se donner la peine de les fouiller.
Gota et Doj invectivaient un autre Nyueng Bao tout en faisant mine de ne rien comprendre au taglien à l’accent prononcé du jeune homme. J’ai haussé les épaules et répondu tout d’abord en jaicuri, qui ressemble suffisamment au taglien pour que ces deux peuples se comprennent la plupart du temps ; mais, en l’occurrence, ça n’a eu d’autre résultat que de mettre le jeune officier en colère. Je n’avais aucunement l’intention de rester plantée là à tailler le bout de gras avec un fonctionnaire. « Je ne sais pas pour les autres. Nous avons connu des décennies de malheur et de souffrance. En apprenant que des ouvertures s’offraient à nous dans le Sud, nous avons quitté notre contrée des chagrins pour venir ici. »
Au lieu de reconnaître en cette « contrée des chagrins » l’état dans lequel, selon les Vehdnas, vit un converti de fraîche date avant de s’abandonner à Dieu, l’officier, comme je l’avais espéré, a présumé que je parlais d’un pays précis.
« Vous dites que beaucoup d’autres font comme nous ? » Je m’efforçais d’afficher une expression troublée.
« Depuis peu, en effet. D’où mon inquiétude. »
Il s’inquiétait surtout pour la stabilité de l’empire qu’il représentait. Je n’ai pu résister à la tentation. « Le bruit court que la Compagnie noire serait réapparue à Taglios et entrée en guerre contre la Protectrice. Mais il a toujours couru d’étranges histoires sur la Compagnie noire. Elles ne signifient jamais rien. Et n’ont pris aucune part dans notre décision. »
Le mécontentement du jeune homme a encore grandi. Il nous a laissés passer sans autre forme de procès. Je n’ai pas pris la peine de le lui signaler, mais, depuis notre départ de Taglios, c’était le seul officier qui eût réellement essayé de faire son devoir. Et dans le seul espoir de prendre du galon.
Je n’ai jamais eu à servir la fable d’une inextricable complexité que j’avais brodée pour expliquer notre quatuor ; Saule y jouait le rôle de mon second mari, Gota était la mère de mon premier époux décédé et Doj son cousin. Nous avions tous survécu aux guerres. Elle aurait pris dans toute région ayant connu un conflit majeur. Les bandes constituées de familles recomposées étaient fréquentes.
« Je m’escrime depuis notre départ à tisser une histoire à peu près vraisemblable, et je n’ai pas eu à m’en servir, me suis-je récriée. Pas une seule fois. Personne ne fait plus son boulot correctement. »
Doj a souri ; il ma fait un clin d’œil et a disparu dans le fossé qui crevait le bas-côté de la route pour y récupérer les armes que nous y avions planquées avant d’arriver au poste de contrôle.
« Quelqu’un devrait bien y remédier, a déclaré Cygne. Au prochain officier du vice-roi que je croise, je fonce droit sur lui pour lui dire ma façon de penser. Nous payons tous nos impôts. Nous sommes en droit d’exiger davantage de conscience professionnelle de la part des fonctionnaires. »
Gota est sortie de sa catatonie le temps de le traiter d’idiot en taglien et en nyueng bao. En ajoutant qu’il ferait mieux de boucler son clapet avant que le dieu des imbéciles lui-même ne le répudie. Puis elle a refermé les yeux et s’est remise à ronfler. Gota commençait à sérieusement m’inquiéter. Elle donnait de moins en moins signe de vie depuis quelques mois. Selon Doj, elle s’était persuadée qu’il ne lui restait plus aucune raison de vivre.
Sahra réussirait peut-être à lui rendre le goût du pain. Nous devions opérer la jonction sous peu. Elle parviendrait peut-être à lui faire partager l’enthousiasme que lui inspirait le sauvetage des Captifs et de Thai Dei.
