CHAPITRE 10

FINS ET COMMENCEMENTS

Dans la Forêt, les oiseaux chantaient. Les feuilles commençaient à apparaître dans les arbres, et l’air était plein d’odeurs saines et familières. Le soleil se déversait par la trouée qui s’ouvrait lentement dans la canopée, et le ciel du petit matin était si lumineux que Rupert en avait mal à l’œil. Au-dessus de la Forêt, le dragon planait sans effort sur les vents doux, ses écailles reflétant la lumière du matin. Enfin, Rupert sentait le soleil chasser le froid de l’hiver. Tout autour de lui, il entendait les animaux qui sortaient de leurs cachettes pour observer le retour de la Forêt. Et pourtant, pour chaque arbre qui se striait d’or et de vert, un autre était rongé de l’intérieur. Pour certains, l’Arc-en-ciel était arrivé trop tard.

— La moitié de la Forêt est morte malgré tout, dit Julia. Je pensais qu’une fois le prince Démon parti, tout retournerait à la normale.

— Même l’Arc-en-ciel ne peut pas rendre la vie, aux plantes comme aux humains. La plupart de ces arbres sont restés trop longtemps dans les ténèbres. Le Noirbois est parti, certes, mais il faudra des siècles à la Forêt pour se remettre des dégâts. Non, ma belle. Nous sommes débarrassés du prince Démon, mais nous garderons son héritage.

Julia trébucha sur un objet à moitié caché dans l’herbe longue et le ramassa.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Rupert.

— Je ne sais pas trop. On dirait une corne, ou un os…

— Une corne ? Fais voir… (Trahie par ses doigts tout juste guéris, Julia faillit lâcher la corne. Rupert la saisit au vol et sourit.) Comment va ta main, ma belle ? Encore douloureuse ?

— Oui, dit Julia en se massant la paume. L’Arc-en-ciel a réparé les blessures, comme avant, mais il va me falloir beaucoup d’exercices pour pouvoir de nouveau manier l’épée.

— Je sais ce que c’est, dit Rupert.

Un mouvement trop soudain lui avait lancé une douleur préventive le long de ses côtes tout juste guéries une nouvelle fois.

— Dommage que l’Arc-en-ciel n’ait rien fait pour ton œil.

— Oui, ma belle. Mais d’un autre côté, je suis heureux d’être en vie. Ha, c’est bien ce que je pensais !

La corne dans sa main, longue de plus de cinquante centimètres et torsadée, était d’un ivoire craquelé et décoloré.

— De quoi s’agit-il ?

— D’une corne de licorne. De ma licorne. Il l’a perdue contre un démon dans le Noirbois, tu te rappelles ? Le prince Démon s’en est servi pour répandre la peste.

— Elle est encore dangereuse ? On devrait peut-être la détruire.

— Le Haut Sorcier saura quoi en faire. Je la lui donnerai en rentrant. Il pourra peut-être la rendre à la licorne.

— Rupert… Nous ne pouvons pas savoir si qui que ce soit a survécu à l’attaque des démons.

— Bon sang… Oh pardon, Julia… Je n’avais pas réfléchi. Je n’arrive pas à croire que tant de personnes aient pu mourir en si peu de temps.

Julia passa un bras sur les épaules de Rupert, et il la serra contre lui. Ils restèrent un moment ainsi, regardant autour d’eux, appréciant le soleil et la fraîcheur de l’air pur. Perdus dans le moment, ils tentèrent d’oublier les horreurs de la nuit.

— Difficile de croire que tout est enfin fini.

— Ce n’est pas fini. (Le roi John, assis en lisière de la clairière, regardait le sol sans le voir.) Le prince Démon n’est pas mort. L’Arc-en-ciel l’a simplement chassé. Puisque l’astrologue et moi étions responsables de sa venue, nous sommes les seuls à pouvoir le bannir. Un jour, le prince Démon reviendra. Même s’il lui faut des siècles, il reviendra.

