CHAPITRE 4

ALLIÉS

Morte d’ennui, la princesse Julia faisait les cent pas dans l’antichambre de la Cour. Malgré la convocation du roi John, une demi-heure plus tôt, la porte était restée sourde à ses cris et ses coups de pieds. Julia se jeta sur une chaise et maudit la terre entière. Personne à qui parler, rien à faire, et puisqu’on avait décroché tous les portraits, elle ne pouvait même pas passer le temps en lançant sa dague. Julia soupira de dégoût, croisa les bras, et maudit Rupert d’être parti sans elle.

Pendant ces trois mois d’absence, la jeune femme s’était rendu compte qu’il lui manquait plus qu’un simple ami. Elle avait fait de son mieux pour s’intégrer à la société du château, mais cette Cour n’était pas plus à son goût que celle de son père. Toujours disposée à dérouiller n’importe quelle personne assez bête pour l’insulter deux fois, elle s’était attiré un certain respect méfiant, mais peu d’amis. Malgré tous leurs aimables efforts, les dames de l’âge et du rang de Julia avaient dû concéder qu’elles avaient peu de choses en commun. Les modes, les cancans et les meilleures façons de capturer un mari fortuné n’avaient que peu d’attrait pour Julia. Elle avait jeté ses chaussures les plus élégantes parce qu’elles lui pinçaient les pieds, et menacé de réprimandes physiques la première personne qui évoquerait son mariage avec le prince Harald. Elle préférait largement monter à cheval, chasser et s’entraîner à l’épée. Autant de passe-temps qui scandalisaient ses pairs. Ce n’est pas féminin, avaient-elles vaguement protesté. En réponse de quoi Julia avait prononcé quelques paroles fort roturières, et toutes les jeunes dames avaient soudain trouvé des raisons impérieuses de se rendre ailleurs.

Après cela, Julia s’était retrouvée à peu près seule.

Les premières semaines avaient passé à vagabonder dans tout le château. Exploration d’autant plus prenante qu’une même porte ne menait pas systématiquement au même endroit, ou que certaines ne permettaient que d’entrer, ou que de sortir. Et que certains couloirs formaient des boucles si on relâchait sa vigilance. Malgré ses nombreux égarements, Julia trouvait tout cela très intéressant. Malheureusement, après la quatrième expédition de secours envoyée après elle, le roi lui fit promettre de ne plus s’écarter des couloirs principaux sans guide. Ce qui mit fin à son amusement.

Comme leur maître le sénéchal, qui gouvernait la vie quotidienne du château, les guides partageaient un sens presque mystique qui leur indiquait où ils se trouvaient par rapport à tout le reste. Non seulement ils ne pouvaient pas se perdre, mais ils savaient où se trouvait chaque pièce à chaque instant. Dans un château où l’itinéraire dépendait du jour de la semaine, ce genre de personnes étaient on ne pouvait plus précieuses. Et donc, très difficiles à trouver quand on en avait besoin. Julia abandonna son exploration à contrecœur et retourna défier les gardes à l’entraînement.

Le roi lui donna une chaperonne. Julia découvrit rapidement que la meilleure façon de se débarrasser de cette charmante vieille dame était de la faire courir toute la journée. Après trois jours de petit trot autour du château, pendant lesquels elle arriva tout juste à garder l’œil sur Julia, cette chère dame informa le roi que Julia n’avait aucun besoin d’une chaperonne, puisque aucun homme ne serait assez rapide pour l’attraper.

Pourtant, ils essayaient. Le premier concurrent était bien sûr Harald, qui pensait apparemment que leur mariage arrangé lui donnait déjà certains droits, à défaut de son affection. Quelques bons crochets du gauche lui apprirent à garder ses distances, et firent merveille pour affiner ses réflexes. Mais il devait considérer tout cela comme un jeu, car il refusait de renoncer. À sa place, toute femme se serait sentie flattée. Ce n’était pas le cas. Harald était tout à fait charmant quand il le voulait, mais il faisait des sous-entendus lourds quant à sa fortune personnelle, et rappelait à tout-va qu’un jour, tout le royaume de la Forêt serait à lui. En réponse, Julia essayait de lui faire comprendre ce qu’elle ressentait pour lui. Fatiguée de le frapper, elle essaya de le pousser du haut des remparts. Obtus, Harald continuait à la poursuivre de ses assiduités, et Julia l’évitait autant que possible. De guerre lasse, ils conclurent une sorte de paix armée, avec l’accord tacite de ne jamais utiliser le mot mariage.

Mais elle s’ennuyait comme une folle. Et se sentait un peu seule. Les dames de compagnie ne lui parlaient pas, les courtisans l’ignoraient, et les gardes refusaient de se battre contre elle parce qu’elle les ridiculisait. Donc, quand le roi John l’avait convoquée à la Cour, elle s’y était rendue. Histoire de s’occuper.

Julia foudroya la double porte du regard, et sa main tomba à sa hanche. Avec une grimace, elle se rappela que, bien des semaines auparavant, le roi lui avait interdit de porter une épée dans le château. Pourtant, elle ne s’y faisait toujours pas. Elle se sentait… nue. L’épée que Rupert lui avait donnée dans le Noirbois restait dans sa chambre, et n’en sortait que pour l’entraînement. Julia soupira. Si le besoin s’en faisait sentir, il lui restait sa dague.

Julia s’abattit sur sa chaise et regarda autour d’elle. Seule la curiosité l’empêchait de partir. Le roi John devait avoir une bonne raison de demander sa présence, et Julia avait l’impression que cette raison ne lui plairait pas. Elle patienta, les dents serrées. Un nouveau regard pour la porte lui arracha un sourire. Malgré les soigneuses réparations des menuisiers, la porte portait encore les traces de griffes du dragon. Il aurait fallu la remplacer pour de bon.

Julia fronça les sourcils. Les voix continuaient à lui parvenir, très faibles, depuis l’autre côté de ces battants. Les courtisans criaient déjà à son arrivée, et le volume ne paraissait pas diminuer. Le son était juste assez fort pour être intrigant, mais pas assez pour être compréhensible. Julia décida qu’elle en avait assez. Elle se releva d’un bond, fouilla du regard la pièce chichement meublée, et eut une idée. On voulait la faire attendre ? Elle arracha la plus laide des tentures et la bourra dans l’interstice entre la porte et le sol. Puis, elle s’agenouilla et avec une torche tirée de son logement, elle mit le feu à la tapisserie.

Celle-ci brûlait bien, avec de grandes bouffées de fumée. Impatiente, Julia remit la torche en place. Les flammes montèrent un moment sans effet, et Julia commençait tout juste à se demander si une petite lampe à huile n’accélérerait pas les choses quand la Cour fit soudain silence. Puis éclata en cris de panique. Julia se réjouit d’entendre les jurons et les pas précipités. La porte s’ouvrit d’un coup sur Harald, qui salua Julia d’un hochement de tête et renversa un pichet de vin sur les flammes.

— Bonsoir, Julia, dit-il d’un ton décontracté. Nous vous attendions.

Elle l’écarta d’un coup d’épaule avant d’entrer. Il sourit et lui plaqua une main sur la hanche avant d’esquiver le coup de dague qui faillit lui trancher l’oreille.

— C’est passé très loin, taquina-t-il en restant hors d’atteinte. Me haïriez-vous moins ?

— Non. Mais vous commencez à avoir de l’entraînement.

Harald rit et la mena devant le trône. Le roi John la regarda durement.

— Vous ne pouvez pas frapper, comme tout le monde ?

— Vous me faites attendre depuis près d’une heure !

— Je n’ai pas que ça à faire, vous savez.

— D’accord. Je reviendrai quand vous serez prêt.

Elle se retourna pour partir, mais une dizaine de gardes lourdement armés lui barrait le chemin.

— Princesse Julia, votre attitude laisse grandement à désirer.

— Dommage. (Julia foudroya les gardes du regard, puis se retourna vers le trône.) Bon, admettons. Que voulez-vous ?

— Pour le moment, attendez sagement que je termine mes autres affaires. Harald vous tiendra compagnie.

Julia se raidit, dédaigneuse, releva l’ourlet de sa robe et s’assit sur la première marche du trône. Le froid du marbre la saisit malgré l’épais tapis, mais elle n’allait pas attendre debout pendant cent sept ans. Question de principes. Harald vint s’asseoir à côté d’elle, toujours hors d’atteinte. Avec un petit sourire, Julia tira sa dague et traça une grille de morpion entre eux. Harald tira une dague de sa propre botte et traça un cercle dans la case du centre.

Le roi John décida de ne rien remarquer. Il ferma les yeux un instant, puis se tourna vers les trois hommes qui attendaient devant lui avec plus ou moins de patience. Il avait déjà parlé à messire Blays par le passé, mais les deux autres landgraves lui étaient inconnus. Les trois hommes étaient arrivés ensemble. Les barons avaient donc dû s’entendre sur une ligne d’action. Mais à en juger par les coups d’œil que les landgraves se lançaient à tout bout de champ, l’alliance était plus que tendue. Satisfait, le roi John se renfonça dans son trône. Diviser pour mieux régner, telle était la règle. Les pousser à se disputer, pour que leurs propres conflits les séparent.

Il prit son temps pour étudier les trois hommes. Ils ne devaient surtout pas penser qu’ils pourraient le perturber. Messire Blays se tenait au centre. Un petit homme râblé aux cheveux gris courts et aux yeux perçants. Calme et mesuré, il cultivait un air de considération polie qui ne trompait qu’un temps. Le roi John le connaissait depuis près de vingt ans.

La silhouette à la musculature impressionnante, à la droite de messire Blays, ne pouvait être que messire Bedivere. D’après la rumeur, il avait tué une dizaine d’hommes en duel. On murmurait même qu’il les avait provoqués volontairement, pour le plaisir de tuer. Bien sûr, il était trop impressionnant et plein de morgue pour qu’on aille le lui dire en face. Mais toute sa façade de dureté ne parvenait pas à masquer la faiblesse de ses yeux bouffis et de sa moue lippue. Un jour, il pourrait remplacer le Champion. S’il vivait assez longtemps.

Il ne restait plus que l’individu timide à la gauche de messire Blays. Messire Guillam, donc, quelconque au point d’en devenir invisible. Grand, presque osseux, son visage rond et ouvert n’avait pas plus de caractère que celui d’un bébé. Ses cheveux rares étaient d’un brun terne, avec une raie nette au milieu. Ses yeux gris pâle clignaient nerveusement et il se dandinait sous le regard du roi, qui sourit derrière sa main. Il connaissait bien les hommes comme messire Guillam. Du genre à obéir à ses instructions à la lettre, principalement parce qu’ils n’étaient pas assez intelligents pour faire autrement. Ce genre d’émissaire était facile à mettre en déroute, et plus encore à manipuler. Puis messire Bedivere s’avança et s’inclina profondément devant le trône.

— Votre Majesté, si je puis vous demander un moment de votre temps…

— Bien sûr, messire Bedivere. Vous êtes le nouveau landgrave du domaine de la Crique d’Eauprofonde ?

— Oui, Sire. Je parle pour les barons Cuivre.

— Et que désirent-ils cette fois ?

— Ce qu’ils ont toujours désiré, Sire. La justice.

Un frisson de rire parcourut les courtisans, rapidement étouffé quand le landgrave les regarda. Avoisinant les deux mètres, ses épaules larges auraient pu faire hésiter le Champion lui-même. Satisfait de voir le silence revenir, messire Bedivere se détourna des courtisans avec un hochement de tête méprisant.

— La justice…, répéta le roi. Vous pourriez être plus spécifique ?

— Les barons Cuivre ont besoin d’hommes, Sire. Les démons envahissent les villes minières et détruisent tout sur leur chemin. Les réfugiés encombrent les routes un peu plus chaque jour. Nous ne pouvons pas les nourrir tous, et encore moins les abriter quand vient la nuit. Nos villes connaissent déjà des émeutes. La plupart de nos gardes sont morts en repoussant les démons. Le peu d’hommes qui nous reste ne saurait maintenir l’ordre. Les barons Cuivre demandent respectueusement que vous envoyiez une partie substantielle de votre Garde royale pour aider à repousser la menace des ténèbres.

— À l’heure actuelle, j’ai déjà envoyé à vos maîtres près de cinq cents gardes. Vous voulez dire qu’ils sont tous morts ?

— Oui, répondit messire Bedivere, suscitant des murmures d’étonnement chez les courtisans.

— Ils sont morts en combattant les démons ?

— Oui, Sire.

— Combien d’hommes des barons ont chevauché contre les ténèbres ?

— Sire, je ne vois pas…

— Combien ?

— Je ne saurais le dire. Beaucoup de gardes ont dû rester en arrière pour protéger la ville et maintenir l’ordre…

— Je vois. Mes hommes sont morts, tandis que ceux des barons restaient bien à l’abri derrière les murailles.

— C’est tout à fait secondaire, assura messire Bedivere avec calme. Mes maîtres réclament davantage d’hommes. Combien en enverrez-vous ?

— Je n’ai plus d’hommes disponibles.

— Ce sera votre dernier mot ?

— Oui. J’ai besoin de ces hommes ici même. Les barons doivent se défendre, et moi tout autant.

— Eux ne peuvent pas se terrer au fond de leur château, rétorqua messire Bedivere avec force.

Le silence s’abattit sur la Cour. Une telle insulte de la part d’un landgrave relevait presque de la trahison ouverte. Tout le monde attendait la réaction du roi John, et il lui fallut toutes ses années d’expérience et de diplomatie pour garder un visage serein. Un coup d’œil à Blays et Guillam lui avait appris qu’il ne trouverait aucun soutien de leur part. Leur expression et leur silence étaient plus éloquents que les propos de messire Bedivere. Le roi avait toujours su que les barons profiteraient de la situation pour se retourner contre lui. Bien sûr, cela arrivait plus tôt que prévu. Mais quoi qu’il décide, les barons Cuivre ne pouvaient pas perdre. S’il répondait favorablement, ce serait un signe de faiblesse, et ils reviendraient lui présenter d’autres exigences plus insensées encore. Qu’il refuse, et ils saisiraient cette occasion pour le renverser au profit d’un autre, plus malléable. La venue de messire Bedivere n’avait qu’un seul objet : insulter et humilier le roi devant sa Cour, et montrer à tout un chacun que le vrai pouvoir était aux mains des barons.

— Il est facile d’être brave derrière de hauts murs de pierre, insista messire Bedivere avec un sourire méchant. Mes maîtres n’ont que le mur de leurs villes et des barricades pour se protéger des démons. Nous exigeons d’autres hommes !

— Allez au diable, répondit le roi.

Messire Bedivere se raidit, et ses yeux prirent un instant l’éclat du sang, comme si la porte d’un fourneau s’était ouverte et refermée. Dans cette lueur éphémère, le roi vit la rage, la faim et la folie tout juste contrôlée. Il frissonna.

— Grandes paroles pour un vieux fou, contra messire Bedivere d’une voix tendue. Mes maîtres n’accepteront pas une telle réponse. Recommencez.

— Vous avez ma réponse. À présent, quittez ma Cour.

— Votre Cour ? (Le landgrave rit en regardant les courtisans et les soldats autour de lui.) Profitez-en bien, vieillard. Tôt ou tard, mes maîtres m’enverront vous la reprendre.

— Trahison, rappela le roi. Je pourrais vous faire décapiter pour cela.

— Votre Champion pourrait y parvenir. Malheureusement, il n’est pas là.

— Mais moi, je le suis, dit soudain Harald en se levant, l’épée en main.

Les courtisans murmurèrent, approbateurs, quand Harald s’interposa entre son père et le landgrave. Julia sourit et passa discrètement sa dague dans sa main de lancer, au cas où un autre landgrave voudrait intervenir. Messire Bedivere étudia Harald un moment, puis émit un rire sourd. La lueur rouge brilla et s’éteignit dans ses yeux, et il porta la main à la garde de son épée.

— Non ! cria le roi. Harald, rangez votre arme. J’apprécie l’intention, mais il aurait toutes les chances de vous tuer. Asseyez-vous et laissez-moi faire.

Harald hocha la tête, raide, remit son épée au fourreau avec un claquement, et se rassit à côté de Julia. Celle-ci lui adressa un hochement de tête approbateur, et il eut un sourire amer. Le roi se pencha en avant sur son trône et étudia messire Bedivere.

— Landgrave. Vous avez encore fort à apprendre. Pensiez-vous vraiment que vous pourriez me menacer dans ma propre Cour sans risque ? Vous êtes un imbécile, messire Bedivere, et je ne supporte pas les idiots. Votre choix est simple : inclinez votre tête devant moi, ou je vous la prends.

Le landgrave rit, et Thomas Grey s’avança. L’astrologue tendit un doigt osseux, et le rire de messire Bedivere se transforma en cri de douleur. Paralysé par la souffrance, il fut même incapable de prendre son épée.