Je commençais moi aussi à me poser des questions sur le contrecoup de leur libération. Pendant toutes ces années, je n’avais vécu qu’en fonction de cette entreprise qui prendrait place très bientôt, et aujourd’hui, pour la toute première fois, je me demandais ce que son succès éventuel signifierait réellement pour nous. Ces gens enterrés sous la plaine scintillante n’avaient jamais été des parangons d’équilibre mental ni de vertu. Ils avaient mariné pendant deux décennies dans leur propre jus et avaient fort peu de chances de vouer un amour fraternel à l’humanité.
Sans rien dire du démon gardien Shivetya ni de la créature enchaînée et ensorcelée quelque part qu’idolâtraient Narayan et la Fille de la Nuit. Ni des innombrables mystères et dangers de la plaine elle-même. Outre tous les périls dont nous ignorions encore l’existence.
Seul Cygne en avait fait la brève expérience. Il n’avait rien de bien positif à rapporter. Pas plus que Murgen au fil des ans, encore que son expérience personnelle eût profondément différé de celle de Saule. Murgen avait exploré la plaine scintillante sur deux plans différents à la fois. Cygne, lui, n’en avait connu qu’une facette, la nôtre, mais de façon nettement plus pointue et sensible. Après toutes ces années, il pouvait encore décrire en détail certains paysages, avec une exquise précision.
« Comment se fait-il que tu n’en aies jamais parlé auparavant ?
— Je ne l’ai jamais caché, Roupille. Mais je reconnais qu’on a le plus grand mal, ici-bas, à se porter volontaire de son plein gré. Si jamais j’admettais savoir certaines choses sur ce monde, le brave vieux Saule Cygne se retrouverait aussitôt contraint d’y retourner en sa qualité de guide désigné d’une troupe d’envahisseurs dont l’incursion irriterait immanquablement les esprits qui hantent ces lieux. J’ai raison ou j’ai raison ?
— Tu n’es pas aussi bête que tu veux le faire croire. Je croyais que tu n’avais vu aucun esprit.
— Pas comme Murgen prétend les avoir vus ; il n’empêche que je les ai sentis rôder autour de moi. Tu t’en rendras compte par toi-même. Quand tu essaieras de t’endormir, tu entendras des ombres voraces t’appeler, à quelques pas à peine. C’est un peu comme se retrouver dans un zoo alors que tous les prédateurs de l’univers bavent derrière les barreaux. Des barreaux aussi invisibles qu’impalpables, de sorte que tu ignores si tu peux vraiment t’y fier. Et ces babillages sont tout aussi malsains pour mes nerfs, Roupille.
— Nous n’aurons peut-être jamais à nous y rendre, Cygne… si la Clé est un faux ou n’est plus bonne à rien. Auquel cas il ne nous restera plus qu’à tenir ta brasserie en feignant de n’avoir jamais entendu parler de la Protectrice, de la Radisha ni de la Compagnie noire.
— Sois sage, ô mon cœur ! Tu sais très bien que cet instrument se révélera la vraie Clé. Ton dieu, les miens ou d’autres adorent faire des niches à Saule Cygne et, quoi qu’il arrive, ils veilleront à ce que ça me retombe dessus de la pire façon possible. Je ferais mieux de déguerpir sur-le-champ. De te livrer au premier officier royal venu. Mais Volesprit en déduirait que je suis encore en vie. Elle se fâcherait tout rouge et me demanderait pourquoi je ne suis pas rentré depuis trois ou quatre mois.
— D’autant que tu serais mort longtemps avant d’avoir déniché un officier suffisamment intéressé pour t’écouter.
— Il y a aussi ce problème, en effet. »
Doj est revenu avec les armes. Nous les avons distribuées et nous avons repris la route. Cygne a poursuivi son petit laïus en se dépeignant avec éloquence sous les traits du fils aîné de dame Scoumoune.
