CHAPITRE TROIS

Les Sith prônaient la glorification personnelle et l’asservissement d’autrui. Seelah avait compris ses principes au cours des années qu’elle avait passé dans le palais de Ludo Kressh.

Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était pourquoi tant d’hommes et femmes de son peuple – et même de sa propre famille ! – embrassaient les voies du côté obscur lorsqu’ils n’avaient aucun espoir d’avancée. Pourquoi un Sith vivrait-il comme un esclave ?

Ce n’était pas le cas pour tout le monde. Dans le grand dessein, l’Empire Sith était resté caché durant de nombreuses années, mais un empire de Sith est un empire de petites machinations. Depuis le pont de commandant de Kressh, la jeune Seelah avait vu son maître tempêter contre les aventures de Naga Sadow. Elle avait vu Sadow plusieurs fois, lors de réunions, en compagnie de Kressh. Tous les Seigneurs Sith présents lors de ces réunions finissaient toujours par s’énerver. Les deux leaders ne s’étaient jamais entendu sur quoi que ce soit, et ce bien avant que la découverte d’une voie hyperspatiale menant au cœur de la République ne scelle l’avenir de l’Empire Sith.

Sadow était un visionnaire. Il savait que l’isolation continue était une chose impossible à accomplir pour un Empire comprenant autant de systèmes et de routes hyperspatiales potentielles ; la Caldera Stygienne était un voile, pas un mur, et ses mailles laissaient entrevoir une opportunité. Et dans l’entourage de Sadow, Seelah avait vu de nombreux humains et membres d’autres espèces bénéficiant de statuts apparents. Un jour, elle avait même vu le visage du père de Korsin.

Pour Sadow, un contact avec l’extérieur était une chose à exploiter ; et les étrangers pouvaient devenir des Sith autant que ceux qui étaient nés dans l’Empire. Pour Kressh, qui passait ses journées au combat et ses nuits à élaborer un dispositif magique pour protéger son jeune fils des dangers, aucun destin n’était pire que d’échapper à l’emprise cosmique des Sith.

Sais-tu pourquoi je fais ça ? avait demandé Kressh un jour. Son ivresse rageuse avait touché tout son palais, y compris Seelah. J’ai vu les holocrons ; je sais ce qui nous attend là-dehors. Mon fils me ressemble, et il en est de même pour l’avenir des Sith. Mais tant que nous sommes là. Là-bas, avait-il craché en tapant du poing, là-bas, ce n’est pas à moi que ressemble l’avenir, mais à toi.

Adari Vaal avait dit une fois à Korsin que les Keshiri n’avaient pas de donnée numérique suffisamment grande pour recenser la totalité de leur population. L’équipe d’Omen avait tenté d’établir une estimation durant les premières années qu’ils avaient passé sur Kesh, mais à l’horizon les villages semblaient se multiplier à l’infini. Tetsubal, avec ses dix-huit mille résidents, avait été l’une des dernières citées répertoriée avant que les Sith ne finissent par abandonner leur projet de recensement.

Aujourd’hui, ils jetaient de nouveau l’éponge. Les murs de Tetsubal étaient parsemés de cadavres ; il était impossible de compter les morts. Cette nuit-là, tandis qu’ils approchaient de la cité sur le dos de leurs uvaks, Seelah, Korsin, et leurs compagnons purent voir le carnage depuis le ciel. Les corps jonchant les routes de terre comme des branches tombées après le passage d’une tempête. Certains s’étaient écroulés sur le seuil de leurs huttes en pousse d’hejarbo. Ils découvrirent bientôt que la situation était la même à l’intérieur.

Il n’y avait aucun survivant à signaler. Ou alors ils étaient maîtres dans l’art du cache-cache.

Dix-huit mille corps était une estimation assez solide.

Quoi qu’il ait bien pu se passer, tout était allé très vite. Une nourrice gisait au sol, tenant toujours son enfant dans une étreinte fatale. Il y avait des abreuvoirs dans les rues, qui puisaient leur eau dans un aqueduc avoisinant ; plusieurs Keshiri s’étaient noyés dedans et flottaient à la surface, à côté de leurs seaux en bois.

Ravilan se tenait là, seul et en vie. À en juger par sa posture, il avait tenu sa position dans Tetsubal durant toute la soirée. Korsin s’approcha de lui dès qu’il eut mis un pied à terre.

— Ça a commencé après ma rencontre avec mes contacts locaux, dit Ravilan. Les gens se sont mis à s’écrouler dans les restaurants, dans les marchés. Et ce fut la panique.

— Et où étais-tu durant tout ça ?

