Il y aurait sans doute
beaucoup à discuter sur la prétention de la nouvelle science
économique à expliquer tous les choix humains – de
l’amour au crime – comme on explique l’achat d’un
camembert, mais je ne veux pas perdre le fil central de notre
discussion. Alors, pour en rester à nos questions économiques au
sens commun du terme, je suppose que vos néoclassiques ne se
contentent pas d’une théorie des comportements individuels. Ils
doivent bien proposer aussi une analyse des relations entre les
individus, des échanges, des marchés…
Bien sûr, mais ils le font
toujours à partir d’une théorie des comportements individuels
rationnels. De cette base, ils déduisent les quantités de biens, de
services, de travail et de capital offertes et demandées par des
« agents » rationnels. Ces offres et ces demandes sont
censées être confrontées sur des « marchés » où
s’établissent les prix qui équilibrent l’offre et la demande. Il y
a ainsi un prix d’équilibre sur le marché du travail (le salaire),
un prix d’équilibre sur le marché monétaire (le taux d’intérêt), un
prix d’équilibre sur le marché pétrolier, etc.
Sur des marchés
parfaitement concurrentiels, les prix sont renégociés en
permanence pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande.
Dès lors, s’il existe un marché de ce type pour chacun des millions
de produits existants, tous les marchés peuvent être simultanément
équilibrés grâce à la libre
négociation des prix. Léon Walras1 pense avoir démontré
mathématiquement, non seulement l’existence
d’un équilibre général, mais aussi la stabilité de celui-ci : c’est-à-dire que, si un
choc quelconque (pénurie, surproduction, etc.) vient à
modifier l’offre ou la demande et à détruire ainsi l’équilibre
initial, la concurrence déclenche un ajustement automatique des
prix jusqu’au niveau qui restaure l’équilibre.
Je ne sais pas comment
Walras démontre cela – et je ne tiens pas à le
savoir –, mais je me doute qu’il n’a jamais mis les pieds dans
une entreprise. Dans l’économie réelle, un producteur n’est jamais
sûr de vendre toute sa production ; la demande n’est pas en
permanence juste égale à l’offre ; il y a des récessions, et
des entreprises qui font faillite faute de clients…
Le problème de ce modèle est
précisément qu’il ne décrit pas une économie réelle, mais une
économie de marché idéale. Walras et ses héritiers savent bien que
le monde réel est différent, mais ils veulent démontrer
scientifiquement comment un système économique devrait fonctionner pour maximiser l’utilité totale.
Leur démarche est légitime et mérite d’être explorée, avant que
l’on discute la portée politique concrète de leur modèle. Aussi,
pour le moment, quitte à me faire l’avocat du diable, je vais
défendre le point de vue des néoclassiques, afin que l’on comprenne
bien leur logique dans son intégralité.
Alors, pour commencer,
dites-moi comment ils proposent de résoudre le problème récurrent
des débouchés insuffisants pour écouler la production.
Pour les néoclassiques, ce
problème est censé disparaître dès lors que les marchés sont
parfaitement concurrentiels.
Dans
ce cas, si la production des entreprises vient à manquer de
débouchés (excès d’offre) sur un marché particulier (c’est-à-dire
pour un produit particulier), le prix de vente finira par baisser,
les entreprises ajusteront leur production, et l’équilibre sera
rétabli. On utilisera moins de travail et de capital sur ce marché
et les facteurs de production qui se retrouvent sans emploi ici
iront s’employer ailleurs, dans d’autres secteurs, là où la demande
est plus forte.
Oui, si seulement ces
secteurs existent ! Pour que les travailleurs et l’argent
inutilisés sur un marché trouvent à s’employer ailleurs, encore
faut-il qu’une demande trop faible ici soit compensée par une
demande trop forte ailleurs. Autrement dit, la demande totale de
biens dans le pays doit être au moins égale à la production totale,
non ? Or, il n’y a aucune raison de supposer que c’est
forcément le cas.
Eh bien si, il y en a une !
C’est la « loi des débouchés », énoncée par Jean-Baptiste
Say, encore lui ! Cette loi repose sur le raisonnement
suivant. La valeur de la production est distribuée sous forme de
revenus. En effet, les recettes des producteurs servent à payer des
salaires, des intérêts, des loyers, des dividendes, etc. En
somme, la valeur de la production se retrouve d’une manière ou
d’une autre sur le compte en banque de quelqu’un.
