13

Wilma kalz m’apprit à aimer la musique, et comment l’aimer. Elle me fit entendre à la radio plusieurs des symphonies de Beethoven. Jusqu’alors je n’appréciais dans l’orchestre que la description de sentiments humains ou l’évocation de paysages. Rien ne me paraissait plus beau que les Saisons de Vivaldi : réussir à suggérer par les pizzicati des violons une pluie fine et persistante d’hiver ! À traduire par d’énergiques unissons les éclairs et le tonnerre d’un orage de printemps ! Wilma souriait à mes enthousiasmes, puis, de sa voix douce et tranquille, avec une pointe charmante d’accent étranger, elle me fournissait des raisons musicales d’admirer le génie du Vénitien, m’invitant, par exemple, à reconnaître pour secondaires les effets d’harmonie imitative, alors que je devais porter mon attention sur le choix des tonalités : mi majeur, rond et lumineux, pour le printemps ; sol mineur, inquiet et mélancolique, pour l’été ; fa majeur, rustiquement adapté aux scènes de chasse automnales ; fa mineur, désolé à souhait pour l’hiver. Ou sur la manière d’utiliser les instruments ; avais-je remarqué comment la suppression des violoncelles et des contrebasses, dans le mouvement lent du Printemps, rendait la transparence d’une matinée d’avril ? Ou avec quelle malice l’emploi de sourdines dans l’adagio de l’Automne évoquait le sommeil des vendangeurs après leurs copieuses libations ?

Ces subtilités m’avaient complètement échappé, il va sans dire. J’étais de ceux qui hochent la tête avec un air d’initiés lorsque, dans la Sixième Symphonie de Beethoven, ils reconnaissent au passage tantôt le murmure du ruisseau, tantôt le chant du coucou et de la caille, tantôt la danse des paysans, tantôt le fracas de l’orage. Mettre des images sous les notes est une des méprises les plus communes chez le mélomane débutant. Je rougissais d’autant plus de cette bévue, que Roberto Longhi nous avait enseigné à regarder correctement la peinture. Ce n’est pas le sujet qui fait le prix d’un tableau, mais la combinaison des lignes et des couleurs. De même, insistait mon amie, la grande musique n’existe que par l’assemblage des sons. Pourquoi chercher des états d’âme dans ce qui relève uniquement du rythme et de l’harmonie ? Pourquoi vouloir que l’allégro corresponde à un élan de joie, le mouvement lent à une brume de tristesse ? Associe-t-on automatiquement telle couleur à tel sentiment, le rouge à une impulsion de colère, le bleu à un désir de recueillement, le vert à une nostalgie de campagne ?

Wilma me citait comme modèle de construction sonore dégagée de tout sens la Septième Symphonie de Beethoven. Mais, lorsque je la priais de me dire pourquoi, au lieu du piano plus propice, me semblait-il, aux recherches abstraites, elle avait choisi un instrument qui, selon moi, qu’on le voulût ou non, agissait directement sur les fibres du cœur et inclinait à un spleen fiévreux, elle restait un moment interdite, puis reprenait sa démonstration de plus belle. La musique, qu’on la produise à l’orchestre, au piano ou au violon, qu’on la baptise nocturne, caprice, berceuse, barcarolle, n’exprime rien d’autre qu’elle-même, me répétait la jeune fille, avec une sombre obstination que ne nécessitaient certainement pas mes timides objections suivies de hochements de tête dociles. Elle fronçait les sourcils et regardait par terre comme si elle concentrait toutes ses forces pour venir à bout d’un dernier argument. N’importe qui à ma place aurait compris dans quelle sorte de lutte elle se débattait. Ses morceaux préférés opposaient à ses paroles un vivant démenti. Elle me jouait Rêve d’amour dans une transcription pour violon : romance trop suavement suggestive, me disait-elle ensuite ; « du mauvais Liszt » ; et moi, au lieu de me rendre compte qu’elle ne soutenait ce point de vue que par fierté et pour cacher ses propres sentiments, j’abondais dans son sens.

Étranges souvenirs, que ces longues veillées estivales. Après avoir congédié nos élèves, j’emmenais mon amie dans le grenier que j’avais loué à Versuta, hameau proche de Casarsa. Je tirais deux chaises de paille sur le balcon. Devant nous, la plaine assombrie s’étendait jusqu’aux buissons qui découpaient leurs silhouettes noires le long du Tagliamento. Les champs de maïs ondulaient sous la brise, et le ruban clair d’un canal reflétant les derniers rayons du soleil se détachait couleur d’argent entre une double haie de peupliers élancés. De l’autre côté, vers l’ouest, la lumière du couchant brodait d’un liséré pourpre les nuages vagabonds en provenance de la mer. Les enfants de la ferme voisine rentraient à bicyclette par le chemin défoncé, un bidon de lait en équilibre sur leur guidon. Nous entendions grincer la pompe de la cour, les poules auxquelles on venait prendre leurs œufs agitaient bruyamment leurs plumes et protestaient en caquetant, puis tout rentrait dans le silence. Elle sortait son violon de l’étui et me jouait les airs les plus tendres et les plus cajoleurs de son répertoire, tout en m’expliquant entre chaque morceau la valeur des notes écrites sur la portée. Blanches, rondes, croches, quarts de ton, doubles dièses, triolets, arpèges… Fiction à laquelle je me hâtais de souscrire, par peur d’avoir à répondre aux regards passionnés que, profitant des ténèbres, elle fixait sur moi, tandis que son archet montait et descendait sur les cordes.

