CHAPITRE TROIS
C’était bon de voler de nouveau. Ori observait la campagne défilant sous les ailes battantes de l’uvak. De temps en temps, elle se retournait vers Jelph, qui s’agrippait à elle. Son sourire était toujours là. Elle savait que voler n’avait plus de secret pour lui, mais cela faisait trois ans qu’il vivait au niveau du sol, guettant les patrouilles Sith aériennes. Ce changement était le bienvenu.
Elle se demandait ce que l’on ressentait lorsque l’on volait à bord de son chasseur stellaire. Elle savait désormais pourquoi il ne s’en était pas servi pour s’enfuir plus tôt, mais maintenant qu’ils s’étaient trouvés, plus rien ne les retenait sur Kesh. Ils seraient à l’étroit à bord du vaisseau monoplace, et elle savait qu’il voulait réinstaller une espèce de système de communications avant de partir. Mais bien qu’ils n’en aient pas encore discuté, elle espérait beaucoup pouvoir partir avec lui.
Que serait la vie pour elle, une enfant de la Tribu, au sein d’une galaxie dominée par les Jedi ? Ce serait comparable à ce que Jelph avait vécu ces trois dernières années. Oui, maintenant elle commençait à réfléchir à ce genre de choses. L’empathie était un trait de caractère dont les Sith ne reconnaissaient l’usage que lorsqu’il servait à mieux connaître son ennemi. Autrement, il n’avait aucun but pratique. Ori commençait à voir les choses différemment.
Candra, par exemple. Ori avait de nombreuses raisons de vouloir aider sa mère à reprendre sa place, mais la plupart d’entre elles étaient centrées sur la fierté, la vengeance, et la honte liée à sa chute. Elle réalisait maintenant qu’il était plus important d’amender la vie de sa mère en l’arrachant des griffes de Venn. Gadin Badolfa lui avait assuré que les quatre Haut Seigneurs pourraient l’y aider. Il lui fallait simplement trouver un objet qu’elle échangerait à la place du vaisseau de Jelph. Jelph lui avait suggéré de leur présenter les quatre blasters pleinement fonctionnels qu’il cachait dans sa ferme. Elle pouvait prétendre les avoir trouvé dans une tombe non loin de là. Toutes les armes qu’ils avaient tirés des entrailles d’Omen étaient devenues inutiles depuis fort longtemps. La découverte d’armes en état de marche pourrait changer la donne dans les intrigues politiques des Haut Seigneurs.
— Nous n’y arriverons jamais à temps, dit Jelph. (Leur uvak n’en avait fait qu’à sa tête depuis leur départ, refusant de porter deux étrangers.) C’est quoi là-haut ?
Ori leva les yeux et vit une formation d’uvaks – un monteur de tête suivi par six ailiers répartis en deux rangées transversales – s’élevant dans les nuages.
— Bon sang ! (Elle réalisa qu’ils avaient découvert le courant-jet.) Ils vont nous devancer !
— Calme-toi, dit Jelph. (Il resserra sa prise sur elle.) Mais tu peux accélérer !
Ori déposa Jelph non loin de la ferme, hors de portée de vue, avant de se poser elle-même. Elle le vit sauter et atterrir au sol en effectuant une roulade afin de se mettre à couvert. C’était surprenant de le voir en action. Il était aussi capable qu’un Sabre Sith. Et furtif. Leurs visiteurs, dont les montures étaient parquées derrière la ferme, n’avait rien vu.
Prenant une profonde inspiration, Ori mit pied à terre. Le sac de blasters était pile à l’endroit que Jelph lui avait indiqué, sous l’abreuvoir. Les armes qu’il cachait ressemblaient beaucoup à celles qu’elle avait vues au musée. Avec un peu de chance, elles suffiraient à acheter la rédemption de sa mère, et à faire partir leurs visiteurs.
Ori répéta silencieusement son texte tandis qu’elle contournait la ferme en passant par les treillis abattus. Elle savait qui étaient les quatre Haut Seigneurs. Ressentant plusieurs présences obscures et familières, elle parla à haute voix.
— Mes Seigneurs, j’ai ce que vous cherchez…
— Oui, je crois bien.
Ori reconnut le timbre de la voix rauque qui lui avait répondue et se retourna.
