CHAPITRE DEUX

L’Empire Sith de la jeunesse de Seelah était un nid de systèmes de solaires reliés par un héritage commun, par l’ambition, et par l’avidité. Et dans un certain sens, c’était également un trou noir duquel peu de choses s’échappaient.

Les effets restrictifs de la Caldera Stygienne sur le voyage en hyperespace étaient disproportionnés, et les étrangers malchanceux avaient plus de chance d’errer en espace Sith que les Seigneurs Sith n’en avaient d’en sortir. Ceux qui parvenaient à y accéder en revenaient rarement, devenant les esclaves d’un prince insignifiant. Les nouveaux venus changeaient fréquemment de mains tout au long des générations, oubliant définitivement leurs foyers. Ceux-là étaient les Sith d’aujourd’hui.

Quelques Seigneurs Sith, tels que Naga Sadow, accordait de la valeur au travail réalisé par les descendants des premiers réfugiés Tapani. Tandis que leurs maîtres aux visages tentaculaires et aux lignages purs s’intéressaient davantage à la sorcellerie, le peuple de Seelah excellait en science. Lorsqu’ils en avaient la permission, ils pratiquaient, servant les infrastructures industrielle et médicale de plusieurs Seigneurs Sith. Certains d’entre eux résolurent même des problèmes d’alimentation et de conception des cristaux des sabres-laser qui avaient échappés à l’œil avisé des Jedi. De telles prouesses n’étaient jamais publiquement proclamées – aucun Seigneur Sith ne partagerait une nouvelle arme. Si l’échec était un orphelin, le succès, pour les Sith, était un enfant naturel secret.

L’enfant Seelah eut ses propres succès, servant sur Rhelg avec le reste de sa famille, dans les forces de Ludo Kressh, le plus grand rival de Sadow. À l’âge de treize ans, Seelah était déjà une guérisseuse hors-pair, puisant son talent à la fois dans la Force et dans les connaissances médicales de ses ancêtres. Son dévouement avait déjà porté ses fruits.

« Nous avançons dans ce mouvement, avait dit son père. Tu as bien travaillé, et ton travail a été récompensé. La gloire dans l’honneur, Seelah ; c’est la plus grande chose qui peut nous arriver. »

Elle avait été chargée de prendre soin des pieds du Seigneur Kesh.

Ils passèrent l’après-midi dehors, tous les deux, encore. Tilden le lui avait dit, et Seelah recevait des comptes rendus réguliers de la part d’autres confidents. Korsin et la femme Keshiri avaient l’habitude d’arpenter les sentiers qu’on avait minutieusement tracés dans la montagne jadis semée d’embûches, discutant de… de quoi, d’ailleurs ? De pas grand-chose, selon elle.

Leurs promenades étaient une habitude qui datait du début de la relation entre Seelah et Korsin. À l’époque, il y avait eu un besoin. Vaal avait découvert les Sith dans la montagne, et avait agi en tant qu’intermédiaire avec le peuple Keshiri. Mais à mesure que les années passaient et que la présence d’un ambassadeur était de moins en moins requise, les promenades couvraient de plus en plus de terrain. Après la naissance de Nida, la fille de Seelah et de Korsin, les promenades étaient devenues quotidiennes – y compris les occasionnels vols d’uvak.

Seelah savait de source sûre que Korsin n’était pas infidèle – comme si elle s’en souciait – mais la femme autochtone avait progressivement amélioré son apparence. Elle avait récemment commencé à porter des marquages vor’shandi sur le visage, une parure que les femmes Keshiri de monteurs d’uvak – y compris les veuves – n’arboraient jamais. Mais les oreilles indiscrètes confirmaient que la nature futile de leurs discussions n’avait pas changé.

Où le soleil s’en va-t-il la nuit, Korsin ? Est-ce que l’air fait partie de la Force, Korsin ? Pourquoi les roches ne sont-elles pas comestibles, Korsin ?

Si c’était une espionne, elle était plutôt du genre inefficace ; mais elle occupait bel et bien une bonne partie de l’emploi du temps du Grand Seigneur. Et plus encore.