Quand l’astrologue lui ordonna de s’agenouiller, messire Bedivere tomba, le visage baigné de larmes. Les deux autres landgraves, horrifiés, regardèrent leur compagnon pleurer comme un enfant.

— Et maintenant, prosternez-vous devant votre roi, dit l’astrologue.

Et messire Bedivere se prosterna. Le roi John considéra le landgrave tremblant, et ne prit aucun plaisir à ce spectacle. Il se sentait fatigué, sali et un peu écœuré.

— Assez, murmura-t-il.

L’astrologue baissa la main et se recula. Messire Bedivere s’écroula sur le tapis et frissonna jusqu’à ce que la douleur le lâche.

Le roi John parcourut sa Cour des yeux, mais personne ou presque ne voulait croiser son regard. Ceux qui ne se détournèrent pas exprimaient une horreur et un dégoût profonds devant ce que l’astrologue avait fait en son nom. Le roi John soupira et regarda la silhouette en noir qui attendait à son côté. Ses traits saturnins étaient calmes et détendus, et le soupçon d’un sourire jouait sur ses lèvres. Thomas, mon vieil ami… Que nous arrive-t-il ? Nous avions juré de mourir plutôt que d’utiliser ce genre de magie. Cette pensée le dérangeait, et il secoua la tête, comme agacé par un moustique. Son regard tomba sur messire Bedivere qui luttait pour se relever sur un genou. Le roi fit signe à deux gens d’armes tout proches.

— Aidez le landgrave à se relever.

— Non ! rugit Bedivere. Je n’ai pas besoin de votre aide.

Lentement, douloureusement, il se campa devant le trône. Les jambes secouées de spasmes incontrôlables, il parvenait à garder fière allure. Sur son visage blafard, les larmes séchées ne parvenaient pas à le priver de sa dignité. Par son refus entêté de sa propre faiblesse, il sortait presque grandi de l’épreuve. Puis l’éclat rouge surgit de nouveau dans son regard, et il se jeta sur le roi. Il était tout juste parvenu aux marches quand l’astrologue leva la main, et un éclair frappa le landgrave, le projetant au loin. La foule, aveuglée par l’éclair, vit bientôt messire Bedivere, avachi à plus de cinq mètres du trône. Touché à la poitrine, le landgrave avait la cotte de mailles crevée et le pourpoint de cuir brûlé. Messire Blays s’agenouilla à côté du guerrier et chercha son pouls.

— Il est vivant. Son armure l’a protégé.

Le roi fit signe aux deux gens d’armes.

— Faites sortir le landgrave. Que mon chirurgien s’occupe de lui.

Les gens d’armes se mirent en branle, saisirent messire Bedivere et le portèrent hors de la Cour. Le roi John secoua la tête, fatigué, se renfonça dans son trône, et regarda les deux derniers émissaires.

Nerveux, messire Guillam fit une tentative de sourire. À l’évidence, il était perdu. Un fin voile de transpiration lui baignait le front, et il se dandinait d’un pied sur l’autre, comme un enfant trop timide pour demander la permission d’aller aux toilettes. Le roi John fronça les sourcils et étudia messire Guillam plus attentivement. S’il était tout à fait incapable, les barons ne l’auraient pas envoyé. Il considéra les alternatives. Messire Bedivere avait déjà essayé de le tuer. Messire Guillam pouvait être un second assassin, connaissant les sorts, les poisons ou les malédictions. Un espion, envoyé pour prendre contact avec les éléments déloyaux de la Cour. Ou même un diplomate très doué, derrière cette façade timide. Le roi John eut un sourire crispé. Il n’y avait qu’une seule façon d’en avoir le cœur net…

— Messire Guillam ?

— Oui, Sire ?

Le landgrave sursauta violemment et regarda le roi.

— Vous êtes nouveau à ma Cour.

— Oui, Sire. Je suis le nouveau landgrave du domaine de Boisbouleau. Je parle au nom des barons Argent.

— Et que désirent-ils ?

Messire Guillam, avec un coup d’œil furtif pour l’astrologue toujours aussi sinistre, déglutit avec peine. Un sourire nerveux au roi, un doigt glissé dans son encolure pour s’aider à respirer…

— Les barons Argent désirent… également… votre aide, Sire. Ils ont besoin, euh…

Et le reste de son assurance parut le déserter. Il chercha rapidement un parchemin glissé à sa ceinture. Il le déroula, se rendit compte qu’il le tenait à l’envers, sourit d’embarras, retourna le parchemin et lut.

— Mes maîtres m’ordonnent de vous informer qu’ils ont le plus grand besoin de ce qui suit : sept troupes de gardes de votre propre Garde royale, quatre troupes de milice conscrite ; d’armes, de montures et de ravitaillement pour ces troupes…

— Cela suffit, dit le roi.

— Il reste encore beaucoup de choses, protesta messire Guillam.

— Vraiment ? Quelle surprise. Dites-moi, cher et noble Landgrave…

— Oui, Sire ?

— Que faites-vous ici ?

Messire Guillam cilla de confusion, eut un geste impuissant, et faillit lâcher son parchemin.

— Je représente les barons Argent, Sire. Je vous apporte leurs paroles.

— Non, messire Guillam. Je voulais dire, pourquoi vous ont-ils nommé, vous, en tant que landgrave ? Vous ne semblez pas avoir beaucoup d’expérience dans ce domaine.

— Oh non, Sire. Avant ma nomination, j’étais ministre des Finances du baron Ashcroft.

Le roi sourcilla. Un comptable. Il ne manquait plus que ça. Il aurait encore préféré un autre assassin.

— Passez votre liste à mon sénéchal, messire Guillam. Il vous fournira les armes et provisions que nous pourrons nous permettre de donner.

— Il y a aussi le détail des onze troupes… (La voix de messire Guillam mourut quand l’astrologue gloussa.) Nous pourrions transiger pour sept.

— Pas de transaction, dit le roi. Et pas de troupe non plus. Désirez-vous discuter ce point ?

— Oh non, Sire, s’empressa d’assurer messire Guillam. Pas le moins du monde. Du tout. Vraiment pas.

Il enroula son parchemin, s’inclina rapidement, puis se recula derrière messire Blays. Le roi salua le troisième landgrave d’un hochement de tête poli, et messire Blays s’inclina en retour. Ses mouvements lents et délibérés montraient sa discipline, et sa voix resta calme même quand il considéra l’astrologue.

— Vos pouvoirs ont crû depuis la dernière fois que je suis venu, messire astrologue. Mais ne croyez pas m’intimider. Il en faudrait bien plus. Je suis messire Blays, d’Oakeshoff. Je parle pour l’Or.

Le roi inclina légèrement la tête.

— Vous êtes le bienvenu à ma Cour, messire Blays. Désirez-vous également des troupes ?

— Je transmets les paroles de mes maîtres, rappela prudemment messire Blays. D’autres hommes seront nécessaires si nous devons résister aux ténèbres. La longue nuit a percé nos frontières, et déjà les démons parcourent les terres comme autant de loups enragés. Nous ne pourrons plus tenir très longtemps. Même la pierre et le bois de nos forts ne nous défendront pas quand les ténèbres s’abattront. Vous savez que je dis vrai, Sire.

— Oui, concéda le roi d’une voix lasse. Je sais. Mais ma réponse restera la même, messire Blays. Je n’ai pas d’hommes à vous envoyer.

— Je vais transmettre votre réponse à mon maître, dit le landgrave. Mais croyez-moi, il ne l’acceptera pas.

— Oh que si, insista l’astrologue. Il l’acceptera car il n’a pas le choix.

— On a toujours le choix, insista messire Blays. Ses paroles douces firent planer un air de menace dans le silence, et aucune réponse ne vint.

— Très bien, finit par dire le roi. Vous êtes venus à cette Cour pour me demander mon aide, nobles Landgraves. Et s’il n’est pas en mon pouvoir de satisfaire les demandes de vos maîtres, je peux peut-être leur apporter un message d’espoir. En ce moment même, mon Champion et mon fils cadet, le prince Rupert, sont en route pour ramener le Haut Sorcier dans le royaume de la Forêt afin qu’il oppose sa magie aux ténèbres.

— Vous voulez le ramener ? demanda messire Blays. Après ce qu’il a fait ?

— C’est nécessaire, expliqua l’astrologue.

— Les situations désespérées appellent des mesures désespérées, rappela le roi. J’ai donc également décidé de rouvrir la Vieille Armurerie et de tirer la Curtana de son fourreau.

Après un instant de stupeur générale, le chaos éclata. Soudain, on aurait dit que tout le monde criait et jurait, s’efforçant de se faire entendre malgré le vacarme assourdissant. Les courtisans les plus proches du trône, furieux, furent repoussés à la pointe de l’épée par les gens d’armes. Et le rugissement collectif continuait à monter, créant une vague de son qui rebondissait sans fin sous le plafond haut.

Julia, stupéfaite par cette éruption, lut la surprise et l’outrage sur les visages, soulignés çà et là par la peur la plus abjecte. Elle se tourna vers Harald, presque aussi perdu qu’elle.

— Harald ! Que se passe-t-il ?

La cacophonie était telle qu’elle devait pratiquement lui crier dans l’oreille pour se faire entendre. Et malgré cela, il secoua la tête. Elle chercha dans son visage un semblant de réponse, mais il afficha bientôt un masque impassible. Seul le blanchissement de ses phalanges autour de sa dague trahissait l’ampleur de ses émotions.

— Assez ! ordonna l’astrologue, soudain enveloppé de flammes et de fumée.

Sa cape noire claqua autour de lui comme une paire d’ailes déployées, et un savoir puissant parut s’agiter derrière son regard glacial et impénétrable. Un silence général tomba sur la Cour, rompu seulement par le craquement des flammes qui enveloppaient l’astrologue sans paraître le brûler. Avec un sourire sinistre pour la Cour domptée, il laissa retomber les flammes. Une fois de plus, Thomas Grey se tenait devant eux, simple vieil homme habillé en noir.

— Merci, messire astrologue, dit le roi. Écoutez-moi bien, très chers seigneurs et dames. Je ne tolérerai pas ce genre de trouble dans ma Cour. Encore un éclat de ce genre, et mon bourreau fera son office. J’exige que l’ordre règne dans cette Cour ! Est-ce bien clair ?

Un par un, les courtisans s’agenouillèrent et inclinèrent la tête devant leur roi, puis les gens d’armes, puis l’astrologue lui-même, jusqu’à ce que dans toute la Cour il ne restât que deux hommes debout : les landgraves d’Or et d’Argent. Messire Guillam trembla quand le regard du roi John tomba sur lui, et bien qu’il ne puisse se résoudre à croiser ses yeux, il refusa de s’agenouiller. Et le roi John connaissait messire Blays depuis trop longtemps pour espérer le faire ployer.

Le roi se renfonça dans son trône et étudia les deux hommes, pensif. Il fut un temps où messire Blays aurait pris sa propre vie pour prouver sa loyauté à la couronne. Et il aurait abattu le premier qui se serait permis de la mettre en doute. Face à sa loyauté ancienne, son refus de s’incliner était presque une déclaration de guerre. Le roi tourna son attention vers messire Guillam, et fronça des sourcils. Malgré sa peur panique, il trouvait la force de le défier. Pourquoi ? Le roi John ferma les yeux et soupira. Il le savait bien. La Curtana lui inspirait une crainte plus grande encore.

Je le dois, s’entêta le roi John. C’est nécessaire.

Il ouvrit les yeux et regarda la mer de têtes inclinées devant lui. Il était trop cynique pour se laisser impressionner. Ils s’inclinaient moins par loyauté que par peur de l’astrologue. Mais cela lui suffirait, faute de mieux. L’ennemi était à ses portes, à plus d’un titre apparemment. Il ne pouvait plus se permettre de faire la fine bouche.

— Relevez-vous !

La Cour obéit dans un froissement de soies et de mailles. Un murmure rebelle naquit parmi certains courtisans, et mourut quand le roi fronça les sourcils. Avec un sourire mauvais, il se tourna vers messire Blays, resté impassible.

— Or donc, noble Landgrave, vous vous opposez à notre utilisation de la Curtana.

— L’épée de Compulsion est interdite à votre lignée depuis plus de quatre siècles, rappela messire Blays avec froideur.

— La situation a changé depuis, tempéra le roi. Il faut arrêter les Ténèbres, et puisque nous ne pouvons espérer y parvenir à la force de nos bras…

— La Curtana est interdite ! s’entêta messire Blays. Un roi règne avec le consentement de son peuple, et non parce qu’une épée magique les force à obéir. Nous avons déjà vu comment votre astrologue utilise ce genre de pouvoir. S’il a des torts, messire Bedivere reste un guerrier. Il a lutté et saigné pour vous dans des dizaines de campagnes. Et votre petit sorcier l’a traité comme un chien enragé ! Pensez-vous que les barons vous laisseront employer impunément un tel pouvoir ?

— Quand le roi tirera la Curtana, les barons respecteront sa volonté, rappela l’astrologue.

La réponse fut longue à venir, et s’éleva d’entre les courtisans, portée par une voix basse et sonore.

— Majesté !

— Oui, seigneur Darius ?

— Avec votre permission, Sire, j’envisage un compromis aussi satisfaisant pour vous que pour les barons.

— Très bien, seigneur Darius. Approchez du trône. Mais si ce compromis est aussi brillant que votre dernière idée, vous feriez mieux de rester à votre place.

Le ministre de la Guerre gloussa son appréciation de cette boutade, sa silhouette rebondie se faufilant avec une grâce étonnante entre les courtisans méfiants. Il s’arrêta devant le trône, entre les landgraves et le roi, et s’inclina devant les deux individus. Le roi John eut un froncement de sourcils impatient.

— Eh bien, seigneur Darius ?

— Il me semble, Votre Majesté, que messires Blays et Guillam sont anxieux de l’utilisation que vous comptez faire de la Curtana. Si vous pouviez leur expliquer une partie au moins de votre stratégie…

— Un roi n’a pas à s’expliquer, dit l’astrologue. Un sujet loyal obéit sans questions.

— Bien sûr, bien sûr, s’empressa de concéder le seigneur Darius. Je cherche tout bonnement à simplifier les débats…

— C’est une demande raisonnable, reconnut le roi. Et si elle permet de rassurer messire Blays… (Le landgrave opina, raide.) Très bien. Comme messire Blays l’a déjà signalé, la nature de la Curtana force l’obéissance. Je propose d’utiliser ce pouvoir sur les démons, pour les forcer à retourner aux ténèbres d’où ils ont surgi. C’est une solution simple à notre problème.

— Presque élégante dans sa simplicité, ajouta le seigneur Darius. Ne trouvez-vous pas, seigneur Blays ?

— Cela pourrait fonctionner, admit l’intéressé. Si toutefois la Curtana peut affecter des esprits autres qu’humains. À ma connaissance, personne n’a encore jamais essayé. Mais même si cela fonctionne, qu’adviendra-t-il de l’épée après que les démons auront été repoussés ?

— Après cela, elle sera remise à l’Armurerie, dit le roi. Et elle pourra y rester jusqu’à la fin des temps, en ce qui me concerne.

— Eh bien, eh bien…, se réjouit le seigneur Darius en tapant dans ses mains porcines. Mais je crains que les nobles landgraves aient besoin de preuves plus concrètes des intentions de Votre Majesté.

— Comment osez-vous ? rugit l’astrologue en s’avançant.

Le seigneur Darius pâlit, mais ne céda pas de terrain.

— Votre Majesté…

— Laissez-le parler, insista le roi.

L’astrologue reprit place au côté du trône. Le seigneur Darius s’inclina avec grâce.

— Tout compte fait, Votre Majesté, une épée reste une épée. Puisque vous admettez qu’elle ne devrait plus jamais être utilisée, après que les démons auront été chassés, la Curtana devrait être fondue en public, une bonne fois pour toutes.

— Mon instinct serait de refuser. Cette épée est dans notre famille depuis des générations, et pourrait se montrer utile dans le futur… mais je vous comprends. La Curtana est une épée trop dangereuse pour qu’on la confie à quiconque. Une telle réponse satisferait-elle les barons, messire Blays ?

— Elle le pourrait, admit messire Blays avec prudence. Mais je ne parle que pour l’Or.

Avec un sourire froid, le roi John répondit :

— Là où mène l’Or, l’Argent et le Cuivre le suivent. N’est-ce pas, messire Guillam ?

Le landgrave d’Argent hocha la tête avec énergie.

— Je suis sûr que mes maîtres verront là une excellente idée, Votre Majesté.

— Alors je la considérerai, dit le roi John. Vous aurez ma réponse avant votre départ demain.

Messire Blays hocha la tête, impassible.

— Merci, Sire. Nos affaires touchant à leur fin, avec votre permission, messire Guillam et moi-même allons nous retirer en nos appartements. La journée fut longue.

— Pour le moins, concéda le roi. Fort bien, nobles Landgraves. Vous pouvez disposer.

