CHAPITRE UN
Comme tous les Sith de Kesh au Temps de la Putréfaction, la famille Hilts nourrissait des ambitions. Elle n’était simplement pas friande des exécutions.
Le père de Varner Hilts passa quelques années à gagner la confiance du leader de la faction locale de Beray. Il apporta beaucoup de soin dans le choix de la lame shikkar qu’il planterait un jour dans le dos de son suzerain. En revanche, le vieux Hilts fut quelque peu négligeant au moment d’attacher le fourreau de sa dague, et la lame en verre tomba de sa ceinture pour aller s’enfoncer dans sa cheville. La gangrène finit par l’emporter au bout d’un mois, un long mois au cours duquel il dut endurer le surnom de « Hilts la Coulisse. »
Indifférente, la veuve de Hilts tint bon. La semaine suivante, elle s’en prit au leader de la faction. Des subalternes la conduisirent jusqu’aux quartiers privés du dirigeant dans une gigantesque urne cérémoniale. Malheureusement, le couvercle de l’urne faisait des siennes, et personne n’avait prévenu la veuve que le dirigeant était alors en train de mener une campagne dans les hautes terres. Cependant, l’effet de surprise ne fut pas totalement vain – si l’on prenait en compte l’horreur que vécurent les hommes d’entretien.
Varner Hilts avait vécu plus longtemps que ses parents, s’élevant discrètement – si ce n’était de manière inoffensive – jusqu’à un poste à responsabilité au sein de la Tribu. Il avait travaillé chaque jour de l’année dans le plus beau palais du continent, et avait assisté à la lecture du Testament de Korsin non pas une, mais deux fois. Il s’était aventuré plus que quiconque près du temple qui abritait Omen, le vaisseau qui avait amené Korsin et la Tribu Perdue sur Kesh.
Et aujourd’hui, une plante était sur le point de le tuer.
— Jaye ! Jaye ! hurla Hilts, luttant pour se dégager d’un enchevêtrement de plantes grimpantes épineuses. (Plus le vieil homme luttait, plus les tiges se resserraient autour de ses membres. Son assistant se trouvait au sommet d’un édifice en pierre.) Jaye, sors-moi de là !
Le Keshiri cligna des yeux.
— Avec quoi, Gardien ?
— Avec n’importe quoi !
— Oh ! (Le Keshiri au visage pourpre disparut pendant un moment avant de réapparaître avec son cartable.) Le sabre-laser que vous avez trouvé !
— Oh là, non ! (Hilts tendit un bras au-dessus de sa tête pour attraper l’objet que son assistant lui tenait. Bien sûr, Jaye tenait l’arme du mauvais côté.) Tu vas te tuer si tu l’allumes !
Jaye se rapprocha de Hilts.
— Alors je devrais peut-être vous la donner !
— Non. Trouve-moi une pierre coupante, dit Hilts en s’installant du mieux qu’il pouvait dans sa prison de nœuds épineux. Moi… Je vais attendre ici.
Hilts attendit que les bruits de pas du Keshiris s’évanouissent et se maudit pour avoir eu une idée pareille. Cela faisait des siècles que personne n’avait osé s’approcher du Temple, et aujourd’hui un archiviste de soixante ans ainsi que son employé pensaient pouvoir réussir ? Alors que chaque ville du continent de Keshtah était en proie aux émeutes ? Hilts secoua la tête, ignorant les égratignures que les plantes grimpantes avaient laissées sous son menton. Une telle entreprise relevait de la folie pure, et il venait tout juste de le réaliser !
Et il y avait de quoi devenir fou. Hilts était d’abord retourné au musée de Tahv, dans la capitale, où étaient préservées les anciennes cartes du Temple d’Omen. Mais les pilleurs avaient déjà frappé, mettant le feu au moindre parchemin que contenaient les archives. La vue des Sabliers brisés lui avait fait monter les larmes aux yeux.
Hilts s’y était préparé. Le carnage autodestructeur n’avait pas cessé de faire rage depuis que la Tribu avait découvert la nature servile de leurs ancêtres. Malgré tout, la vue de tant de corps sans vie gisant dans les rues l’avait perturbé. Pour les Sith, aucune vie n’était précieuse. Seule leur espèce dans l’ensemble l’était. Les survivants d’Omen avaient été si peu nombreux en arrivant. Combien de générations avaient été perdues ? Seraient-elles un jour retrouvées ?
Le temple interdit abritait peut-être la solution, mais Hilts devait y arriver en premier afin d’éviter les bandes de malfrats Sith assoiffés de sang. C’était la raison pour laquelle il avait emmené Jaye avec lui. Les familles Keshiri qui vénéraient jadis les humains en avaient maintenant peur. Pas une n’accepterait de lui offrir le gîte. Mais un homme se promenant avec le docile Jaye Vuhld ne pouvait décemment pas être un meurtrier. Ils voyageaient vers l’ouest, se déplaçant la nuit et s’abritant le jour.