— Cette femme… c’est quelque chose, n’est-ce pas ? avait-il demandé dans un moment d’intimité après qu’Adari était rentrée au village un soir.

— Je crois que tes critères de sélection concernant tes animaux de compagnie ont brusquement baissé, avait répondu Seelah.

— En même temps que mon vaisseau.

Et mon vrai mari, avait-elle ajouté dans sa tête.

Seelah repensait à ce moment tandis qu’elle se tenait à l’extérieur de l’unité. Quinze ans passés aux côtés de l’horrible frère de son mari bien-aimé. Quinze ans passés aux côtés de l’homme qui avait probablement fait de son fils un orphelin.

Qu’elle le garde, se dit-elle.

Moins elle voyait Korsin, mieux elle se portait.

Korsin n’avait pas mis longtemps à séduire Seelah – une fois qu’elle l’eut convaincue qu’elle ne lui planterait pas une dague dans le dos. C’était un arrangement acceptable pour tous les deux. En obtenant son approbation, le commandant avait renforcé ses liens avec les mineurs que son vaisseau transportait – et il s’était débarrassé d’une chose qui avait appartenu à son horrible frère. Elle avait même réussi – tant bien que mal – à laisser Korsin penser que c’était son idée.

De son côté, Seelah gagna davantage de pouvoir et d’influence dans le nouvel ordre que les Sith avaient instauré – des profits allant bien plus loin que les simples ablutions du matin. Le petit Jariad pu grandir dans les plus grandes demeures ; d’abord dans la cité fortifiée de Tahv, puis dans le complexe de la montagne.

Et elle avait un travail. L’unité médicale du gouvernement Sith ressemblait à une vaine sinécure étant donnée la santé de fer du peuple Keshiri. Il était certain que personne d’autre n’aurait voulu de ce poste, pas alors qu’il restait un monde à conquérir et qu’il restait un espoir de repartir. De toute façon, la plupart des Sith blessés lors de querelles n’arrivaient jamais jusqu’aux médecins.

Mais Seelah en savait bien plus sur les Sith naufragés de Kesh que quiconque, y compris sur l’officier d’Omen coupable d’avoir gardé les rangs. Elle savait qui était né, quand, et de quels parents – et c’était là l’équilibre du pouvoir. Les autres ne se donnaient même pas la peine de s’y intéresser. Leurs yeux étaient constamment rivés sur le ciel, sur leur échappatoire. Seul Korsin semblait comprendre que leur situation actuelle pourrait bien devenir permanente ; il faisait tout pour empêcher quiconque sauf Seelah de s’en rendre compte. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi il s’était montré aussi communicatif à son égard.

Peut-être la femme de Yaru Korsin ne méritait-elle pas d’avoir de l’espoir. Tant pis. Elle n’en avait pas besoin, de toute façon. Elle voyait l’avenir ; ici-même, dans la zone d’assemblage située derrière l’unité médicale, le long d’un chemin qu’elle arpentait régulièrement pour ses passages en revue périodiques. C’était ici que la jeunesse Sith venait la voir – ou plutôt être vu.

— Voici Ebya T’dell, fille d’un mineur du nom de Nafjan et d’une cadette du nom de Kanika.

L’assistant au corps svelte de Seelah, Orlenda, se tenait derrière un enfant à la peau rose et au visage austère, lisant un parchemin.

— D’après nos estimations, elle aura huit ans le mois prochain. Aucun problème de santé à signaler.

Seelah saisit délicatement le menton de la jeune fille. Elle regarda à droite et à gauche, inspectant l’enfant comme du bétail.

— Pommettes saillantes, dit-elle en écrasant son index contre le visage de la petite.

L’enfant de broncha pas.

— Je connais tes parents, ma petite. Es-tu une source de problème pour eux ?

— Non, Madame Seelah.

— C’est bien. Et quel est ton devoir ?

— Être comme vous, milady.