Messire Guillam et messire Blays s’inclinèrent devant le trône, se retournèrent et quittèrent la Cour. Les courtisans murmurèrent entre eux en les regardant partir.

— Silence, intima l’astrologue avec succès.

— Avant que je renvoie cette Cour pour la journée, j’ai un devoir plus que plaisant à remplir. Princesse Julia ?

— Ah, vous vous rappelez enfin que je suis là. Je commençais à me sentir invisible.

— Julia, très chère, vous n’êtes jamais loin de mes pensées. Harald. J’espère que vous avez su divertir la princesse Julia ?

— Tout à fait. Elle devient très adroite au morpion. Encore un peu d’entraînement et elle sera tout à fait au point.

Julia voulut lui planter sa dague dans le pied, qu’il écarta avec un sourire.

— Si vous avez fini… J’aimerais faire une annonce.

— Alors finissons-en, soupira Julia.

— Mes seigneurs, mes dames, j’annonce ce jour les fiançailles de mon fils aîné, le prince Harald, avec la princesse Julia des Bas-Coteaux. Je leur souhaite tout le bonheur et toute la chance du monde.

— Il en aura bien besoin, railla une voix dans l’assistance.

Julia se retrouva sur ses pieds en un instant.

— Attendez un peu ! Il est hors de question que j’épouse Harald !

— Oh que si ! insista le roi. Je viens même de l’annoncer.

— Eh bien vous pouvez le désannoncer !

— Princesse Julia, dit le roi sans se laisser démonter. Vous allez épouser Harald dans quatre semaines, de gré ou de force. Mon fils est un jeune homme convenable, et fait honneur à sa lignée. Je suis sûr que, sous sa tutelle, vous deviendrez une femme digne de lui et de la Cour.

— Je préfère encore me tuer !

— Vous n’en ferez rien ! Ce n’est pas votre genre, dit l’astrologue.

Furieuse, elle leur tourna le dos en sentant les larmes venir.

— Nous verrons. Nous verrons bien…

Le roi John l’ignora et ajourna sa Cour. Les courtisans s’inclinèrent ou firent la révérence, puis sortirent à la queue leu leu, étonnamment silencieux. Sur un hochement de tête du roi, les gardes et gens d’armes sortirent à leur suite. Julia s’éloigna du trône, puis leva les yeux. Harald se tenait devant elle. Elle n’avait pas l’énergie de le frapper.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’une voix lasse.

— Julia… Vous aimez vraiment Rupert ?

La princesse secoua la tête.

— Je ne sais pas. Peut-être. Pourquoi ?

Harald haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Écoutez, Julia. Ce mariage aura lieu, que nous le voulions ou non. Je ne m’attends pas à ce que vous m’aimiez, mais… Suis-je vraiment un si mauvais parti ? Je ne suis pas un ogre, vous savez. Enfin, pas tout le temps. (Il marqua une pause pour voir si elle allait sourire. Non.) D’une façon ou d’une autre, Julia, vous allez devenir ma femme. Essayez de vous faire à cette idée. Nous en reparlerons plus tard.

Julia le regarda quitter la Cour. Les plans d’évasion tourbillonnaient sous son crâne. Mais où aller ? À les entendre, le royaume de la Forêt était envahi par les démons. Si le dragon avait été assez fort pour partir avec elle… Mais ce n’était pas le cas. Il avait encore mal, et il dormait presque tout le temps. Elle ne pouvait pas le quitter comme ça. Ni Rupert, d’ailleurs. Tout était de sa faute, de toute façon. S’il ne l’avait pas abandonnée dans le château pour retourner jouer les héros et se faire tuer…

Julia ferma les yeux et enfonça ses ongles dans la paume de ses mains. Elle refusait de pleurer devant le roi. Elle finit par rouvrir les yeux, toujours secs, et regarda la Cour vide sans la voir.

Où que tu te trouves, Rupert, sois prudent. Et reviens vite.

Le roi John regarda partir la princesse, admirant en secret son calme et sa maîtrise de soi. Il attendit que les portes se referment, puis s’avachit sur le trône.

— C’est sans doute une des sessions les plus longues de notre histoire, se lamenta l’astrologue en s’asseyant avec soin.

— Oui… Je te jure que ce maudit trône devient de plus en plus inconfortable.

— Au moins, toi, tu es assis. Ça fait dix heures que je suis debout, j’ai le dos en compote.

Le roi gloussa de sympathie.

— On devient trop vieux pour tout ça, Thomas.

— Parle pour toi…

Ils restèrent quelques instants à savourer chacun la compagnie de son ami, à observer les ombres qui se massaient dans la Cour. La lumière tombait par les merveilleux vitraux, et les grains de poussière dansaient dans l’air immobile. Le roi John tiraillait pensivement sa barbe, puis il jeta un coup d’œil à l’astrologue.

— Jolie démonstration que tu as donnée pour les landgraves, Thomas.

— Merci, John. Je trouvais aussi que ça s’était bien passé.

— Tu étais vraiment obligé de faire ramper messire Bedivere comme ça ?

— Allons, John… C’est un tueur, et les barons le savaient en l’envoyant ici. Il t’aurait abattu comme un chien.

— Je sais… Mais aucun homme ne devrait ramper comme il l’a fait. Je me suis senti… sali.

— Écoute, John. On en a parlé presque toute la nuit. La seule façon de dompter les barons sera de faire en sorte qu’ils nous craignent plus qu’ils craignent les ténèbres. Comment veux-tu qu’on y arrive si je n’utilise pas mes pouvoirs ? Je ne l’ai pas blessé, John. Je l’ai juste forcé à faire ce qu’il aurait fait de toute façon.

— Et l’éclair ?

— Une illusion, avant tout. Il y avait juste assez de force pour l’assommer, et c’est tout.

— Tu ne comprends pas, Thomas. Si je tire la Curtana, c’est pour prouver aux barons que nous ne sommes pas impuissants contre les ténèbres. Qu’on a des armes plus puissantes à utiliser contre les démons. Après ce que tu as fait à Bedivere, tout le monde se fiche des démons. Les gens vont surtout s’inquiéter de savoir si je compte utiliser l’épée contre eux ou pas.

— Bon sang ! Je suis désolé, John. Je n’avais pas réfléchi.

— En l’état, on hésite déjà à tirer la Curtana. Je ne veux même pas parler des Objets infernaux. Si les barons soupçonnaient qu’on envisage aussi d’utiliser ces armes-là…

— On se retrouverait avec une révolte ouverte. Je comprends, John. Mais il nous faut ces épées. Les ténèbres seront bientôt sur nous, et nous ne pouvons pas nous reposer sur le Haut Sorcier. On ne peut même pas être sûrs qu’il va venir.

— Il viendra, dit le roi. Tu le connais.

Après un silence gêné, Grey s’éclaircit la voix, hésitant.

— Je sais ce que tu penses, John. Mais nous avons besoin de lui.

— Je sais.

— Il a pu changer. Il est parti depuis si longtemps…

— Je ne veux pas en parler…

— John…

— Je ne veux pas en parler !

Thomas Grey se détourna, incapable de résister à la rage et l’amertume qu’il lisait encore dans le regard de son ami.

— Parle-moi des Objets infernaux, dit le roi John. Cela fait des années que je n’ai pas lu les textes qui les concernent.

— Apparemment, autrefois, ces épées étaient au nombre de six. Il ne nous en reste que trois. Fulgente, Gangrène et Fendroc. Personne n’a osé les dégainer depuis des siècles.

— Elles sont aussi puissantes que le dit la légende ?

— Sans doute plus encore. Toutes les sources que j’ai pu lire à leur sujet en sont mortes de peur.

— C’est bien beau, grogna le roi, mais ces épées et la Curtana sont encore au fourreau dans la Vieille Armurerie. Et la Vieille Armurerie se trouve dans l’Aile sud, qu’on n’a pas retrouvée depuis sa disparition, il y a trente-deux ans !

— Le sénéchal m’a assuré qu’il peut la trouver, rappela Grey. Et ça me suffit. C’est le meilleur guide que le château ait jamais eu.

— Oui, peut-être… Tu sais, Thomas, il y a des jours où je regrette que ton titre soit simplement honoraire. Parfois, ce serait agréable d’avoir quelqu’un qui puisse vraiment prédire l’avenir.

Grey ricana.

— Désolé, John, mais mon titre n’est qu’un héritage de nos ancêtres superstitieux. Je ne suis qu’un astronome. Si tu me montres des entrailles de mouton, je pourrai simplement conseiller d’en faire de la soupe.

Le roi sourit et hocha la tête.

— Ce n’était qu’une idée, Thomas. (Il se remit sur ses pieds, raide, et observa la Cour vide.) Je pense que je vais aller me coucher. Je suis si fatigué, en ce moment…

— Tu travailles trop. Et moi aussi. Tu devrais laisser plus de responsabilités à Harald. Qu’il s’occupe de la routine. À son âge, il pourrait facilement se charger d’une partie du travail.

— Non. Il n’est pas encore prêt.

— Tu ne pourras pas repousser l’échéance sans cesse, John. Nous ne serons pas toujours là pour le conseiller. L’âge nous rattrape.

— Dans mon cas, il court même très vite. (Le roi aboya de rire et descendit les marches du trône, écartant le bras offert par l’astrologue.) Je suis fatigué, Thomas. Nous en reparlerons demain.

— John…

— Demain, Thomas.

L’astrologue regarda le roi traverser la Cour vide.

— Demain, il sera peut-être trop tard, John.

Mais si le roi l’entendit, il n’en laissa rien paraître.



— Vous pourriez être roi, Harald, souligna le seigneur Darius.

— Je le deviendrai, rappela le prince. Je suis le fils aîné. Un jour, toute la Forêt sera à moi.

— Vous ne régnerez sur rien si vous attendez d’hériter du trône.

— C’est de la sédition.

— Oui, reconnut le seigneur Darius avec un sourire. Tout à fait.

Les deux hommes se sourirent et trinquèrent. Harald hocha la tête pour marquer son appréciation du cru, et la dame Cecelia se pencha pour remplir sa coupe à ras bord. Avec un sourire de gratitude, le prince s’installa plus confortablement sur sa chaise pour observer les appartements de Darius. D’après ce qu’on lui avait raconté de son mode de vie, Harald s’était attendu à une décoration chargée et somptueuse, tout en tapis épais et en riches tentures. Au lieu de cela, il avait trouvé une pièce sombre, presque austère, au sol et aux murs de bois sombre, réchauffée par une unique cheminée. Une grande bibliothèque encombrée de traités politiques, historiques et magiques occupait tout un côté de la pièce. Harald s’en étonna intérieurement. Le ministre de la Guerre paraissait plein de surprises. Le prince prit une gorgée de vin et étudia son hôte. Son maquillage outrancier ne cachait rien de sa laideur renfrognée. En privé, il s’y ajoutait un air impitoyable et froid qu’il prenait toujours garde de masquer en public.

Cet homme est dangereux, se dit Harald. Il est ambitieux et impitoyable. C’est une combinaison utile en toutes choses, mais plus encore en politique. Il doit se voir en faiseur de rois.

Il reporta son attention sur l’épouse du seigneur Darius, la dame Cecelia. Elle lui sourit et croisa son regard avec un air d’appréciation ouverte. Ses cheveux noirs comme la nuit tombaient sur ses épaules d’albâtre nues, soulignant son visage à la beauté délicate. La sensualité bouillonnait dans ses yeux noirs et sa bouche souple. Elle avait abandonné sa robe de Cour aux broderies complexes pour une simple toge de soie qui révélait d’irrésistibles éclats de cuisse chaque fois qu’elle bougeait. Appétissante, se dit Harald. Et pas farouche, même devant son mari. Une nouvelle fois, Harald se demanda ce que ces deux-là pouvaient apprécier l’un chez l’autre. Certes, ils formaient une équipe politique redoutable, mais les ragots ne tarissaient pas sur les liaisons entre la dame Cecelia et les jeunes recrues de la garde. Darius devait être au courant, mais il ne disait jamais rien. Il faut de tout pour faire un monde, se dit Harald avec cynisme.

— Eh bien, très cher ministre de la Guerre, dit-il. Tout cela est fort agréable, il est vrai, mais que voulez-vous exactement de moi ?

Darius sourit devant la franchise du prince, et trempa les lèvres dans son vin.

— Pour l’heure, très peu de chose, Sire. Mais soyez certain que mes amis ont vos meilleurs intérêts à cœur.

— Vraiment ? Comme c’est intéressant. J’avais l’impression que vos amis avaient à cœur les meilleurs intérêts de la Forêt. Après tout, c’est ce qui m’amène.

— En vous aidant, nous aidons la Forêt, le rassura Darius. Votre père n’est plus apte à régner. Il a abandonné les barons face aux ténèbres, insulté et attaqué les landgraves devant la Cour, et maintenant il menace de tirer la Curtana ! Il doit savoir que les barons ne le laisseront pas faire. C’est pratiquement une invitation à la rébellion.

— Les barons ont besoin d’un roi, dit Harald avec calme. Ils n’ont pas assez d’hommes pour résister seuls au Noirbois, et ils le savent. Leur seul espoir serait une armée. Une force unie assez puissante pour repousser les ténèbres. Ils ont essayé de forcer le roi à leur apporter son soutien, et se sont rendu compte qu’il n’avait plus besoin de leur aide. Si la Curtana fonctionne sur des esprits non humains, bien sûr. Et sinon, il sera trop tard pour essayer de lever une armée. Rien d’étonnant à ce que les barons soient désespérés. Si l’épée ne fonctionne pas, nous serons tous plongés dans les ténèbres. Et si elle fonctionne, le roi John pourrait devenir le plus grand tyran que ce royaume ait connu. Avec l’épée de Compulsion, son moindre caprice deviendrait loi. Toutefois, si le roi John est renversé, qui contrôlera l’armée ? Les barons se méfient les uns des autres, puisque l’un ou l’autre pourrait utiliser l’armée pour se proclamer roi.

» Donc, les barons ont besoin d’un roi, mais ils ne veulent pas du roi John. Et cela, seigneur Darius, explique que vous ayez demandé ma présence ici ce soir. N’est-ce pas ?

Darius regarda le prince derrière ses yeux plissés.

— Vous faites preuve d’une compréhension très claire de la situation, Sire. Je n’avais pas réalisé à quel point vous vous intéressiez à la politique. Par le passé, vous avez toujours paru plus captivé par d’autres… centres d’intérêt.

— Mais nous sommes rarement ce que nous montrons au monde, n’est-ce pas, très cher ? (Il abandonna soudain sa candeur habituelle pour prendre un air plus dur, un regard plus perçant.) J’ai peut-être l’air idiot, Darius, mais ne vous y trompez jamais.

— Alors pourquoi faire semblant ? demanda la dame Cecelia avec le plus charmant froncement de sourcils.

— Pour prendre les autres à contre-pied, répondit Harald. On ne voit en moi une menace que lorsqu’il est trop tard. C’est follement amusant…

Son visage reprit son air aimable, mais ses yeux restèrent froids et sardoniques. Darius, avec un sourire incertain, se demanda quelle était la bonne approche avec ce prince Harald si inattendu.

— Les intentions de votre père sont incontestablement louables, Sire, mais il est vieux, et son esprit n’est plus aussi vif que par le passé. Il écoute trop son astrologue, et pas assez les courtisans qui ont toujours eu le privilège et la responsabilité de le conseiller. Puisque les ténèbres se massent déjà hors de nos murs, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser le roi jouer avec nos vies en tirant une épée aussi magique qu’inutile. Si le roi refuse d’entendre raison, il faudra l’y forcer.

— C’est de mon père que vous parlez, rappela Harald à mi-voix. Si je devais penser que vous le menacez…

— Pas le moins du monde, s’empressa de promettre Darius. Il est tout à fait hors de question qu’il lui soit fait le moindre mal.

— Vous oubliez messire Bedivere.

— Une erreur, soyez-en certain. Je ne pense pas qu’un seul d’entre nous ait réalisé à quel point cet homme était instable. (Harald lui jeta un regard froid.) Croyez-moi, Sire, je vous en prie. Le roi ne sera en aucun cas blessé. Mes associés et moi-même avons le plus grand respect pour ses accomplissements passés. Nous avons simplement l’impression que la pression de sa position est devenue trop lourde pour son grand âge. Le royaume de la Forêt a besoin d’un monarque plus jeune et plus capable. Tel que vous, Prince Harald.

Avec un sourire, le prince laissa le silence s’installer.

— Avons-nous votre soutien ? demanda Darius.

Malgré la tiédeur confortable de la pièce, le ministre sentit une sueur froide perler à son front. Le prince en face de lui n’était pas l’homme qu’il avait cru connaître. Darius se demandait si ses amis et lui n’avaient pas fait une effroyable erreur. D’un seul mot, Harald pourrait faire rouler bien des têtes avant l’aube. Darius se dandina sur sa chaise, puis plaça mine de rien une main sur la dague empoisonnée dissimulée dans sa manche.

