CHAPITRE TROIS

Tandis qu’il regardait à travers l’étroite fenêtre du dôme, Hilts réalisa qu’Edell avait planché là-dessus depuis longtemps. Située au sommet du Temple, la coupole ornée offrait une vue dégagée de la cour principale ; et de là, Hilts avait observé toute l’activité avec stupéfaction.

Tandis que le soleil disparaissait peu à peu derrière le vaste océan occidental, le jour ouvré des guerriers Sith commençait à peine. Ils étaient au moins trente. Certains portaient l’uniforme de leur faction respective, d’autres avaient entièrement abandonnés leur robe de partisan. Nombre d’entre eux étaient arrivés alors que Hilts et ses deux compagnons attendaient encore le moment propice pour quitter Omen en toute discrétion, et tous faisaient maintenant partie d’un gigantesque projet d’ingénierie. Ou plutôt un projet de démolition. Des guerriers étaient cramponnés aux flancs d’une immense tour de garde, enroulant de longs câbles en cuir autour des supports. La tour offrait une vue spectaculaire, invraisemblablement déséquilibrée en son sommet par des plateformes d’observation suspendues. Peu d’efforts suffiraient à la faire tomber.

Hilts savait exactement où la structure était censée s’abattre. Edell se tenait au beau milieu de la place, indiquant aux guerriers comment positionner leurs escadrons d’uvaks. Grâce aux créatures volantes positionnées au sol et dans les airs, Edell prévoyait de faire tomber la plus lourde plateforme juste au-dessus de la chambre où reposait Omen.

— L’architecture de cette chambre est solide, dit Iliana en jetant un œil par-dessus l’épaule de Hilts. Est-ce qu’un objet comme celui-là suffirait à l’endommager ?

— Elle se fendra comme un œuf d’uvak sous un coup de marteau, marmonna Hilts. (Il connaissait Edell. Le jeune homme était passionné et studieux. Il comprenait la manière dont les structures classiques avaient été construites, et il avait observé de près le repaire d’Omen.) Ils n’arriveront peut-être pas à démolir le vaisseau, mais la manœuvre suffira à le piéger sous terre.

Iliana eut un ricanement.

— De toute façon, il était déjà mort et enterré.

Hilts se contentait d’observer la scène et de secouer la tête. Tant d’hommes travaillant pour une même cause destructrice. Il reconnut même Neera, leader difforme de la Force Cinquante-Sept, mettant à contribution son dos musclé aux côtés des autres guerriers.

— Ce ne seraient pas les Sœurs de Seelah que je vois là-bas ? (Hilts plissa les yeux, comme pour mieux voir dans l’obscurité.) Tu es leur chef, non ? Penses-tu qu’elles t’écouteront ?

— Tu as vu ce qui s’est passé dernièrement, non ? Il n’y a plus personne à suivre, dit Iliana en haussant les épaules. Mais cette fois-ci, ils travailleront ensemble. Les gens ont besoin d’une mission.

Hilts cligna des yeux. L’unité qu’il avait tant espéré voir naître avait fini par arriver, mais elle avait germé au sein d’une cause qui cherchait à anéantir tout espoir. Il étudia Iliana du regard.

— Tu as une chance de t’en sortir, si tu les rejoins.

— C’est ça, ouais. Qu’est-ce que tu crois qu’il est arrivé à la main de Bentado ?

Un claquement puissant retentit derrière eux, depuis le fond de l’antichambre.

— J’ai déverrouillé la porte, Gardien, dit Jaye en se levant.

L’énorme contre-porte menant à la rotonde s’ouvrit dans un grondement pour la première fois depuis des siècles.

— Des doigts de fée, dit Hilts. Ça aide d’avoir quelqu’un qui vous suit.

Jaye attendit que son maître et Iliana entrent avant d’en faire de même, un bâton lumineux dans la main.

Alors qu’Omen occupait la majeure partie de son refuge, il n’y avait rien d’autre dans cette petite rotonde qu’un unique siège installé près d’un brasier. Hilts s’en approcha avec enthousiasme. Oui, c’était bien ce qu’il avait à l’esprit. Le siège de contrôle.

Le trône du Grand Seigneur.

Étant suffisamment près du siège pour le toucher, Hilts marqua une pause et regarda autour de lui. C’était un endroit étrange pour entreposer le siège de commande de Yaru Korsin. L’objet reposait seul dans cette pièce, au sommet du Temple. Hilts fixa son regard sur le vide qui se dressait au-dessus de lui. Le bâton lumineux de Jaye n’était pas suffisamment puissant pour éclairer la totalité de la chambre.