— Ce n’est pas la réponse que j’avais à l’esprit, mais je ne te contredirai pas, dit Seelah, relâchant l’enfant et se tournant vers Orlenda.

— Je ne distingue aucune déformation du crâne, mais sa couleur me préoccupe, dit-elle. Trop rougeaude. Vérifie à nouveau la généalogie. Elle pourrait encore trouver une famille, si nous en décidons correctement.

Avec une petite tape sur la tête de la part d’Orlenda, la petite Ebya T’delle retourna s’amuser dans la cour extérieure, momentanément rassurée de savoir que sa vie ne se résumait peut-être pas à une impasse génétique.

C’était une chose importante, se dit Seelah tout en regardant les enfants jouer à se battre en duel avec des bâtons. Tous ces enfants étaient nés après le naufrage d’Omen. Excepté l’apparition d’une nouvelle génération dans la population Sith, il semblait que peu de choses avaient changé. Chaque couleur du spectre de l’humanité avait été représentée dans l’équipage d’origine d’Omen, et c’était toujours le cas. Aucun jumelage avec les Keshiri n’avait produit la moindre descendance – d’ailleurs, Seelah en remerciait le côté obscur – et, bien sûr, il y avait le problème du groupe de Ravilan. Le nombre d’humains au sang relativement pur avait été en hausse progressive. Tout comme la pureté de leur sang.

Elle s’en était assurée – avec le consentement de Korsin. C’était une décision raisonnable. Kesh avait tué les Massassi. Si elle n’avait pas encore tué les humains, alors les Sith avaient besoin de plus d’humains.

Adapte-toi ou meurs, avait dit Korsin.

— Il y a beaucoup plus de jeunes recrues sur la liste de cette semaine, dit Orlenda. Voulez-vous les voir aujourd’hui, Seelah ?

— Je ne suis pas d’humeur. Autre chose ?

Orlenda enroula son parchemin et conduisit le reste des enfants sur le terrain d’exercice.

— Bien, dit-elle, il va nous falloir un nouveau porte-drapeau pour le carré des officiers.

— Qu’est-il arrivé au dernier porte-drapeau, Orlenda ? demanda Seelah avec un sourire en coin. Vos bonnes manières ont-elles fini par le tuer ?

— Non. Il est mort.

— Le grand ? Gosem ?

— Gorem, dit Orlenda en poussant un soupir. Oui, il est mort la semaine dernière. On l’avait temporairement assigné à l’équipe de Ravilan qui devait abattre l’un des ponts d’Omen. Ils devaient récupérer tout ce qui pouvait encore servir. Gorem était… enfin, vous vous souvenez, il était si fort.

— Viens-en au fait.

— Je suppose qu’il avait déplacé des objets lourds, et il fait chaud là-haut. Il s’est écroulé en plein chantier.

Orlenda fit claquer sa langue.

— Hmm.

Elle avait cru les Keshiri plus résistants que ça. Cependant, c’était une bonne occasion d’entamer le moral enthousiaste de son amie.

— Je suppose que tu as pleuré sa mort lors du bûcher funéraire ?

— Non, ils l’ont jeté du haut de la falaise, dit Orlenda en arrangeant ses cheveux de lin. Ce jour-là, les vents étaient forts.

Juste avant la tombée de la nuit, Seelah rencontra de nouveau Korsin sur la place. La femme Keshiri était absente, et Korsin était en train de se regarder – ou plutôt de regarder une mauvaise représentation de lui-même. Les artisans de Tahv venaient de livrer une reproduction de leur sauveur, sculptée dans un bloc de verre. Elle était haute de quatre mètres et était peu ressemblante.

— C’est… un premier jet, dit Korsin en sentant l’arrivée de Seelah.

— C’est évident.

Seelah pensait que cette chose ne ferait que salir les champs de morts d’Ashas Rae. Mais son assistant Keshiri la trouvait magnifique.

— C’est tout simplement prodigieux, milady, dit Tiden. C’est un hommage digne des Divins – je veux dire, des Protecteurs.