Le Grand Seigneur !
Pâle et rabougrie, Lillia Venn émergea de l’écurie. Levant une main à la peau marbrée, elle attrapa Ori à travers la Force et l’immobilisa. Quatre de ses gardes les plus loyaux surgirent de derrière la grange et saisirent Ori par les bras. Ceci étant, Venn se retourna et appela en direction de la grange.
— Seigneurs Luzo !
Ori sentit son épine dorsale se liquéfier lorsqu’elle vit Flen et Sawj Luzo ouvrir les portes de l’écurie située derrière Venn, révélant la masse métallique du chasseur stellaire Aurek dissimulé à l’intérieur. Badolfa lui avait dit que Venn avait promu Flen et Sawj aux rangs de seigneurs pour les récompenser de leur loyauté. Et maintenant, les deux frères étaient de retour à la ferme, aux côtés du pire ennemi d’Ori.
— Comment avez-vous fait ? demanda Ori en résistant à l’emprise des gardes. Est-ce que Badolfa m’a trahi ?
— Oh, Badolfa a bel et bien délivré ton message, dit Sawj Luzo d’une voix grinçante. Ta mère a passé un autre marché.
— Quoi ?
— C’est exact, dit Venn, se dirigeant vers la grange en boitant. Ta mère ne croyait pas en l’existence de ta découverte. Elle ne croyait pas non plus que les Haut Seigneurs viendraient à ta rencontre. Elle nous a donc prévenus.
Ori semblait horrifiée.
— En échange de quoi ?
Venn se lécha les lèvres.
— De ce qu’on pourrait appeler une… amélioration des conditions de travail. Si un seul Haut Seigneur avait osé se montrer ici, je l’aurai fait arrêter pour trahison. (Venn fit un geste en direction du vaisseau spatial.) Mais ça, c’est un prix de consolation amplement suffisant.
Luttant contre les gardes qui l’immobilisaient, Ori regarda aux alentours.
Jelph était là-dehors. Elle le savait. Mais ses ennemis étaient si nombreux. Et maintenant les frères Luzo étaient en train de guider le Grand Seigneur vers sa découverte.
— Je l’ai fait, dit Venn d’un air triomphant. J’aurai vécu pour voir ce jour arriver. (La vieille femme cessa de se tenir à ses gardes et s’appuya contre la coque du chasseur stellaire.) La vie est une cruelle plaisanterie, seigneur Luzo. Vous passez votre vie à courir après le pouvoir, jusqu’ au jour où vous l’atteignez enfin et que tout le monde pense qu’il est temps pour vous de mourir.
— Loin de nous cette pensée, Grand Seigneur.
— Taisez-vous. (Elle caressa le métal glacial qui recouvrait le vaisseau.) Il semble que la vie de Lillia Venn n’est pas encore finie. Il y a un autre sommet à gravir, un autre endroit à conquérir. Je recommencerai… dans les étoiles. (Vaguement consciente de l’inquiétude de ses alliés, elle reprit.) Je vous emmènerai tous avec moi, bien sûr.
— Bien sûr, Grand Seigneur.
À l’extérieur, deux des gardes – jadis compagnons Sabre d’Ori – s’éloignèrent de la captive. Leur attention était maintenant tournée vers l’excitation presque palpable qui émanait de l’intérieur de l’écurie. Aucun d’eux ne remarqua le sac de blasters en train de léviter vers les buissons qui bordaient la ferme. Mais Ori, elle, le remarqua, et se prépara à agir avant même d’avoir entendu l’appel de Jelph à travers la Force.
Ori ! Baisse-toi !
Au lieu de lutter pour se libérer de l’emprise des gardes, Ori se jeta au sol en se servant de tout son poids, prenant ses geôliers par surprise. La distraction était suffisante pour que Jelph surgisse de la grange en faisant cracher son blaster. Des faisceaux lumineux – que personne sur Kesh n’avait vus depuis le premier siècle d’occupation – frappèrent les deux gardes dans le dos. Les Sabres restants se retournèrent. Ils étaient visiblement sous le choc.
Dans la grange, la silhouette de Venn reprit vie. Elle lança un regard sévère à ses nouveaux seigneurs.
— Sécurisez le périmètre !
