Genèse de l’approche marxiste
Avant de répondre à cela, il faut déjà se demander d’où vient la taille du gâteau ; autrement dit, quelle est la source de la valeur totale à partager. Pour les classiques anglais, en particulier Smith et Ricardo, toute la valeur créée par une nation vient du travail employé à produire des biens matériels.
Le revenu national est donc engendré par la vente des produits du travail. Si ce revenu augmente à l’époque de la révolution industrielle c’est, explique Smith, grâce à l’efficacité croissante du travail : le rassemblement d’une main-d’œuvre importante dans les manufactures puis dans les usines, permet une division rationnelle du travail ; chaque ouvrier voit son habileté renforcée par sa spécialisation dans une tâche spécifique, et l’agencement bien pensé des tâches accélère de façon inédite la cadence de production.
Une fois identifiée la source du revenu national, les classiques s’interrogent sur son partage entre trois « classes sociales » aux intérêts antagoniques : les propriétaires des terres agricoles, les travailleurs (laboureurs et ouvriers salariés), les propriétaires des entreprises artisanales et industrielles (ceux que Marx appellera les capitalistes).
Première théorie (principalement due à Ricardo et West) : la théorie de la « rente ». La rente est le revenu attaché à la propriété d’une terre cultivable. Elle dépend de la qualité de la terre et du prix de vente des denrées alimentaires. Les classiques pensent que les rendements agricoles sont fatalement décroissants. En effet, pour nourrir une population croissante, il faut mettre en culture des terres moins fertiles et plus difficiles à exploiter. Il s’ensuit que le prix des denrées doit nécessairement augmenter pour couvrir le coût croissant de production sur les dernières terres mises en culture. Or les propriétaires des terres plus fertiles bénéficient du même prix de vente que tout le monde ; puisqu’ils ont des coûts plus faibles, ils dégagent un surplus (une rente) attaché à la qualité spécifique de leur terre.
Deuxième théorie (reprise chez Cantillon) : les salariés qui fournissent le travail nécessaire à l’exploitation de la terre et à la production industrielle reçoivent un revenu qui doit osciller autour du minimum de subsistance. Il faut bien en effet leur payer au moins ce qui est nécessaire pour l’entretien et la reproduction de leur force de travail. Par conséquent, quand le prix des denrées alimentaires augmente, cela fait monter à la fois la rente des propriétaires terriens et le salaire minimum des ouvriers.
Troisième théorie : le profit – revenu des propriétaires du capital industriel – est ce qui reste, une fois payés la rente et les salaires (la terre et le travail). Cela conduit Ricardo à une conclusion pessimiste quant à l’avenir de la croissance industrielle. La croissance de la population fera monter le prix des denrées alimentaires, et, par conséquent, la rente et les salaires augmenteront jusqu’à éliminer toute possibilité de laisser un profit aux industriels ; faute de moyens financiers pour investir dans l’industrie, l’économie devrait ainsi atteindre un « état stationnaire » sans croissance.
En effet, le capital accumulé par les capitalistes ne crée pas de valeur. Les machines ne produisent rien, elles sont des produits du travail ; elles ont une valeur équivalente au travail incorporé dans leur fabrication, le « travail indirect » de Ricardo, que Marx appelle le « travail mort ». Pour produire quelque chose, y compris les outils et les machines, il faut assurément une terre qui fournisse des ressources naturelles disponibles pour être transformées, et du « travail vivant », c’est-à-dire l’action directe des êtres humains qui seule peut ajouter de la valeur aux choses.
Puisque le capital ne peut par lui-même créer de la valeur, le capitaliste ne gonfle ses profits qu’en intensifiant l’exploitation de la terre et des travailleurs, en « épuisant également la nature et l’homme », dit Marx. Pour maintenir les salaires au niveau minimal, les patrons doivent limiter l’emploi et entretenir un chômage permanent – une « armée de réserve industrielle », dans laquelle ils peuvent puiser à leur gré, et qui dissuade des salariés vulnérables de revendiquer une augmentation des salaires. Première contradiction : pour maintenir son autorité sur le travail et maintenir sa part du revenu, le capitaliste doit limiter l’usage du seul facteur qui peut créer de la valeur et du revenu.
