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De Caravage, j’allais reconnaître une à une, dans les églises et dans les musées, les toiles dont nous avait parlé à Bologne Roberto Longhi, aussi féru de ce peintre que réticent sur les baroques, attitude cohérente avec ses polémiques contre l’art officiel et surtout contre la manière officielle d’écrire l’histoire de l’art. À la carrière triomphale de Bernini courtisé par les rois et par les papes et qui n’avait jamais quitté la une des manuels, faisaient pendant les tribulations du peintre maudit à qui les persécutions de son vivant et la mort scandaleuse sur une grève désolée n’évitèrent pas une longue période d’oubli posthume, jusqu’à sa redécouverte au xxe siècle, encore plus récente que celle de Vermeer ou de La Tour. Vaguement tenté, au début, de reprendre mon diplôme d’études supérieures interrompu, tu te rappelles, au bout de quelques chapitres, je compris vite pourquoi j’avais renoncé à ce travail et pourquoi il me serait difficile de m’y remettre. Comment me cantonner dans le langage, technique et impersonnel, d’un mémoire universitaire alors que chaque tableau, par son sujet bien plus que par son style, me jetait dans un émoi violent ?

Je courais de l’un à l’autre, amoureux du dernier que je quittais. Tantôt du Bacchus à la corbeille de fruits, dont la chemise blanche en glissant sur le bras a découvert l’épaule ; il penche légèrement la tête, en arrière, geste d’invite que soulignent la bouche entrouverte, le regard flou, l’afflux de sang qui lui colore l’oreille d’une tache rouge tranchant sur le noir des cheveux bouclés. Tantôt du Narcisse accroupi au bord de l’étang, qui écarte les lèvres à la rencontre de son image ; non pas le fade berger de la mythologie, mais un vrai gaillard, quelque page échappé d’un château, d’après les fleurs en satin découpées sur le damas de son pourpoint, la riche batiste de sa chemise et la mise en plis raffinée de sa coiffure. Avantages qu’il a gaiement sacrifiés à la vie libre et vagabonde du vaurien : sa belle culotte bleue montre déjà un accroc au genou. Voici maintenant, dans le couloir au parquet de chêne ciré et au plafond décoré à fresque de la Galerie Doria-Pamphili, le jeune saint Jean-Baptiste tout nu. À demi couché sur un bras, de l’autre il enlace un bélier. Tableau qui me frappait, celui-là, par le contraste entre le sourire malicieux qui illumine la face de l’enfant, et la pose accablée, la profonde tristesse de la Madeleine exposée à côté.

Adossée à un mur gris, sur une chaise basse qui est le seul meuble d’une cellule au dépouillement monastique, elle se tient courbée en avant, les mains jointes sur le ventre, les yeux fixés dans le vide. Image de la solitude et du désespoir, rendue plus pathétique par la somptuosité des broderies sur sa robe d’opulent velours serrée à sa taille par un ruban rouge. Sur le sol, à même le carrelage, gisent éparpillées les parures dont elle vient de se défaire. Un des colliers s’est cassé en tombant, les perles ont roulé sur les dalles contre le pied de cristal d’un flacon de vin blanc. Nectar mûri sur les coteaux de Frascati, dont elle méprise la belle couleur dorée, ce qui ne serait pas le cas, pensais-je en riant, de son espiègle voisin de cimaise. Il s’empresserait de siffler le carafon, non sans rafler au passage les bijoux dédaignés.

Rapprochement fortuit, sans doute, mais qui me corroborait dans l’opinion qu’un jeune garçon est fait pour le jeu et pour l’amusement, autant que les femmes sont vouées par nature à souffrir et à s’affliger. Blessées et dolentes, c’est ainsi que je les avais toujours vues autour de moi, à commencer par celles de ma famille. Pour qu’un visage féminin me plaise, il faut que l’habitude des pleurs y ait tracé leur sillon. Volontiers, me disais-je, j’aiderais d’autres Madeleines à porter leur fardeau, comme j’avais partagé avec Giovanna B. son angoisse sur le sort des juifs, avec Wilma Kalz émigrée de Slovénie les peines et les amertumes de l’exil. Wilma Kalz, dont une autre œuvre de Caravage me rappelait la taille svelte et la tournure gracieuse, sous la forme d’un ange blond comme elle et comme elle jouant du violon ; à ceci près que cet ange-ci, nettement masculin malgré l’effort du peintre pour rendre son ambiguïté androgyne, serait resté dans mon carnet d’adresses, inscrit en bonne place, au lieu de disparaître dans un faubourg de Liubliana dont j’avais griffonné le nom au revers d’une boîte d’allumettes depuis longtemps perdue.

