Genèse de l’approche marxiste

 

Je sens que cela va se compliquer. Si vous comptez me montrer comment la controverse entre les économistes du XIXe siècle donne naissance à trois des principales conceptions contemporaines de la science économique, pourriez-vous illustrer ce débat à partir d’une question concrète ?
Eh bien, prenons un débat concret qui joue un rôle central à l’époque classique : comment le revenu national est-il réparti entre les gens, comment s’explique la « part du gâteau » qui revient aux différents groupes sociaux ?

Avant de répondre à cela, il faut déjà se demander d’où vient la taille du gâteau ; autrement dit, quelle est la source de la valeur totale à partager. Pour les classiques anglais, en particulier Smith et Ricardo, toute la valeur créée par une nation vient du travail employé à produire des biens matériels.

 

Uniquement du travail ? Les outils et les machines utilisés par les travailleurs ne produisent-ils rien ?
Les travailleurs ont certes besoin d’équipements pour produire – besoin de « capital », disent les économistes. Mais, explique Ricardo, les biens qui composent ce capital sont eux-mêmes des produits du travail humain et ne produisent rien par eux-mêmes. Le capital n’est dès lors pas considéré comme un « facteur de production » : c’est du « travail indirect » qui vient seconder le travail direct (la main-d’œuvre en action). Le seul facteur de production, c’est le travail incorporé dans les biens, directement ou indirectement.

Le revenu national est donc engendré par la vente des produits du travail. Si ce revenu augmente à l’époque de la révolution industrielle c’est, explique Smith, grâce à l’efficacité croissante du travail : le rassemblement d’une main-d’œuvre importante dans les manufactures puis dans les usines, permet une division rationnelle du travail ; chaque ouvrier voit son habileté renforcée par sa spécialisation dans une tâche spécifique, et l’agencement bien pensé des tâches accélère de façon inédite la cadence de production.

Une fois identifiée la source du revenu national, les classiques s’interrogent sur son partage entre trois « classes sociales » aux intérêts antagoniques : les propriétaires des terres agricoles, les travailleurs (laboureurs et ouvriers salariés), les propriétaires des entreprises artisanales et industrielles (ceux que Marx appellera les capitalistes).

 

Vous oubliez les marchands, les coiffeurs, fonctionnaires, banquiers, domestiques, bref tous ceux qui rendent des services ?
Ah moi non, je n’oublie rien. Mais la plupart des classiques (à part Say), si ! Ils ne considèrent pas la fourniture de services comme un travail productif. Ils ont une conception « objective » et matérielle de la production : celle-ci consiste en un bien visible et palpable ; à la limite, on peut assimiler à une production certains services commerciaux et de transports qui participent directement à la valeur des produits matériels. Alors, certes, les agents improductifs perçoivent un revenu, mais celui-ci résulte d’une redistribution du revenu initialement créé puis dépensé par les classes productives.

 

Et comment s’effectue la répartition entre les classes productives ?
Sur ce point, les classiques n’ont pas d’explication générale, ils ne proposent pas une théorie de la formation des revenus mais trois, une par classe sociale.

Première théorie (principalement due à Ricardo et West) : la théorie de la « rente ». La rente est le revenu attaché à la propriété d’une terre cultivable. Elle dépend de la qualité de la terre et du prix de vente des denrées alimentaires. Les classiques pensent que les rendements agricoles sont fatalement décroissants. En effet, pour nourrir une population croissante, il faut mettre en culture des terres moins fertiles et plus difficiles à exploiter. Il s’ensuit que le prix des denrées doit nécessairement augmenter pour couvrir le coût croissant de production sur les dernières terres mises en culture. Or les propriétaires des terres plus fertiles bénéficient du même prix de vente que tout le monde ; puisqu’ils ont des coûts plus faibles, ils dégagent un surplus (une rente) attaché à la qualité spécifique de leur terre.

Deuxième théorie (reprise chez Cantillon) : les salariés qui fournissent le travail nécessaire à l’exploitation de la terre et à la production industrielle reçoivent un revenu qui doit osciller autour du minimum de subsistance. Il faut bien en effet leur payer au moins ce qui est nécessaire pour l’entretien et la reproduction de leur force de travail. Par conséquent, quand le prix des denrées alimentaires augmente, cela fait monter à la fois la rente des propriétaires terriens et le salaire minimum des ouvriers.