Harald leva son verre vide. La dame Cecelia se pencha pour le remplir. Sa tunique s’ouvrit un instant, révélant la naissance de son imposant décolleté. Harald sirota son vin, un sourire sardonique aux lèvres.

— Mon soutien vous est acquis, répondit-il. Mais pour des raisons qui me sont propres, et non les vôtres.

— Des raisons propres ? s’enquit Darius.

— Je veux devenir roi, expliqua Harald. Je suis las d’attendre.

Darius sourit et écarta sa main de la dague.

— Je pense que votre patience sera bientôt récompensée, Sire.

— Très bien. Pourquoi m’avez-vous abordé, Darius ? Rupert aurait certainement constitué un meilleur choix. Il a beaucoup plus que moi à gagner.

— Rupert est devenu une sorte de facteur énigmatique. Le temps qu’il a passé dans le Noirbois l’a changé. Il est devenu plus fort, plus volontaire, plus… indépendant. Il est depuis toujours loyal à la Forêt, mais sans jamais cacher le fait qu’il préfère l’éthique à la politique. Attitude fort naïve pour un prince, mais tout à fait inacceptable pour un roi. Et puis, je ne pense pas que nous pourrions travailler en bonne entente.

— Il ne m’aime pas, rappela la dame Cecelia d’une voix boudeuse.

Harald se leva en posant son verre.

— Je vous soutiens en principe, Darius. Mais pour le moment, ce sera tout. Arrangez une rencontre avec vos amis pour que je leur parle. Si je dois me lancer dans la trahison, je veux connaître tous mes coconspirateurs.

— Très bien, dit Darius. Je vous ferai prévenir dès que nous serons prêts.

— Ne traînez pas.

— Bien sûr, Sire.

Harald parti, Darius se resservit du vin. À sa propre surprise, il tremblait.

— Chiot insolent, grogna-t-il. Il devrait être reconnaissant de la chance qui lui est offerte.

— Les rois le sont rarement, rappela la dame Cecelia. Cela lui passera. Il est jeune, impatient, et pas aussi intelligent qu’il voudrait nous le faire croire.

— Ne le sous-estimons pas, dit messire Blays en sortant de la bibliothèque qui venait de se rabattre sur ses gonds dissimulés.

Messire Guillam et messire Bedivere le suivirent dans la pièce, et la bibliothèque se referma derrière eux.

— Ne nous inquiétons pas pour Harald, dit Darius. S’il veut devenir roi, nous sommes sa meilleure chance.

— Ce matin, j’aurais été d’accord avec vous, dit Blays en se laissant tomber sur la chaise en face de Darius. Mais à présent, je n’en suis plus si sûr. J’ai toujours dit que le prince réfléchissait plus qu’on voulait bien le croire. L’ancien Harald ne nous aurait pas posé de problème. Nous aurions pu en faire ce que nous voulions. Il a dû se rendre compte que, une fois arrivé sur le trône, il ne serait qu’une façade pour les barons.

— Sans aucun doute, il l’a compris. Mais que peut-il y faire ? S’il nous trahit à la Garde royale, il perd sa chance de devenir roi. Sa seule chance, peut-être. Et une fois mis sur le trône par nos soins, il se rendra vite compte à quel point nous lui sommes nécessaires. Le prince Rupert sera certainement rentré, ainsi que le Champion et le Haut Sorcier. Non, Messieurs. Harald a besoin de nous, et il le sait. Si nous jouons bien nos cartes, il aura toujours besoin de nous.

— Le Haut Sorcier m’inquiète, dit Blays. Et si le Champion et lui décidaient de renverser Harald en faveur de Rupert ?

— Si je me rappelle bien le Haut Sorcier, il a toujours été loyal au fils aîné, tempéra Darius. Et il n’a jamais eu grande patience pour Rupert. Je pense que le Champion ne présentera pas la moindre difficulté. En fait, avec un peu d’insistance, il pourrait se charger lui-même de Rupert.

Il leva les yeux. Bedivere et Guillam étaient restés debout.

— Mais asseyez-vous, Messieurs. Vous faites désordre, ainsi…

Guillam hocha la tête et se percha au bord de la chaise la plus proche. Il eut un bref sourire pour Darius et Cecelia, comme pour s’excuser d’être encore là. Bedivere était resté au repos, le dos droit et la main près de la garde de son épée. Il ne fit pas mine de s’asseoir. Darius l’étudia de plus près. Il avait remplacé son gilet et sa cotte de mailles endommagés, et seule une légère pâleur au visage pouvait rappeler le calvaire qu’il avait enduré. Pourtant, malgré son calme et sa décontraction apparente, il était plus tendu qu’un chat devant un trou de souris. Son immobilité était mortelle, comme s’il attendait simplement son prochain ordre de mise à mort. Qui sait…, se dit Darius. C’est peut-être le cas.

Blays écarta dédaigneusement une toile de poussière collée à son bras.

— Vous devriez vraiment nettoyer votre pièce secrète, Darius. On n’y entend rien, et c’est d’un crasseux…

— Et plein de courants d’air, ajouta Guillam. Vu le temps que vous nous avez gardés là-dedans, je ne serais pas surpris d’attraper un rhume. Et quel est cet endroit ? On aurait dit que le tunnel continuait sur des kilomètres.

— C’est bien le cas. Il fait partie des aérations. (Il soupira en remarquant l’incompréhension du landgrave.) Messire Guillam, vous avez certainement remarqué que mes appartements, comme tant d’autres dans le château, n’ont pas de fenêtres. Il est donc vital de faire en sorte que l’air continue à circuler. Les nombreux tunnels et aérations de ce château servent exactement à cela. Ils apportent l’air frais de l’extérieur, et emportent l’air vicié de l’intérieur. Au fil des ans, j’ai passé beaucoup de temps à cartographier ces kilomètres de galeries. Ils se sont plus d’une fois avérés tout à fait précieux pour… recueillir des informations.

— C’est toujours mieux que d’écouter aux trous de serrure…, concéda messire Blays.

— Ô combien, messire Blays. Et admettez que ces tunnels feraient d’excellentes issues de repli, si le besoin devait s’en faire sentir.

— Peut-être, admit Blays. Mais vous feriez mieux de faire quelque chose pour cette étagère. Elle est bien trop lente à s’ouvrir et à se refermer. En cas d’urgence, elle ne nous servirait à rien.

— Les contrepoids sont très vieux, et je n’ai pas le savoir-faire pour les remplacer. Tant qu’ils fonctionnent…

— Et la migration ? demanda soudain Blays. Va-t-elle vous affecter ?

— Je n’ai pas bougé de ces appartements depuis quinze ans, dit Darius. Personne d’autre ne connaît le secret de cette bibliothèque, à part vous et moi.

— La migration ? demanda Guillam. Quelle migration ?

— Je vous expliquerai plus tard, répondit Blays. Bien, Darius…

— Je veux savoir tout de suite ! s’indigna Guillam.

Darius se tourna vers Blays, s’attendant à moitié à ce qu’il remette le landgrave à sa place. Mais à son grand étonnement, Blays ravala son irritation et hocha la tête. Intéressant… Il semblerait que messire Blays n’ait pas tout à fait le contrôle de la situation, malgré ce qu’il affirme.

— Rappelez-vous, expliqua Blays, que l’intérieur du château est bien plus vaste que son extérieur. Cela cause quelques problèmes assez uniques. D’une part, cette absence de fenêtres et d’air frais. En outre, les différentes strates de pierre et de pièces entre l’intérieur et l’extérieur causent des écarts de température extrêmes. Les pièces les plus intérieures sont les plus chaudes, et les extérieures les plus froides. Donc, en été, le roi et les membres éminents de la haute société vivent près du mur extérieur du château, là où il fait le plus frais. Quand vient l’hiver, ils reviennent vers le cœur du bâtiment. Les personnes tout en bas de l’échelle sociale vivent la migration inverse. Et les personnages de rang intermédiaire, comme Darius, ne bougent pas du tout. Avez-vous compris, messire Guillam ?

— Tout cela paraît très compliqué, remarqua l’intéressé.

— Tout à fait. C’est pourquoi notre rébellion devra avoir lieu à un moment précis. Tant que la migration sera en cours, la confusion générale sera à notre avantage.

— Merci, dit Guillam. Je comprends, à présent.

— Alors nous pourrions peut-être nous atteler à notre tâche, invita Darius. Nous avons beaucoup de sujets à traiter.

— Lesquels ? demanda Blays. Nos ordres étaient d’insulter et d’isoler le roi, et de sonder le prince Harald. C’est fait. Pour ma part, plus tôt nous partirons d’ici, mieux ce sera. Je n’aime pas beaucoup les gens que je fréquente en ce moment.

— On nous a aussi ordonné d’être discrets, rappela Guillam en rougissant. Et grâce à l’imbécillité de Bedivere, le roi va certainement dégainer la Curtana !

— Il l’aurait fait de toute façon, dit Blays.

— Pas forcément ! Nous aurions pu l’en dissuader ! Au moins, vous avez gardé la tête froide, Darius. Si le roi accepte de détruire la Curtana, nous pourrions avoir l’avantage.

— Vous croyez vraiment que le roi acceptera de se séparer de la Curtana ? s’étonna Blays.

— Je ne sais pas ! Peut-être, si nous parvenons à garder le contrôle de cette brute…

— Oh, arrêtez de geindre ! s’indigna Bedivere.

Outré, Guillam balbutia, puis Bedivere lui intima le silence. Le regard écarlate dans les pupilles de Bedivere fit pâlir Guillam. Ses mains tremblaient, il avait la bouche sèche. Bedivere lui adressa un sourire froid, et la folie quitta ses yeux. Pour autant que la raison pouvait lui revenir…

— Vous n’aurez jamais mieux, souffla-t-il avant de se détourner du landgrave pour contempler de nouveau ce que personne d’autre ne pouvait voir.

Darius étudia le guerrier renfrogné un moment, puis écarta la main de sa dague empoisonnée. Il soupira en silence. Les fous de guerre étaient irremplaçables au combat mais n’avaient pas leur place dans un complot. Quand on avait parlé de messire Bedivere à Darius, l’idée d’un landgrave assassin lui avait plu. Mais à présent, il doutait. Il était incontrôlable, et une fois la rébellion finie, il faudrait s’en débarrasser. Si Bedivere tenait jusque-là…

— Cette assemblée que demande Harald, dit soudain Blays… Elle est possible ?

— J’imagine…, répondit Darius. Mais c’est un gros risque. Je n’aime pas l’idée que nous soyons tous réunis dans une même pièce. Si quelqu’un nous trahit…

— On peut toujours poster des gens d’armes pour ne pas être dérangés.

Darius poussa un soupir résigné.

— Très bien. Mais ça ne me plaît pas.

— On se fiche que ça vous plaise ou non, railla Blays. Faites-le, c’est tout.

Il y eut une courte pause.

— Quelqu’un voudrait un verre de vin ? demanda Cecelia.

Blays et Guillam secouèrent la tête. Bedivere l’ignora.

— J’imagine qu’il faudra que le roi John meure ? demanda Blays, s’attirant tous les regards.

— Évidemment. Tant qu’il sera vivant, il y aura toujours quelqu’un pour comploter son retour sur le trône. Il doit mourir.

— Mais si Harald se doute…

— Aucune chance. Le roi John sera tué pendant les luttes internes, à un moment où Harald sera occupé ailleurs. Bedivere s’en chargera, de façon à jeter le doute sur l’astrologue.

— Et lui, je pourrai le tuer aussi ? demanda Bedivere avec un vif intérêt.

— Nous verrons, répondit Darius.

— Je connais John depuis des années, dit Blays. Ce n’est pas un mauvais roi… pour un roi.

— Mais pour ce qui intéresse nos maîtres, dit Guillam, un bon roi obéit aux barons.

— Les temps changent, remarqua Blays d’un ton aigri. Et nous les accompagnons.

Écœuré, il se renfonça dans son fauteuil.

— Il faut que John meure, insista Guillam. Au final, cela vaudra mieux.

— Je le sais bien, dit Blays. Ma loyauté va à l’Or, comme toujours. En menaçant de tirer la Curtana, John menace mes maîtres. Je ne peux pas le laisser faire.

— Pas plus que nous.

— Mais c’est bien dommage. J’ai toujours aimé John.

— Il faut qu’il meure, répéta Darius avec assez d’amertume pour que les trois landgraves le regardent étrangement.

— Qu’est-ce que vous avez contre John ? demanda Blays. Vos coconspirateurs, au moins, je les comprends. Ils veulent le pouvoir, l’argent, ou la vengeance. Mais vous…

— Nous sommes des patriotes, déclara Darius avec froideur.

— Eux peut-être, concéda Blays, mais pas vous. Vous participez à tout cela pour des raisons personnelles.

— Et si tel est bien le cas, ces raisons ne regardent que moi.

L’acier chuinta contre le cuir quand Bedivere tira prestement son épée et en posa la pointe sur la gorge de Darius.

— Vous nous cachez quelque chose, dit Blays avec un sourire mauvais. Ce n’est pas acceptable, comprenez-le.

— Vos amis les patriotes devront s’assurer que la Cour d’Harald obéira, murmura Guillam. Mais nous n’avons pas forcément besoin de vous. Vous n’êtes qu’un intermédiaire, Darius. Rien d’autre. Et les intermédiaires ne devraient pas faire de cachotteries. Je pense que vous devriez vraiment nous parler de vos autres raisons.

Darius croisa leur regard sans sourciller. Un fin filet de sang coula sur son cou quand Bedivere y appuya sa lame. La scène resta figée un instant, sans que personne cède un pouce de terrain. Blays et Guillam échangèrent un regard, et Guillam hocha la tête, désignant la pauvre Cecelia terrifiée. Blays la saisit par les cheveux et lui renversa la tête en arrière. Elle cessa de crier et de se débattre en sentant la pointe d’une dague se poser sur sa gorge. Même ses gémissements se turent quand elle sentit la pointe de métal pénétrer sa peau.

— Alors ? insista Blays.

— Je voulais me venger, répondit Darius si bas qu’il fallut un moment avant que les landgraves comprennent ses paroles.

Blays fit signe à Guillam de ranger sa dague et de relâcher Cecelia. Bedivere ôta son épée de la gorge de Darius, mais ne fit pas mine de la rengainer.

— Je n’ai jamais voulu devenir ministre de la Guerre, dit Darius. J’ai hérité ce poste de mon père. Tout le monde se fichait de ce que je voulais faire de ma vie. Je n’avais ni goût ni prédisposition pour ce poste. Mais ça n’a arrêté personne ! J’aurais pu être sorcier. J’en avais le talent et le pouvoir. L’académie de Sorcellerie m’avait proposé une place avant même que je sois adulte. Mon père ne voulait pas en entendre parler, et le roi non plus. Je serais le prochain ministre de la Guerre, point final.

» J’ai fait de mon mieux, au début, mais ça ne suffisait pas. Alors j’ai baissé les bras. Et le roi, l’astrologue et le Champion se relaient pour m’insulter et me couvrir de ridicule parce que je ne sais pas faire un travail qui ne m’intéresse pas. Après la rébellion, Harald me donnera sans doute le poste que je veux, mais ce n’est pas la raison qui me pousse. Je veux me venger. De ces années que j’ai subies, de toutes les insultes que j’ai dû avaler sans broncher. Tous ceux qui se sont moqués de moi seront brisés, humiliés.

— Oui, assura Blays. Oh que oui.

— Je veux voir le roi mourir !

Bedivere eut un gloussement sinistre et rengaina son épée. Darius le remercia d’un hochement de tête tremblant, puis il prit la main de Cecelia qui venait de s’agenouiller à côté de son fauteuil. Une goutte de sang avait taché le col haut de sa robe. Blays se leva.

— Je ne vois pas l’intérêt de poursuivre cette conversation. Seigneur Darius, organisez cette rencontre entre le prince Harald et vos amis les patriotes. Plus tôt il s’engagera pour notre cause, mieux ce sera. Et assurez-vous que tout le monde soit présent. Il est temps que nous sachions reconnaître nos amis de nos ennemis. (Blays eut un sourire froid.) Je suis sûr que je n’ai pas à vous dire quoi faire si on essaie de nous trahir.

— Je m’occuperai de tous les problèmes qui pourraient surgir.

— Je n’en doute pas. Bonne nuit. Dormez bien.

Il s’inclina légèrement puis partit. Guillam et Bedivere le suivirent. La porte se referma lentement derrière eux. Cecelia attendit un moment pour s’assurer qu’ils étaient vraiment partis, puis eut un geste grossier pour la porte.

— Ha ! Ils se croient si intelligents ! Quand tu auras fini de travailler sur Harald, ce sera toi, le pouvoir derrière le trône, et pas les barons.

Darius lui tapota la main d’un air apaisant.

— Qu’ils se croient forts pour le moment, ma chère. Ça ne fait pas de mal, et les barons sont heureux.