Un kilomètre plus bas, nous sommes tombés sur un petit marché de campagne. Quelques vieilles gens et jeunots qui ne pouvaient guère contribuer à la bonne marche de la ferme guettaient le voyageur encore ébranlé par les intempéries de la haute montagne pour abuser de lui. Les fruits et légumes frais de saison étaient leur principal atout, mais ils ne vous facturaient pas le commérage pourvu que vous glissiez quelques ragots personnels dans la conversation. Les agissements d’au-delà des Dandha Presh attisaient particulièrement leur curiosité.
« Te souviens-tu de ceux qui passent par ici ? ai-je demandé à une fillette qui aurait pu être la sœur cadette de notre officier des douanes. Mon père devait nous précéder et nous trouver un hébergement. » J’ai entrepris de lui décrire Narayan Singh par le menu.
La jeune enfant était une créature évaporée, d’un caractère insouciant. Elle ne se souvenait sans doute même pas de ce qu’elle avait mangé au petit-déjeuner. Elle ne se rappelait pas Narayan Singh, mais elle s’est mise en quête de quelqu’un qui aurait pu se souvenir de lui.
« Où donc se trouvait-elle quand j’étais encore en âge de prendre épouse ? a grommelé Cygne. Elle deviendra ravissante en grandissant et n’a pas assez de cervelle pour vous compliquer l’existence.
— Achète-la. Emmène-la. Éduque-la dans le droit chemin.
— Ma beauté s’est légèrement fanée. »
J’ai tenté d’évoquer quelqu’un qui ne fût pas dans ce cas. Sahra elle-même était disqualifiée.
J’ai attendu. Cygne marmottait. Doj et Gota déambulaient alentour. L’oncle échangeait des récits et mère Gota examinait les étals. Mis à part les produits de la terre, il n’y avait pas grand-chose à acheter. Elle a fait l’acquisition d’un poulet étique. Un des gros avantages de notre petit groupe, c’était qu’il ne comportait aucun Gunni ni Shadar susceptible de compliquer l’élaboration de notre ordinaire. À part Gota, bien sûr, qui s’efforçait encore de les préparer. Peut-être allais-je devoir assassiner le poulet pendant son sommeil pour le faire rôtir avant son réveil.
La fillette a ramené un très vieil homme. Il ne nous a pas été d’un plus grand secours. Il semblait plutôt avide de me dire ce que, selon lui, je souhaitais entendre. Mais il se pouvait fort bien que Narayan Singh eût franchi la passe un peu avant nous. J’espérais que Murgen s’était attelé au boulot et avait prévenu l’autre groupe de cette éventualité.
Doj et Gota, stupéfaits de voir que ma maîtrise de la langue était à la hauteur de la tâche, avaient repris la route avant même que je n’en aie terminé avec les indigènes. Gota, de toute évidence, était lasse de monter à dos d’âne. La bête avait bien mérité ce petit répit.
« C’est un animal de compagnie ? s’est enquise la fillette.
— C’est un âne, ai-je rectifié, sidérée moi-même de rencontrer si peu de difficultés de communication. Il y a bien des ânes ici, non ?
— Je sais bien. Je parlais de l’oiseau.
— Hein ? Euh… » Le corbeau blanc était perché sur le bât du baudet. Il m’a fait un clin d’œil. Avant d’éclater de rire. « Sœur, sœur », a-t-il croassé avant de battre des ailes puis de se laisser porter vers le pied de la montagne.
« Je songeais que je venais enfin de trouver un bon côté à ce voyage, a laissé tomber Cygne. Il ne pleut pas dans les parages.
— Je vais peut-être leur demander qu’ils me laissent, moi, emmener la gamine. En échange de ton dos puissant…
— Ça tourne un peu trop au matrimonial entre nous, ma bonne épouse… Roupille ? As-tu jamais eu un vrai prénom ?
— Anyanyadir, la princesse perdue de Jaicur. Mais ma méchante marâtre vient de découvrir que je suis encore en vie et a convoqué les princes des rakshasas pour négocier mon assassinat. Eh ! Je plaisante ! Je suis Roupille. Et tu me connais pratiquement depuis le jour où j’ai commencé à l’être par intermittence. Alors restons-en là »