Pour ne pas être en reste, j’affirmais à Wilma que la littérature aussi doit être appréciée comme un effort vers la beauté pure, indépendamment du contenu moral. Avec une mauvaise foi (ou une ingénuité) non dissemblable de la sienne, je lui dis que nul roman ne me paraissait mieux composé ni mieux écrit que L’Immoraliste de Gide. Je venais de découvrir ce livre, dont le vrai sujet, habilement déguisé, n’est pas évident à tous les lecteurs, et peut-être ne l’était pas à moi-même. L’histoire de Michel exerçait sur moi une indéfinissable attraction, que j’attribuais à la seule magie du style, mais le fait que j’aie choisi entre tous les volumes de ma bibliothèque pour le prêter à la jeune fille celui-là et pas un autre tendrait à prouver que j’attendais inconsciemment de mon geste l’issue d’une situation qui devenait chaque jour plus embarrassante pour nous deux. En tout cas, voulu ou non, le message arriva à destination. Wilma comprit que je me servais des aventures du jeune Français en Afrique du Nord pour me décharger d’un secret impossible à lui confier de vive voix.

Elle me rendit le livre avec un sourire triste, en m’assurant qu’elle avait deviné depuis longtemps à mon sujet. À présent, ajouta-t-elle, que je lui avais ôté ses dernières illusions, je ne devais pas croire que je pouvais compter moins sur elle. Au contraire, elle me remerciait de ma franchise, qui me rendait encore plus cher à ses yeux. Le tout fut dit à voix basse et rapide, sans me laisser le temps ni d’acquiescer ni de protester. Wilma, en parlant, caressait son violon avec une douceur maternelle. Lorsqu’elle eut fini, elle empoigna le manche et joua face à la lune qui montait au-dessus des champs un arrangement du mouvement lent de la sonate Les Adieux de Beethoven.

Aucune autre amie ne s’est montrée aussi délicate, aussi généreuse, aussi fraternelle. S’imposant au prix d’un rude effort sur elle-même de fréquenter l’Academiuta après mon demi-aveu, elle me suivait avec mes élèves quand je les emmenais dans une cour de ferme ou sur la place d’un village réciter leurs poèmes devant le cercle ébahi des paysans. La vilota, composée de quatre vers brefs, se danse en plaçant les poings sur les hanches et en sautant alternativement d’un pied sur l’autre. Du moins avais-je inventé ce pas, pour mettre en valeur l’agilité et la grâce des écoliers.

Au seuil de la puberté, ils montraient dans leurs gestes cette harmonie instinctive qui disparaît avec l’adolescence. J’apportais dans mes poches de menus cadeaux pour récompenser les meilleurs danseurs : bonbons à la saccharine, une fronde, des élastiques de diverses couleurs. Tant qu’ils n’avaient pas de poil au menton, je puis dire que ces attentions étaient parfaitement désintéressées. Tout au plus me demandais-je, en les regardant sauter et se trémousser sur l’aire, imités parfois par les bambins du fermier, lequel saurait un jour m’attacher par un lien qui outrepasserait la curiosité pédagogique.

L’un d’entre eux, tout de suite, me ravit par son talent de garder son corps droit et sa tête immobile au milieu des bonds les plus vifs. Sa lèvre bien dessinée commençait à se couvrir d’un duvet blond. Il s’appelait d’un nom jamais entendu dans nos parages et qui aurait suffi à me séduire. Une seule syllabe, élancée et fine, dont la note claire giclait comme le fût d’une jeune plante : Svenn. Mais, me défiant de moi-même et redoutant les conséquences d’une amitié amoureuse avec un garçon de treize ans, je redoublais de précautions avec lui, au point de le défavoriser par un traitement injuste. Un autre de ses camarades recevait toujours le présent promis au vainqueur du concours. Svenn me jetait entre ses longs cils un regard déçu, puis secouait ses boucles dorées. Il passait à ses épaules les bretelles de son cartable et s’éloignait en sifflotant, sans attendre que j’aie donné le signal de la dispersion. C’est alors que Wilma, pour ranimer notre petite compagnie à laquelle, malgré moi, je participais avec moins d’entrain depuis le départ de mon favori, saisissait son violon et nous entraînait tous dans une ronde endiablée.

Elle feignait d’être gaie à mes côtés, bien que ce fût pour elle une torture que de comparer la gentillesse distraite que j’observais à son égard, avec les faveurs sans nombre dont je gratifiais mes élèves. Mais ne crois pas qu’elle agissait ainsi mue par quelque obscur désir de souffrir (le fameux masochisme féminin, comme s’empresserait d’ânonner le premier psychiatre consulté). Après le soir des Adieux de Beethoven, elle cessa de monter dans mon grenier de Versuta. Nous prenions congé au milieu des champs : elle retournait dans son hameau, je me dirigeais vers mes livres. Inutile de lui demander Rêve d’amour une autre fois. Elle voulait bien partager mes tâches à l’école ; mais venir tournoyer sous ma lampe et s’immoler comme un papillon, non, elle ne s’abaisserait pas à ce rôle.