Troisième théorie : le profit – revenu des propriétaires du capital industriel – est ce qui reste, une fois payés la rente et les salaires (la terre et le travail). Cela conduit Ricardo à une conclusion pessimiste quant à l’avenir de la croissance industrielle. La croissance de la population fera monter le prix des denrées alimentaires, et, par conséquent, la rente et les salaires augmenteront jusqu’à éliminer toute possibilité de laisser un profit aux industriels ; faute de moyens financiers pour investir dans l’industrie, l’économie devrait ainsi atteindre un « état stationnaire » sans croissance.

 

Il me semble que votre « troisième théorie » n’en est pas vraiment une. Dire que le profit est « ce qui reste » quand on a payé la terre et le travail, ce n’est pas vraiment une explication économique du profit.
Vous avez raison. Il ne suffit pas de dire que le profit est le « reste ». Il faut répondre à la question : pourquoi reste-t-il quelque chose pour les industriels ? Autrement dit, qu’est-ce qu’il reste à rémunérer au juste ? La terre est rémunérée pour son rendement spécifique ; les salariés sont rémunérés pour le travail, qui crée la valeur. Alors pour quoi le capital industriel est-il rémunéré au juste ? À part Say, comme on le verra plus tard, les classiques n’ont pas de solution claire à cette question et vont souvent se contenter de la réponse de Ricardo : le profit est un résidu qui varie en sens inverse des salaires.

 

Il y a autre chose qui me semble bizarre dans cette prétendue théorie du profit. Vous m’avez bien dit que, pour les classiques, toute la valeur des biens venait du travail ? Donc, je ne vois pas bien pourquoi il resterait quelque chose à distribuer aux propriétaires de machines et d’outils qui ne produisent rien !
Vous mettez le doigt sur ce qui, dans l’approche classique de la formation et de la répartition des revenus, va mener vers l’économie politique de Karl Marx (1818-1883)1. En partant de la position classique selon laquelle le revenu vient en totalité de la valeur créée par le travail, Marx peut expliquer que le profit est un prélèvement des « capitalistes » (propriétaires des moyens de production) sur une valeur à laquelle ils ne contribuent pas. Le profit n’a pas de justification économique ; il existe en raison d’un « mode de production » historique particulier qui donne tout pouvoir de diriger la production et d’en posséder les fruits à une classe qui ne produit pas elle-même. Le capitaliste, parce qu’il est propriétaire des outils, des machines et des capitaux nécessaires à toute production, peut priver les ouvriers de travail. Dès lors, il peut aussi contraindre ces derniers à travailler pour un salaire nettement inférieur à la valeur qu’ils créent, et s’approprier la différence (que Marx appelle la « plus-value »).

 

Peut-on alors dire que, pour Marx, le profit n’est plus un résidu mais une somme décidée par le capitaliste ?
Pas exactement. Le profit est une variable stratégique, un objectif que le capitaliste tente de maximiser de façon active, et non pas un simple résidu qu’il ramasse quand ça se présente ! Mais la réalisation de cet objectif est problématique ; il est même intenable à long terme et piège le système capitaliste dans une contradiction interne qui devrait finalement le conduire à sa perte.

En effet, le capital accumulé par les capitalistes ne crée pas de valeur. Les machines ne produisent rien, elles sont des produits du travail ; elles ont une valeur équivalente au travail incorporé dans leur fabrication, le « travail indirect » de Ricardo, que Marx appelle le « travail mort ». Pour produire quelque chose, y compris les outils et les machines, il faut assurément une terre qui fournisse des ressources naturelles disponibles pour être transformées, et du « travail vivant », c’est-à-dire l’action directe des êtres humains qui seule peut ajouter de la valeur aux choses.

Puisque le capital ne peut par lui-même créer de la valeur, le capitaliste ne gonfle ses profits qu’en intensifiant l’exploitation de la terre et des travailleurs, en « épuisant également la nature et l’homme », dit Marx. Pour maintenir les salaires au niveau minimal, les patrons doivent limiter l’emploi et entretenir un chômage permanent – une « armée de réserve industrielle », dans laquelle ils peuvent puiser à leur gré, et qui dissuade des salariés vulnérables de revendiquer une augmentation des salaires. Première contradiction : pour maintenir son autorité sur le travail et maintenir sa part du revenu, le capitaliste doit limiter l’usage du seul facteur qui peut créer de la valeur et du revenu.