Ravilan pointa un doigt en direction du cercle de la ville, une place sur laquelle se trouvait un gnomon semblable à celui de Tahv. C’était la plus haute structure de la ville, à l’exception du système de poulies qui alimentait l’aqueduc.

— Je n’ai pas retrouvé mon aide. Je suis monté ici pour l’appeler, et pour observer ce qui se passait.

— Observer, dit Seelah d’un ton hargneux. Vraiment !

Ravilan expira vigoureusement.

— Oui, j’essayais de m’éloigner ! Qui sait s’ils n’ont pas été victime d’une épidémie ? Je suis resté là pendant des heures ; j’ai regardé ces gens tomber l’un après l’autre. J’ai appelé mon uvak, mais il était mort, lui aussi.

— Attache les nôtres en dehors des murs, ordonna Korsin.

Il avait l’air nerveux à la lumière de la torche. Il arracha un bout de tissu de sa tunique et le plaça devant sa bouche, ne réalisant même qu’il était le dernier à avoir eu cette idée. Il regarda vers Seelah.

— Un agent biologique ?

— Je… je ne sais pas, dit-elle.

Durant toutes ces années, c’est avec les Sith qu’elle avait travaillé, pas avec les Keshiri. Qui pouvait savoir à quel genre de maladie ils étaient vulnérables ?

Korsin attira l’attention de Gloyd.

— Ma fille est restée à Tahv. Assure-toi qu’elle retourne en sécurité dans la montagne, dit-il. Vas-y !

Le Houk, qui était anormalement secoué, courut vers sa monture.

— C’est peut-être un agent infectieux volatile, dit Seelah en marchant d’un air stupéfait au beau milieu des cadavres.

Ce qui expliquerait pourquoi autant de personnes sont mortes en un laps de temps aussi court.

— Mais nous ne sommes pas infectés.

Il y eut un hurlement non loin de là. Seelah vit alors ce que leur éclaireur avait trouvé sous un corps : l’aide disparue de Ravilan. La femme avait une quarantaine d’années, comme Seelah. Humaine ; et morte.

Seelah retira le morceau de tissu de son visage.

Idiote, idiote, je suis une idiote ! Il est peut-être déjà trop tard !

— Il est trop tard, dit Ravilan après avoir lu les pensées de la femme Sith.

Il se tourna vers Korsin.

— Vous savez ce que vous devez faire.

Korsin adopta un ton monotone.

— Bien sûr que nous allons brûler la ville.

— Ce n’est pas suffisant, mon commandant. Il faut les mettre en confinement !

— De qui parles-tu ?

— Des Keshiri !

Ravilan fit un geste en direction des cadavres allongés partout.

— Ils sont en train de mourir de quelque chose, et ce quelque chose pourrait bien s’en prendre à nous aussi ! Il faut s’en débarrasser une bonne fois pour toutes !

Korsin avait l’air totalement pris de court.

Seelah posa une main sur son épaule.

— Ne l’écoute pas. Comment arriverons-nous à survivre sans eux ?

— Comme des Sith ! s’exclama Ravilan. Ce n’est pas notre façon de faire, Seelah. Tu es… nous sommes devenus trop dépendants de ces créatures. Ce ne sont pas des Sith !

— Nous non plus, d’après les dires des tiens.

— Oh ne recommence pas avec ça, dit Ravilan. Regarde autour de toi, Seelah ! Cette chose, quelle qu’elle soit, aurait déjà dû nous tuer. Si elle ne l’a pas fait, ça ne peut vouloir dire qu’une chose. C’est un avertissement du côté obscur.

Seelah écarquilla les yeux. Korsin revint à la réalité.

— Attend, dit-il en saisissant le bras de Ravilan. Si on en discutait.

Korsin et Ravilan se mirent à marcher vers les portes de la ville, que leurs hommes étaient en train d’ouvrir. Le village sembla lui-même expirer son air putride. Seelah n’osa pas bouger, ensorcelée par les corps sans vie qui l’entouraient. Pour elle, les morts se ressemblaient tous ; des visages violets, des langues bleues, des visages tordus par l’agonie.

Elle trébucha sur quelque chose, et posa le regard sur l’assistante de Ravilan. Quel était son nom ? Yilanna ? Illyna ? Hier, Seelah avait revu la totalité de l’arbre généalogique de la défunte assistante. Pourquoi n’arrivait-elle pas à se souvenir de son nom maintenant que la jeune femme gisait au sol ? Étouffée en ayant avalé sa langue, bouffie et bleue.

Seelah marqua une pause.

Elle s’agenouilla près du corps, faisant attention de ne pas y toucher. Elle saisit son shikkar – la lame de verre que les Keshiri lui avaient fabriqué – et ouvrit délicatement la bouche de la femme. C’est alors qu’elle la trouva : une langue bleue azure, des vaisseaux sanguins engorgés et éclatés. Elle avait déjà vu ça chez les humains, il y a bien longtemps.