Tout en regrettant qu’elle ne jouât plus pour moi seul un de ces tendres adagios dont le soupir se confondait (en dépit de nos opinions catégoriques sur l’impersonnalité de l’art) avec le trouble et l’émotion de nos âmes, j’approuvais Wilma d’avoir mis fin à nos séances. Pourquoi ne renonçait-elle pas complètement à me voir ? Marceline se croyait-elle assez forte pour me préserver des Moktir ?

Je tombai des nues lorsqu’elle me donna ses raisons.

« Tu as vingt-trois ans et tu n’as pas encore de fiancée. Prends garde aux bruits qui commencent à courir. Faisons croire aux gens que c’est moi ta fiancée. Laisse-moi te servir d’écran. »

Eussé-je été capable de m’attacher à une femme, quelle autre plus que Wilma eût mérité mon amour ? Quand elle me fit cette proposition, je dus détourner la tête pour lui cacher mes larmes. C’était l’heure de quiétude vespérale, où les cloches des églises sonnent dans l’air pur. Nous longions un chemin creux entre deux haies d’acacias. Jamais mensonge ne fut inspiré par esprit de sacrifice plus touchant. J’aurais voulu saisir, pour la couvrir de baisers, la main de la jeune fille. Wilma (elle me taquinait souvent sur mon côté fleur bleue) coupa court aux attendrissements réciproques. Elle se glissa entre deux arbres et sauta dans le champ de betteraves, en me criant qu’elle prenait par un raccourci et que nous nous reverrions le lendemain.

Son offre m’avait si violemment bouleversé, que l’énormité de la nouvelle apprise de sa bouche mit du temps à gagner mon cerveau : malgré tous mes efforts de prudence, mon célibat me rendait donc suspect. On se demandait s’il ne fallait pas appeler d’un autre nom ma conduite. Frioul, ô mon paradis ! Le vent de la médisance et de la persécution soufflait pour la première fois sur ma face.

Quelques mois après, la guerre ayant pris fin, Wilma nous quitta pour rentrer dans son pays. Elle me tendit la joue sur le quai de la gare, ainsi qu’aux dizaines d’enfants venus la saluer. Sa tête paraissait plus ronde et une volonté plus mûre se peignait sur son visage maintenant que, au lieu de porter ses cheveux dénoués sur ses épaules, comme pendant son séjour à Casarsa, elle les avait rassemblés, selon la coutume Slovène, en une natte circulaire posée au sommet du crâne. Son buste menu et fragile s’encadra dans la portière du wagon. Je n’avais pas jusqu’ici remarqué à quel point la dissymétrie créée par la pratique de son art avait déformé ses épaules. Elle surprit mon regard et se retira en hâte dans son compartiment.

Depuis, il m’est impossible d’entendre une note de violon sans associer la musique de cet instrument à nos vagabondages champêtres et en particulier à cette soirée de printemps où je fus averti que je n’étais plus à l’abri des soupçons.

On dit que le violon resta longtemps méprisé. Jusqu’à la fin du Moyen Âge on le jugeait bruyant, aigre et tout juste bon à faire danser dans les tavernes. Gagne-pain des ménestrels et des saltimbanques. Sans les tziganes ni les juifs, peut-être ne serait-il jamais venu à l’honneur. Facile à accorder et à transporter, les peuples proscrits l’adoptèrent. Instrument de la diaspora et de l’errance, il clame dans ses longues phrases aux sinuosités élégiaques l’éternelle plainte des fugitifs et des exilés.

Par quel hasard ce fidèle compagnon des juifs m’a-t-il initié au monde des sons ? Par quel instinct suis-je resté insensible à la musique avant d’entendre son appel plus souvent blessé que joyeux ? Ni le piano aux ressources plus variées mais qui suppose aisance et stabilité, ni l’orgue dont le tonnerre semble descendre du ciel en faisant trembler les églises ne m’ont d’abord charmé. J’écoutais avec délices maman vocaliser sur de vieux airs frioulans, mais je n’aurais jamais pensé qu’une autre voix humaine, qui ne fût pas sa voix à elle, pût un jour me toucher. Genre grossier et caricatural me paraissait l’opéra. Le violon, au contraire, me conquit d’emblée, moi que mon destin devait associer, sous tant de rapports, à celui des enfants d’Israël.

Me laisser séduire par son chant, n’était-ce pas prêter l’oreille à l’antique rumeur des pogroms, quand les rescapés de la race maudite s’enfuyaient dans la nuit en portant sur leur dos l’unique bien qu’ils avaient sauvé du pillage ? Le violon serait leur ressource et leur consolation, comme il fut pour moi au cours de mes épreuves le souvenir roboratif des journées heureuses passées avec Wilma.