— Et après la rébellion ?

— Il ne sera pas difficile de prouver à Harald qui a vraiment tué son père.

Cecelia rit et tapa dans ses mains, réjouie.

— Et une fois les landgraves discrédités, qui d’autre que nous pourra le soutenir ? Darius, mon chéri, tu es un génie.

Darius sourit et prit une gorgée de vin.

— As-tu réussi à attirer Harald dans ton lit ?

— Pas encore.

— Ttt… Ma chère… Auriez-vous perdu la main ?

Cecelia gloussa.

— Je commence à me poser la question. La rumeur veut qu’il soit amouraché de la princesse Julia. J’imagine que la nouveauté d’une femme qui réussit à lui dire non le captive. Enfin, ça lui passera. Et il se retrouvera dans mon lit, dussé-je l’y traîner par les cheveux… (Elle fronça les sourcils, pensive.) Roi Harald. Cela ne sonne pas trop mal. Avec notre aide, il sera excellent, tout idiot qu’il soit.

— Je me le demande…, souffla Darius. Nous prenons beaucoup de risques. S’il devait se passer quoi que ce soit…

— Mon cher Darius, si prudent. Il ne se passera rien. Tu as tout planifié. Quel problème pourrions-nous avoir ?

— Je ne sais pas. Mais aucun plan n’est parfait.

Cecelia soupira, se leva et déposa un baiser aérien sur le front de Darius.

— La soirée a été fatigante, mon cher. Je crois que je vais aller me coucher.

— Ah oui. Comment va Gregory ?

— Il a encore des problèmes, là où Julia lui a fait mal. Mais je l’aide à oublier.

Darius gloussa, et Cecelia eut un sourire affectueux.

— Cher Darius. Parfois, j’aimerais…

— Je regrette, dit Darius. Mais tu sais que ces choses-là ne m’ont jamais intéressé.

— Ce n’était qu’une idée, dit Cecelia. Mais nous faisons une excellente équipe, toi et moi, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. L’intelligence et la beauté. Une combinaison invincible. Bonne nuit, ma chère.

— Bonne nuit, répondit Cecelia avant de partir vers sa passade.

Darius resta dans son fauteuil, réfléchissant à l’assemblée qu’il devait préparer pour le prince Harald. Il y avait fort à faire.



Mais qu’est-ce que je fais là ? se demanda Julia en suivant le sénéchal. Mais elle connaissait déjà la réponse. Avec autant d’inquiétudes et de problèmes en tête, elle deviendrait folle si elle ne s’occupait pas. En théorie, l’expédition du sénéchal en quête de l’Aile sud perdue était une occasion inouïe. Après plusieurs heures de marche à tourner en rond dans des couloirs tous moins intéressants les uns que les autres, elle commençait à douter. C’était à se demander si le sénéchal ne le faisait pas exprès.

Certes, il n’avait pas paru ravi de la voir. Cela dit, il avait rarement l’air ravi. Sa grande carcasse famélique, prématurément dégarnie au sommet, ajoutait aux soucis qui troublaient constamment ses traits aquilins. Il paraissait perpétuellement inquiet, et animé par le désir frénétique de faire le plus de choses possible avant que tout s’écroule autour de lui. Âgé d’une trentaine d’années, il en paraissait vingt de plus et avait renoncé à rectifier l’erreur. Son surcot fané avait vu des jours meilleurs, et ses bottes n’avaient pas été cirées depuis des années. Il était pointilleux, pédant et colérique, et aucune de ces qualités ne compensait ses nombreux défauts. Mais tout le monde était prêt à fermer les yeux pour ne pas irriter le meilleur guide que le château ait connu. Quand Julia vint le trouver pour l’expédition, il consultait une grande carte d’un air renfrogné. Une dizaine de gardes en armure lourde attendaient qu’il donne le signal. Alerté par un garde, le sénéchal s’effondra en voyant la princesse.

— Oui ? Que voulez-vous ?

— Je viens me joindre à votre expédition, avait-elle dit avec entrain.

Elle fut très intéressée par la réaction du sénéchal, qui retroussa ses manches et dressa les poings vers le plafond.

— Non content de me donner des cartes désespérément obsolètes, non content d’avancer d’un mois la date à laquelle mon travail est dû, non content de m’allouer dix troglodytes en cotte de mailles pour me protéger, on me met la princesse Julia dans les pattes ! Ça suffit ! Je refuse ! Je suis le sénéchal de ce château, et je refuse d’être traité de la sorte.

— Je savais que vous seriez content, dit Julia en souriant.

Le sénéchal parut hésiter entre l’apoplexie et la crise de nerfs, mais il prit simplement l’air vieux et accablé.

— Pourquoi moi, Princesse ? Le château est immense. Il y a des centaines d’autres personnes à ennuyer. Pourquoi ne pas aller les persécuter ?

— Ne faites pas l’idiot, répondit-elle. Je vous promets que je ferai tout mon possible pour être utile et ne pas vous gêner.

— Vraiment ? Vous faites toujours plus de dégâts quand vous essayez de rendre service. (Il remarqua les nuages noirs qui se massaient au front de Julia, et soupira.) Oh, très bien. S’il le faut. Mais restez près de moi, ne partez pas dans un coin toute seule et, par pitié, Princesse, ne frappez personne avant de me demander mon avis.

— Bien sûr, répondit Julia d’un ton innocent.

Le sénéchal la regarda sans rien ajouter.

Et voilà donc comment, quelques heures plus tard, Julia se retrouvait à s’ennuyer comme un rat mort sur les traces du sénéchal, dans un couloir sombre vers l’arrière du château. Elle arriva à la conclusion que cette idée ne ferait jamais partie des meilleurs moments de sa vie. Puis le sénéchal tourna un angle, et tout changea. Avec autant de couloirs et de salles, il était inévitable qu’une partie du château de la Forêt soit laissée à l’abandon. Julia sentit son intérêt se réveiller en voyant un couloir que personne n’avait dû emprunter depuis des années. Les murs lambrissés étaient ternes, et d’épaisses toiles d’araignées pendaient aux montants de lampes vides. Le sénéchal ordonna une halte pendant que deux des gardes allumaient des lanternes qu’ils avaient apportées. Puis il reprit son avancée. Julia tira la dague de sa botte. La lumière chiche et le silence lui rappelaient un peu trop le Noirbois.

Arrivé à un embranchement, le sénéchal consulta ses cartes. Julia s’avança prudemment et étudia les deux ouvertures. Le couloir de gauche paraissait s’incurver et retourner sur leurs pas, tandis que celui de droite menait vers des ténèbres sans fond qui lui hérissèrent les cheveux sur la nuque. Julia secoua la tête, et se força à réfléchir. Le Noirbois était à des kilomètres de là. Ces ténèbres ne pouvaient pas lui faire de mal. Julia raffermit sa prise sur sa dague, comme pour se réconforter, et eut un sourire sombre. Même après tout ce temps, elle avait besoin d’une petite chandelle dans sa chambre pour dormir. Comme Rupert avant elle, la longue nuit avait laissé sa marque en Julia. Son cœur marqua un temps quand elle sentit une présence à côté d’elle. Mais ce n’était que le sénéchal.

— De quel côté ? demanda-t-elle, soulagée d’entendre que sa voix ne tremblait pas.

— Mais je n’en sais rien ! D’après les cartes, nous devrions prendre à gauche, mais je n’ai pas l’impression que ce soit ça. Pas du tout. Non, au diable les cartes. Il faut aller à droite. Dans le noir.

— J’aurais dû le savoir, marmonna Julia.

— Quoi ? Je n’ai pas entendu. Vous ne devriez pas bougonner comme ça, Princesse, c’est très agaçant.

Julia haussa les épaules, indifférente. Le désespoir éternel qu’affichait le sénéchal empêchait de prendre ses réflexions comme un affront personnel. Il était en colère contre le monde entier, et non contre ceux à qui il parlait.

— Pourquoi cherchons-nous l’Aile sud, messire sénéchal ?

— Parce que, Princesse, cela fait trente-deux ans qu’elle a disparu. Évaporée, introuvable, évanouie. Perdue corps et biens. Elle n’était peut-être pas très impressionnante, pour une aile, mais nous l’aimions bien, et nous voulons la récupérer. Voilà pourquoi nous la cherchons. Vous auriez préféré qu’on donne une fête pour le trente-deuxième anniversaire de sa disparition ?

— Non, messire sénéchal, répondit patiemment Julia. Je voulais simplement demander pourquoi nous la cherchons maintenant. Vous vous en passez depuis tout ce temps. Pourquoi est-elle devenue si importante ?

— Ah ! répondit le vieil homme avec un coup d’œil pour la princesse. Et si je ne vous le dis pas, bien sûr, vous allez simplement me rendre la vie encore plus pénible, j’imagine ?

— Vous avez tout compris, confirma Julia toujours aussi enjouée.

Le sénéchal soupira, et fit signe à Julia de s’approcher un peu.

— Ce n’est pas tout à fait un secret, mais j’aimerais autant que les gardes ne soient pas au courant trop tôt. Je suis sûr qu’ils sont parfaitement loyaux au roi, mais… pourquoi prendre des risques ?

— Je vous écoute…

— Nous cherchons l’Aile sud parce que c’est là que se trouve la Vieille Armurerie.

— Et c’est censé me dire quelque chose ?

— Le roi compte tirer la Curtana, ajouta le sénéchal. Et la Curtana se trouve dans la Vieille Armurerie.

— Ah ! Cette fois je comprends.

— Tant mieux. Bien, vous vouliez savoir autre chose ?

— Oui. Si cette Curtana est aussi puissante que tout le monde le dit, pourquoi personne n’a-t-il jamais essayé de retrouver cette Vieille Armurerie pour s’approprier l’épée ?

— Beaucoup de gens ont essayé, au fil des ans.

— Et que sont-ils devenus ?

— Nous l’ignorons. Aucun n’est revenu.

— Magnifique, dit Julia. Je remarque que vous ne m’avez rien dit de tout cela avant que nous partions.

— J’ai supposé que vous étiez au courant.

— En imaginant qu’on arrive à la Vieille Armurerie, dit Julia, ce qui paraît de moins en moins probable à mesure que j’y pense, vous sauriez reconnaître la Curtana ?

Le sénéchal plongea son regard dans les ténèbres du couloir de droite.

— La Curtana est une épée courte, de moins d’un mètre de long, et n’a pas de pointe. Il y a plusieurs siècles, on l’appelait l’épée de Miséricorde. Elle était remise à chaque roi de la Forêt le jour de son couronnement, en symbole de la justice tempérée par la compassion. Puis James VII est monté sur le trône. Il a pris la Curtana et a fait enchâsser une gemme de toucher dans sa garde - une pierre magique censée asservir l’esprit de tous ceux qui la voient. La légende veut qu’il ait obtenu cette pierre auprès du prince Démon lui-même, mais les archives sont rares. C’était une époque de meurtre et de folie, où la Curtana devint l’épée de Compulsion, un symbole de tyrannie. Personne n’a tiré la lame depuis que James a été renversé, mais il est dit que, même au fourreau, l’épée conserve une aura de sang, de mort et de terreur. Je n’ai jamais vu la Curtana, Princesse, mais je pense que je n’aurai aucun problème à la reconnaître.

Le sénéchal se détourna et regarda les gardes qui fouillaient les ténèbres du regard, soucieux.

— Et maintenant, si vous n’avez plus de questions, Princesse, je pense que nous devrions continuer. Avant que ces troglodytes commencent à graver leurs initiales dans les lambris.

Il donna aux gardes le temps d’allumer leurs lanternes, puis repartit avec confiance dans l’obscurité. Et mince, se dit Julia en voyant les gardes suivre le sénéchal. Le courage et l’héroïsme, c’est très bien, mais tout ça va trop loin. D’abord il me raconte des histoires d’horreur sur les précédentes expéditions qui ne sont jamais revenues, et ensuite il part dans le noir sans même envoyer d’éclaireur. Je n’aurais jamais dû les laisser me prendre mon épée…

Les pas du groupe faisaient naître de grands échos dans les salles poussiéreuses, mais même ce faible son semblait porter bien loin dans le silence. Les gardes restaient proches les uns des autres, la lanterne bien haute, mais les ténèbres se massaient autour de la lumière comme des loups affamés autour d’un feu. Dans ces ténèbres, il était difficile d’évaluer les distances, et Julia commença à se demander si le couloir avait vraiment un bout, ou s’il se poursuivait à l’infini. Derrière eux, le carrefour était déjà perdu dans l’obscurité. Julia percevait quelques bruits de pas à la limite de son audition, mais, malgré toute sa concentration, elle ne voyait pas ce qui pouvait les produire. Sans doute des rats, se dit-elle en serrant la main sur sa dague. Après trente-deux ans, ils doivent se croire chez eux.

— Comment peut-on perdre toute une aile ? demanda-t-elle surtout pour se rassurer en entendant sa propre voix.

— Il semble qu’un des sorts de l’astrologue ait mal tourné, répondit le sénéchal d’un air absent en étudiant sa carte. On ignore ce qu’il préparait : il a encore trop honte pour en parler. Mais apparemment, il y a eu une grande explosion, et, en l’espace de quelques instants, toutes les portes et les couloirs qui menaient à l’Aile sud se sont… réorientés. Les personnes qui se trouvaient dans l’aile pouvaient sortir, mais plus personne ne pouvait entrer. D’après la légende, certaines personnes manquent encore à l’appel.

— Quelle horreur, souffla Julia en frissonnant.

— Si vous ne voulez pas entendre les réponses, ne posez pas les questions, dit le sénéchal. Et maintenant, silence. J’essaie de me concentrer.

Julia ravala sa repartie et laissa le sénéchal s’énerver sur sa carte. L’air était de plus en plus étouffant à mesure que le groupe progressait dans les ténèbres. Autour de Julia, les petits bruits de pas semblaient toujours rester juste en dehors de la lumière. Après les avoir entendus, les gardes tirèrent l’épée un par un. Ce ne sont que des rats. Mais son imagination conjurait des images de gens qui les observaient depuis l’obscurité. Des hommes et des femmes, devenus étranges et fous dans leur isolement. Des enfants, qui n’avaient jamais connu d’autre univers que l’Aile sud. Julia était heureuse de sentir sa dague dans sa paume. Même les rats peuvent être dangereux, se dit-elle pour se justifier.

Puis Julia trébucha et faillit tomber quand le sol sursauta et bascula sous ses pieds. Les murs du couloir parurent reculer au loin puis revenir, comme s’ils avaient disparu l’espace d’un instant. Ses points de repère dans le monde basculèrent d’un coup et lui donnèrent le vertige avant de reprendre leur place. Des ténèbres soudaines engloutirent la lumière des lanternes, et elle entendit des cris de peur et de colère. Ils paraissaient si lointains… Elle voulut continuer à avancer, mais cela paraissait de plus en plus pénible, et ses muscles la brûlaient, épuisés par l’effort. Une pression immonde tentait de la repousser, mais Julia refusait de céder. Ça ne lui aurait pas ressemblé. La résistance culmina mais d’autres personnes avec elle, dans les ténèbres, l’aidaient à lutter. Ensemble, ils se lancèrent en avant. Puis la lumière revint, et le monde retrouva sa stabilité.

Julia se laissa tomber accroupie et reprit son souffle tandis que ses idées se dégageaient lentement. Elle était épuisée et couverte de sueur, comme si elle avait couru pendant des heures. Mais elle se trouvait toujours dans le même couloir. Il ne restait qu’une lanterne allumée, tenue par un garde presque aussi mal en point qu’elle. Julia fronça soudain les sourcils et regarda derrière elle. Le sénéchal était appuyé contre un mur, épuisé, mais les onze autres gardes avaient disparu.

— Que s’est-il passé ? demanda Julia. Et où sont les autres ?

Elle se remit sur pied en repoussant la main que lui tendait le garde. Le sénéchal avait le regard perdu dans les ténèbres, mais celles-ci ne laissaient rien paraître.

— L’Aile sud est piégée dans une sorte de barrière, expliqua le sénéchal en repliant sa carte. Sans doute créée quand le sort de l’astrologue a échoué. Les autres gardes doivent encore se trouver de l’autre côté de cette barrière. Comme d’habitude. Jamais là quand on a besoin d’eux.

Julia résista à son envie de saisir le sénéchal par les épaules pour le secouer, et lui adressa un sourire raisonnable.

— Messire sénéchal, on ne peut pas les laisser là...

— Oh, ils ne risquent rien. Nous les récupérerons en partant. C’est de leur faute, de toute façon. Nous sommes passés parce que nous avons refusé de nous laisser dominer, et parce que, au final, nous avons coopéré. Les autres n’étaient pas de taille. Dommage, mais peu importe. Nous sommes dans l’Aile sud, et c’est tout ce qui compte. Les premières personnes en trente-deux ans… Allons, inutile de rester ici, nous avons à faire.