La compétition entre les capitalistes aggrave la contradiction. Car, pour prendre des parts de marché aux concurrents ou les devancer dans le lancement d’un nouveau produit, il faut investir, c’est-à-dire augmenter les capacités de production. Il faut aussi, autant que faire se peut, intensifier le travail, exiger des salariés plus d’efforts et plus de temps pour un même salaire. Mais qui achètera la masse croissante de produits mis sur les marchés si la rémunération de la population ne progresse pas ou si elle recule pour améliorer la part des profits ? Inéluctablement, et de façon récurrente, le capitalisme est ainsi condamné à subir des crises de surproduction : les capacités de production deviennent exagérément excédentaires par rapport au pouvoir d’achat disponible dans la population ; la mévente des marchandises entraîne des faillites en cascade, le chômage des ouvriers aggrave le manque de débouchés pour la production, et ainsi de suite ; l’économie s’enfonce dans une spirale dépressive. Sur ce point, Marx a vu juste : du milieu du XIXe siècle jusqu’à la Grande Dépression des années 1930, le capitalisme est en effet caractérisé par une succession de dépressions. Marx est aussi l’un des premiers à avoir identifié la contribution de la finance au déclenchement des crises économiques.

 

Mais contrairement à la prédiction de Marx, le capitalisme ne s’est pas effondré finalement ; il n’a pas disparu.
Désolé, vous faites erreur ! Le capitalisme que connaissait et décrivait Marx dans la seconde partie du XIXe s’est bel et bien effondré dans les années 1930 ; le système qui lui a succédé dans les années 1940, et qui s’est maintenu jusqu’aux années 1970, n’a plus grand-chose à voir avec le capitalisme au sens strict.

Comprenez bien que le « capitalisme » n’est pas simplement un système dans lequel l’essentiel de la production est confié à des entreprises privées qui vendent leurs produits sur des marchés. Une économie « privée » de ce type pourrait fonctionner avec des sociétés coopératives ou mutuelles qui sont la propriété collective de leurs salariés ou de leurs adhérents et qui ne distribuent pas de dividendes à des actionnaires. Le capitalisme, c’est autre chose, c’est une forme particulière de propriété qui confère un pouvoir singulier. Les capitalistes qui investissent leurs capitaux dans une entreprise acquièrent les pleins pouvoirs de décision et la pleine propriété de tous les biens et de tous les résultats d’activité de cette entreprise. Autrement dit, ceux qui possèdent l’argent peuvent imposer leur autorité à ceux qui ne détiennent que leur force de travail, et s’approprier une partie de la valeur que ces derniers créent par leur travail. C’est donc le pouvoir de « faire de l’argent » avec de l’argent, en exploitant le travail d’autrui.

Pour que ce pouvoir puisse pleinement s’exercer et que l’on puisse en conséquence estimer que le système économique est vraiment « capitaliste », il faut un cadre social qui laisse aux détenteurs de capitaux une parfaite liberté de mouvement et de décision concernant l’utilisation de leur argent et de « leurs » salariés.

 

Justement, c’est toujours bien comme cela que ça fonctionne.
Nuance : cela recommence à fonctionner ainsi depuis deux ou trois décennies. Mais, des années 1940 aux années 1970, les grands pays industriels se sont développés dans un nouveau système où les détenteurs des capitaux n’avaient plus la pleine liberté, ni les pouvoirs que celle-ci confère. Les prix des biens, les salaires, les horaires et les conditions de travail, les taux d’intérêt (c’est-à-dire le prix de l’argent et la rémunération de l’épargne), les loyers et bien d’autres choses encore, étaient réglementés. Les actionnaires n’avaient même pas la pleine liberté de déplacer leurs capitaux hors du territoire national. Du coup, faute de pouvoir partir ailleurs, ils devaient se contenter du taux de dividende que voulaient bien leur concéder les managers, souvent de simples salariés poursuivant leurs propres objectifs entrepreneuriaux. Une part essentielle des moyens de production était en outre confiée à des entreprises publiques, dans l’énergie, les transports, les télécommunications, la banque. Les profits et les plus hauts revenus étaient lourdement taxés. La fiscalité et la protection sociale opéraient une large redistribution de la valeur en faveur des salariés. Le droit du travail, les conventions collectives ou le pouvoir des syndicats empêchaient une libre exploitation de la force de travail.