Quant au jeune drôle du palais Corsini, via della Lungara, de l’autre côté du Tibre, un casque épais de cheveux noirs cache son front et la moitié supérieure de son visage, laissant dans une ombre indécise la bouche et le menton mais non les épaules ni le buste, inondés de lumière. Je trouvais ridicule de continuer à le déguiser sous le nom hypocrite de saint Jean-Baptiste, lui, transposition évidente, à peine idéalisée, de quelque galapiat croisé dans ce Transtévère où la pègre élisait domicile, et attiré dans l’atelier sous prétexte de le peindre ; voleur ou prostitué, n’hésitant pas à poser nu mais s’arrangeant pour dissimuler ses traits, au cas où le fourbe aurait avantage à disparaître sans laisser un signalement trop précis.

Pensées qui me ramenaient à mon diplôme comme un aiguillon supplémentaire mais en même temps me rendaient conscient d’un nouvel obstacle. Roberto Longhi nous interdisait de lire les tableaux d’un peintre en nous rapportant aux événements de sa vie. À propos de Caravage surtout, il ne cessait de nous mettre en garde contre le « roman noir » de ses aventures. Rixes dans les tripots, rivalités sanglantes avec des inconnus, balafre mystérieuse qui lui avait couturé la figure sur le seuil d’une auberge, et jusqu’à cette mort violente et ignoble sur la plage où il avait ancré sa felouque : l’historien devait rester de bois devant ces péripéties insolites. L’analyse des « valeurs picturales », l’étude du « luminisme », l’examen du « clair-obscur » étaient seuls dignes de retenir son attention. Travers de la critique et de l’esthétique modernes, excusable chez Longhi par sa discrétion de gentleman répugnant à fouiller, comme il disait, « dans les corbeilles de linge sale », grossi démesurément depuis une vingtaine d’années, maintenant que des ingénieurs sans âme, sous le nom de sémiologues et de structuralistes (pédante rivalité avec les sciences exactes), prétendent démonter une œuvre comme un moteur d’avion, en dehors de toute référence à la biographie.

À contre-courant de cette mode qui sévit chez les professeurs et m’a définitivement dissuadé de la carrière universitaire, ma méthode eût consisté à regarder l’œuvre peint de Caravage comme une chronique codée de sa vie. Me frappa tout de suite, par exemple, le couple bourreau jeune/victime âgée. Soit le martyre de saint Matthieu, que j’allais admirer au mur du fond de Saint-Louis-des-Français, en un temps où on ne mettait pas cent lires dans une boîte pour allumer un projecteur. Loin de m’attarder sur la technique du peintre, son système de diagonales et sa science du contrepoint, chapitres non négligeables mais comme un préambule au véritable commentaire, je déchiffrais, autant que me permettaient de voir la pénombre de la chapelle latérale et les couleurs nocturnes du tableau, une scène étrange de soumission et de reddition. Des barbares d’Éthiopie, pays où il est venu prêcher, ont envahi le temple pour mettre à mort le saint ; lequel, renversé sur les marches au pied de l’autel, le crâne chauve, la barbe abondamment fournie, écarte les bras pour recevoir le coup de grâce porté par un adolescent dévêtu, le plus farouche de ses agresseurs mais aussi d’une beauté merveilleuse. Les témoins du meurtre s’enfuient, la peur les jette de côté, les chasse en désordre vers la sortie, l’épouvante leur tord le visage. Seul Matthieu reste parfaitement étranger à cette terreur. Il ne cherche même pas à se protéger la figure de l’estocade qui va lui être assenée. Les bras en croix, il regarde bien en face le jeune homme qui est à demi penché sur lui et cherche dans quelle partie du corps il plongera son arme, une longue épée luisante. « Où il te plaira » semble murmurer la victime à son assassin qui serait tout nu sans un linge accroché à sa taille et un bandeau noué autour de ses cheveux dont les boucles rebelles lui pleuvent sur le front. Le reste de la scène est mal éclairé et sombre. Toute la lumière tombe et la couleur rayonne sur le corps du jeune homme que je contemplais moi aussi avec les yeux fixes de Matthieu. Cette stupeur médusée de l’apôtre devant la jeunesse et la splendeur de son bourreau me laissait tout rêveur ; et bien qu’une docilité aussi passive me parût condamnable, je me disais qu’il faudrait une force surhumaine pour ne pas souhaiter mourir foudroyé par une telle apparition.

