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J’ai posé mon séant sur un petit monticule à l’entrée de l’escalier. Je suis restée assise un moment à me demander sombrement pourquoi cette excavation avait été pratiquée si loin du centre. Je ne m’en souciais pas plus que cela, au demeurant. J’ai croqué une nouvelle bouchée de champignon. « Cette substance pourrait bien induire une certaine assuétude. » Non parce qu’elle me rendait gaie et évaporée, mais parce qu’elle semblait balayer douleur, chagrin et fatigue. Je savais que mon corps avait atteint ses limites physiques, mais je n’endurais aucune des souffrances associées à cet état. Et mon cerveau, dans la mesure où il n’était plus tarabusté par les vicissitudes de la chair, n’en restait que plus alerte et fonctionnel.
Cygne a acquiescé d’un grognement. Il semblait moins enjoué que nous. Tout bien réfléchi, je ne sifflais ni ne chantais guère moi-même.
Mais mon humeur s’est sensiblement améliorée après la seconde bouchée.
« Nous ne devrions pas perdre tout ce temps, Roupille, a suggéré Arpenteur lors d’un de ses rares moments de lucidité. Les autres devraient déjà avoir mis les voiles, mais ils espéraient tous que tu les rattraperais avec l’étendard.
— Si Tobo ne s’en est pas encore ouvert à eux, j’ai une mauvaise nouvelle à leur apprendre à cet égard.
— Le garçon n’a pas fait allusion à l’étendard. Il n’en a peut-être pas eu le temps. La mort de Gobelin a choqué tout le monde et tous se demandaient comment la cacher à Qu’un-Œil…
— Gobelin a planté la Lance de la Passion dans le corps de Kina. Elle s’y trouve encore. Je suis totalement accro à la mystique de la Compagnie. À mes yeux, l’étendard est notre emblème le plus important après les annales. Il remonte au Khatovar et relie les générations. Je comprendrais très bien que quelqu’un décide d’aller le reprendre. Mais ne comptez pas sur moi. Pas avant la prochaine décennie. »
Ma bonne humeur me revenait avec cette sensation de bien-être. Je me suis levée. Cygne m’a aidée à gravir l’escalier jusqu’à la dernière marche. « Salut !
— Je me demandais quand tu t’en apercevrais », a gloussé Arpenteur.
La faille avait pratiquement disparu.
J’y suis allée voir de plus près. Elle était toujours aussi profonde mais ne faisait plus que trente centimètres de large. « Comment a-t-elle fait pour guérir aussi vite ? » Notre présence avait certainement joué un rôle de catalyseur. J’ai jeté un œil au-delà, vers le trône du démon, et repéré Doj et Tobo se dirigeant vers nous à vive allure. Les yeux de Shivetya étaient grands ouverts. Il observait. « Tu ne m’avais pas dit que tout le monde était parti ?
— Le séisme l’a refermée, m’a répondu Arpenteur en feignant d’ignorer les deux Nyueng Bao.
— Le dernier cri en matière de réparations domestiques, a renchéri Cygne. Redescends poignarder ce monstre et la plaine guérira peut-être complètement.
— L’engrenage pourrait bien repartir, a laissé tomber Doj, qui avait surpris notre dernier échange à son arrivée.
— L’engrenage ? »
Doj a exécuté un petit bond. « Cet étage dessine un immense cercle : la représentation au quatre-vingtième de la plaine dans sa totalité, incrustée d’une carte routière complète. Il est monté sur des galets de pierre et pouvait pivoter sur lui-même avant que les Mille Voix ne deviennent trop curieuses et ne l’endommagent.
— Intéressant. J’en déduis que votre conversation avec le démon a porté ses fruits. »
Doj a acquiescé d’un grognement. « Mais très lentement. C’était là le plus gros os. Deviner que cette conversation devait se dérouler très lentement. Il me semble qu’il devrait en être de même au plan purement physique. S’il décidait de se relever – et s’il en était capable –, ça pourrait lui prendre des heures. Mais, en sa qualité de Sentinelle inébranlable, il n’a jamais eu à faire preuve de rapidité de mouvement. Il contrôlait toute la plaine d’ici, à l’aide des cartes incrustées dans le sol et des mécanismes d’horlogerie. »
Jamais encore je n’avais vu Doj aussi loquace ni animé. Le virus de la connaissance avait dû le mordre en même temps que son cousin chéri, celui qui pousse les illuminés de fraîche date à partager leur nouveau savoir avec tout le monde. Et ça ne ressemblait pas du tout à Doj. Ni à aucun Nyueng Bao de ma connaissance. Seuls mère Gota et Tobo consentaient à tailler le bout de gras… et, à eux deux, ils divulguaient encore moins d’informations qu’oncle Doj dans ses pires humeurs taciturnes.