Et sur ces mots, le sénéchal prit la lanterne des mains du garde et repartit dans le couloir sans un regard en arrière. Julia et le garde le rejoignirent. Julia étudia l’homme d’arme à la dérobée. Petit, les bras musclés, il évoquait un géant raccourci aux genoux. Il ne pouvait guère avoir plus de quarante ans, mais son visage sinistre lui donnait un air plus âgé. Ses traits larges à l’ossature lourde étaient surmontés par des cheveux en brosse si blonds qu’ils paraissaient blancs. Son regard altier rassura Julia. Quoi qu’il arrive, ce garde-là ne se laisserait pas prendre au dépourvu.

— Je m’appelle Bodeen, dit-il. Au cas où vous voudriez le savoir.

— Je ne voulais pas vous dévisager, je suis…

— Non, non, vous étiez très discrète. Mais je remarque beaucoup de choses.

— Très bien, dit Julia. Ça nous permettra peut-être de sortir en vie…

Ils gloussèrent tout bas, mais il y avait plus de tension que d’humour dans leur voix. Le sénéchal s’arrêta soudain devant un embranchement, puis s’engouffra dans un des passages. Julia et Bodeen le suivirent dans une série de tournants et de virages qui leur firent emprunter plusieurs escaliers. Au final, ils furent tout à fait désorientés par cette succession de portes, de passages et de couloirs. La princesse se sentait étrangement perdue, comme si elle restait immobile pendant que tout se déplaçait autour d’elle.

Bodeen avançait avec la délicatesse d’un chat en maraude, les yeux toujours en alerte. En temps normal, Julia aurait trouvé ce comportement crispant, mais, depuis leur entrée dans l’Aile sud, elle avait l’impression qu’on les épiait depuis l’obscurité. Elle ne voyait rien du tout, mais la sensation lui rongeait les nerfs et la laissait au bord de l’éclatement. Crispée sur sa dague à s’en faire mal, Julia se maudissait d’avoir rejoint l’expédition. Elle foudroya du regard le dos indifférent du sénéchal, puis se figea pour ne pas lui rentrer dedans quand il s’arrêta sans prévenir. Un moment immobile, la tête penchée comme un chien qui cherche une odeur dans le vent, il baissa la tête et se tourna vers elle.

— Il y a un problème.

— Comment ça ? demanda Julia.

Elle craignait d’exprimer ses propres peurs tout haut, par crainte du ridicule.

— Je ne sais pas trop. Le sort de l’astrologue devait être beaucoup plus puissant qu’il a bien voulu le reconnaître. Il est encore là, à rebondir dans le bois et la pierre, à faire trembler l’air.

— Vous voulez dire que nous sommes en danger ? demanda Bodeen, l’épée dressée.

— Oui. Non. Je n’en sais rien ! (Le sénéchal regarda ses deux compagnons, les sourcils froncés, puis il leur tourna le dos.) Nous perdons notre temps. Le Trésor n’est pas loin. Continuons.

Il communia brièvement avec son sens intérieur, puis s’éloigna par un couloir secondaire, laissant le garde et la princesse sans lanterne. Ils le rejoignirent donc en vitesse.

Plus que tout, c’était le silence qui dérangeait Julia. Et pas seulement parce qu’il lui rappelait le Noirbois. Aucun son ne paraissait le percer, comme si l’aile silencieuse s’opposait à toute intrusion. Bodeen balayait méticuleusement les ténèbres du regard, vérifiant chaque porte et chaque passage qu’ils dépassaient. Mais rien n’indiquait jamais que le groupe était suivi. Et pourtant, c’est par cette absence de menace que Julia sut qu’ils n’étaient pas seuls. Tous ses instincts lui hurlaient qu’elle était en danger de mort, et elle savait sans l’ombre d’un doute qu’on l’épiait depuis les ténèbres. Une panique aveugle montait en elle, et elle l’écrasa sans pitié. Elle aurait peur plus tard. Quand elle aurait le temps.

Le couloir se rétrécit soudain, les murs se resserrant depuis les ténèbres. La lanterne du sénéchal jetait une lueur jaune sur des tapisseries fanées et des portraits d’hommes et de femmes morts depuis longtemps. Il s’arrêta soudain devant une porte fermée. D’un coup, Julia sentit une présence toute proche. Un être sombre, dangereux et horriblement familier. Elle jeta un coup d’œil à Bodeen, qui regardait derrière eux. Il paraissait à l’aise, avec son épée, et assez sûr de lui. Julia foudroya la porte fermée du regard et frissonna malgré elle. Il y avait quelque chose d’horrible de l’autre côté de cette porte, elle le sentait dans son âme. Elle lécha ses lèvres sèches et regarda sa dague.

— Ça va ? demanda Bodeen.

— Très bien. J’ai juste un mauvais pressentiment…

— C’est parce qu’il fait noir. Ne vous laissez pas faire.

— Il n’y a pas que ça ! Vous n’écoutez jamais votre instinct ?

— Tout le temps. Mais en général, je me fie à mes yeux et mes oreilles et, pour l’instant, je n’ai rien vu qui suggère la moindre présence dans cette aile. À part nous et quelques araignées.

Julia secoua la tête, inébranlable.

— Nous ne sommes pas seuls ici. Et nous ne faisons que nous rapprocher de la présence.

— Si vous avez fini, interrompit le sénéchal, vous serez peut-être contents d’apprendre que nous avons presque achevé notre périple. Derrière cette porte se trouve la tour sud, et au-delà, l’entrée principale du Trésor.

Julia fronça les sourcils.

— Vous êtes sûr ?

— Évidemment !

— Alors qu’attendons-nous ?

— La porte me paraît anormale ! Je sais que cette porte mène à la tour sud… mais j’ai l’impression qu’elle mène ailleurs.

— Vous voulez dire que nous sommes perdus ? demanda Julia, découragée.

— Bien sûr que non ! Simplement, je ne sais pas vraiment où nous sommes.

— Magnifique, soupira Bodeen.

Le sénéchal foudroya la porte du regard, puis tendit une main prudente vers la poignée. Julia se crispa et tendit sa dague devant elle. Le sénéchal jeta un coup d’œil à ses compagnons, puis entrebâilla la porte. Une lumière vive se dessina dans la fente, repoussant les ténèbres. Julia et le sénéchal reculèrent, surpris par cette luminosité soudaine. Bodeen s’avança pour s’interposer entre la porte et eux. Il attendit un moment que ses yeux s’habituent à la lumière, puis poussa la porte du pied. Elle s’ouvrit lentement, et Bodeen siffla en voyant la lumière du jour inonder le couloir.

— Venez voir ça, dit-il. Vous n’allez pas en croire vos yeux.

Julia regarda autour d’elle, méfiante, avant de rejoindre le sénéchal, à côté de Bodeen. Son impression de danger imminent était retombée, ne laissant qu’un malaise diffus derrière elle. Mais elle avait tout de même l’impression qu’on les surveillait. Tu es secouée, ma fille, c’est tout… Elle cilla un moment devant la lumière, puis se rendit compte qu’elle se trouvait devant un ciel infini. Les nuages dérivaient devant elle, cotonneux, si proches qu’elle aurait pu les toucher. Un regard en l’air la fit hoqueter de surprise. Loin au-dessus d’elle, à au moins trente mètres, se trouvait le sol. La vue était à l’envers. Julia ferma les yeux et attendit que son estomac arrête de faire des bonds pour les rouvrir. En général, elle n’avait pas peur de l’altitude, mais cette vision inversée, contraire à tout ordre naturel, la perturbait beaucoup.

— Intéressant, finit-elle par dire en se forçant à regarder le sol.

— N’est-ce pas ? confirma le sénéchal d’une voix enjouée.

Écœurée, Julia remarqua que non seulement il regardait le haut et le bas sans la moindre impression de malaise, mais il paraissait même s’amuser.

— C’est la vue depuis la tour sud, Princesse. Ou du moins, de l’endroit où la tour Sud se trouvait. Si vous regardez en bas, donc en haut, vous verrez parfaitement la douve. Fascinant. Tout à fait fascinant. Ce n’est pas une illusion, vous savez. Dans ce pas-de-porte, l’espace lui-même a été inversé. Je le sens très nettement. Si une personne passait cette porte, elle tomberait vers le haut, j’imagine.

— Après vous, l’invita Julia.

Le sénéchal gloussa, et Bodeen leva les yeux vers le sol, les sourcils froncés.

— Si la tour a disparu depuis tout ce temps, dit Julia lentement, pourquoi personne ne l’a-t-il remarqué ? On aurait dû le voir, depuis l’extérieur.

— Eh bien non, dit le sénéchal en continuant à étudier le paysage. L’extérieur du château est principalement fait d’illusion.

— Au moins, maintenant, nous savons ce qui est arrivé aux autres groupes, dit Bodeen.

Julia et le sénéchal repassèrent la porte dans l’autre sens et s’éloignèrent de la porte avant de se tourner vers lui.

— C’est assez évident, quand on y pense. Comme vous, messire sénéchal, ils ont dû décider d’entrer dans le Trésor par la tour sud. Après tout, c’était l’entrée principale. Malheureusement, leurs guides n’étaient pas de votre niveau. Ils n’ont pas senti que la porte était devenue un piège. Et donc, aveuglés par la lumière, ils sont entrés et sont tombés.

— Mais… quelqu’un aurait retrouvé leurs cadavres, protesta Julia.

— Selon toute probabilité, ils sont tombés dans les douves, ou à côté. Et le monstre des douves a toujours faim.

— Rien n’assure que tous les groupes soient arrivés par ici, dit le sénéchal. Et quand bien même, j’ai du mal à croire qu’aucun n’ait survécu à ce piège.

— Ce n’est peut-être pas le seul, tempéra Bodeen.

Les trois explorateurs restèrent un moment en silence. Puis le sénéchal haussa les épaules et se détourna pour regarder de nouveau par la porte.

— Bon, soupira Julia. Et maintenant ? On n’arrivera jamais au Trésor par là.

— En fait, si, je pense qu’on peut y arriver. J’ai une idée.

— Ça fait froid dans le dos, hein ? souffla Julia à Bodeen.

Ce dernier hocha la tête, grave.

— La tour sud a peut-être disparu, poursuivit le sénéchal, mais la porte qui mène au Trésor est encore là. Je la vois, un peu plus loin, le long de ce qui sert de mur d’enceinte. Mais surtout, il y a un escalier qui relie les deux portes, construit dans le mur.

— Un escalier, répéta Julia. Intact ?

— À peu près. Les soutiens qui le tenaient en place ont apparemment disparu en même temps que la tour, mais il paraît assez stable. Il faudra être prudents, voilà tout.

— Voyons si j’ai bien compris, dit Julia. Vous comptez qu’on va traverser cette porte, ramper le long d’un escalier suspendu dans le vide, et qui plus est effrité, en ignorant l’à-pic à côté de nous, pour atteindre une autre porte qui est sans doute verrouillée ?

— Vous avez tout compris ! confirma le sénéchal.

Julia regarda Bodeen.

— C’est vous le plus proche. À vous de le frapper.

— Vous ne courrez aucun danger, rappela le sénéchal précipitamment.

— Évidemment. Puisque je ne bouge pas d’ici.

— Princesse Julia, reprit le sénéchal. Moi, j’y vais. Bodeen aussi. Si vous voulez rester en arrière et attendre notre retour, ou si vous voulez repartir dans le noir sans moi, c’est votre affaire.

Julia le foudroya du regard puis se tourna vers le garde.

— Désolé, Princesse. C’est le sénéchal qui commande.

— Grrr… D’accord ! Allez, qu’on en finisse.

Avec un petit gloussement irritant, le sénéchal s’avança. Il tendit le cou pour mieux voir ce qui se trouvait au-dessus de la porte, puis hocha la tête, heureux.

— L’escalier commence juste au-dessus de la porte. Le seul problème va être de passer d’une orientation à l’autre. Mais du moment que nous nous cramponnons bien à la porte… Eh bien, Bodeen, ne restez pas planté là, venez me faire la courte échelle…

Le garde s’exécuta. Plaçant son poids avec prudence, le sénéchal saisit le tour de la porte à pleines mains. Il regarda rapidement au dehors, puis hocha la tête pour Bodeen. Le garde souleva le sénéchal. Julia hoqueta en voyant le corps du guide basculer vers le haut par la porte. Après un long silence, le guide lâcha le cadre de la porte.

— Tout va bien, Monsieur ? demanda Bodeen.

— Bien sûr ! Laissez-moi avancer un peu et envoyez la princesse. Et dites-lui de faire attention. Les marches sont un peu glissantes.

Julia regarda Bodeen, et déglutit avec peine.

— Prenez votre temps, dit-il pour la réconforter. Rien ne presse.

— Le pire, c’est qu’on était volontaires pour l’accompagner, se lamenta Julia.

— C’est mieux que de ramasser le crottin dans les jardins, vous savez. Enfin, pour le moment. Vous êtes prête ?

Julia hocha la tête, rangea sa dague dans sa botte pour se libérer les mains, et posa le pied sur les mains croisées de Bodeen. Elle voulut saisir le cadre de la porte, mais ses doigts glissèrent sur le bois lisse. Elle les essuya sur sa robe afin de pouvoir se cramponner et expira pour se calmer. Sur son hochement de tête, Bodeen lui adressa un sourire rassurant et la souleva.

La gravité changea pendant qu’elle était encore en l’air. Le haut devint le bas, et la tête lui tourna quand elle se retrouva accrochée d’une main au bas de la porte. Ses pieds gesticulaient dans le vide, et elle n’osait pas regarder vers le bas. Elle tendit sa main libre et se cogna sur la pierre brute des marches. Avec un sourire, elle s’y cramponna et se hissa sur la première marche, large et d’une solidité rassurante. Elle se pressa contre le mur du château et regarda autour d’elle. L’escalier s’étirait sur quinze mètres, ébréché et ponctué de trous çà et là. De l’autre côté, accroupi devant une porte, le sénéchal fronçait les sourcils.

— Messire sénéchal, l’appela Julia avec douceur. Vous me revaudrez ça.

— Ah, vous voilà, Princesse. Je serais volontiers revenu vous aider, mais j’étais absorbé par la porte. J’avais l’esprit très, très loin.

— Comme j’aurais aimé y être aussi…

Le vent lui ébouriffa les cheveux tandis qu’elle regardait le panorama. La Forêt s’étendait jusqu’à l’horizon, couvrant la terre de verdure. Julia avait du mal à imaginer une vision si magnifique et intemporelle tomber face aux ténèbres de la longue nuit. Elle regarda partout, et ne vit pas le moindre signe du Noirbois. Elle se demanda si Rupert l’avait déjà traversé, en chemin vers le Haut Sorcier. Elle voulut se rappeler depuis combien de temps il était parti, et se sentit un peu honteuse de ne pas y arriver. Elle fronça les sourcils et se concentra sur l’escalier. Un problème à la fois. Sa grimace s’accentua encore quand elle remarqua à quel point les pierres étaient abîmées. Plusieurs même étaient de guingois, apparemment retenues par le mortier et l’accumulation de fientes de pigeon.

— Je peux venir, Princesse ? demanda Bodeen.

Julia sursauta, coupable d’avoir fait attendre le garde.

— La voie est libre ! répondit-elle aussitôt en passant sur la marche suivante pour lui laisser de la place.

Bodeen traversa la porte en se retournant, pris dans un saut périlleux quand la gravité changea. Il ne parut pas relâcher sa prise un seul instant et, quelques secondes plus tard, il était accroupi sur la première marche, absorbé par la vision qui s’offrait à lui.

— Arrêtez de traîner, dit le sénéchal. La porte du Trésor n’est pas verrouillée.

Julia se retourna à temps pour le voir tirer la porte. Manquant tomber quand le battant s’ouvrit, il reprit rapidement son équilibre, étudia l’ouverture sombre d’un œil soupçonneux puis s’y engouffra, basculant de nouveau cul par-dessus tête.

Cet homme a des nerfs d’acier, se dit Julia. Ou alors, il n’a aucun instinct de survie.

Elle regarda les marches usées par les intempéries qui la séparaient de la porte du Trésor. Il n’y avait que quelques trous, assez grands pour qu’elle les franchisse en sautant, mais les marches de chaque côté des écarts paraissaient vraiment précaires. Julia baissa les yeux, et le regretta aussitôt. Chaque fois, elle avait l’impression que l’à-pic était plus profond. Elle étudia l’escalier mal en point et jura tout bas pour ne pas perturber Bodeen. Si le sénéchal n’avait pas déjà franchi l’obstacle, elle aurait pensé la chose impossible. Mais là… Julia soupira, retroussa sa longue robe, et en cala le devant et le derrière dans sa ceinture. Le vent était froid contre ses jambes nues, mais il fallait qu’elle voie où elle mettait les pieds. Elle regarda la marche suivante, puis y descendit avec prudence. Elle attendit que la pierre cesse de grincer sous son poids pour faire un nouveau pas. Lentement, elle descendit l’escalier, pas à pas, testant chaque degré avant de s’y appuyer tout à fait. Il lui arriva plusieurs fois de se figer tandis que la pierre bougeait sous elle et que le mortier s’effritait en petites cascades. Julia sentait Bodeen dans son dos, prêt à la rattraper au cas où elle tomberait. Mais après un moment, elle lui ordonna de rester en arrière. Les marches ne supporteraient pas le poids de deux personnes.