— Tu vois quelque chose là-haut ?

— Je crois savoir, dit Iliana.

La femme saisit Jaye et lui arracha sa tunique. Sans un mot, elle enroula l’étoffe et la jeta dans le brasier. Grâce au silex qui était posé sur le côté, elle parvint bientôt à faire naître un petit feu. De la fumée monta jusqu’aux fentes situées au sommet du plafond.

Accablé par le froid, Jaye dit sur un ton anxieux :

— Quelqu’un pourrait voir la fumée depuis l’extérieur.

— Aucune importance, dit Iliana. Tout ce qui me reste c’est un dernier combat.

Hilts regarda vers son assistant et haussa les épaules. Il faisait vraiment froid ici, suffisamment froid pour déconcerter le premier voyageur des étoiles venu.

— Met-toi près du feu, dit-il avant de lever les yeux au ciel.

Pendant un moment, le Gardien pensa voir les étoiles à l’extérieur. Puis au second regard, il réalisa qu’il les avait bien vues – d’une certaine manière.

— Un planétarium !

Le plafond aux parois arrondies était incrusté de pierres pourpres scintillant chaudement au-dessus des flammes vacillantes qu’Iliana avait produites. Une par une, Hilts identifia les étoiles du ciel d’été de Kesh, et en vit de plus petites qui lui étaient inconnues.

— Ce sont des cristaux Lignan ? demanda Iliana.

— Pourquoi pas ? dit Hilts en riant.

Après tout, l’équipage d’Omen devait en avoir en grandes quantités.

Il reporta son attention sur le siège de contrôle, la dernière pièce du vaisseau stellaire. Il était relativement facile d’imaginer Yaru Korsin assis là, méditant sur le retour prochain de son peuple parmi les étoiles. Hilts repensa à ce que Korsin avait dit dans son testament. Qu’y avait-il derrière le trône ? Il ne voyait rien de particulier à part des murs nus. Korsin avait-il dissimulé quelque chose dans la carte stellaire ? Non, il avait bien dit « derrière. »

Indifférente au spectacle de lumière qui s’offrait à elle – ou à la moindre trace d’histoire – Iliana se laissa tomber sur le siège de contrôle et laissa pendre ses jambes par-dessus les accoudoirs.

Hilts lui adressa un regard stupéfait.

— Tu es sûre de vouloir t’asseoir  ?

— Plutôt sûre, oui. (Iliana décrocha son sabre-laser de sa ceinture et le lança d’une main à l’autre d’un air désinvolte.) Soit ces gens là-dehors vont raser le Temple, soit ils vont nous trouver ici. Dans tous les cas, il va falloir attendre. Alors autant se mettre à l’aise.

— Si tu le dis.

— Vous savez, cette pièce a l’air inutile, dit Iliana en faisant craquer ses poignets. On ne peut y voir le ciel qu’une fois dans l’année.

Hilts acquiesça. Cette salle était plus décorative que pratique. Mais son attention était toujours portée sur le siège, ainsi que sur le Testament de Korsin.

— As-tu un couteau sur toi ?

— Bien sûr, dit Iliana en se servant de la Force pour sortir une lame d’un petit compartiment d’une de ses bottes. L’arme s’arrêta dans les airs, suspendue près du visage de Hilts.

— Merci beaucoup, dit-il en saisissant l’arme et en s’agenouillant derrière le siège.

Derrière le trône.

Presque apeuré, Hilts enfonça non sans hésitation l’extrémité de la lame shikkar dans la peau rigide qui recouvrait le dos du siège. Les Sith concevaient leurs vaisseaux sans prêter la moindre attention à leur confort, mais même le dos rugueux du siège de contrôle n’était pas de taille face à une lame Keshiri. Prenant le soin de ne découper qu’un petit fragment de peau, Hilts retira la lame et glissa sa main à l’intérieur du meuble.

Toujours assise sur le siège, Iliana observait le vieil homme en train de fouiller à l’intérieur de l’objet. Son bras était engouffré jusqu’au coude.

— Tu as l’air d’un idiot, dit-elle.

Hilts pensait exactement la même chose et était sur le point d’abandonner lorsque sa main atteignit les accoudoirs.

— Il y a quelque chose à l’intérieur, dit-il. Cousu aux parois !