« Il affirme qu’à l’origine il doit sa création au besoin de manipuler la machinerie qui permettait de dépêcher les voyageurs à destination. Au fil du temps, des batailles ont été livrées dans la plaine à l’occasion de guerres entre deux mondes, et l’on a donc bâti cette forteresse autour de lui pour le protéger, tout en lui imposant chaque fois des missions supplémentaires. Cette créature est presque aussi vieille que le temps lui-même, Roupille. Elle a assisté à la bataille entre Kina et les démons, à l’époque où les Seigneurs de Lumière guerroyaient contre ceux des Ténèbres. Ce fut la première grande guerre entre les mondes. Elle s’est effectivement déroulée ici même, dans la plaine, et aucun mythe n’en rend vraiment compte avec exactitude. »
C’était passionnant et je n’ai pas manqué de le dire. Mais je refusais pour l’instant de me laisser séduire par les charmes surannés du passé.
« Je dois avouer que l’idée d’établir ici un campement permanent me tente beaucoup ! s’est exclamé Doj. Il faudra plusieurs existences pour tout récupérer et enregistrer. Il a vu tant de choses ! Il se rappelle les Enfants de la Mort, Roupille. Pour lui, le passage des Nyueng Bao De Duang ne date que d’hier. Nous devons absolument le convaincre que nous avons besoin de son aide. »
J’ai questionné mes compagnons du regard. « Il a dû se bourrer de chair de démon ! » a finalement suggéré Arpenteur, entendant par là que Doj était lui aussi à côté de ses pompes. « Plusieurs autres encore ont beaucoup changé après avoir un peu trop festoyé.
— Je l’avais déjà compris. Ton caractère aurait-il complètement changé aussi, Tobo ? » Il n’avait pas pipé mot. C’était assez remarquable. Il avait un avis sur tout.
« Il m’a fichu une trouille d’enfer, Roupille.
— “Il” ? Qui ça ?
— Le démon. Le monstre. Shivetya. Il est entré dans ma tête. Il m’a parlé. Et je crois qu’il a fait pareil à mon père. Pendant des années, peut-être. Dans les annales… quand papa s’imaginait que Kina et la Protectrice le manipulaient ? Je parie qu’il s’agissait la plupart du temps de Shivetya.
— Ça se pourrait. Ça se pourrait. »
Le monde est infesté de créatures surhumaines qui jouent avec la destinée des hommes et des nations. Les prêtres gunnis le proclament depuis des générations. Les dieux touillent le chaudron en se tapant dans le dos. Mais aucun de ces dieux n’est le mien. Le Vrai Dieu, le Tout-Puissant, celui qui semble avoir été élu pour s’élever au-dessus de la mêlée.
J’aspirais au réconfort d’un prêtre de mon culte. Et le plus proche se trouvait à plus de mille kilomètres.
« Combien d’histoires courent-elles sur ce site ? ai-je demandé à Doj. Et combien sont vraies ?
— Nous n’en connaissons encore qu’une sur dix, à mon avis », m’a répondu le vieil épéiste. Il souriait. Il s’amusait bien. « Et je ne serais pas étonné qu’elles soient toutes vraies. Tu ne le sens donc pas ? Cette forteresse, cette plaine… tant de choses au même moment. Encore récemment, je croyais qu’il s’agissait du Pays des Ombres inconnues. Tout comme ton capitaine croyait au Khatovar. Mais ce n’est qu’un passage vers d’autres mondes. Et Shivetya, la Sentinelle inébranlable, présente lui aussi de multiples facettes. Dont une lassitude incommensurable quant à sa propre condition. »
Tobo était si avide de mettre son grain de sel qu’il trépignait sur place comme un petit garçon pris d’une pressante envie de faire pipi. « Shivetya voudrait mourir, Roupille. Mais ça lui est interdit. Tant que Kina vivra. Et Kina est immortelle.