Rupert et Julia attendirent, mais le roi n’avait rien à ajouter. Il n’avait pas élevé la voix, ni relevé les yeux.

— Eh bien, finit par souffler Rupert, même si vous avez raison, Père, s’il lui faut des siècles pour revenir, je ne vois pas ce que nous y pouvons. Tant que nous prenons garde à ne pas perdre l’épée de l’Arc-en-ciel.

— Oui, admit Julia. Nous avons sauvé la Forêt, et c’est le plus important. Rupert…

— Oui ?

— Je peux te poser une question ?

— Bien sûr.

— Pourquoi m’as-tu dit que l’épée de l’Arc-en-ciel ne fonctionnait plus ?

Rupert sourit, un peu honteux.

— Juste avant de commencer la Course à l’Arc-en-ciel, le dragon m’avait expliqué que, si j’arrivais au bout, je trouverais ce que je désirais vraiment. Mais que cela ne serait peut-être pas ce que je pensais. Quand j’ai fait la Course à l’Arc-en-ciel, je voulais quelque chose qui pourrait m’aider à sauver mes amis et toi. Et c’est ce qu’on m’a donné. La fois suivante, dans la mine de Minebourg, je n’avais que moi à sauver. Donc, ça n’a pas marché. Cette fois, je me fichais de ce qui m’arriverait. Je voulais simplement vous sauver du prince Démon, mon père et toi. Donc l’épée a fonctionné. C’est très simple, en fait, quand on y réfléchit.

— Si c’est aussi simple, pourquoi n’y as-tu pas pensé plus tôt ?

— Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour réfléchir, ces derniers jours.

Ils échangèrent un sourire, puis se retournèrent quand un rugissement déchira l’air du matin, faisant taire les oiseaux. L’air frissonna et s’ouvrit, et d’un tunnel argenté sans fin sortit le Haut Sorcier. Il descendit lentement jusqu’au sol, et la déchirure se ferma derrière lui. Rupert et Julia s’avancèrent vers lui avec un grand sourire, et lui donnèrent une claque dans le dos. Rupert finit par reculer et regarda le sorcier. Ses cheveux et sa moustache étaient d’un blanc de neige, et il paraissait encore plus vieux et fragile que quand Rupert l’avait rencontré.

— Eh bien, messire sorcier… Vous avez l’air… euh…

— Oui, je sais. Voilà ce que je gagne à être sobre et convenable.

— Ha ! Bon. Que s’est-il passé après notre départ du château ? Nous avons tout juste eu le temps de voir les démons qui déferlaient.

Le sorcier haussa les épaules.

— Ils ne sont pas restés assez longtemps pour faire des dégâts. Nous nous sommes tous retirés dans le château et avons formé des barricades. Puis les démons ont commencé à se battre entre eux. Sans le prince Démon pour maintenir la cohésion de la horde, il n’a pas fallu longtemps pour que les démons se comportent de nouveau comme les animaux irraisonnés qu’ils sont. La plupart sont morts aux mains de leurs frères, et les gardes ont chassé les autres sans trop de problèmes. Je doute que les survivants durent longtemps dans la Forêt, maintenant qu’ils n’ont plus d’ombre où se cacher. Mais dites-moi… comment avez-vous tué le prince Démon ?

— Avec ceci, dit Rupert en lui montrant son épée. Je l’ai trouvée au pied de l’Arc-en-ciel. Elle appelle l’Arc-en-ciel.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous aviez l’épée de l’Arc-en-ciel ?

— Nous ne sommes pas tout à fait sûrs que le prince Démon soit mort, dit Julia. Le roi John dit que nous l’avons simplement banni.

— Avec une créature comme le prince Démon, il est difficile d’être certain de quoi que ce soit. Puisqu’il n’est jamais né, il ne peut pas vraiment mourir. Je ferais mieux d’étudier le sujet d’un peu plus près.