Une minute… Vous allez un
peu vite : la valeur de la production n’est pas toute
distribuée en revenus ; elle sert aussi à payer des impôts ou
des cotisations sociales…
Les impôts et les cotisations
sociales ne sont pas des revenus pour celui qui les paye,
évidemment. Mais ce sont les recettes d’administrations publiques
qui, exactement comme des entreprises, distribuent des revenus en
utilisant leurs recettes. L’impôt, c’est le revenu
des fonctionnaires, c’est aussi le revenu des
entrepreneurs et des salariés qui produisent des biens ou des
services pour les administrations, etc. Quant aux cotisations
sociales, elles font partie de la rémunération brute des salariés,
car elles financent des prestations sociales fournies aux
salariés.
Bref, sur cette première étape du
raisonnement, la loi de Say est incontestable, c’est une pure
évidence comptable. Si l’on fait abstraction des revenus qui
pourraient venir de l’étranger (ou être transférés à l’étranger),
le revenu total qui circule dans un pays est exactement égal à la
valeur de la production réalisée dans ce pays2.
Voyons ce que vous pensez des étapes
suivantes du raisonnement : ce revenu
intérieur – par définition identique à la production
intérieure – est intégralement dépensé pour acheter des
biens et des services ; il s’ensuit que la dépense totale
(demande globale) dans le pays est forcément égale à la production
totale (offre globale). Il ne peut pas y avoir de surproduction générale dans l’économie nationale,
parce que l’offre de biens crée sa propre
demande en engendrant la distribution d’un revenu d’une valeur
identique à celle des biens mis sur le marché.
Vous voulez rire ?
Dans la réalité, tout le revenu n’est pas dépensé. L’épargne, cela
existe, et c’est une fuite dans votre circuit, enfin celui de Say.
C’est un revenu non dépensé qui réduit d’autant la demande
globale…
Non, pas du tout : dans ce
modèle, l’épargne n’est pas une fuite, car elle servira à financer
des dépenses d’investissement. Pour les néoclassiques, la
thésaurisation – le fait de conserver de
la monnaie inutilisée – n’est pas rationnelle.
La monnaie n’est pas demandée pour
elle-même. Certes, en apparence, on échange des biens contre de la
monnaie, mais en réalité on échange des produits contre des
produits. La monnaie n’est qu’un « voile » donnant une
valeur monétaire aux biens réels et aux revenus réels qui, eux
seuls, intéressent les individus ; elle sert juste
d’intermédiaire dans les échanges (pour éviter le troc) ; elle
n’est donc utile que lorsqu’elle est dépensée. Par conséquent, si
les individus ne dépensent pas tout leur revenu, c’est uniquement
en vue d’une épargne rémunérée. L’argent non dépensé est placé sur
des comptes ou des produits financiers qui servent à financer des
investissements, c’est-à-dire des dépenses en biens d’équipement.
Tout le revenu est donc bien dépensé, soit directement en biens de
consommation, soit indirectement en investissements.
Pardon, mais cela ne
règle toujours pas la question. Il ne suffit pas que tout le revenu
des ménages serve finalement à des dépenses ; il faut que la
répartition de ces dépenses entre les deux types de biens
(consommation et investissement) soit pile poil identique à la
répartition de la production décidée par les entreprises. Or,
convenez-en, il n’y a aucune chance pour que des millions de
décisions individuelles non concertées aboutissent à un tel
résultat.
Vous avez raison. Les plans de
consommation-épargne des ménages ne sont pas forcément et
a priori compatibles avec les plans de production
des entreprises. Si les ménages épargnent trop (plus qu’il n’y a
d’investissement à financer) et consomment trop peu (moins qu’il
n’y a de biens à acheter), cela entraîne une surproduction générale
de biens de consommation. Mais, pour les néoclassiques, une fois de
plus, la magie autorégulatrice du marché entre alors en action.
S’il y a trop d’épargne, l’excès de fonds prêtables par rapport aux
besoins de financement des investissements fait baisser le taux
d’intérêt ; puisque la
rémunération de l’épargne diminue, les ménages réduisent
leur épargne et consomment davantage, et ce processus continue tant
qu’il y a trop d’épargne et pas assez de consommation.
Décidément, ils ont
réponse à tout, ces néoclassiques ! Je ne sais plus trop quoi
objecter…
Pourtant, je n’ai pas encore
répondu à toutes vos objections. Souvenez-vous de ce que vous
disiez à propos des travailleurs censés trouver un emploi ailleurs,
lorsque la demande est trop faible sur un marché particulier…
Oui : ils pourront
aller travailler ailleurs, à condition que la demande ne soit pas
également trop faible sur les autres marchés, à condition que le
problème soit juste local et non pas généralisé.