Jelph chargea à travers la cour, ouvrant de nouveau le feu. Les Sabres, qui n’avaient jamais eu à dévier un faisceau d’énergie au cours de leur vie, bougèrent de manière désespérée pour parer les rayons d’énergie. Ori roula sur le sol, cherchant à tâtons le sabre-laser d’un des gardes. Droit devant, elle vit les frères Luzo montant la garde devant l’entrée de l’écurie. Derrière eux, le Grand Seigneur avait, d’une manière ou d’une autre, réussi à grimper sur le chasseur stellaire.
Non, pas sur le vaisseau. Dans le vaisseau.
Ori se tourna vers Jelph, qui venait de la rejoindre. Il avait vu, lui aussi. Il resta figé pendant un moment, le canon de son blaster encore fumant. La vieille chouette était à l’intérieur de son précieux vaisseau. Il attrapa Ori par le bras et l’aida à se relever.
Tout en ouvrant le feu sur les Luzo et leurs gardes, il lui tira le bras.
— On y va, Ori !
Happée dans le sillage de Jelph, Ori tourna la tête en direction de la grange. De toute évidence, il ne comprenait pas ce qui était en train de se passer.
— Jelph, non ! Le Grand Seigneur est là, hurla-t-elle. Qu’est-ce que tu fais ?
Jelph ne répondit pas et continua de l’entraîner loin de la grange, vers la rivière.
À l’intérieur de l’habitacle de pilotage, la vieille femme saisit les manettes de commande.
— Système de navigation automatique en ligne. Mode planeur activé.
Venn écarquilla les yeux tandis que le véhicule entamait son ascension.
À l’extérieur de l’Aurek, les frères Luzo ordonnèrent aux Sabres restants d’empêcher Ori et son mystérieux protecteur d’entrer dans la grange. La porte arrière de l’écurie était spécialement adaptée aux uvaks et à leurs longues ailes. Il serait donc relativement facile d’y faire passer un chasseur stellaire.
— Tellement de puissance, dit Sawj Luzo en observant le monstre de métal s’élever dans les airs. Elle n’aura besoin de personne pour détacher les amarres.
— Les amarres ?
Flen jeta un œil sous le ventre du vaisseau. Deux petites cordes, qui étaient enroulées autour des supports d’atterrissage, reflétaient la lumière projetée par le chasseur stellaire. Tandis que les lignes atteignaient leur tension maximale, le regard du jeune seigneur se posa sur la parcelle de terre où les cordes étaient fixées.
Là, dans le sol, de petites goupilles se verrouillèrent d’un coup sec, brisant les rêves d’un Seigneur Noir.
Jelph avait installé un dispositif de sécurité avant même d’avoir acheminer les premières pièces de son chasseur depuis la jungle. L’Aurek était resté caché sous un tas de fumier dans la grange, mais sous cet amas de compost se trouvait également autre chose : deux torpilles à protons, entourées de milliers de kilos d’explosifs fabriqués à partir de nitrate d’ammonium. Transformer le fertilisant en un système antivol était une tâche qui exigeait de la patience et du soin, mais cela avait permis à Jelph de faire de son travail une tâche utile à sa mission.
Le système antivol fonctionnait exactement comme prévu. Lorsque le vaisseau arracha les câbles du sol, les détentes se fermèrent sur les ogives à protons. Il y eut une explosion, qui déclencha les explosifs placés tout autour.
Le tonnerre frappa la ferme tandis qu’une boule de feu consumait l’écurie et ses occupants en quelques millisecondes. À l’extérieur, Jelph tacla Ori, la forçant à plonger dans la rivière avec lui tandis que l’onde de choc déchirait le sol sous leurs pieds.
Projeté à travers le toit de la grange, le chasseur stellaire se retrouva emporté sur un geyser de chaleur et de force. Pendant une demi-seconde, la femme installée à bord se délecta de la puissance du mouvement, supposant qu’il s’agissait là d’une démonstration naturelle des prouesses techniques du vaisseau. Sa joie prit fin lorsque les quatre autres torpilles explosèrent dans leurs tubes de lancement. Le vaisseau se transforma en une comète qui baigna le ciel d’une lumière surnaturelle si intense que même les ouvriers de Tahv purent la voir.
Lillia Venn avait enfin rejoint le ciel.