Le même couple, et en moi la même intensité d’émotion, je les retrouvais au premier étage de la Villa Borghèse, devant le David et Goliath au fond d’encre qui devint vite mon tableau préféré. Pas de témoins de la mise à mort, ici, pas de comparses : effet saisissant de ces deux mythiques adversaires seuls au milieu de la nuit dense. Nul figurant n’a été jugé digne d’assister au mystère de leur dernier tête-à-tête. Le fils de Jessé, le buste à moitié nu, a laissé glisser sur ses reins la tunique du désert. Le visage à peine incliné, il hisse à bout de bras et contemple la tête coupée du Philistin, pendant que son autre main, encore crispée sur la poignée, abaisse l’épée entre ses jambes. Modelé admirable du torse ; air détaché du vainqueur, qui ne s’abaisse pas à se réjouir du trophée chevelu qu’il brandit ; petite bouche, bien dessinée, relevée de rose qui tranche sur le mat blême des chairs ; rose aussi l’oreille, comme celle du Bacchus ; pudeur, ou prudence, du peintre qui a concentré dans ce cartilage anodin la chaude sensualité de son modèle.

Ni l’arrière-plan tragique de ténèbres ni les jeux de la lumière sur la poitrine nue ni le flamboiement de l’épée meurtrière dans le coin le plus sombre ne m’empêchaient de noter un détail curieux : non seulement le mort garde les yeux ouverts mais Caravage ne les a pas faits symétriques. Comme dans la vie, ils diffèrent par le dessin et par l’expression. À gauche je voyais une paupière tombante, une prunelle éteinte aux lueurs hagardes ; à droite, au contraire, sous la paupière bien relevée et restée ferme, l’éclair d’un reflet fauve dans l’iris brillant. Entrouverte sur une rangée de dents qui luisent, la bouche elle non plus ne ressemble pas à la bouche d’un mort. Quels mots va-t-elle lâcher ? Une imprécation ? Une plainte ? Non, quelque chose qui pourrait être, si étrange que cela me parût, un chant de remerciement, une action de grâces à l’assassin. Le comble de la surprise pour moi, c’était d’apercevoir dans cette face avilie et souillée comme l’ombre d’un désir satisfait. Rien ne trahit en elle l’angoisse de l’agonie ; rien, le sursaut de l’ultime spasme ; nul signe de révolte ni d’horreur dans cette physionomie si parlante ; bien plutôt un air d’acquiescement et de soumission, presque d’apaisement. Je croyais deviner, avec un trouble dont je ne savais pas me défendre, une vérité qu’il n’est pas bon de se dire. Il me semblait en un mot que ce géant barbu et ridé n’avait pas subi sans un secret plaisir la loi du jeune.