Il se dépêcha d’ôter sa main, agrandissant le trou qu’il avait pratiqué dans le tissu d’ameublement.

La fiole en verre contenait un film transparent, plus transparent encore que le plus fin des parchemins jamais conçu par les Keshiris. Des nombres se mirent à apparaître à sa surface lorsque le Gardien l’approcha du feu déclinant.

— Quel est ce langage ? demanda Iliana, soudainement intéressée.

— C’est l’ancien jargon des Tapanis. La langue des humains qui vivent au service des Sith, dit Hilts. La langue de la mère de Korsin.

— Comment le sais-tu ?

— Je l’ai étudiée, et c’est elle qui l’a écrit. (Il força Iliana à ôter ses jambes des accoudoirs et approcha le film du feu.) Takara Korsin. Le père de Korsin l’a abandonné pour la mère de Jariad.

Il étudia attentivement le contenu de la page. Il avait passé l’année précédente à étudier un texte sur ce langage. Lentement mais sûrement, il parvint à le déchiffrer.

— Il est adressé à quelqu’un en particulier, dit-il. Délivré à Korsin par un coursier de confiance.

« Mon fils, je sais que tu te lasses d’entendre mes visions. Si tu fais comme à ton habitude, je suppose que tu attendras d’avoir entamé ta mission avant de lire ceci. Je suis heureuse de voir que Naga Sadow t’ait confié le commandement d’une importante mission, même si cela nous attriste, moi et tous ceux de notre espèce, de savoir que notre victoire ne servira qu’à bâtir la gloire du Seigneur Noir.

Oui, j’ai eu une autre vision. Un jour, nos descendants régneront sur un grand peuple, libres des Sith à peau rouge. Nous aurons quelque chose qui ne sera qu’à nous. Je vois de nouveaux horizons s’ouvrir à notre peuple, de nouveaux lieux à conquérir. Il suffit de leur montrer la voie.

Yaru, seul toi dispose d’assez de sagesse pour guider notre peuple. Devore causera sa propre perte. Je sens une force dans sa compagne, mais cela ne suffit pas. Toi seul sais comment canaliser les ambitions du plus grand nombre, comment façonner ta colère et la sculpter pour la conformer à ta mission.

Car tu as une mission. Prend soin de toi. Si tu parviens à montrer la voie à notre peuple, ils auront toujours une mission. »

Le regard fixe, Hilts éloigna la lettre du feu. Il ne remarqua même pas Jaye s’approcher derrière lui d’un pas circonspect et respectueux.

— Regardez la date, dit le Keshiri effrayé, passant son bras par-dessus l’épaule de Hilts pour pointer du doigt une série de chiffres apposée sur la tranche de la lettre. Il a reçu ce message juste avant qu’Omen ne parte pour Phaegon.

Hilts réfléchit aux paroles qu’il venait de lire tout en acquiesçant. Non, Korsin n’aurait jamais laissé qui que ce soit lire cette lettre alors qu’il travaillait encore pour Naga Sadow – d’où la cachette. Mais durant cinquante ans, Korsin avait conservé ce message constamment près de lui.

— Je me suis toujours demandé où il trouvait la force de continuer, dit-il.

— Suivre les âneries d’une mère aimante, dit Iliana. Même Korsin n’était pas assez stupide pour croire à ces bêtises.

— Chute, jeune fille, rétorqua Hilts en lui adressant un regard furieux. Elle était pleine de sagesse. Elle a vu ce que nous allions bâtir. Ce qui prouve que notre peuple n’était pas condamné à vivre esclave pour l’éternité. Nous avons un avenir. (Soudain, Hilts se leva et se dirigea vers la sortie.) Ces gens là-dehors. Il suffirait que je leur lise…

— Ils ne vous écouteront pas, dit Iliana. C’est inutile. Même moi je n’écouterais pas.

Hilts s’arrêta juste devant le seuil de la porte. Il regarda de nouveau la lettre et se renfrogna.

Iliana avait raison. Les sentiments étaient salutaires à l’esprit, mais ce dont le peuple avait besoin c’était une cause précise. Comme, par exemple, provoquer l’effondrement d’une tour et détruire un vaisseau spatial.

— Quelle cause défendrais-tu ? demanda-t-il, roulant de nouveau la lettre pour la remettre dans son tube.

Iliana répondit sans même y réfléchir à deux fois.

— La mienne.

— Hmm.