— Il faut que je rentre, dit Seelah en traversant les portes du village. Je dois retourner au pavillon de l’unité médicale.

Korsin, qui supervisait la fabrication d’un bûcher, eut l’air perplexe.

— Seelah, arrête de t’obstiner. Nous sommes les survivants. Espérons-le.

Ravilan, tentant en vain de calmer l’uvak que Korsin avait attaché à l’extérieur du village, se retourna d’un air alarmé.

— Si tu envisages une seule seconde de ramener cette maladie dans notre sanctuaire.

— Non, dit-elle. J’y vais seule. De toute façon, si nous sommes infectés, il est déjà trop tard.

Elle saisit la bride d’un uvak des mains de Ravilan et adressa à ce dernier un sourire peu enthousiaste.

— Mais si nous ne sommes pas infectés, alors tu as raison. C’est un avertissement.

Korsin la regarda s’en aller et décida qu’il était temps de brûler le village. Seelah ne regarda pas en arrière, disparaissant dans l’obscurité de la nuit. Il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait qu’elle réunisse toute son équipe médicale, ses assistants les plus loyaux.

Il fallait qu’elle voie son fils.

Lorsque l’aube pointa au-dessus des Montagnes Takara, Tilden Kaah ne trouva pas Seelah dans sa douche – et pourtant, elle en avait bien besoin. Seelah n’avait pas dormi de la nuit. Après le retour de Korsin et de Ravilan, son lieu de retraite était devenu une cellule de crise.

Les communications constituaient le plus gros problème. Pour ceux qui ne s’en souciaient guère, la mort des Keshiri n’avait fait que provoquer un léger remous dans la Force. Mais les retombées du massacre avaient fait naître une telle confusion dans l’esprit des Sith que même les hérauts les plus expérimentés avaient des difficultés à retransmettre les messages. Korsin avait choisi la prudence lorsqu’il avait demandé à son peuple de quitter les villes et les villages Keshiri ; jusque-là, Tahv et le reste des plus grandes cités n’avaient pas entendu parler du désastre de Tetsubal, et il ne souhaitait pas que son ordre de retrait provoque une panique générale chez les natifs. Les Sith se trouvant à l’étranger reçurent l’ordre de couper simplement tout contact avec le public et de rentrer.

Ce qui avait frappé Tetsubal n’avait pas encore touché les autres cités ; mais les pilotes de reconnaissance n’étaient pas encore rentrés, survolant les régions alentours. Lorsque la nouvelle de la catastrophe se répandrait dans l’intérieur des terres, tous les Sith seraient en sécurité dans leur redoute.

Seelah vit Korsin plusieurs fois durant la matinée. Il voulait que son équipe installe une zone de quarantaine pour tous ceux qui revenaient à la forteresse. Aucun des Sith qui avaient mis le feu à Tetsubal ne montrait le moindre signe de malaise, mais les enjeux étaient élevés. Seelah avait sa propre mission à accomplir dans le pavillon de l’unité médicale, et en fait, peu des membres de son équipe médicale n’apparaissaient en public.

— Je suis sur le problème, lui avait-elle dit.

Revenant à midi, Seelah vit Ravilan se tenir avec Korsin, lisant le contenu de plusieurs rapports. Korsin semblait exténué – sa petite peluche violette manquerait le déjeuner d’aujourd’hui ! Mais Ravilan, en dépit des expériences atroces qu’il avait vécues la veille, semblait rajeuni ; sa tête chauve avait une teinte solide de magenta.

— Les choses se passent mieux que nous l’aurions pensé, Korsin, dit Ravilan.

Pas de « Grand Seigneur », remarqua Seelah. Pas même de « mon Commandant. »

Korsin grogna.

— Tes hommes sont-ils tous revenus ?

— On m’a confirmé qu’ils viennent d’arriver aux étables. Une vraie sinécure, dit Ravilan, mais la tâche à accomplir est si grande. Concernant nos nouvelles priorités.

Seelah leva les yeux. Ça devait arriver d’une seconde à l’autre.

— Monteur en approche !

Le héraut sentit l’approche de l’uvak bien avant que la créature n’apparaisse au-dessus de l’horizon, au sud. Volant directement en direction de la colonnade, le monteur posa son monture et bondit à la surface de la structure rocheuse. Tous les regards étaient tournés vers lui. Tous, sauf celui de Seelah.

— Grand Seigneur, dit-il à bout de souffle. Le… l’incident s’est répété… à Rabolow !