Dans un tel cadre, la contradiction interne du capitalisme était neutralisée. Les capitalistes n’étaient plus maîtres de leur propre rémunération, ils ne pouvaient plus sous-rémunérer les salariés et, de ce fait, détruire eux-mêmes les débouchés nécessaires à leur expansion. Au contraire, les prestations sociales, la fiscalité redistributive, les politiques de soutien à l’activité, la réglementation sur le salaire minimum, tout cela soutenait le pouvoir d’achat des ouvriers, la forte demande de biens de consommation et la création d’emploi.

 

Autrement dit, la prospérité de ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses n’est pas un succès du capitalisme, mais le succès de sa régulation ?
Ce que je dis va même un peu plus loin. Dans les années 1945-1975, bien des pays industrialisés ne sont déjà plus dans une véritable économie capitaliste. Ce qui a sauvé les pays industriels des dégâts provoqués par le capitalisme dans les années 1930 est très précisément le fait qu’ils sont sortis du système capitaliste décrit par Marx. À ce capitalisme dont ils avaient mesuré le pouvoir destructeur, ils ont substitué une économie mixte, très réglementée, dans laquelle les managers salariés et les fonctionnaires avaient plus de pouvoir que les capitalistes2.

Cela dit, vous avez raison sur un point : nous sommes aujourd’hui à nouveau dans un système capitaliste puisque, depuis les années 1980, les gouvernements ont progressivement démantelé toutes les limites précédemment imposées à la liberté et au pouvoir des détenteurs de capitaux. Et vous avez été vous-même le témoin du résultat prévisible de ce renversement politique : le retour des crises économiques récurrentes, le saccage accéléré des écosystèmes, la dégradation des conditions de travail… Bref, la reprise du processus par lequel le capital, une fois livré à lui-même, épuise la terre et les hommes.

Bon ! Je suggère d’arrêter là, pour l’instant, car vous m’entraînez vers le débat contemporain sur les crises et les politiques économiques…

 

Excusez-moi de vous questionner sur ce qui m’intéresse !
Mais c’est bien là votre fonction dans ces entretiens. De mon côté, je souhaiterais néanmoins garder le fil conducteur qui ordonne les sujets dans une certaine progression logique. Dans la construction de notre édifice commun, il est prudent de placer quelques fondations avant de poser le toit. Nous rediscuterons évidemment des crises du capitalisme et des politiques anticrise, mais, pour être en mesure de le faire, il faut bien achever de comprendre et de comparer les différentes manières de faire de l’économie.

 

Rassurez-vous, je ne perds pas le fil. Je résume ce que j’ai compris. Les classiques anglais voient la répartition du revenu comme un processus de prélèvements successifs sur la valeur créée par le seul travail. Poursuivant cette piste, Marx reconnaît dans le capitalisme un système d’exploitation du travailleur par le détenteur du capital et découvre son talon d’Achille : le capitaliste maltraite et sous-rémunère les travailleurs qui sont pourtant les seuls à pouvoir produire des biens et transformer ceux-ci en valeur en les achetant. Et, à présent, malgré notre petite digression contemporaine, je ne perds pas de vue notre objectif : à partir d’une conception spécifique de la répartition du revenu, il s’agit de faire ressortir ce qui distingue la manière marxiste de faire de l’économie…
Mon but est en effet de souligner la méthode d’analyse économique singulière que recèle cette façon de comprendre la répartition du revenu. Chez Marx, la formation des différents revenus s’explique par l’état des rapports de force entre les classes sociales dans le cadre d’un mode de production particulier. Cette façon d’analyser la question reflète deux traits principaux d’une manière marxiste de faire de l’économie.

Primo, à un moment donné, les phénomènes économiques ne s’expliquent pas d’abord par des mécanismes abstraits et universels (du type loi de l’offre et de la demande) ; on ne peut les comprendre qu’à partir des relations sociales qui gouvernent la production et la distribution des biens.

Secundo, la pertinence de la théorie économique est relative à un mode de production donné : l’économie ne fonctionne pas de la même façon dans un système féodal, dans une société première de chasseurs-cueilleurs, dans un pays capitaliste, etc. Par conséquent, les mécanismes présentés par les classiques comme des lois générales de l’économie ne sont que des processus spécifiques à un système économique daté et situé : le capitalisme. Une vraie « science » économique ne peut donc être qu’une science de l’histoire, qui nous révèle non seulement les fonctionnements propres à divers systèmes, mais aussi la dynamique qui transforme les structures sociales au fil du temps.