Eh bien, imaginons une situation
où le problème est général, une situation où la demande globale de
biens est insuffisante pour soutenir un volume d’activité qui
permette d’embaucher tous ceux qui veulent travailler. Mais faisons
aussi l’hypothèse que les entreprises prévoient parfaitement le
niveau de la demande et qu’en conséquence elles produisent juste ce
qui peut être vendu sur les différents marchés. Dans ce cas, il n’y
a pas de surproduction, mais… mais ?
Mais tout le monde ne
trouve pas un emploi, et le beau modèle d’« équilibre
général » tombe à l’eau. Il y a bien équilibre entre l’offre
et la demande de biens, mais celui-ci s’établit à un niveau de
production insuffisant pour éviter le chômage.
Parfait, vous avez trouvé l’une
des failles principales de ce modèle, celle qui occupe une place
centrale dans le contre-modèle proposé par Keynes et dont nous
parlerons
dans une prochaine
séance. Mais vous vous doutez bien que les néoclassiques ont là
encore une parade.
Dans leur économie de marchés
parfaitement concurrentiels, il ne peut pas y avoir de chômage
massif et durable. La concurrence joue aussi sur les marchés de
facteurs de production. Le prix du travail (salaire) est donc
renégociable en permanence : il baisse quand l’offre de
travail est supérieure à la demande des employeurs ; il
augmente quand c’est la demande de travail qui excède l’offre des
travailleurs. Si le marché du travail est concurrentiel et les
salaires parfaitement flexibles, la libre négociation des salaires
fixera toujours ceux-ci au niveau qui assure le plein-emploi : tous ceux qui souhaitent
travailler au salaire du marché trouveront un emploi.
Le chômage de masse involontaire est
donc impossible. Il ne peut y avoir que des « faux
chômeurs », ou du « chômage
frictionnel » – c’est-à-dire un chômage temporaire
correspondant aux délais minima nécessaires pour ajuster les offres
et les demandes d’emploi, pour que les employeurs sélectionnent les
candidats, pour que les chercheurs d’emploi prospectent les
employeurs, etc. Mais ce chômage-là – celui que
Milton Friedman appellera « chômage naturel » (en
1968) – est un bon chômage : c’est celui qui permet
de réaliser concrètement la rencontre de l’offre et de la demande
de travail, et qui assure l’affectation des bons candidats aux bons
postes ; il contribue donc à l’équilibre du marché du travail
et au meilleur emploi possible des travailleurs.
Je vois bien l’astuce.
Notre objection reposait sur le fait que les producteurs ajustent
la production à une demande globale qui n’est pas forcément
suffisante pour embaucher tout le monde. Les néoclassiques
répondent que nous raisonnons à l’envers, car, dans leur économie,
on commence par embaucher tous ceux qui veulent travailler, et les
marchés se débrouillent ensuite pour écouler la
production.
En effet, dans ce modèle, les producteurs rationnels
cherchent à maximiser le profit et n’ont aucun intérêt à gaspiller
des facteurs de production. Ils utilisent toujours pleinement et au
mieux de leur efficacité tous les facteurs disponibles. Ensuite,
ils n’ont pas à se soucier du niveau de la demande, pour toutes les
raisons déjà évoquées : la loi des débouchés montre
l’impossibilité d’un écart global entre offre et demande ; si
les ménages épargnent plus que prévu, les taux d’intérêt baissent
et la demande de consommation se redresse ; si des producteurs
produisent trop ici et pas assez là, ils s’en aperçoivent
instantanément grâce aux variations de prix qui leur indiquent
quels sont les biens dont il faut accroître ou réduire la
production.
Bref, les producteurs n’ont
absolument pas besoin de faire des prévisions sur la demande. On
est dans une « économie de l’offre » : la seule
préoccupation pertinente est d’utiliser au mieux les ressources
humaines et matérielles disponibles ; le chômage de masse
involontaire est ainsi impossible ; l’offre engendre le
revenu, le revenu engendre la demande, et la flexibilité des
marchés élimine en continu toutes les frictions qui pourraient
perturber ce processus.