Ce voyage était laborieux mais néanmoins nécessaire : le temple siégeait au sommet des Montagnes Takara, à la pointe septentrionale d’une longue péninsule longeant le continent. À dos d’uvak, ça ne représentait qu’un bond au-dessus du bras de mer, mais rien ne pourrait forcer Hilts à monter sur le dos d’une de ces bêtes volantes. Il avait préféré longer la côte australe pour rejoindre la pointe de terre hostile. Il n’y avait aucun abri là-bas, aucune nourriture ; et de toute façon, Hilts n’avait plus que le goût de son acide gastrique sur les lèvres depuis que les émeutes avaient éclaté. Ils étaient enfin arrivés aux pieds des Blocs, de gigantesques barrières de granite que Nida Korsin fit poser au creux d’un étroit passage afin d’empêcher quiconque d’accéder aux terres interdites à pied. Chaque cube faisant dix mètres de haut, Hilts avait l’impression d’être en face d’un escalier bâti pour les dieux. C’était en effet un obstacle formidable. Dans les années qui suivirent leur installation, un feuillage résistant avait pris racine dans les crevasses rocheuses – de solides plantes grimpantes susceptibles de les aider à surpasser l’obstacle.
Où à finir pendu par les pieds jusqu’à ce que mort s’ensuive, se dit Hilts.
Il leva les yeux. Où était passé ce fichu Keshiri ?
Une lueur illumina le ciel. Hilts concentra son regard malgré l’épuisement. Un reflet ? Mais de quoi ?
— Je suis là, Gardien !
À peine eut-il entendu la voix aigüe de son assistant qu’il sentit une violente secousse et se retrouva hissé par les jambes vers le sommet des Blocs.
— Jaye ! Qu’est-ce que tu fais ?
Le Keshiri poussa un gémissement, tirant sur l’ensemble de tiges enroulées autour de ses doigts effilés. Hilts se redressa et se hissa péniblement par-dessus le rebord, où il s’accorda une minute de relâchement total pour reprendre son souffle. Roulant de côté, il vit que Jaye avait découvert une série de trous creusés dans la roche. Ayant jadis servi de fondations pour un antique échafaudage, chaque trou était suffisamment large pour un pied Keshiri, offrant assez d’appui au frêle assistant de Hilts pour hisser son maître vers le sommet de la structure de granite.
— C’était… la dernière barrière, dit Jaye, essuyant le sang qui recouvrait ses mains tout en jetant un œil derrière eux.
Une petite escalade conduisait à un chemin situé à découvert, qui lui-même menait plus haut dans les gorges, jusqu’au Temple de la Montagne.
Mais l’attention de Hilts était portée sur quelque chose de plus haut encore.
— Regarde là !
Dans le ciel, un uvak volait depuis l’Est sur une trajectoire descendante orientée vers le temple. Hilts plissa les yeux. Quelqu’un chevauchait la créature. Un autre flash de lumière – un autre reflet. La planète Kesh étant pauvre en métaux, cet éclat de lumière ne pouvait signifier qu’une chose : le manche d’un sabre-laser.
Hilts prit un air renfrogné et regarda en direction du temple.
— On ferait mieux de se dépêcher.
Se relevant de toute sa hauteur, il ôta les dernières tiges qui s’étaient accrochées à sa tunique. Fort d’une nouvelle détermination, il fit un pas en avant…
… et mit le pied dans un trou.
— Gardien !
Hilts sentait la surface glaciale du granite contre sa joue.
— Jaye, j’ai décidé… que nous allions… d’abord nous reposer… un moment.
Le Keshiri ne souhaita pas débattre.
« Tu dois finir le travail : déplacer la Tribu de cette montagne. Pour le moment, notre destin réside dans la partie vivante de Kesh… »
Voilà la tâche que Yaru Korsin avait confiée à sa fille dans son testament. Et sa volonté avait été faite. Suivie et respectée par un peuple qui n’avait d’égard pour rien. Hilts contempla la beauté de son acte tandis qu’il posait un pied sur la surface rocheuse du site. Les Sith étaient prêts à saisir la moindre occasion pour alimenter leurs querelles, et pourtant, à la connaissance de Hilts, aucun d’entre eux n’était jamais revenu ici. Peut-être par superstition. Hilts, quant à lui, pensait surtout qu’ils avaient compris que revenir ici était une chose futile. Que pourraient-ils bien trouver ici que Korsin et les autres passagers d’Omen n’avaient pas déjà pris ?
Et pourtant, c’était là l’objet de sa quête. À des milliers de mètres plus bas, à travers tout le continent qui s’étendait à l’Est, sa civilisation était sur le point de s’annihiler. Vingt factions rivales avaient déjà anéanti l’état Sith. Mais la découverte de leurs origines communes – et modestes – avait laissé chaque âme humaine isolée et découragée. Une sclérose de mille ans ferait moins de dégâts qu’une autre semaine d’automutilation.
Que pourrais-je bien trouver ici qui aurait échappé à la vigilance de mes prédécesseurs ?