 

Et Marx est le premier à développer cette méthode d’analyse historique ?
Avant lui, la seule tentative comparable pour fonder une science de l’histoire des sociétés se trouve dans les années 1370 avec l’introduction d’Ibn Khaldoun à son Histoire universelle3. Mais ce n’est pas là que Marx puise son inspiration. Sur le plan méthodologique, Marx s’inscrit dans un mouvement impulsé par l’« école historique allemande »4 à partir des années 1840. Mais Marx ne se contente pas d’une approche historique de l’économie ; contrairement aux auteurs de l’école historique, il croit possible d’établir des lois d’évolution des sociétés humaines. En cela, il suit plutôt la voie ouverte par la philosophie de l’histoire de Hegel5. Pour celui-ci, l’humanité se développe en suivant un mouvement dialectique, c’est-à-dire une interaction continue entre des forces contraires (thèse contre antithèse), d’où surgit, à différents moments de l’histoire, une synthèse constituant un type de société, un mode d’organisation économique, politique et sociale relativement stable. Stable jusqu’à ce que de nouvelles contradictions engendrent le déclin de la société en place, puis l’apparition d’une nouvelle synthèse instituant un autre type de société, et ainsi de suite. Pour Hegel (comme pour Smith d’ailleurs), l’histoire a un sens providentiel, elle est animée par une Idée (avec un grand i), un projet surnaturel qui se réalise grâce au progrès constant de l’esprit humain. Dans cette optique idéaliste, ce sont les progrès de la conscience humaine qui transforment les sociétés.

 

Vous me décrivez là une philosophie, voire une théologie, mais pas une science de l’histoire.
En effet. Et Marx veut précisément passer de cette philosophie idéaliste à une science véritable. Dans ce but, il reprend la méthode dialectique de Hegel, mais renverse radicalement le sens de l’histoire en lui donnant une interprétation matérialiste. Ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence des hommes, explique-t-il en 18466, ce sont, au contraire, les conditions matérielles d’existence qui déterminent leur conscience. On peut comprendre ce matérialisme historique comme une sorte d’humanisme intégral. Marx rejette toute conception abstraite, surnaturelle ou religieuse de l’être humain. Il part de la condition humaine concrète, celle d’un être social en chair et en os qui doit se nourrir, se loger, se reproduire, travailler avec les autres pour produire les moyens de son existence, quelque part et à un moment donné, c’est-à-dire au sein d’un écosystème spécifique et dans un cadre social particulier. Une science de l’histoire humaine ne peut prendre d’autre point de départ que l’interaction de cette humanité vivante avec son milieu naturel et social.

Partant de là, Marx estime que le moteur central de l’histoire réside dans l’évolution constante des conditions matérielles de l’existence humaine. Quand les humains vivent de la cueillette et de la chasse occasionnelle, cela appelle une organisation sociale particulière, celle d’une tribu nomade, sans échanges, sans monnaie, sans propriété. Quand ils vivent de l’agriculture dans une société sédentaire, cela entraîne la répartition des terres, la propriété des biens susceptibles d’être stockés, la division du travail (entre cultivateurs, éleveurs, artisans, soldats, religieux), le pouvoir politique, le développement des échanges puis de la monnaie, la rivalité et la guerre avec d’autres cités, la formation de classes sociales aux intérêts divergents, etc.

Ainsi, à chaque état du développement des « forces productives » – c’est-à-dire de la force de travail, des capacités et des techniques de production – correspond un « mode de production » qui lui est momentanément adapté. Par exemple, le servage, pour une société agraire vivant sous la menace d’une agression extérieure et placée sous la protection d’un seigneur ; ou encore le salariat et le capitalisme, pour une société industrielle. Le mode de production détermine à son tour une organisation politique et une classe dominante : les seigneurs dans le système féodal, la bourgeoisie dans l’État de droit moderne. Et, pour finir, l’organisation politique et sociale favorise l’essor et la promotion d’idées susceptibles de conforter le système et les intérêts de la classe dominante.