Curieuse déformation d’un sujet rebattu dans l’art de cette époque mais traité ici au mépris de l’Écriture. Curieuse et inexplicable à moins que… Vite, en rentrant chez moi, un coup d’œil à mes notes conservées pieusement dans un tiroir, comme tous les souvenirs qui me restaient de Bologne. David et Goliath peint en 1609, au lendemain de l’agression devant l’auberge du Cerriglio à Naples, repaire de marins et de contrebandiers. Qui le peintre rencontra-t-il ce jour-là ? D’où naquit la querelle ? Quel poignard lui entama la joue ? Il fut si malmené qu’on reconnaissait à peine son visage. Peu de renseignements, en fin de compte. Ah ! si, en voici un, décisif : la tête de Goliath comme autoportrait de l’artiste. Tout s’éclairait dès lors. La méthode de travail du peintre : raconter à travers un épisode de la Bible un événement de sa vie privée. L’identité de l’agresseur. Le motif de l’agression, attribuée par une légende prude à une dette de jeu impayée ; comme celui du meurtre, six mois plus tard, au bord d’une plage déserte près de Gaète, à mi-chemin entre Naples et Rome, sur laquelle le vent avait jeté sa barque, ou sa mauvaise étoile décidé de l’échouer ; meurtre demeuré pour tous une énigme. Fallait-il chercher la clef bien loin ? Caravage avait caché son secret dans ses œuvres. Il suffisait de soulever le masque sous lequel il s’était déguisé. Les inventions iconographiques du peintre m’initiaient aux rêveries suicidaires de l’homme. Je découvrais le prestige exercé sur un grand créateur par des bourreaux de dix-huit ans.

À bon entendeur salut. Pour moi, un quart de siècle plus tard, je me souviendrais de la leçon, quitte à interchanger les rôles. Au lieu de m’identifier au jeune garçon distant et légèrement écœuré qui brandit la tête coupée de sa victime, je prendrais la place du vaincu. Jouet sanglant offert à l’ardeur meurtrière d’un imberbe, je roulerais à ses pieds dans la boue. Il ne me manquerait ni la plage désolée ni l’aride solitude ni le murmure dérisoire de la mer. Quand ai-je commencé à lire dans ce tableau mon destin ? Je venais souvent à la Villa Borghèse. Sans m’arrêter dans les autres salles du musée, je gagnais directement le grand salon du premier étage. Là, dans le coin de la fenêtre, m’attendait l’adolescent victorieux. Un rayon de soleil, tombant sur la moitié nue de sa poitrine, exaltait la couleur dorée des chairs. Peu à peu, cependant, je me glissais dans la dépouille de Goliath. Le soupçon qu’il avait contribué à sa propre défaite m’emplissait d’effroi tout en me pénétrant de douceur. Comment repousser la tentation de céder l’avantage du combat à celui que jeunesse et beauté auréolent de lumière ? Être arraché à la vie me semblait un sort presque enviable si le coup partait d’une telle main.

Ce ne fut d’abord qu’une idée fugitive, presque une plaisanterie ; dont je songeais à me garder d’autant moins que l’écart d’âge me mettait à l’abri pour longtemps. « Quand j’aurai l’âge de Goliath, pensais-je, quand je commencerai moi aussi à me creuser de rides, à me hérisser de barbe… » Un avenir qui paraissait fabuleusement éloigné au jeune homme de vingt-huit ans en extase devant le tableau. Il pouvait se bercer dans le rêve d’un séraphin cruel fondant sur lui avec une épée. « Succomber comme Goliath, comme Caravage… mais lorsque les années m’auront à mon tour usé, fatigué, dégoûté de vivre ! »

Pour me rassurer contre moi-même et tenir en échec ce fantasme, j’eus recours à un stratagème que je crus magique. Frappé par la dissymétrie entre les yeux du mort, je décidai que je n’aurais rien à craindre tant que je garderais les deux yeux grands ouverts. Le moment où sa paupière gauche s’était affaissée avait averti Goliath de sa fin. De même, la chute d’une de mes paupières serait le signal fatidique de mon consentement à la mort. De là mon habitude d’emporter toujours avec moi une glace à main dans mes expéditions nocturnes ; comme de m’étudier dans le rétroviseur avant d’ouvrir la portière à un passager. Je vérifiais avec un soin particulier le muscle de ma paupière gauche. Si quelque nouveau David errait en quête d’un exploit, il faudrait qu’il aille chercher ailleurs sa victime.

Les deux yeux grands ouverts, je l’attendais de pied ferme. Mon heure n’était pas encore venue. Cette précaution me rendit quelquefois téméraire. Je serrais dans ma poche comme un talisman le petit miroir protecteur.