Seelah entendit Korsin haleter. Ravilan avait les yeux écarquillés. Il fallut moins d’une seconde au quartier-maître pour retrouver son aplomb.

— Rabolow ?

— C’est situé sur les Lacs Ragnos, n’est-ce pas ?

Seelah regarda en direction de Ravilan et esquissa un sourire d’un air guindé.

— C’est bien là que les tiens étaient censés se rendre hier, c’est bien ça, Ravilan ? Les villages des Lacs Ragnos ?

Il acquiesça. Ils y étaient tous allés. Ravilan racla sa gorge, qui était devenue sèche.

— Je… dans ce cas, je devrais en parler à mon associé. Il revient de là-bas à l’instant.

Il fit un signe de tête derrière Seelah, se tourna, et s’inclina.

— Je… il faut que j’aille les voir. Mon commandant.

— Fais donc, dit Seelah.

Korsin ne dit mot, toujours sidéré par les dernières nouvelles – et par l’étrange coïncidence. Il regarda Ravilan s’en aller vers les écuries.

— Monteur en approche !

Korsin leva les yeux. Seelah cru voir de la peur dans son regard ; la peur de recevoir une autre mauvaise nouvelle.

La nouvelle concernait une nouvelle cité des Lacs Ragnos, elle aussi ravagée par la mort. Un troisième monteur confirma que l’incident s’était répété une troisième fois. Et une quatrième. Cent mille Keshiri, morts.

Korsin écarquilla les yeux.

— Un rapport avec les lacs ? Avec cette… cette algue dont parlait Ravilan ?

Seelah croisa les bras et lança un regard direct à Korsin, qui, le dos voûté, faisait presque la même taille qu’elle. Elle était tentée de faire durer le moment.

… mais il y avait tellement à faire. Elle appela Tilden Kaah.

Son assistant anxieux émergea du pavillon médical en portant un petit conteneur de forme cylindrique. Seelah saisit l’objet et congédia Tilden.

— Sais-tu ce que c’est, Korsin ?

Korsin retourna la fiole vide dans sa main.

— Silicate de cyanogène ?

Le produit provenait des fournitures médicales d’Omen – ainsi que des réserves que Ravilan conservait pour les créatures dont il s’occupait. Seelah expliqua que sous sa forme solide, les guérisseurs qui travaillent sur les Massassi s’en servaient d’agent cautérisant. Elle avait vu les guérisseurs du palais de Ludo Kressh s’en servir maintes et maintes fois. Rien de plus faible ne pouvait faire quoi que ce soit à ces sauvages.

— Le produit est déjà suffisamment puissant, dit-elle. Mais s’il est mélangé à de la moisissure, il se décompose et devient mille fois plus mortel. Une particule sur une milliard est hautement destructrice.

Korsin fronça les sourcils.

— Que… qu’arriverait-il s’il était mélangé à une nappe phréatique ? Où à un aqueduc ?

Seelah prit fermement les mains de son mari et le regarda droit dans les yeux.

— Tetsubal.

Elle expliqua comment le porte-drapeau de son pavillon avait trouvé la mort. L’imposant Gorem avait été assigné à l’équipe de Ravilan pour aider à récupérer tout ce qui pouvait encore servir à bord des sections effondrées d’Omen. Apparemment, il a été en contact avec une tôle provenant de la pharmacie des Massassi et s’est effondré sans vie, peu de temps après s’être désinfecté les mains. Sa mort n’a pas été instantanée, mais la victime n’a pas pu aller bien loin.

Ravilan avait dû assister à la mort de Gorem, lui dit-elle, et il avait dû réaliser qu’il avait désormais un moyen de supprimer les Keshiri. Une arme qui pourrait bien forcer Korsin et le reste des humains à renoncer à la conquête de Kesh et à trouver un moyen de quitter la planète.

Et maintenant, chaque cité que les membres des Cinquante-Sept avaient visitée la veille avait subi le même sort que Tetsubal.

Korsin se retourna et fracassa son siège de commandement contre une colonne en marbre. Il ne servit pas de la Force. Il n’en eut pas besoin.

— Pourquoi feraient-ils ça ?

Il saisit Seelah par les bras.

— Pourquoi feraient-ils ça en sachant pertinemment que j’aurais fini par le découvrir ? Il faudrait qu’ils soient stupides et désespérés.

— Exactement, dit Seelah en tournant autour de lui. Stupides et désespérés.

Korsin regarda en direction du soleil, qui baignait les montagnes d’une lumière chaude. Relâchant Seelah, il observa les visages de ses conseillers, qui attendaient tous de savoir ce qui allait se passer.

— Faites venir les autres, dit-il. Dites-leur qu’il est temps.