Ils se turent et profitèrent du spectacle autour d’eux. La Forêt était illuminée de couleurs, et partout l’on entendait les oiseaux et les animaux reprendre le cours de leur existence.

— Heureux de voir que vous avez retrouvé vos pouvoirs, messire sorcier, dit enfin Rupert.

— Oui. C’était une belle téléportation, hein ? Maintenant que la Magie sauvage est repartie, le reste de mes pouvoirs me répond enfin.

— Que se passait-il, au château, lorsque vous êtes parti ? demanda Julia. Il y a eu beaucoup de morts ?

—Quelques-uns, concéda le sorcier. Surtout sur les fortifications. Mais la plupart des nôtres sont rentrés sans encombre. Ils commençaient tout juste à nettoyer quand je suis parti.

— Ça va prendre du temps, dit Rupert.

— Oh, je ne sais pas, dit Julia. Harald fera en sorte que tout le monde soit occupé.

Rupert sourit, connaissant l’amour qu’avait son frère pour l’organisation et les ordres. Le Haut Sorcier remarqua la façon dont Rupert et Julia se tenaient, l’un contre l’autre, et sourit.

— Si je comprends bien, le mariage d’Harald est vraiment annulé ?

— Définitivement. Julia et moi sommes…

— C’est ce que je vois. J’espère que vous serez très heureux.

— Eh, attendez un peu, protesta Julia. Je n’ai pas mon mot à dire ?

— Non, répondit Rupert avant de clore ses lèvres d’un baiser.

Quand ils se séparèrent, Julia arborait un sourire tendre.

— Tu me paieras ça, dit-elle calmement.

Puis elle l’embrassa de nouveau. Le Haut Sorcier patienta un instant, et, quand il devint évident que Rupert et Julia ne pensaient plus que l’un à l’autre, il s’approcha du roi John et se tourna face à la Forêt.

— John…

— Je sais. Tu vas repartir, n’est-ce pas ?

— Oui. Je te téléporte au château, et je repars. La magie est en train de quitter le monde, et le temps me rattrape.

— Tu t’apitoies sur toi-même ?

— Un petit peu, oui… Je ne devrais pas me plaindre. Au moins, comme ça, j’aurai fini ma vie avec une dernière grande aventure.

— Une dernière aventure, dit le roi. Oui, c’est une bonne façon d’en finir. Je ne retourne pas non plus au château. Tu sais que Thomas Grey est mort ?

— Oui. Je sais.

— Il m’a trahi, il a trahi le pays, et à la fin, il a dit que tout était de ma faute. De plus en plus, je pense qu’il avait raison. La confiance que j’ai donnée à Thomas était excessive. Mais ce n’est qu’une des nombreuses erreurs que j’ai faites. Je ne retournerai pas au château.

» Je n’ai jamais demandé à être roi. Tout ce travail, les problèmes, les responsabilités sans fin… J’ai fait de mon mieux, mais ça n’a jamais suffi. Et maintenant, de plus en plus, la Forêt va avoir besoin d’un roi fort. Il y a tant à faire ! Superviser l’aide aux villes et aux villages dévastés, sauver ce que l’on peut des récoltes ravagées, rétablir le contrôle sur les barons. Enfin, remettre tout le pays sur pied, en quelque sorte. Et je ne suis pas de taille. Que quelqu’un d’autre s’en charge. Rupert ou Harald. Ils feraient tous les deux un bon travail.

»Moi, je veux qu’on me laisse tranquille. Dans la Forêt, je trouverai peut-être une certaine paix. L’absolution. Une façon de vivre avec les souvenirs de ce que j’ai fait. Et de ce que je n’ai pas fait.

— John…

— Au revoir, sorcier. Je ne ferai pas mes adieux à Julia et Rupert. Sinon, je ne pourrais pas partir. Tu devras trouver le moyen de le faire à ma place. Je ne les reverrai pas.