— En ce cas, il a un sacré problème, pas vrai ? »
Cygne a eu une idée. « Il pourrait partager son espérance de vie avec nous. Je le mettrai au pied du mur. Deux mille ans de plus ne me font pas peur. À condition de ne plus mener cette existence. »
Je m’étais rapprochée du démon pendant que nous parlions. Mon pessimisme et mon amertume innés avaient repris du poil de la bête, bien entendu, bien que je ne me sois pas sentie plus jeune, gaie et vibrante d’énergie depuis des siècles. J’avais simplement cessé de glousser à l’unisson. « Où est ta mère, Tobo ? »
Sa bonne humeur s’est provisoirement dissipée. « Elle était avec grand-mère Gota. »
Un simple regard à Doj m’a fait comprendre qu’un sévère accrochage s’était produit entre Sahra, la mère, et ces hommes disposés à accepter son fils comme un des leurs. Le sempiternel entêtement nyueng bao jouant dans les deux sens. Cette fois-ci, le Troll avait dû prendre les patins de Doj et de son petit-fils.
J’ai changé de conversation. « Très bien. Vous prétendez l’un et l’autre être entrés dans l’esprit de Shivetya. À moins qu’il ne soit entré dans le vôtre. Quoi qu’il en soit, expliquez-moi ce qu’il désire. » Je ne croyais pas le démon capable de se rendre utile par pure bonté de son vieux cœur. C’était exclu. Qu’il fût un être de Lumière ou des Ténèbres, il n’en restait pas moins un démon maudit de Dieu. Aux yeux d’un démon, nous ne sommes que des créatures éphémères comme peut l’être aux nôtres une abeille butineuse… même si nous pouvions nous montrer aussi exaspérants qu’une abeille l’espace d’un bref instant.
« Ce que n’importe qui souhaiterait dans sa situation, m’a répondu Doj. Ça me semble évident.
— Il voudrait aussi qu’on le libère, Roupille. Il est cloué à ce trône depuis une éternité. La plaine ne cesse de se transformer parce qu’il est incapable de sortir de son trou pour s’y opposer.
— Comment réagira-t-il si nous arrachons les dagues plantées dans ses membres ? Restera-t-il notre ami ? Ou bien se mettra-t-il à fracasser des crânes ? »
Doj et Tobo ont échangé un regard indécis. Parfait. Ils ne s’étaient pas trop penchés sur la question.
« Je vois, ai-je dit. Eh bien, serait-il le plus doux lascar qui ait jamais arpenté les verts pâturages du Seigneur qu’il resterait là où il est. Pour l’instant. Quelques semaines ou quelques mois de plus ne feront pas une bien grosse différence. Comment s’est-il débrouillé pour se retrouver cloué à son trône ?
— On l’a pris en traître », a répondu Tobo.
Surprise, surprise. « Tu crois vraiment ? »
La clarté semblait nettement plus vive que lorsque je m’étais dirigée avec Cygne dans l’autre sens. À moins que mes yeux ne se fussent accoutumés à la pénombre de la forteresse. Je distinguais à présent les motifs du sol. Toutes les caractéristiques de la plaine s’y retrouvaient, à l’exception des pierres levées aux symboles mordorés scintillants. Mais celles-ci y figuraient peut-être sous la forme de certaines taches plus sombres que je ne pouvais examiner de plus près. On apercevait même des points minuscules qui donnaient l’impression de se déplacer et avaient certainement un sens quand on savait les lire.
Le trône de Shivetya reposait sur un monticule circulaire, lui-même disposé au centre d’un cercle intermédiaire surélevé d’un diamètre d’un peu plus de vingt mètres. Doj m’avait affirmé qu’il mesurait environ un quatre-vingtième du plus grand cercle, lequel, à son tour, faisait un quatre-vingtième de la plaine. La plaine était également représentée sur le cercle de moindre dimension, n’ai-je pas manqué de constater, mais de façon moins détaillée. Depuis son trône, Shivetya embrassait vraisemblablement du regard la totalité de son royaume en pivotant sur lui-même. S’il avait besoin de davantage d’informations, il pouvait encore descendre au niveau inférieur, où tout s’affichait à une échelle quatre-vingts fois plus précise.