La compétition entre les capitalistes aggrave la contradiction. Car, pour prendre des parts de marché aux concurrents ou les devancer dans le lancement d’un nouveau produit, il faut investir, c’est-à-dire augmenter les capacités de production. Il faut aussi, autant que faire se peut, intensifier le travail, exiger des salariés plus d’efforts et plus de temps pour un même salaire. Mais qui achètera la masse croissante de produits mis sur les marchés si la rémunération de la population ne progresse pas ou si elle recule pour améliorer la part des profits ? Inéluctablement, et de façon récurrente, le capitalisme est ainsi condamné à subir des crises de surproduction : les capacités de production deviennent exagérément excédentaires par rapport au pouvoir d’achat disponible dans la population ; la mévente des marchandises entraîne des faillites en cascade, le chômage des ouvriers aggrave le manque de débouchés pour la production, et ainsi de suite ; l’économie s’enfonce dans une spirale dépressive. Sur ce point, Marx a vu juste : du milieu du XIXe siècle jusqu’à la Grande Dépression des années 1930, le capitalisme est en effet caractérisé par une succession de dépressions. Marx est aussi l’un des premiers à avoir identifié la contribution de la finance au déclenchement des crises économiques.
Comprenez bien que le « capitalisme » n’est pas simplement un système dans lequel l’essentiel de la production est confié à des entreprises privées qui vendent leurs produits sur des marchés. Une économie « privée » de ce type pourrait fonctionner avec des sociétés coopératives ou mutuelles qui sont la propriété collective de leurs salariés ou de leurs adhérents et qui ne distribuent pas de dividendes à des actionnaires. Le capitalisme, c’est autre chose, c’est une forme particulière de propriété qui confère un pouvoir singulier. Les capitalistes qui investissent leurs capitaux dans une entreprise acquièrent les pleins pouvoirs de décision et la pleine propriété de tous les biens et de tous les résultats d’activité de cette entreprise. Autrement dit, ceux qui possèdent l’argent peuvent imposer leur autorité à ceux qui ne détiennent que leur force de travail, et s’approprier une partie de la valeur que ces derniers créent par leur travail. C’est donc le pouvoir de « faire de l’argent » avec de l’argent, en exploitant le travail d’autrui.
Pour que ce pouvoir puisse pleinement s’exercer et que l’on puisse en conséquence estimer que le système économique est vraiment « capitaliste », il faut un cadre social qui laisse aux détenteurs de capitaux une parfaite liberté de mouvement et de décision concernant l’utilisation de leur argent et de « leurs » salariés.
Dans un tel cadre, la contradiction interne du capitalisme était neutralisée. Les capitalistes n’étaient plus maîtres de leur propre rémunération, ils ne pouvaient plus sous-rémunérer les salariés et, de ce fait, détruire eux-mêmes les débouchés nécessaires à leur expansion. Au contraire, les prestations sociales, la fiscalité redistributive, les politiques de soutien à l’activité, la réglementation sur le salaire minimum, tout cela soutenait le pouvoir d’achat des ouvriers, la forte demande de biens de consommation et la création d’emploi.
Cela dit, vous avez raison sur un point : nous sommes aujourd’hui à nouveau dans un système capitaliste puisque, depuis les années 1980, les gouvernements ont progressivement démantelé toutes les limites précédemment imposées à la liberté et au pouvoir des détenteurs de capitaux. Et vous avez été vous-même le témoin du résultat prévisible de ce renversement politique : le retour des crises économiques récurrentes, le saccage accéléré des écosystèmes, la dégradation des conditions de travail… Bref, la reprise du processus par lequel le capital, une fois livré à lui-même, épuise la terre et les hommes.
Bon ! Je suggère d’arrêter là, pour l’instant, car vous m’entraînez vers le débat contemporain sur les crises et les politiques économiques…
Primo, à un moment donné, les phénomènes économiques ne s’expliquent pas d’abord par des mécanismes abstraits et universels (du type loi de l’offre et de la demande) ; on ne peut les comprendre qu’à partir des relations sociales qui gouvernent la production et la distribution des biens.
Secundo, la pertinence de la théorie économique est relative à un mode de production donné : l’économie ne fonctionne pas de la même façon dans un système féodal, dans une société première de chasseurs-cueilleurs, dans un pays capitaliste, etc. Par conséquent, les mécanismes présentés par les classiques comme des lois générales de l’économie ne sont que des processus spécifiques à un système économique daté et situé : le capitalisme. Une vraie « science » économique ne peut donc être qu’une science de l’histoire, qui nous révèle non seulement les fonctionnements propres à divers systèmes, mais aussi la dynamique qui transforme les structures sociales au fil du temps.