Il sourit et partit dans la Forêt. Le sorcier le regarda en silence tandis qu’il disparaissait dans les ombres vertes, entre les arbres. Rupert et Julia remarquèrent soudain que le roi avait disparu, et rejoignirent le Haut Sorcier.

— Où est mon père ? demanda Rupert.

Le Haut Sorcier se retourna et s’inclina avec respect devant lui.

— Votre père est mort, Rupert. Le roi est mort. Vive le roi Rupert du royaume de la Forêt.



Il était 3 heures du matin, et le château était profondément endormi. Les étoiles brillaient de mille feux dans le ciel nocturne, et la pleine lune illuminait la cour comme en plein jour. Quelques gardes fatigués patrouillaient sur les fortifications, mais il n’y avait que des ombres dans la cour vide. Rupert descendit discrètement les marches de l’entrée, puis traversa la cour rapidement, sans bruit. Il se pressa contre le mur intérieur et attendit que sa respiration se calme et que ses yeux s’habituent au changement de luminosité. Les gardes passaient lentement d’un poste à l’autre, regardant de temps en temps la Forêt. Aucun ne jeta le moindre coup d’œil à la cour. Rupert poussa un long soupir de soulagement et bougea les épaules pour caler son sac à dos plus confortablement. Il longea le mur jusqu’à la vieille écurie, toujours dans l’ombre, et frappa à la porte deux coups, séparés par une pause. La porte s’écarta juste assez pour qu’il entre.

Julia découvrit sa lanterne, et une lumière jaune se répandit lentement dans l’écurie. Deux chevaux sellés attendaient patiemment dans leur box pendant que la licorne regardait autour d’elle, nerveuse. Rupert vérifia rapidement les volets pour s’assurer qu’ils ne risquaient pas d’être découverts, puis s’adossa à la porte et se détendit un peu.

— Tu es en retard ! siffla Julia. Où étais-tu ?

— J’avais deux ou trois choses à faire.

— Par exemple ?

— J’ai laissé l’épée de l’Arc-en-ciel à l’Armurerie. Au cas où Père aurait eu raison et que le prince Démon revienne un jour.

— Oui, bon, l’épée leur sera sans doute plus utile qu’à nous. Tu as pris une autre arme ?

— Bien sûr.

— Et tu as vérifié les gardes à la porte ?

— Oui, Julia. Ils me sont tous loyaux. Et, oui, le dragon nous attend dans la Forêt. Mais calme-toi un peu. Tout va bien se passer. Et toi, tu es prête ?

— À peu près. Tu as décidé où nous allions ?

— Pas vraiment. Le plus important, c’est de sortir de cet asile de fous. Le roi n’est pas mort depuis un jour que les vautours se rassemblent déjà. Il y a presque plus de factions que de personnes à la Cour. Plus tôt je partirai, mieux ce sera.

— Il y a toujours un risque qu’on nous coure après.

—J’en doute. Sans moi, Harald aura le champ libre. Si je ne partais pas, il me ferait sans doute exiler ou tuer.

— Si on ne se met pas en route, intervint la licorne, quelqu’un va finir par nous surprendre. Et Harald vous fera sans doute pendre tous les deux pour vol de chevaux.

— Harald ne nous en voudra pas pour deux chevaux. Enfin, si, mais il ne fera rien.

— Et pourquoi veux-tu deux chevaux ? demanda la licorne d’un ton blessé. Le sorcier m’a remis sur pied avant de partir. Je pourrais très bien te porter.

— Eh bien, en fait, il y a une raison…

— Ah oui ? Et quoi donc ? J’attends…

— Je ne peux plus monter sur une licorne…, dit Rupert en rougissant. Plus maintenant. Je ne suis plus… qualifié. Tu vois, Julia et moi…

— D’accord, d’accord, j’ai compris. Vous avez fait la fête toute la nuit, c’est ça ?