L’excellence de l’ingénierie magique présidant à la création de cette machinerie commençait seulement à s’imposer à moi avec toutes ses implications. Ses bâtisseurs devaient jouir d’une puissance quasi divine. L’abîme qui les séparait des plus grands sorciers de ma connaissance n’était pas moins incommensurable que celui qui séparait ces derniers de non-initiés de mon espèce. J’étais persuadée que Madame, Ombrelongue, Volesprit et le Hurleur appréhenderaient bien mieux que moi les forces et les principes qui gouvernaient la plaine.
Je me suis arrêtée devant Shivetya. Les yeux du démon étaient restés ouverts. J’ai senti son léger toucher d’esprit. Pour une raison qui m’échappait, mes pensées se sont tournées vers une région montagneuse aux neiges éternelles. Vers des choses lentes et anciennes. Le silence et la pierre. Mon cerveau ne disposait pas d’une meilleure méthode pour saisir l’essence même de Shivetya.
Je ne cessais de me rappeler que le démon était antérieur à l’histoire la plus archaïque de mon monde. Et j’ai senti ce qu’avait voulu dire Tobo : son envie tranquille et sereine de ne pas vieillir davantage. Shivetya éprouvait le désir, très proche de celui des Gunnis, de trouver le chemin du nirvana en guise d’antidote à l’ennui et à la douleur infinie d’exister.
J’ai tenté de parler au démon. D’échanger des pensées. Expérience terrifiante, en dépit de l’assurance et du bien-être que me procurait la manne de Shivetya. Je ne tenais nullement à partager mes pensées, même avec un golem immortel incapable de pleinement concevoir ce qu’elles signifiaient ni pourquoi elles me troublaient tant.
« Roupille ?
— Hein ? » Je me suis levée d’un bond. Je me sentais assez en forme pour le faire. Comme si j’avais retrouvé mon adolescence, comme si je n’avais jamais dû m’apitoyer sur mon sort. Les propriétés roboratives de la manne du démon continuaient de produire leur effet magique.
« Nous nous sommes tous endormis, m’a expliqué Cygne. J’ignore combien de temps. Je ne sais même pas comment c’est arrivé. »
J’ai jeté un regard au démon. Il n’avait pas bougé. Mais le corbeau blanc était perché sur son épaule. Dès qu’il s’est rendu compte que j’étais éveillée, il a pris son essor vers moi. J’ai levé le bras. L’oiseau s’est posé sur mon poignet comme sur celui d’un fauconnier. « Telle sera ma porte-parole, a-t-il déclaré d’une voix presque trop pâteuse pour qu’on la suivît. Elle est entraînée et son esprit n’est pas encombré de pensées ni de croyances qui pourraient nous gêner. »
Merveilleux. Je me suis demandé ce qu’en penserait Madame. Si jamais Shivetya usurpait sa place, elle se retrouverait aveugle et sourde jusqu’à ce que nous l’eussions réveillée de son sommeil enchanté.
« Telle sera désormais ma voix. »
Cette répétition m’a fait l’effet d’être une réponse à ma poussée éphémère de curiosité muette.
« Je comprends.
— Je vous aiderai dans votre quête. En échange, vous détruirez la Drin. Kina. Puis vous me libérerez. »
Pas seulement de son trône, ai-je cru comprendre. Mais également de son existence et de ses obligations.
« Je le ferai si j’en ai le pouvoir.
— Tu en as le pouvoir. Vous l’avez tous.
— Qu’est-ce que ça signifie ? » Je reconnais sans aucun mal une déclaration énigmatique marquée au sceau de la sorcellerie.
« Tu comprendras le moment venu. À présent, il est temps de partir, soldat de pierre. Va. Deviens la Mort-qui-Marche.
— Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? » ai-je glapi. Plusieurs de mes compagnons m’ont imitée ; tous étaient désormais réveillés et écoutaient aux portes en se goinfrant de manne du démon.