Hilts se reposa la question tout en observant les cimes jumelles qui flanquaient la résidence royale au loin. C’était, sans aucun doute, la vanité qui l’avait conduit ici. N’importe qui d’autre serait venu ici à la recherche d’une arme, ou d’une technologie ancienne venue des étoiles. Hilts, lui, était à la recherche d’un message. Une chose à laquelle Korsin avait fait référence dans son testament, une chose qui pourrait bien remettre la Tribu sur un seul et même chemin.
« Le véritable pouvoir se trouve derrière le trône. » avait dit Korsin. « Si une catastrophe devait arriver, souviens-toi que… »
Méfiant, Hilts posa un pied sur la terrasse Sud du temple. L’endroit était bordé par des pierres en piteux état, usées par le vent, le soleil et la négligence.
— Gardien, c’est encore plus grand que ce que j’imaginais.
— Ne t’inquiète pas, dit Hilts, ignorant la douleur qui accablait sa cheville tandis qu’il avançait d’un pas déterminé. Je sais où nous sommes.
Et il disait la vérité. Il n’avait pas emmené les cartes avec lui, mais il les avait étudiées pendant des années. Il avait gravé dans sa mémoire les recoins des terrasses inférieures, où le personnel de service avait jadis vécu. Au nord, par-delà les stalles à uvaks, se trouvaient les terrasses médianes, avec ses terrains d’entraînement, ses dortoirs, ses entrepôts, et ses quartiers d’officiers. En haut des escaliers, il devait y avoir la colonnade extérieure où Yaru Korsin tenait jadis ses discours publics. Puis, finalement, le carré de la cour principale, bordée par la résidence royale à l’Ouest, le mirador et le corps de garde à l’Est, et le Dôme du Temple au Nord. Une partie de la place haute reposait au sommet de la dernière demeure d’Omen. La structure avait été bâtie tout autour ainsi qu’au-dessus du vaisseau endommagé dans le but de le protéger.
Le simple fait de penser à Omen suffit à redonner de l’élan à Hilts. Il ne blêmit même pas lorsqu’il vit la multitude de marches d’escaliers qui conduisait à la terrasse médiane. Quiconque observait l’édifice depuis une certaine distance en déduisait inévitablement que la civilisation responsable de sa construction avait un penchant indéniable pour l’escalade.
Et c’était bien vrai.
— Allez, mon garçon, dit Hilts. On tient le rythme.
Le corps était encore chaud. Une entaille brève et grossière au niveau de sa gorge avait provoqué la mort de l’uvak. Hilts étudia la bête malodorante baignant sous le soleil de midi. C’était bien la bête qu’il avait aperçue plus tôt.
— On dirait que les écuries n’étaient pas au goût de notre visiteur, dit Hilts.
Jaye tremblait de peur derrière lui.
— Vous… vous voulez que je vous donne l’arme ?
Hilts jeta un coup d’œil aux alentours en sondant la Force. Quelque chose était là.
— Oui, répondit-il. Donne-la-moi.
Jaye fouilla dans son sac à dos et en sortit le sabre-laser. Les Gardiens ne possédaient pas de telles armes – que pouvaient-ils bien en faire ? – mais durant leur évasion hors de Tahv, Hilts en avait ramassé un sur le cadavre d’un guerrier robuste. Qui sut ce dont il aurait besoin au cours de son périple.
— Savez-vous vous en servir ? demanda Jaye.
— Bien sûr. Suffit que vous les aligniez devant moi et l’arme fera le reste.
Le trait d’humour de Hilts ne suffit pas à dissiper le malaise. Il n’était pas formé aux arts défensifs de la Force. Étant enfant, il n’avait pas suivi le même entraînement que les autres membres de la Tribu, et à part dévier des morceaux d’aqueducs en pleine chute, il n’avait eu nul recours aux manifestations physiques de la Force durant les dernières années.
Pourtant, il savait reconnaître un mauvais pressentiment lorsqu’il en avait un, et cette fois-ci ce n’était pas sa gorge qui le dérangeait. En fait, ce malaise qu’il ressentait était particulier…
— Le carré des officiers, dit Hilts en localisant la source de son pressentiment droit devant. Reste à l’extérieur. Si tu sens venir les ennuis, fuis et ne reviens jamais.
Il y avait beau n’y avoir aucune statue de Seelah Korsin dans le palais de Tahv, la silhouette dans le bas-relief sculpté à l’extérieur de l’hôpital ne laissait aucun doute quant à son origine. En tant que femme de Yaru Korsin, Seelah était la mère de la Tribu. Mais avant ça, elle avait été la femme de Devore Korsin, ainsi que la mère d’un traître. Hilts n’avait jamais vu la moindre représentation de Seelah, mais en voyant la peau lisse, les cheveux coiffés, et la silhouette parfaite de la femme sculptée dans le marbre, il réalisa aussitôt qu’il avait croisé sa jumelle… et très récemment.
— Iliana Merko, hurla-t-il en traversant le seuil de la porte. C’est le Gardien Hilts. Je sais que tu es là. Je crois que nous devrions parler.