Le premier saut fut le plus dur. Une série de six marches avait disparu, laissant un gouffre d’environ cinq mètres. Les marches paraissaient assez instables, de chaque côté, et Julia décida à contrecœur qu’il vaudrait mieux prendre de l’élan. Elle remonta deux marches plus haut, prit quelques inspirations pour se calmer, puis se lança dans le vide, comptant sur la vitesse et la chance pour arriver saine et sauve de l’autre côté. Après un instant de grâce où elle resta suspendue dans le vide, la jeune femme percuta lourdement la marche d’en face. Elle tomba en avant et se cramponna aux pierres inégales, mais le grand degré bougea à peine de quelques centimètres. Avec un soupir de soulagement, Julia se remit doucement sur ses pieds et passa à la marche suivante pour laisser Bodeen sauter. Il franchit l’espace sans encombre, atterrissant comme un chat et perturbant à peine la pierre. Avec un sourire, ils repartirent dans l’escalier.

Le vent mordait de plus en plus, comme s’il voulait les peler. Julia n’arrêtait pas de frissonner et, dans sa hâte de sortir du froid, elle franchit rapidement les derniers degrés, tenaillée par le vent glacé. Avant les deux dernières marches et le Trésor, il restait un dernier trou d’un mètre de large. Julia vérifia que sa robe était encore bien coincée dans sa ceinture, étudia la distance jusqu’à l’autre côté, puis sauta sans peine. La pierre céda légèrement sous elle, puis s’arracha au mur avec un rugissement. En un clin d’œil, Julia se jeta en avant et elle se cramponna de justesse au bord de la marche suivante. Suspendue dans le vide, elle regarda la marche descellée qui tombait en tourbillonnant et sombrait dans les eaux verdâtres de la douve. Combien d’autres personnes l’avaient précédée dans ces miasmes ? Elle ne voulait pas y penser. Fermement agrippée, elle attendit que son cœur se calme.

— Accrochez-vous, Julia, dit Bodeen sans paniquer. Je vais sauter et vous remonter.

— Non ! Restez où vous êtes !

Julia sentait déjà la pierre qui bougeait. Il n’y avait aucune chance que la marche supporte leur poids à tous les deux. Lentement, elle se hissa sur le bord, s’arrêtant de temps en temps pour laisser la marche se déplacer. Ses bras lui cuisaient, mais elle n’osait pas se précipiter. Elle finit par passer un genou par-dessus le bord, puis par se hisser sur la pierre. Elle resta là, pantelante, sentant la pierre grincer et protester sous son poids. Son cœur martelait ses côtes, et la sueur lui coulait sur le visage et les flancs malgré le vent glacé. Quand je serai à l’abri, je fracasserai le crâne du sénéchal avec l’objet contondant le plus proche. Elle passa sur la marche suivante, et seulement alors se remit sur ses pieds et regarda Bodeen, qui surveillait la situation, inquiet.

— Ça va, Bodeen, vous pouvez traverser. Mais visez cette marche. Je ne pense pas que l’autre résistera à votre poids.

Bodeen hocha la tête et sauta comme si cela ne présentait pas le moindre problème. Le degré de pierre absorba son atterrissage avec le plus imperceptible des frissons, et Julia se retourna vers la porte ouverte du Trésor. Après tout ce que j’ai fait pour arriver jusqu’ici, j’espère que le Trésor vaudra le déplacement. Elle regarda une dernière fois la Forêt à ses pieds, puis passa la porte.

Une fois de plus, la gravité changea tandis qu’elle était en l’air, et elle parvint tout juste à retomber sur ses pieds. Elle chercha des yeux le sénéchal, puis dut s’écarter en vitesse quand Bodeen entra d’un saut périlleux. Il retomba de travers, et Julia tendit la main pour le stabiliser. Il s’écarta rapidement, et la jeune fille fut surprise de le voir rougir. Elle sourit en comprenant la raison, et remit ses robes en bon ordre pour cacher ses jambes. Bodeen se concentra sur la porte du Trésor, pour la refermer, jusqu’à ce qu’il soit certain de pouvoir se retourner sans rien apercevoir d’inconvenant.

— Cela ne vous dérangeait pas dans l’escalier.

— Ça n’a rien à voir. Ici, ce ne serait pas convenable. Enfin, que dirait le sénéchal ?

— Certainement quelque chose de désagréable.

Tandis que ses yeux s’habituaient aux ténèbres, elle se rendit compte qu’ils étaient dans une grande salle, éclairée seulement par la lumière faible qui filtrait par les interstices des nombreuses fenêtres aux volets clos. Au plafond haut pendaient des guirlandes de toiles d’araignées sales, mais il n’y avait que très peu de poussière. Sur les murs, des rangées d’étagères supportaient des volumes sans nombre, et des dizaines de chaises étaient rangées devant autant de pupitres, le tout relié par un linceul de toiles d’araignées.

— Je me demande à quoi servait cet endroit.

— Si nous sommes dans le vieux Trésor, c’était sans doute l’ancienne salle des comptes, suggéra Bodeen avec un haussement d’épaules.

— Tout à fait, confirma le sénéchal en sortant d’une porte à leur gauche. Qui sait combien de tonnes d’or, d’argent et de cuivre sont passées par cette pièce ? Toute la richesse du royaume de la Forêt a dû y transiter, un jour ou l’autre.

Les yeux de Julia étincelèrent soudain.

— Vous pensez qu’il pourrait en rester ?

— Qui sait…, gloussa le sénéchal.

— Finalement, je sens que je vais apprécier cette expédition, dit Julia, appuyée par les hochements de tête de Bodeen.

— Avant tout, trouvons la Vieille Armurerie, rappela le sénéchal avec sécheresse. Ensuite, nous pourrons éventuellement penser à notre chasse au trésor. Par ici, Princesse.

Julia sourit. Bodeen et elle suivirent le sénéchal. Julia s’arrêta et retroussa le nez en sentant l’odeur. Déjà à l’époque où elle servait, l’antichambre avait dû paraître petite et miteuse. Mais après trente-deux ans d’abandon, elle puait l’humidité et la moisissure. Faute de fenêtres, seule la lanterne du sénéchal apportait un peu de chaleur au lieu. La moisissure et le bois pourri tachaient les lambris, et ce qui était auparavant un tapis épais et riche craquait sous les pas de Julia. La chaise unique était renversée dans un coin et couverte de toiles d’araignées. Le sénéchal se tourna vers Julia comme s’il allait lui parler, et se figea. Tout près, tout à fait distinct dans le silence, un bruit de frôlement se fit entendre. Bien trop lourd pour des rats.

Julia tira sa dague, et Bodeen son épée. D’un geste, le sénéchal les attira en silence vers la porte légèrement entrouverte de l’autre côté de l’antichambre. Les pas furtifs s’étaient interrompus presque aussi vite qu’ils étaient apparus, mais Julia en conservait une impression d’horreur. Ce n’était pas seulement qu’elle avait déjà entendu ce bruit dans leur traversée de l’Aile sud. C’était comme s’il y avait quelque chose qu’elle aurait dû reconnaître dans ce son, mais que la peur l’empêchait d’identifier. Julia fronça les sourcils et regarda par l’entrebâillement. Tout n’était que silence et ténèbres. Bodeen attendait les ordres du sénéchal. Ils se consultèrent les uns les autres, à base de regards, de haussements d’épaules et de sourcils froncés, jusqu’à ce que Julia perde patience et ouvre la porte d’un coup de pied.

Elle grinça et percuta le mur avec un grand fracas. Les échos parurent continuer à l’infini, mais rien ne vint se renseigner sur l’origine du bruit. Après un moment, Julia entra en silence, suivie de près par Bodeen et le sénéchal. L’air était encore humide et lourd, avec un léger arôme de pourriture qui irritait sa gorge. Le sénéchal leva sa lanterne, et tous les trois hoquetèrent en voyant l’or, l’argent et les pierres précieuses épars sur le sol, comme les jouets d’un enfant qui s’en est lassé. Renversés ou fendus, de grands coffres au trésor avaient déversé leur contenu au sol. Partout, le bois portait de longues griffures. Ils ont dû utiliser un pied-de-biche, se dit Julia. Au moins, nous savons que nous ne sommes pas seuls ici. Pourtant, il n’y avait aucune cachette dans cette petite pièce encombrée. Le sénéchal alla vérifier les deux autres portes de la pièce, et Bodeen rengaina rapidement son épée pour empocher de pleines poignées de pierres précieuses. Julia sourit et s’accroupit à côté de lui.

— Ne vous chargez pas trop, dit-elle. Nous aurons peut-être besoin de nous battre pour sortir.

— « Prenez ce que vous pouvez, quand vous pouvez. » Ça a toujours été ma devise, répondit Bodeen calmement. N’importe lequel de ces joyaux vaut plus que ce que je touche en un an. Et puis, il n’y a personne à combattre, Princesse.

— Il a bien dû y avoir quelqu’un pour ouvrir ces coffres, dit Julia. Et plutôt récemment.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Bodeen, intrigué.

— Pas de toiles d’araignées.

Julia le laissa réfléchir à sa remarque et alla étudier une paire d’épées fixées au mur, dans leur fourreau. S’ils devaient se battre, Julia préférait le faire avec une lame un peu plus longue. Sa dague rangée, elle tira l’une des armes. La lame brillait même dans la lumière chiche, et elle était parfaitement équilibrée. Elle testa le fil, et haussa les sourcils quand le sang perla sur son pouce.

Derrière elle, le sénéchal s’arrêta devant la seule fenêtre de la pièce, puis tira les volets clos jusqu’à ce qu’ils se rabattent sur des gonds récalcitrants. La lumière se déversa dans la pièce, et le sol fut soudain couvert de dizaines d’araignées qui détalaient, rendues folles par la lumière qui déferlait après des années de ténèbres. Bodeen glapit et se réfugia sur une chaise, mais les araignées disparurent rapidement dans une centaine de recoins. Bodeen regarda autour de lui pour s’assurer qu’elles étaient toutes parties, puis redescendit avec autant de dignité que possible. Julia secoua la tête, perplexe. Tout ça pour des araignées. Des rats, encore, elle aurait pu comprendre…

Puis Bodeen et elle se retournèrent d’un bloc quand le sénéchal cria de douleur et d’horreur. Il lâcha sa lanterne en reculant devant la deuxième porte, la poitrine couverte de sang. Alors les démons surgirent des ténèbres et tombèrent sur lui comme des mouches sur un quartier de viande. Julia et Bodeen chargèrent avec un cri de guerre et, incroyablement, les démons retournèrent dans les ténèbres d’où ils étaient venus, laissant leur proie derrière eux. Julia et le garde relevèrent le sénéchal. Il était couvert de sang et avait les yeux dans le vide, mais au moins, il respirait encore. Julia ramassa la lanterne, mais elle s’était éteinte dans la chute. La princesse jura et aida Bodeen à tirer le sénéchal vers la porte de l’antichambre. Les démons les guettaient depuis les ténèbres, mais ils ne firent pas mine de les suivre.

— Il faut sortir d’ici ! couina Bodeen.

— Tout à fait. Reculez lentement jusqu’à la porte. Sans geste brusque ni rien qui puisse les énerver. Si vous restez calme, on pourra s’en sortir en un seul morceau.

— Mais ce sont des démons ! Vous avez vu ce qu’ils ont fait au sénéchal ?

— Et alors ? Si vous leur plantez un pied d’acier dans le corps, ils meurent aussi facilement que n’importe qui ! Je suis bien placée pour le savoir, vous savez…

— Combien sont-ils ? demanda Bodeen, un peu plus détendu.

— Une dizaine, pas plus.

— Pourquoi ne nous attaquent-ils pas ?

— Je ne sais pas. Peut-être à cause de la lumière soudaine venue de la fenêtre. Ils ne savent peut-être pas combien on est.

— Alors on va bientôt avoir des ennuis.

— Oui. La porte est encore loin ?

Bodeen jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— On y est presque, Princesse. Comment va le sénéchal ?

— Je ne sais pas. Ce n’est pas la forme.

— C’est grave ?

— Assez. Et il est le seul à connaître le chemin de la sortie.

— Magnifique.

Ils étaient presque arrivés à la porte quand les démons surgirent des ténèbres. Leurs yeux brillaient d’un éclat sanguinaire, et leurs corps pâles et difformes traversaient la lumière comme autant de spectres insanes. Julia et Bodeen poussèrent le sénéchal dans l’antichambre et bondirent à sa suite. Bodeen claqua la porte au nez des démons, puis rengaina son épée et saisit la poignée de porte à deux mains avant que les démons puissent ouvrir.

— Verrouillez-la ! cria-t-il à Julia.

— Il n’y a pas de clé !

— Et des loquets ?

Il y en avait deux, en haut et en bas, tous les deux bloqués par la rouille. Julia s’attaqua à celui du haut tandis que la porte vibrait et frissonnait sous l’assaut des démons. On entendait des griffes déchirer le bois. Julia fit glisser le loquet supérieur dans son logement, et se consacra à celui du bas. Qui céda dans sa main, cisaillé par la rouille.

— Aïe. Cette porte ne les retiendra pas très longtemps, dit Bodeen.

— Ce ne sera pas utile, dit le sénéchal. Nous devons les mener dans la salle des comptes.

Julia et Bodeen se retournèrent d’un bloc. Vacillant, le sénéchal se remettait sur ses pieds. Il était pâle, couvert de sang, mais son regard avait retrouvé sa fermeté habituelle. Bodeen s’approcha rapidement de lui pour le soutenir, et le sénéchal le remercia d’un hochement de tête.

— Les démons vont entrer d’une minute à l’autre. Bodeen, aidez-moi à passer dans la salle des comptes. Princesse, suivez-nous, mais restez dans l’encadrement de la porte, pour que les démons vous voient. Quand ce sera chose faite, vous pourrez nous rejoindre. Qu’ils ne vous perdent pas de vue, mais ne vous faites pas attraper non plus. Compris ?

— Pas vraiment, dit Julia. Vous savez vraiment ce que vous faites ?

— Bien sûr ! Je sais toujours ce que je fais. Et maintenant, donnez-moi cette lanterne.

La porte de l’antichambre trembla dans son cadre tandis que Julia hésitait.

— Oh, et puis zut. Tenez, voici la lanterne. Ç’aura été une vie courte, mais intéressante. Bodeen, emmenez-le. Je tiens la porte.

Bodeen la salua d’un hochement de tête, et entraîna le sénéchal vers la salle des comptes. La seule lumière venait de la porte ouverte devant Julia, et elle se réjouit d’avoir pris une épée. Découpée à contre-jour, elle ferait une cible évidente. Les sourcils froncés, elle cessa de soutenir la porte pour s’avancer vers l’autre issue, puis se cacha dans l’ombre de la porte de la salle des comptes. Elle se montrerait aux démons quand elle le déciderait, et pas avant. Puis le loquet céda, et le battant s’ouvrit à la volée. Les démons livides se déversèrent dans l’antichambre comme des vers du ventre d’une bête qu’on aurait laissée à pourrir. Leurs yeux sans pupille projetaient un éclat pourpre dans les ténèbres tandis qu’ils cherchaient une proie. Julia, immobile, attendit que quelque chose arrive à portée de son épée.

Les démons humaient l’air, puis ils tournèrent leurs visages difformes vers le sol comme des chiens qui chercheraient une piste. L’image aurait pu être amusante si elle avait été moins horrible. Puis ils trouvèrent la piste, à moins que Julia ait fait un bruit sans s’en rendre compte. Un par un, les démons tournèrent la tête dans sa direction. Julia sut que les ombres n’étaient pas assez profondes pour la cacher. Elle s’avança rapidement pour barrer la porte, faisant osciller la lame de son épée devant elle. L’un des démons s’élança, et Julia l’abattit d’un coup. La créature se tortilla en silence sur l’épais tapis. Puis les autres démons furent sur elle.

Le sénéchal lui avait dit de mener les démons vers la salle des comptes, mais Julia savait que, dès qu’elle aurait reculé, ils lui tomberaient tous dessus. Canalisés par la porte, ils ne pouvaient pas l’attaquer à plus de deux ou trois. Mais leur nombre finirait par l’épuiser ou la forcer à reculer. Alors, elle mourrait.

Julia abattait son épée de toutes ses forces, et le sang des démons volait dans l’air tandis que la douleur s’intensifiait dans ses muscles. Elle ouvrit le ventre d’un démon d’un coup sur le côté, puis dut reculer d’un pas pour esquiver une main griffue. Privée de sa protection, elle battit en retraite devant les démons qui attaquaient de plus belle. Puis Bodeen fut à côté d’elle, ajoutant son épée à la sienne.