Le sol s’est mis à bouger, de manière d’abord presque imperceptible. J’ai très vite constaté que cet ébranlement ne concernait que le seul cercle intérieur, à présent entièrement cicatrisé, qui entourait le trône. Je savais maintenant que tous les dégâts, dont ce séisme si violent qu’on l’avait ressenti jusqu’à Taglios, avaient été provoqués par Volesprit lors d’une expérience mal préparée. Elle avait découvert la « machinerie » et, dans son entêtement et son je-m’en-foutisme aveugle aux conséquences, entrepris de la tripatouiller. Juste pour voir ce qui en résulterait. Je le savais comme si j’en avais été le témoin oculaire, car un véritable témoin oculaire m’avait retransmis ses souvenirs.
Je savais tout ce qu’avait manigancé Volesprit durant ses nombreuses visites à la forteresse, à l’époque où Ombrelongue, se croyant encore le maître absolu de la Porte d’Ombre, n’imaginait même pas qu’une tierce personne pût s’en approcher, même en possession d’une clé active.
Je savais plein de choses exactement comme si je les avais vécues personnellement. Dont quelques-unes que j’aurais préféré ne pas connaître. Certaines (peu nombreuses) avaient trait à des questions que je me posais depuis des années et y apportaient des réponses que je pourrais partager avec maître Santaraksita. Mais il s’agissait le plus souvent d’informations qui me seraient utiles si jamais je devenais ce que Shivetya attendait de moi.
La grosse mouche bleue de la spéculation sidérée bombinait dans ma tête. J’ai tenté de lui fournir une réponse. Mais je n’avais aucun souvenir de ce qu’il était advenu de celle des Clés qui aurait pu permettre à Ombrelongue, sous l’identité de Maricha Manthara Dhumraksha, de passer, en compagnie de son élève Ashutosh Yaksha, du Pays des Ombres inconnues à notre monde.
Et, bien entendu, rien n’avait été fait pour soulager mon « mal des hauteurs ».
Le sol s’est arrêté de tourner et, une seconde plus tard, le corbeau blanc prenait son envol de mon épaule. Et du diable si je n’ai pas pris le mien juste après lui… bien contre mon gré !
Mes compagnons ont décollé à leur tour. Plusieurs, dans leur stupéfaction, ont lâché armes, bagages et, plus que vraisemblablement, certains fluides corporels. Seul Tobo avait l’air de considérer cet envol inattendu comme une expérience réjouissante.
Chaud-Lapin et Iqbal ont fermé les yeux et roté une brève prière à leur fausse image de Dieu. Je me suis mentalement adressée à Celui qui est, en Lui recommandant derechef de se montrer miséricordieux. Arpenteur dépêchait des appels fervents à ses idoles primitives. Doj et Cygne ne disaient strictement rien. Le second parce qu’il s’était évanoui.
Tobo expliquait à tout le monde, en bafouillant d’aise, combien cette expérience était merveilleuse… Regardez ici, regardez là-bas, cette immense salle qui s’étire sous nos pieds, exactement identique à la plaine elle-même…
Nous avons traversé un trou du plafond et émergé dans l’air plus froid de la plaine réelle. C’était le crépuscule : le ciel rougeoyait encore à l’ouest, sur l’horizon, mais se parait déjà en surplomb d’une teinte indigo sombre. Les étoiles du Collet brillaient faiblement devant nous. Alors que nous redescendions, j’ai puisé en moi le courage de regarder derrière moi. La silhouette de la forteresse se découpait contre le ciel septentrional, en plus mauvais état encore qu’à notre arrivée. Tout notre attirail, tant ce que nous avions laissé tomber durant l’ascension que ce que nous n’avions pas pris le temps d’agripper, dérivait à présent sous nos pieds.
L’espace d’un instant, j’ai avidement cherché l’étendard des yeux, m’attendant plus ou moins à ce qu’il rejoignît le troupeau. Mes espoirs ont été déçus. Il n’est pas reparu.
Je vois mal, rétrospectivement, comment il aurait pu en être autrement.
Tobo se prenait à présent pour un oiseau. En expérimentant, il s’était aperçu qu’il pouvait diriger son vol à l’aide de ses bras, s’élever, redescendre, accélérer ou ralentir légèrement. Il ne bouclait pas une seconde son clapet, jouissait de chaque instant et nous exhortait sans relâche à profiter de l’aubaine, car nous n’aurions plus jamais l’occasion de revivre une pareille aventure.
« La sagesse sort de la bouche des enfants », a affirmé Doj. Juste avant de vomir.
Ils avaient raison tous les deux.