Les économistes ou les
gouvernements qui, de nos jours, prônent une « politique de
l’offre » se réfèrent-ils à cette « économie de
l’offre » ? À une logique qui date de la fin du
XIXe siècle ?
Oui, c’est bien cela, mais le
grand âge de cette doctrine ne doit pas affecter votre jugement. Le
principe d’Archimède a dix-huit siècles, et cela ne l’empêche pas
d’être juste, contrairement aux âneries économiques, pourtant
toutes fraîches, que vous entendez tous les soirs au journal de
20 heures. Mais n’allez pas croire non plus qu’une idiotie se
bonifie avec les années !
Considérons donc juste l’analyse en
question pour ce qu’elle dit. La
« politique de l’offre » repose bien sur la logique que
je viens de décrire. Puisque les marchés concurrentiels et des
décideurs motivés par l’intérêt personnel garantissent un
fonctionnement optimal et autorégulé de l’économie, le seul rôle
dévolu à la politique économique est d’assurer un environnement
favorable à la quête des profits et à la concurrence. Et puisque le
niveau d’activité – et donc la croissance – est
déterminé uniquement par l’offre de travail et de capital, la
prospérité de la nation dépend de l’incitation à travailler, à
épargner et à investir. De là découle la panoplie des
« politiques de l’offre » : flexibilité et
déréglementation des marchés, baisse des impôts sur les revenus du
travail et du capital.
Mais tout cela repose
donc sur le postulat initial que les marchés fonctionnent déjà
comme un mécanisme qui évite tout déséquilibre ?
Exactement.
C’est bien joli ce
modèle, mais, comme on dit, la perfection n’est pas de ce monde.
Dans la réalité, le chômage de masse existe et les crises de
surproduction générale aussi. Autant que je me souvienne, vous
m’avez bien dit qu’à l’époque même où les néoclassiques élaborent
leur modèle, le capitalisme connaît de grandes crises tous les huit
à dix ans. Alors quoi : ils vivent dans les nuages ou ils se
contrefichent de la réalité ? Et comment peuvent-ils prétendre
fonder une véritable science économique s’ils s’en tiennent à un
modèle théorique contredit par les faits ?
En fait, j’ai déjà répondu à
cette question. Je vous l’ai dit : Walras et, à sa suite, tous
les adeptes de sa théorie de l’équilibre général savent
pertinemment que le monde réel ne fonctionne pas comme dans leur
modèle. Mais leur projet ne se borne pas à comprendre les choses
telles
qu’elles sont (économie
positive), il consiste surtout à décrire comment elles devraient
être pour que le monde se porte mieux (économie normative).
En bons utilitaristes, ils estiment
qu’un « optimum » social est atteint quand on maximise
l’utilité collective. À la suite de Vilfredo Pareto3, ils vont s’entendre
sur un critère pour décider si une situation est optimale ou non,
c’est-à-dire pour savoir, par exemple, si l’on a produit la bonne
combinaison de biens, si l’on emploie bien les facteurs de
production là où ils sont les plus efficaces, etc. Voilà le
« critère de Pareto » : une
situation est optimale quand on ne peut plus améliorer l’utilité
d’un individu sans détériorer celle d’au moins un autre. Si
l’on peut encore améliorer le sort des uns sans détériorer le
bien-être des autres, c’est la preuve d’un gaspillage manifeste des
ressources : il reste des opportunités à saisir, des actions
possibles qui augmenteraient l’utilité collective. Quand on a
épuisé toutes ces opportunités, l’optimum est atteint. L’économiste
n’a plus rien à dire, car alors on ne peut plus améliorer le
bien-être de quiconque sans diminuer celui d’un autre. Or, toute
action concernant la répartition de l’utilité totale entre les
individus ou les groupes sociaux relève d’un choix politique. Ce
choix suppose une définition de la justice, une préférence quant au
degré souhaitable ou tolérable d’inégalité, et les économistes
néoclassiques laissent tout cela aux politiques ou aux
philosophes.
Néanmoins, pour ces économistes, une
chose est certaine : quelles que soient les préférences des
citoyens et de leurs gouvernants en matière d’égalité et de justice
sociale, tous ont intérêt à l’existence d’une économie de marchés
parfaitement concurrentiels, parce qu’un tel système assure une situation optimale au sens de Pareto,
c’est-à-dire l’élimination de tout gaspillage et la maximisation
des richesses à partager.
Soit. Je vois pourquoi
ils pensent que leur système est le meilleur, mais je ne vois
toujours pas comment ils s’accommodent des échecs évidents de leur
économie de marché.