— Voilà. Mais nous voulons quand même que tu nous accompagnes, dit Rupert. Tu te souviens, je t’ai promis de t’aider à retrouver ton ancien troupeau ?

— Oui, oui, je me rappelle. Mais après ça, où irez-vous ?

— Je ne sais pas. Pourquoi ?

La licorne renâcla et secoua la tête.

— Si tu crois que je vais vous laisser vagabonder seuls, vous êtes fous. Vous ne tiendriez pas dix minutes, sans moi, et vous le savez. Il faudra bien quelqu’un pour vous chaperonner.

Rupert et Julia rirent et étreignirent la licorne à tour de rôle. La lampe lança des reflets dorés sur sa corne.

— Eh, Rupert, fit Julia. Qu’est-ce que tu as dans ton sac à dos ?

— Une autre raison d’être en retard.

Il posa son sac et l’ouvrit sur un tabouret. Julia jura vertement. Le vieux sac à dos en cuir contenait des centaines de pierres précieuses. La princesse tendit la main, en prit une poignée et les laissa tomber entre ses doigts.

— Où as-tu trouvé tout cela, Rupert ? Il y a une fortune !

— C’est une partie du trésor que le sénéchal et toi avez trouvé. Avec toutes ces aventures, personne n’a pensé à le mettre à l’abri. On l’a juste flanqué dans une salle de rangement, avec un cadenas et un sort de protection simple sur la porte. Un sort lié à la famille royale. Et puisque nous manquons de gardes, personne n’a été posté devant. Donc j’ai bien choisi mon moment, j’ai ouvert le cadenas et je me suis servi. Le temps qu’Harald comprenne, nous serons loin.

Il referma le sac et le remit sur son dos en grognant.

— Maintenant que mon père est… parti, je pense que j’ai droit à un héritage. Et voilà.

Julia lui posa la main sur le bras.

— Nous ne sommes pas certains qu’il soit mort, Rupert. On n’a pas retrouvé son corps, et le sorcier a disparu.

— Je n’arrive pas vraiment à croire qu’il ait disparu. Mon père a toujours été là. Il faisait partie de ma vie, autant que la nourriture, le sommeil ou le devoir. Nous n’avons jamais été… proches, mais c’était volontaire. Et maintenant, alors que je commençais tout juste à le connaître, à l’apprécier… Il est mort, Julia. Ça ne fait aucun doute. Il n’aurait pas abandonné le pays. Jamais de la vie.

— Mais toi, il n’y a plus rien qui te retienne ici.

— Non. Et il est temps de nous mettre en route, d’ailleurs, dit-il en se détournant pour cacher son visage.

— Attends un peu, dit Julia. Imaginons qu’Harald ne nous envoie pas une armée aux trousses pour récupérer ses pierres précieuses, tu as une idée de ce que nous allons faire ?

— Pas vraiment. Je n’ai jamais eu à me demander comment j’allais gagner ma vie. Les pierres devraient nous aider.

— Oui. On pourrait s’acheter une taverne.

— Non, les horaires sont trop envahissants…

— Ou une ferme ?

— Trop de travail physique.

— Alors, que voudras-tu faire ?

— Je ne sais pas, ma belle. Mais je préférerais quelque chose qui ne m’oblige pas à utiliser une épée. J’en ai assez.

— Ça, je suis d’accord. Au moins tant que ma main ne sera pas redevenue normale.

— Allons-y, dit Rupert. Je ne me sentirai en sécurité que quand j’aurai mis plusieurs kilomètres entre le château et moi.

— Rupert… rien ne nous oblige à partir, tu sais. Tu pourrais rester et devenir roi. Après tout ce que tu as fait pour le pays, tu n’aurais aucun mal à trouver du soutien.