Il pouvait entendre d’autres cris provenir de l’extérieur. L’équipe de démolition devait avoir progressé. Hilts et ses compagnons ne pouvaient pas rester là. Là, au sommet du sanctuaire d’Omen

— Attends, dit Hilts en observant le sol.

Jaye tremblait près du brasier mourant.

— Qu’y a-t-il, Gardien ?

— Ce message… ce n’est pas ce que Korsin voulait montrer à sa fille. (Il jeta un œil en direction du siège sur lequel Iliana était assise.) Rappelle-toi de ses paroles. Le véritable pouvoir se trouve derrière le trône. Pas dans le trône. Pas derrière la personne qui y est assise !

— Vous croyez vraiment que c’est le moment de discuter sémantique ? dit Iliana en secouant la tête. Non, non. Vous recherchez la clarté dans les paroles d’un imbécile mourant…

— Un imbécile suffisamment intelligent pour conquérir tout un peuple, et pour former sa fille aux arts de la guerre sans que quiconque ne s’en rende compte, dit Hilts, faisant rouler le tube en verre dans sa main. Non, ce message était important aux yeux de Korsin, mais ce n’est pas de ça qu’il parlait. (Il leva de nouveau les yeux vers le plafond, où les fausses étoiles s’étaient évanouies en même temps que les flammes.) Ça n’a pas de sens !

Iliana remua dans son siège.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Cet endroit. Je n’arrive pas à croire que Korsin a passé toutes ses journées ici, dit-il. Tu as raison. La carte stellaire… ce n’est pas un objet pratique. C’est un ornement. Korsin était occupé à bâtir un empire sur Kesh. Il ne passait pas son temps assis à observer les étoiles ! (Hilts marchait à travers la chambre à grandes enjambées.) Et Korsin… tu as vu à quoi il ressemblait sur l’enregistrement.

— Je me rappelle, dit Iliana, dont l’intérêt grandissait à mesure que le Gardien s’agitait. Il souffrait d’une hémorragie.

— La légende raconte que Korsin fut mortellement blessé à l’extérieur du Temple, sur le versant occidental, et qu’il parvint à regagner son siège de contrôle pour enregistrer son testament.

— C’est-à-dire ici, dit Jaye.

— Non ! (Hilts repensa au message qu’il avait vu quelques jours plus tôt. Non, l’image ne contenait aucun arrière-plan. Tout ce qu’il y avait à l’image à part Korsin était son siège.) Lorsque nous avons découvert le siège, nous sommes partis du principe que c’est ici qu’il a enregistré son testament. Mais regarde où nous sommes. Yaru n’aurait jamais pu grimper toutes ces marches d’escalier avec un trou béant dans la poitrine. Regarde-moi, je suis en bonne santé et j’ai failli ne pas y arriver !

Iliana se leva et se retourna pour observer le siège.

— Je ne comprends pas. Ils ont déplacé son siège après sa mort ? dit-elle en haussant les épaules. Pourquoi ? Et où l’enregistrement a-t-il réellement eut lieu ?

Hilts hésita pendant un moment avant que son assistant, désormais recroquevillé au le sol près du brasier, intervienne.

— Peut-être qu’il y a quelque chose dans la chambre, en-dessous d’Omen.

— En-dessous ? (Hilts battait des paupières dans la quasi-obscurité de la rotonde.) Il n’y a rien en-dessous d’Omen. Ils ont bâti ce Temple autour du vaisseau pour en faire sa dernière demeure.

— Mais le vaisseau s’est écrasé sur le versant de la montagne, dit Jaye, et ce que nous avons vu se trouvait sur une surface plane. Ils l’ont consolidé avec de la pierre. (Il se mit à s’agiter, comptant sur ses doigts avant de lever les yeux.) Nous sommes entrés dans le Temple par un passage ouvert situé à la vingt-troisième marche de l’escalier depuis la terrasse médiane. Mais nous avons vu une porte condamnée à la septième marche. (Visiblement satisfait, le petit Keshiri croisa les bras.) Une autre chambre, à la base de la structure de soutien d’Omen.

Iliana roula des yeux.

— Il a compté les marches d’escaliers ?

— Il a compté les marches d’escaliers, dit Hilts en esquissant un sourire.

Son bref moment de joie fut écourté par un léger tremblement qui se répercuta à travers le sol. Les alliés impromptus qui cherchaient à détruire Omen se rapprochaient de leur but.

— Qu’est-ce que vous attendez ? Il faut partir !