Ici, il faut distinguer les
fondateurs de l’école néoclassique de leurs héritiers contemporains
et des marchéistes. Les fondateurs (Walras, Pareto, Marshall,
Pigou, etc.) reconnaissent les limites inhérentes aux marchés
dans le monde réel ; ils sont aussi favorables à une
intervention systématique de l’État pour pallier les
« défaillances du marché ». Leurs héritiers
contemporains, en revanche, se sont largement ralliés à l’idéologie
marchéiste. Selon ces derniers, si les marchés réels ne parviennent
pas à résoudre automatiquement tous les problèmes, s’ils n’évitent
pas le chômage ou les récessions, c’est parce qu’ils ne sont pas
libres de fonctionner comme il faut : ils ne sont pas assez
flexibles, pas assez concurrentiels, trop contraints par des
réglementations inadéquates, etc. Si les faits ne confirment
pas la théorie, c’est que le monde réel tourne de travers !
Autrement dit, comme George Stigler – un néoclassique
prix Nobel en 1982 – l’exprimera dans un raccourci
saisissant : « Ce n’est pas la science économique qui est
fausse, c’est la réalité
4 ! » Au premier degré, on peut
lire cette déclaration comme une ânerie grotesque. Mais elle n’est
qu’une façon provocatrice d’exprimer une conception normative de la
théorie, une manière idiote de résumer une démarche pas forcément
idiote.
Par exemple, diriez-vous que la
théorie de la démocratie est fausse
au prétexte que, dans les démocraties réelles, le peuple n’est pas
vraiment souverain et l’égalité des citoyens n’est jamais
réalisée ? Trouveriez-vous stupide de soutenir que le monde
réel a tort de ne pas suivre le modèle d’une vraie
démocratie – car, le ferait-il, tout le monde s’en
trouverait mieux –, et qu’en conséquence les penseurs de la
démocratie ont raison de soutenir leur théorie contre la
réalité ? Peut-être que non ! Eh bien, beaucoup de
néoclassiques estiment être dans la même attitude que les
défenseurs de la vraie démocratie. Ils utilisent la théorie, non
pas pour décrire la réalité, mais pour dessiner un monde idéal.
Alors là, pour un
économiste qui n’adhère pas à ce modèle des marchés libres, vous
jouez vraiment bien l’avocat du diable. Je veux bien admettre la
légitimité d’une théorie normative, comme vous dites. Mais il y a
des limites. Si vos théoriciens se contentent de nous dire que tout
irait mieux si le monde était parfait, on peut se passer
d’eux ! Ils nous servent à quelque chose seulement s’il existe
une possibilité effective de rapprocher le système réel du modèle
idéal. Et j’ajoute : à condition que leur modèle soit vraiment
idéal ! Car j’entends bien que l’irréalisme évident de leur
théorie ne démontre pas forcément qu’elle est fausse, mais vous
conviendrez que cela ne nous assure pas davantage qu’elle soit
juste !
Eh bien, nous y voilà. Au risque
de vous agacer un peu, ma vigoureuse défense d’un modèle auquel je
ne crois absolument pas visait à préciser la méthode d’une critique
intelligente. On ne peut reprocher à la théorie pure d’une économie
de marché idéale d’être une théorie abstraite et de proposer un
idéal par définition différent de la réalité. Ce serait une
critique imbécile, opposable à toutes les écoles de pensée
économique, car elles ont toutes besoin de s’abstraire un minimum
du fatras des faits sociaux pour construire des modèles théoriques,
et ont
toutes des visées normatives
pour améliorer le système social.
La critique intelligente doit donc se
poser deux questions. Primo, le modèle
idéal proposé est-il concrètement réalisable ? Si ce n’est pas
le cas, ce n’est pas une théorie normative, mais une fiction sans
intérêt. Secundo, les transformations
proposées pour reproduire le modèle améliorent-elles vraiment le
fonctionnement de l’économie réelle, permettent-elles effectivement
d’atteindre les objectifs visés ?
Or, dans le cas du modèle
néoclassique, nous allons voir que la réponse aux deux questions
est le plus souvent « non ! ». C’est d’ailleurs en
établissant l’impossibilité pratique du modèle néoclassique et le
danger qu’il y aurait à vouloir s’en rapprocher que Keynes
proposera une tout autre manière de faire de l’économie. La
démarche keynésienne débute donc par un examen réaliste du
fonctionnement des marchés.