 

En gros, pour Marx, c’est l’économie ou les rapports de force économiques qui déterminent tout : non seulement l’organisation de la production, mais notre système juridique, nos institutions politiques et même notre façon de penser !
C’est l’impression que l’on peut avoir à la lecture rapide de certains textes de Marx, mais, tel que vous le dites, c’est une interprétation caricaturale et réductrice. Dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Marx et Engels disent bien en effet que l’« infrastructure » économique (forces productives et rapports de production) détermine une « superstructure » politique (droit, institutions) et idéologique (idées, croyances, doctrines). Mais, dans leur esprit, il s’agit là d’une interaction dialectique dans laquelle institutions et croyances rétroagissent sur le fonctionnement de l’économie qui est donc, à la fois ,déterminée et déterminante, cause et effet d’une évolution sociale complexe.

Il est vrai que les premiers partis communistes se réclamant du marxisme ont souvent commencé par une lecture « économiciste » de Marx, dans laquelle l’évolution sociale est entièrement déterminée par celle des techniques de production. Mais, dans ses Cahiers de prison (1927-1937), Antonio Gramsci a proposé une autre lecture, dans laquelle les idées et les croyances humaines retrouvent leur rôle actif dans l’histoire. Le courant institutionnaliste7, en plein développement dans la science économique contemporaine, montre de son côté que les comportements économiques des individus sont indissociables des institutions constituant leur cadre d’existence et de décision ; et, par « institutions », il faut comprendre l’ensemble des règles juridiques formelles (droit des sociétés, droit de la propriété, droit social, etc.) et des normes sociales informelles (conventions imposées par la pression sociale ou l’éducation, notamment).

Divers courants de pensée se distinguent et s’opposent, en insistant davantage sur le rôle moteur des modes de production ou bien sur celui des institutions, ou encore sur celui des idées. La vérité est sans doute qu’à différents moments et en divers lieux, chacun de ces points de vue peut se trouver pertinent. Mais l’essentiel, pour ce qui nous occupe dans cet entretien, est de comprendre que tous ces courants trouvent leurs racines dans le matérialisme historique de Marx.

 

Pour autant, tous les courants de pensée économique ne se réclament pas de Marx, il s’en faut de beaucoup !
Certes, mais presque tous lui doivent quelque chose. Car le matérialisme historique de Marx introduit une manière de faire de l’économie qui devrait constituer au moins une part de la boîte à outils de tout économiste. Et cette manière peut se résumer en soulignant la nécessité d’intégrer dans l’analyse trois dimensions essentielles :
– la nature sociale de l’être humain ; elle nous oblige à étudier les comportements économiques en tenant compte des relations et des institutions sociales dans lesquelles s’inscrivent la psychologie et l’action humaines ;
– la nature politique de l’économie ; elle nous contraint à tenir compte des rapports de force entre des groupes sociaux dont les intérêts économiques sont opposés ;
– la nature historique d’un système social et des mécanismes qui le caractérisent ; elle interdit de prendre pour modèle universel une théorie expliquant seulement un stade particulier du développement de la société ; elle nous invite à compléter l’étude des forces qui sont à l’œuvre à un moment donné, par celle de la dynamique qui transforme les mécanismes et les institutions sociales à long terme.

Hélas, l’analyse économique aujourd’hui dominante dans les universités néglige trop souvent ces trois dimensions (sociale, politique et historique). Pourquoi ? Parce qu’elle est l’héritière d’une autre manière de faire de l’économie, plus abstraite et plus soucieuse de singer la mécanique ou la physique que d’inventer une science humaine adaptée à son objet d’étude.

Vous avez compris que je parle ici du fameux modèle néoclassique qui s’installe à la fin du XIXe siècle et qui constitue encore aujourd’hui le point d’appui scientifique des politiques de rigueur, des politiques de l’offre, du libre-échange, de la déréglementation, de la privatisation des services publics. En bref : la base théorique du discours économique dominant.


1.

Son analyse économique est principalement développée dans : Critique de l’économie politique (1859) et Le Capital. Livre I (1867).

2.

John Kenneth Galbraith (1908-2006) a parfaitement décrit cette nouvelle économie administrée dans Le Nouvel État industriel (1967).

3.

Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle. Al-Muqaddima, Sindbad, 1997.

4.

École fondée par Wilhelm Roscher (1817-1894), Karl Knies (1821-1898) et Bruno Hildebrand (1812-1878).

5.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Voir : La Raison dans l’histoire. Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire du monde (1822), Seuil, « Points Essais », 2011.

6.

Dans L’Idéologie allemande.

7.

École de pensée fondée à la fin des années 1890 par l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen (1857-1929). Voir en particulier The Theory of the Leisure Class, 1899.