— Je ne veux pas être roi, répondit Rupert. Ça ne me conviendrait pas. Et puis il sera assez difficile de reconstruire le royaume sans le déchirer par une guerre civile. J’ai risqué ma vie pour le sauver, je ne veux pas le détruire. Non, Julia. Pour le bien de la Forêt, je dois partir. C’est mon dernier devoir. Alors, enfin, je serai libre.

— Et tu es satisfait de laisser Harald sur le trône ?

— Oui. Malgré tous ses défauts, et il en a sa dose, il fera un bon roi. Certainement meilleur que je le serais jamais.

— Je suis on ne peut plus d’accord. (Rupert et Julia se retournèrent. Harald était appuyé contre la porte fermée de l’écurie.)

Tu aurais dû verrouiller la porte, mon garçon. Tu deviens imprudent.

— N’essaie pas de nous arrêter, Harald.

— Bien sûr, petit frère. Comme tu l’as dit, la Forêt se passera très bien de toi. Mais la princesse Julia, c’est une autre histoire.

— Ah oui ? s’étonna l’intéressée.

— Vous n’irez nulle part, Julia. Vous resterez ici, et deviendrez ma reine.

— Ou pas. Notre mariage était arrangé, signé sans mon consentement. En ce qui me concerne, il est désarrangé. Ne vous inquiétez pas pour mon père. Les Bas-Coteaux ont dû souffrir au moins autant que nous du Noirbois. Il aura bien trop de soucis pour envahir la Forêt. Et, si vous ne cherchez qu’une alliance, j’ai des sœurs…

— Ce n’est pas elles que je veux, mais ce qui me revient. Vous.

— Harald, répondit Julia avec fermeté. Le mariage est annulé. Entre le couvent et vous, je choisis la cornette. C’est clair ?

— Comment pouvez-vous dire cela après ce que nous avons vécu ? Vous avez bien tout dit à Rupert ?

— Ce n’était pas la peine, dit le prince cadet. J’étais à peine rentré au château depuis une heure que tes amis prenaient toutes les peines du monde pour s’assurer que je savais qu’elle avait partagé ton lit pendant mon absence. Et tu sais quoi, Harald ? Je m’en fiche. Elle me croyait mort, et tu as toujours su être charmant. Non, Harald, l’important, c’est qu’elle m’a choisi, moi. Pas toi, moi. Parce qu’elle m’aime autant que je l’aime.

— C’est ça, dit Julia. Je ne parierais rien sur vous, Harald.

— Nous partons, dit Rupert. Écarte-toi.

— Je vous ferai pendre.

Il voulut prendre son épée, et Rupert lui donna un coup de poing dans la bouche. Harald s’affala contre la porte fermée, déséquilibré, et Rupert lui planta son poing dans le ventre. Harald se plia en deux, et Julia lui assena un coup sur la nuque. Harald tomba au sol, immobile. Rupert s’agenouilla pour vérifier son pouls, puis se releva en souriant.

— Il va s’en souvenir en se réveillant… Tu sais, ça fait longtemps que j’attendais de faire ça.

— Et moi donc… Et moi donc.

— Je regrette de gâcher ce beau moment, dit la licorne, mais il me semble assez improbable qu’Harald soit venu seul. Vous feriez mieux de vérifier s’il y a des gardes, non ?

Rupert alla plaquer l’oreille contre la porte, pendant que Julia masquait sa lanterne. Tout resta un instant silencieux, à l’exception des mouvements des chevaux et du murmure du cuir contre l’acier quand les deux amoureux tirèrent leurs épées.

— Alors ?

— Je n’entends rien, répondit Rupert.

— Je refuse qu’on m’arrête si près du but.

— Moi aussi. Prête ?

— Prête.

Rupert ouvrit la porte et s’élança dans la cour. Dehors, une dizaine de gobelins s’occupaient de dépouiller la demi-douzaine de gardes inconscients. Le plus petit des gobelins leva les yeux, surpris, puis sourit à Rupert.

— Bonjour m’sieur l’Prince. Comment ça va ?