Les démons reculèrent devant les deux lames féroces, et Julia sauta de côté quand Bodeen leur claqua la porte au nez. Julia chercha rapidement les loquets et jura en se rendant compte qu’il n’y en avait pas. Bodeen s’adossa à la porte quand les premières griffes commencèrent à l’entailler.

— À mon signal, courez vers l’autre porte, lui expliqua-t-il.

Julia hocha la tête. Quand elle se retourna, elle vit le sénéchal fermer cette autre porte, plongeant leur pièce dans les ténèbres. Julia se mordilla la lèvre et essuya sa paume moite sur sa robe.

— J’espère que quelqu’un sait ce qu’il fait, dit-elle tout haut.

Le gloussement du sénéchal ne la rassura pas vraiment.

— Préparez-vous, dit Bodeen. Je ne peux plus les retenir…

La porte s’entrebâilla de quelques centimètres, et une main griffue s’encadra dans la pièce, luisant faiblement dans les ténèbres.

— Maintenant, Julia ! Courez !

Bodeen s’écarta d’un bond et Julia courut vers la porte. Les démons la suivirent ventre à terre, ignorant Bodeen qui se cachait derrière la porte ouverte. Julia arriva dans la salle des comptes et fut aveuglée par la lumière vive du soleil. Le sénéchal la saisit par le bras et la tira de côté, mais les démons continuèrent sur leur lancée. Julia sourit en comprenant. Elle attaqua les démons par le flanc tandis que Bodeen tenait l’arrière, et il fut plus que facile de pousser les neuf démons par la porte ouverte, dans le vide.

Julia abaissa son épée et se laissa tomber au sol, épuisée. Elle avait mal à la tête, et ses bras étaient lourds comme du plomb. Ses jambes tremblaient de fatigue et, assise là, dos au mur, la jeune femme eut envie de dormir pendant une semaine. Elle frémit à cette pensée. Ses nuits d’insomnie avaient été terribles, à penser que, heure par heure, le Noirbois se rapprochait un peu plus. Mais toujours, les murs épais du château avaient paru la protéger des démons. Elle avait enfin compris que personne n’était à l’abri. Le coup était dur, et Julia serrait la poignée de son épée, doutant de jamais oser trouver le sommeil de nouveau.

Bodeen se pencha sur elle et poussa un sifflement de surprise en voyant le sang qu’elle avait sur le visage et les bras.

— Princesse, vous êtes blessée.

— Des égratignures, c’est tout, Bodeen. Aidez-moi à me relever.

Il lui tendit la main et la soutint le temps que la tête arrête de lui tourner. Elle finit par le repousser et se tourna vers le sénéchal, qui s’occupait de rallumer sa lanterne avec de l’acier et du silex.

— Comment vous sentez-vous, messire sénéchal ?

— J’ai connu mieux, Princesse. (Il finit par rallumer sa mèche et referma la lanterne.) Mais c’est sans doute moins grave qu’il n’y paraît.

— Vous aviez l’air très mal en point quand nous vous avons tiré des pattes de ces démons, souligna Bodeen.

— Ne m’en parlez pas, dit le sénéchal avec une grimace. J’ai bien cru mon heure venue.

— Vous devriez vous reposer un moment.

— Ça va, pas la peine de faire des histoires. J’aurai largement le temps de me reposer quand nous serons rentrés. Pour l’heure, c’est surtout l’Armurerie qui m’inquiète. J’ai peur des dégâts que ces démons ont pu y causer. Comment ces créatures ont-elles pu entrer dans le château ?

— Quelqu’un les y a introduites. Nous avons un traître dans le château. (Malgré les sourcils froncés de Bodeen et les dénégations du sénéchal, Julia ne faiblit pas.) Vous vous rappelez ces démons qui attendent devant nos murs pendant la nuit ? Eh bien maintenant, nous savons où ils se cachent pendant la journée.

— J’ai peine à y croire, princesse, dit le sénéchal. Qui pourrait être assez fou pour laisser des démons entrer dans le château lui-même ?

— Et surtout, dit soudain Bodeen, pourquoi dans l’Aile sud ?

Le sénéchal releva la tête d’un coup, les yeux écarquillés par l’horreur.

— Bien sûr ! L’Armurerie ! Cette saleté d’Armurerie ! Il se mit à courir vers l’antichambre. Surpris, Julia et Bodeen se lancèrent à sa suite. Ils suivirent le sénéchal dans des dizaines de chambres obscures et de couloirs, sa lanterne dansant devant eux comme un feu follet par une nuit sans lune. Julia perdit bientôt tout sens de l’orientation, et se concentra sur sa course. Si elle tombait, le sénéchal ne s’en rendrait sans doute même pas compte.

Ce dernier finit par s’arrêter devant une double porte en chêne d’au moins deux mètres et demi de haut et presque autant de large. Les moulures luisaient faiblement sous la lumière dorée de la lanterne. Le sénéchal poussa le battant gauche, qui s’écarta doucement sur ses gonds, les contrepoids grinçant lourdement dans le silence. Après un instant d’immobilité, le regard plongé dans les ténèbres derrière la porte, le sénéchal parut perdre ses dernières forces. Il trébucha et serait certainement tombé si Julia et Bodeen n’avaient pas été là pour le soutenir.

— Qu’y a-t-il, messire sénéchal ? demanda Julia. Qu’y a-t-il de si important derrière ces portes ?

— Vous ne comprenez pas ? murmura le vieillard en regardant la porte. Quelqu’un est entré dans l’Armurerie ! La Curtana n’est pas protégée…

Il se dégagea de Julia et Bodeen et les mena dans la Vieille Armurerie. Derrière les portes massives s’ouvrait une salle trop vaste pour que la lanterne du sénéchal l’éclaire en entier. Julia sursauta en apercevant une armure, et se détendit en voyant qu’elle était simplement exposée là, et n’avait paru bouger que par un jeu d’ombres. Des dizaines de grandes vitrines abritaient des épées et des haches, des arcs longs et des lances, des mains gauches et des étoiles du matin, dans toutes leurs variations. Julia regarda autour d’elle, fascinée. Les ancêtres de Rupert complétaient cette Armurerie depuis quatorze générations, arme après arme, et une vie entière n’aurait pas suffi à tout cataloguer. Julia sentit ses cheveux se dresser en comprenant pour la première fois combien le château de la Forêt était vieux.

Le sénéchal s’arrêta devant une plaque murale poussiéreuse, dans une niche qui la cachait aux regards des curieux. Le fourreau d’argent qui y pendait était terne et sali. Mais surtout, vide. Le sénéchal eut un soupir las.

— Elle a disparu. La Curtana n’est plus là.

— Mais l’épée de Compulsion est notre seul espoir contre les démons, dit Bodeen. Qui serait assez fou pour la voler ?

— Quelqu’un qui aurait intérêt à voir ce château tomber, expliqua le sénéchal. Et de nos jours, cela fait beaucoup de monde.

— Tout ce chemin, soupira Julia. Tout ce chemin pour rien. Allons, messire sénéchal. Partons d’ici.

— Bien sûr, Princesse. Il faut avertir le roi. (Le sénéchal se détourna du fourreau vide et plongea son regard dans les ténèbres.) Quelque part dans ce château se trouve un traître. Il faut le trouver, Princesse. Il faut le trouver et lui reprendre la Curtana avant qu’il soit trop tard.

— C’est peut-être déjà le cas, murmura Bodeen. Peut-être.



Depuis les écuries, Julia regarda la pluie qui tombait en rideau et soupira. L’après-midi touchait à peine à sa fin, mais l’obscurité avançait déjà. Il pleuvait depuis plus d’une heure. Un crachin persistant qui agaçait les nerfs et se glissait dans les plus petites cheminées pour faire fumer et crachoter les flambées. L’eau dégueulait des gouttières et des écoulements, transformant la cour en une mer de boue. Elle gouttait par les nombreuses fissures du toit de chaume de l’écurie, et tombait bruyamment sur le sol couvert de paille. Les poutres travaillaient avec force grognements, et Julia soupira de plus belle. Peut-être par solidarité, le dragon soupira derrière elle.

— Tu devrais te reposer dans ta chambre, dit-il d’un air sévère.

Julia sourit mais ne se retourna pas.

— Ça va. Quelques cicatrices de plus à ajouter à ma collection, c’est tout. C’est le sénéchal qui a encaissé le pire. Je ne sais pas comment il a réussi à rester sur pied assez longtemps pour nous sortir de l’Aile sud. Au premier coup d’œil, le chirurgien lui a ordonné le repos. Mais le sénéchal tenait impérativement à parler au roi. Bodeen et moi l’avons porté tout du long, mais il refusait d’abandonner. Coriace, ce sénéchal. Il ne s’est pas évanoui avant d’avoir tout raconté à John, ce qu’il soupçonnait sur l’effraction et l’attaque des démons. Bodeen et moi l’avons porté jusqu’à sa chambre. Il doit dormir, maintenant. Solide, le grincheux…

— Toi aussi, tu devrais te reposer, insista le dragon. Je sens ta douleur et ta fatigue.

— Je n’arriverai pas à dormir. Pas encore. J’ai besoin de parler à quelqu’un.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda doucement le dragon. Quelqu’un a encore menacé de te faire prendre des leçons d’étiquette ?

— Pas du tout. Je suis dispensée des leçons depuis que tous mes tuteurs refusent d’entrer dans la même pièce que moi sans escorte.

— Alors qu’est-ce qui te soucie ?

Julia alla s’asseoir près du dragon. L’épaisse couche de paille rendait la terre battue plus confortable, et elle se pencha contre son flanc large et rassurant. La pluie battante devint un agréable murmure d’ambiance, et un égouttement apaisant. L’odeur du foin fraîchement étalé appesantissait l’air, riche et lourd, et le dragon sentit les muscles de Julia se détendre peu à peu.

— Je ne sais pas… Au fait, qu’est-il arrivé aux chevaux qui vivaient ici ?

— Ils étaient délicieux…

Julia lui donna un coup de coude dans le flanc, et il grogna au bon moment. Pourtant, elle doutait qu’il ait senti quoi que ce soit.

— Tu n’as pas vraiment mangé tous ces gentils chevaux, quand même ?

— Non, bien sûr. Je suis arrivé, et ils sont partis. Au galop, si je me souviens bien.

Julia rit et se renfonça contre les écailles douces. Parfois, le dragon paraissait être son seul ami. Une île de calme dans un océan de tempêtes. Après le départ de Rupert, le dragon avait vagabondé dans le château, dormant là où il le voulait, et mangeant tout ce qui ne s’enfuyait pas et ne résistait pas activement. Il avait fini par s’installer dans une des vieilles écuries, et paraissait disposé à y rester tant qu’on lui apporterait ses repas à heures régulières. Le personnel du château s’était rapidement porté volontaire, et cela avait marqué la fin de leur calvaire : entre l’appétit du dragon et l’humeur orageuse de Julia, les serviteurs avaient eu de graves sujets d’inquiétude.

— Comment te sens-tu ? demanda Julia au dragon.

— Mieux, j’imagine… Le sort qui a appelé la Course à l’Arc-en-ciel m’a vraiment éprouvé. Et ensuite, l’arrivée des démons, les blessures… et j’ai dû cracher le feu. Ça m’a fait mal, Julia. À l’intérieur. Le temps que Rupert appelle l’Arc-en-ciel, j’étais mourant, et on dirait que la Magie sauvage n’est pas omnipotente. Elle m’a sauvé la vie, mais seul le temps me permettra de guérir. Il va falloir que j’hiberne, bientôt, que je dorme jusqu’à être tout à fait guéri. Si c’est encore possible. La magie est en train de quitter notre monde, et les créatures comme moi sont de plus en plus faibles. (Le dragon eut un sourire triste.) À moins que je me fasse vieux. Ça fait plus de trois cents ans que je n’ai pas vu un des miens. Je suis peut-être le dernier. Le dernier dragon dans le monde des hommes.

— Trois cents ans… Tu ne te sens jamais seul ?

— En règle générale, les dragons sont assez peu grégaires. Nous avons chacun notre territoire et notre trésor, et nous les gardons jalousement. Mais oui, ce dernier siècle, il m’est arrivé de regretter la compagnie d’un autre de ma race. Cela fait si longtemps que je n’ai pas volé avec les miens… Bien trop longtemps.

— Quand tout ceci sera fini, nous irons chercher d’autres dragons, dit Julia.

— Oui… Quand tout sera fini.

Julia regarda le toit de chaume et écouta la pluie.

— Dragon, tu penses que j’ai… un problème ?

— Non, pourquoi ?

— Ces satanées dames de compagnie. Avec elles, je me sens anormale, parce que je n’ai pas envie de me marier et d’élever une famille. Je ne suis pas prête pour ça. Pas encore.

— Alors ne le fais pas.

— Mais c’est que… parfois, je me demande si elles ont raison. Si je suis vraiment normale. Toutes mes amies et la plupart de mes sœurs étaient mariées, et elles avaient l’air plutôt heureuses. En gros. C’est peut-être elles qui ont raison. Peut-être que je rate quelque chose. Simplement, je ne comprends pas pourquoi je devrais abandonner ce que je suis pour me marier. Si j’épouse Harald, je deviendrai une sorte de mélange entre une maîtresse et une domestique. Mais c’est hors de question ! Et s’il me touche encore une fois, je lui fais une voix de fausset. (Elle se tut soudain et fronça les sourcils.) Tiens, d’ailleurs, ça fait partie du problème. Si j’avais dit ça à une dame de compagnie, elle se serait étouffée et aurait demandé des sels pour ne pas s’évanouir. Être crue et directe, ce n’est pas seulement démodé, c’est tout sauf féminin. Tu me trouves féminine ?

— Ha ! Julia, je ne suis pas vraiment un expert en comportement humain. Mais à mon avis, si tu n’étais qu’une femelle domestiquée comme les autres, tu n’aurais jamais survécu au Noirbois. Ni à ton voyage dans l’Aile sud, d’ailleurs.

— Tu peux le dire ! Alors pourquoi ne me fiche-t-on pas la paix ?

— Tu es une princesse. Tu as des responsabilités. Même moi, je le sais.

Julia eut un reniflement de dédain. Elle ramassa un brin de paille et le mâchonna.

— Une princesse. Et à cause de ça, je n’ai pas le droit aux sentiments, à l’espoir ? Je dois écouter ce que les autres ont à me dire sur la façon dont je dois m’habiller, marcher, me tenir ? Je dois épouser un homme que je n’aime pas ? Ils peuvent toujours aller pourrir en Enfer !

— On en arrive enfin à ce qui te tracasse vraiment, non ?

— Oui. (Elle jeta son brin de paille.) Rupert aurait dû rentrer depuis longtemps.

— L’aller-retour peut prendre du temps. Et d’après ce qu’on m’a dit, le Haut Sorcier ne sera pas facile à persuader.

— Je n’aurais jamais dû le laisser retourner dans le Noirbois. Tu sais ce que c’est…

— Oui. Je me rappelle.

Il déplia légèrement ses ailes, et Julia tendit la main pour lui gratter ses cicatrices.

— Tu fais encore des cauchemars ? demanda-t-elle soudain. Non ? Moi oui, ça m’arrive. Mais maintenant, je rêve de Rupert, qui meurt seul dans le noir.

— Rupert saura prendre soin de lui-même.

— Eh bien, on ne le dirait pas.

— Tu l’aimes, Julia ?

— On dirait que la pluie s’arrête enfin.

— Tu ne m’as pas répondu.

— Je sais.

— Ah, les humains… Si tu tiens à lui, pourquoi ne pas le lui dire ?

— Parce qu’il n’est pas là ! Il est parti en me laissant derrière lui !

— Il ne pouvait pas t’emmener avec lui vers le danger, hein ?

— Et pourquoi ça ? Je suis aussi douée que lui à l’épée ! Tout aurait été mieux que de me laisser ici. Il ne reviendra pas, dragon. Je le sais. Les démons ont fini par l’avoir, et je n’étais pas là pour l’aider…

Julia appuya son visage contre le flanc du dragon et laissa ses larmes couler. Le dragon souleva une aile et l’enroula autour d’elle, la serrant contre lui jusqu’à ce que les larmes se tarissent.

— Tu es fatiguée…, dit-il doucement. Pourquoi ne retournes-tu pas te reposer dans ta chambre ?

— Je ne veux pas. J’ai peur du noir. Des démons.

— Alors reste avec moi. Dors. Tu seras en sécurité, je te le promets.

— Merci, dit Julia si bas que seul un dragon aurait pu l’entendre.

Elle s’installa contre son flanc, suivant son souffle lent, et s’endormit rapidement.

— Ah, ces humains…, soupira le dragon avec affection.

Il posa sa grande tête sur sa queue et attendit patiemment, vigilant, que la nuit passe.