Il se corrigeait rapidement en présence du Grand Seigneur, mais il ne semblait toujours pas accoutumé à ce nouveau mot, si récemment ajouté à sa religion.

Le cousin de Ravilan, le cyborg Hestus, avait travaillé pendant des années avec les linguistes d’Omen pour étudier les histoires orales des Keshiri. Ils avaient passé leur temps à chercher le moindre indice venant confirmer que quelqu’un – n’importe qui – s’était déjà posé sur Kesh ; et que ce quelqu’un était susceptible d’y revenir un jour et de leur permettre d’en repartir. Leurs recherches avaient été infructueuses. Les Neshtovar, les monteurs d’uvak anciennement maîtres de la planète, avaient décortiqué leur religion des Divins et de l’Autre Côté en racontant les anciennes histoires sur les Protecteurs et les Destructeurs. Les Destructeurs revenaient périodiquement sur Kesh pour répandre le chaos ; les Protecteurs étaient destinés à les arrêter, une bonne fois pour toutes. Korsin, désormais au cœur de la foi Keshiri, avait eu un moment de révélation et décrété un retour aux anciennes appellations.

Cette idée, comme la plupart des choses au fil des années, avait été celle de Seelah. Les Neshtovar s’étaient considérés comme les Fils des Divins. Mais aucun Keshiri vivant ne pouvait prétendre avoir la moindre filiation avec les lointains Protecteurs. Quel que fut le statut dont les Keshiri avaient bénéficiés par le passé, ce statut avait disparu. Et aujourd’hui, les Keshiri montraient leur respect avec des sculptures de verre aux yeux exorbités.

Ils feraient mieux d’apprendre à sculpter les visages très vite s’ils comptent me respecter un jour, pensa Seelah.

— Ce n’est pas qu’elle a l’air raté, dit-elle une fois que Tilden se fut éloigné. C’est qu’elle n’a pas l’air à sa place ici.

— Tu repenses à nous faire quitter la montagne ? demanda Korsin en esquissant un sourire, le visage partiellement baignée d’obscurité. Je pense que nous avons usé la patience des Keshiri lorsque nous avons décidé de rester sur Tahv la première fois.

— Quelle différence ?

— Aucune.

Il saisit la main de Seelah, la prenant par surprise. Écoute, j’aimerais te dire à quel point j’apprécie le travail que tu as effectué dans le pavillon de l’unité médicale. C’est tout ce que j’avais espéré ; tout ce dont je savais que tu étais capable.

— Oh, je ne crois pas que tu saches tout ce dont je suis capable.

Korsin détourna le regard et rit.

— Ne nous aventurons pas sur ce sujet. Est-ce qu’on dîner t’intéresserait davantage ?

Ses yeux brillaient. Seelah connaissait ce regard. Le commandant était, comme toujours, capable de garder beaucoup de comptes.

Avant qu’elle n’ait pu lui donner une réponse, un hurlement provint des hauteurs. Korsin et Seelah levèrent les yeux vers le mirador. Il n’y avait aucune attaque à signaler ; les Sith avaient purgé les rangs des prédateurs des années auparavant. Au lieu de ça, les sentinelles étaient simplement assises en pleine méditation, écoutant la Force dans l’attente de recevoir un message de la part des Sith voyageant aux quatre coins de la planète.

— C’est Ravilan, hurla une jeune sentinelle au visage rouge – à peine un enfant lors du crash d’Omen. Quelque chose est arrivée à Tetsubal. Quelque chose de grave.

Contrarié, Korsin leva les yeux au ciel. Lui aussi, il pouvait sentir quelque chose dans la Force – quelque chose de chaotique – mais il ignorait totalement de quoi il s’agissait. Voilà pourquoi ils n’auraient jamais dû pirater leurs moyens de communication dans un précédent plan de secours désespéré.

Seelah leva les yeux vers la tour et dit :

— Est-ce que… est-ce que Ravilan est mourant ?

— Non, dit le héraut, percevant tout juste ce qu’elle disait. Mais tous les autres, oui.