— Bien mieux maintenant que je vous vois. Mais nous ferions mieux de rentrer ces gardes dans l’ombre, non ? Ils sont un peu voyants, ici.

— Quand le reste sera fini, répondit-il en faisant glisser la chevalière d’un garde. Les seuls qui pourraient nous voir sont les gardes des fortifications, et j’ai quelques gars qui les occupent, au cas où.

— Mais qu’est-ce que vous faisiez par ici à cette heure ? demanda Julia sans rengainer son épée.

Elle regarda autour d’elle, et adressa un regard noir à un gobelin un peu trop proche. Il recula en vitesse.

Le plus petit des gobelins sourit d’un air triomphant en glissant la chevalière à son pouce, puis prit un air piteux.

— Eh bien, vous n’étiez pas les seuls à préparer une sortie définitive. Il ne nous a pas fallu beaucoup de réflexion pour savoir que une fois le combat fini, les gobelins seraient à peu près aussi bien accueillis qu’une épidémie de poux. Donc, nous avons décidé de regrouper nos familles, de prendre tout ce qu’on pourrait porter et de filer en douce. Nous n’avons aucune raison de rester. Vous êtes notre seul ami à la Cour. Et avec votre frère sur le trône… Enfin, nous avons vu que vous aviez des soucis, et nous avons voulu vous donner un coup de main. En souvenir du bon vieux temps…

— Merci. Où allez-vous ?

— On retourne dans la Forêt. Nous n’aimons pas beaucoup les villes. Les murs nous rendent nerveux. Et puis j’ai trouvé de grandes idées pour piéger les voyageurs. On ne change pas une équipe qui gagne, comme je dis toujours.

— Bonne chance, répondit Rupert en lui serrant la main.

— Bonne chance vous-même, m’sieur l’Prince. Vous êtes quelqu’un de bien. Pour un humain.

À son signal, les gobelins tirèrent les gardes dans l’ombre. Après quelques instants, il ne restait rien pour indiquer leur présence. Le plus petit des gobelins lança à Rupert un salut brusque, souffla un baiser à Julia, et disparut dans l’ombre.

— Filons d’ici, dit la princesse. Cette cour devient aussi animée qu’un marché.

Rupert hocha la tête, et retourna dans l’écurie. Julia mena les chevaux dans la cour pendant que Rupert ligotait Harald, le bâillonnait, et prenait soin de faire du très bon travail. Il finit par le caler dans un coin caché et particulièrement sale, puis la licorne et lui rejoignirent Julia et les chevaux. Des sacs attachés autour des sabots étouffaient les bruits au maximum, mais Rupert se sentait malgré tout très exposé et vulnérable. Il regarda autour de lui, saisit les rênes de son cheval et traversa lentement la cour vers les portes. Julia le suivait de près, et la licorne fermait la marche. Les sons paraissaient incroyablement forts dans le silence, et Rupert espérait que les gardes des fortifications étaient encore occupés par les gobelins. Julia se rangea à sa hauteur en arrivant devant le bastion. Quatre gardes se tenaient devant la porte, pique dressée.

— Ce sont tes hommes ? demanda Julia.

— Oui.

— Tu es sûr de pouvoir leur faire confiance ?

— Bien sûr. Ils sont revenus du Noirbois avec moi. Je leur confierais ma vie.

— C’est ce que nous faisons, d’ailleurs, souffla la licorne.

Les gardes saluèrent Rupert d’un hochement de tête respectueux et abaissèrent leurs piques.

— Nous commencions à nous demander si vous viendriez, Sire, dit Rob Hawke.

— J’avais quelques affaires à régler. Un problème de votre côté ?

— Pas pour l’instant. Vous avez tout ce qu’il vous faut ?

— À peu près.

— Alors mettez-vous en route, avant que l’officier fasse sa ronde.