Partant de là, Marx estime que le moteur central de l’histoire réside dans l’évolution constante des conditions matérielles de l’existence humaine. Quand les humains vivent de la cueillette et de la chasse occasionnelle, cela appelle une organisation sociale particulière, celle d’une tribu nomade, sans échanges, sans monnaie, sans propriété. Quand ils vivent de l’agriculture dans une société sédentaire, cela entraîne la répartition des terres, la propriété des biens susceptibles d’être stockés, la division du travail (entre cultivateurs, éleveurs, artisans, soldats, religieux), le pouvoir politique, le développement des échanges puis de la monnaie, la rivalité et la guerre avec d’autres cités, la formation de classes sociales aux intérêts divergents, etc.
Ainsi, à chaque état du développement des « forces productives » – c’est-à-dire de la force de travail, des capacités et des techniques de production – correspond un « mode de production » qui lui est momentanément adapté. Par exemple, le servage, pour une société agraire vivant sous la menace d’une agression extérieure et placée sous la protection d’un seigneur ; ou encore le salariat et le capitalisme, pour une société industrielle. Le mode de production détermine à son tour une organisation politique et une classe dominante : les seigneurs dans le système féodal, la bourgeoisie dans l’État de droit moderne. Et, pour finir, l’organisation politique et sociale favorise l’essor et la promotion d’idées susceptibles de conforter le système et les intérêts de la classe dominante.
Il est vrai que les premiers partis communistes se réclamant du marxisme ont souvent commencé par une lecture « économiciste » de Marx, dans laquelle l’évolution sociale est entièrement déterminée par celle des techniques de production. Mais, dans ses Cahiers de prison (1927-1937), Antonio Gramsci a proposé une autre lecture, dans laquelle les idées et les croyances humaines retrouvent leur rôle actif dans l’histoire. Le courant institutionnaliste7, en plein développement dans la science économique contemporaine, montre de son côté que les comportements économiques des individus sont indissociables des institutions constituant leur cadre d’existence et de décision ; et, par « institutions », il faut comprendre l’ensemble des règles juridiques formelles (droit des sociétés, droit de la propriété, droit social, etc.) et des normes sociales informelles (conventions imposées par la pression sociale ou l’éducation, notamment).
Divers courants de pensée se distinguent et s’opposent, en insistant davantage sur le rôle moteur des modes de production ou bien sur celui des institutions, ou encore sur celui des idées. La vérité est sans doute qu’à différents moments et en divers lieux, chacun de ces points de vue peut se trouver pertinent. Mais l’essentiel, pour ce qui nous occupe dans cet entretien, est de comprendre que tous ces courants trouvent leurs racines dans le matérialisme historique de Marx.
Hélas, l’analyse économique aujourd’hui dominante dans les universités néglige trop souvent ces trois dimensions (sociale, politique et historique). Pourquoi ? Parce qu’elle est l’héritière d’une autre manière de faire de l’économie, plus abstraite et plus soucieuse de singer la mécanique ou la physique que d’inventer une science humaine adaptée à son objet d’étude.
Vous avez compris que je parle ici du fameux modèle néoclassique qui s’installe à la fin du XIXe siècle et qui constitue encore aujourd’hui le point d’appui scientifique des politiques de rigueur, des politiques de l’offre, du libre-échange, de la déréglementation, de la privatisation des services publics. En bref : la base théorique du discours économique dominant.
Son analyse économique est principalement développée dans : Critique de l’économie politique (1859) et Le Capital. Livre I (1867).
John Kenneth Galbraith (1908-2006) a parfaitement décrit cette nouvelle économie administrée dans Le Nouvel État industriel (1967).
Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle. Al-Muqaddima, Sindbad, 1997.
École fondée par Wilhelm Roscher (1817-1894), Karl Knies (1821-1898) et Bruno Hildebrand (1812-1878).
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Voir : La Raison dans l’histoire. Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire du monde (1822), Seuil, « Points Essais », 2011.
Dans L’Idéologie allemande.
École de pensée fondée à la fin des années 1890 par l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen (1857-1929). Voir en particulier The Theory of the Leisure Class, 1899.