Les quatre gardes firent coulisser les lourds verrous d’acier et ouvrirent la porte en grand. Le bois, griffé et creusé, tenait toujours bon. Les gardes revinrent et Rupert leur serra à tous la main.

— Bonne chance, Sire, dit Hawke.

— Merci. Mon frère se repose dans la vieille écurie, pour le moment. Vous pourriez le découvrir dans un moment.

— Oh, bien sûr. Enfin, rien ne presse, n’est-ce pas ?

— Vous n’aurez pas de problème pour nous avoir laissé passer ?

— J’en doute. C’est un tel bazar que personne ne sait vraiment où il est affecté. Et plus encore pour les gardes.

— Écoutez… vous pouvez venir avec nous, si vous voulez.

— Merci, mais non. Le nouveau roi aura besoin d’autant de gardes que possible pour remettre le pays sur pied. Et donc, cela fera de l’argent et des promotions pour les anciens comme nous. Et puis, nous avons nos terres à protéger, n’est-ce pas ? Vous nous les avez données, et le vieux roi a ratifié le décret en personne, juste avant le dernier combat. Qui sait, nos descendants pourraient finir seigneurs ou barons, un jour.

— Cela fera du mouvement, dit Rupert, suscitant des rires généraux.

Rupert et Julia se mirent en selle et avancèrent vers le bastion, la licorne les suivant. Les portes se refermèrent derrière eux et ils passèrent sous la herse dressée, et sur le pont-levis abaissé. La glace avait presque disparu des douves, mais Rupert ne vit aucun signe du monstre. Il poussa son cheval, et bientôt Rupert, Julia et la licorne furent entre les premiers arbres au bord de la clairière. Derrière eux, le pont-levis se releva en silence. Heureusement que j’ai ordonné de tout graisser, se dit Rupert. En temps normal, ces rouages font un bruit d’enfer. Il se dit que ce serait sans doute le dernier ordre qu’il donnerait de sa vie. Il ne savait pas trop ce que cela lui inspirait, si ce n’est du soulagement. Il mena sa troupe dans la Forêt jusqu’à ce que le château ne soit plus en vue. Puis il tira les rênes de son cheval. Julia et la licorne s’arrêtèrent à son côté.

— Dragon ? Où es-tu ?

— Ici, dit l’intéressé en sortant d’entre les arbres, à sa gauche.

Les chevaux le virent du coin de l’œil et voulurent prendre la fuite. Rupert et Julia les firent rester en place, et leur murmurèrent à l’oreille pour les calmer.

— Désolé, dit le dragon en s’avançant.

— Quoi que tu fasses, ne leur souris pas, prévint Rupert en voyant que sa monture se calmait. Je ne pense pas qu’ils survivraient. Tu es prêt à partir ?

— Bien sûr. Au fait, tu penses qu’on pourrait s’arrêter à ma montagne pour que je prenne ma collection de papillons ? J’ai vu des spécimens fascinants, et j’aimerais beaucoup en recueillir.

— Volontiers, dit Julia. Pourquoi pas ?

— Bien. Vous savez, je pense que je vais être très content de faire ce voyage. Où que vous alliez. Vous êtes les deux humains les plus intéressants que j’aie rencontrés depuis des siècles. Toujours au cœur de l’action. Où que nous allions, je doute qu’on s’ennuie.

Rupert regarda le ciel d’un œil expert.

— Le soleil ne va pas tarder à se lever. Nous ferions mieux d’avancer. Quelque part, hors de la Forêt, il y a des territoires qui n’ont jamais entendu parler du royaume de la Forêt. Allons les visiter.

— En route, dit Julia.

Ils s’engagèrent sur la piste poussiéreuse qui s’enfonçait dans la Forêt, et passèrent de l’histoire à la légende. Et quoi qu’ils aient fait, où qu’ils soient allés, et quoi qu’ils aient trouvé, Rupert, Julia, le dragon et la licorne firent front ensemble. Comme des héros.