LE MONDE PARFAIT
Derec arpentait les couloirs obscurs de l’installation médicale inachevée et sommairement meublée. Ce serait un bel hôpital, une fois terminé, un établissement où les humains vivant dans la Cité des robots recevraient les meilleurs soins médicaux de la galaxie, sous la surveillance de l’équipe la plus avancée de robots-médecins opérationnels. Il savait qu’il en serait ainsi car les robots fournissant ces services le feraient par choix et par amour, et non par servitude.
Il longeait seul les corridors, sans guide, sans gardien, sans geôlier. Il était devenu un citoyen libre et avait cessé d’être un condamné. Et heureusement, car pour l’heure, il préférait être seul.
Une chambre au fond du couloir était baignée de lumière et il savait qu’il y retrouverait Katherine, se remettant de sa nuit sous la pluie. Il ne se souciait plus de ses subterfuges ni de ses raisons d’être avec lui dans la Cité des robots. Pour le meilleur et pour le pire, il était heureux et reconnaissant qu’elle soit en vie. Rien d’autre n’avait d’importance, rien d’autre ne pouvait en avoir.
Il commençait à comprendre pourquoi elle lui faisait l’effet qu’elle lui faisait. Il l’aimait.
Sur le seuil de la chambre, il avança la tête. C’était une très grande pièce qui deviendrait sans doute leur chambre commune. Pour le moment elle était vide, à part Katherine, tout au fond.
Elle était en stase, flottant à un mètre au-dessus d’une table, entourée de lumières vives. Elle était nue, comme Derec l’avait vue dans la station Rockliffe, et son corps lui parut… familier.
Un robot-médecin roula vers lui.
— Comment va-t-elle ? demanda Derec.
— Très bien, à part son état chronique…
— Je ne veux pas en entendre parler, dit-il vivement, la laissant à ses secrets. À part cela ?
— Elle dort. Nous avons rééquilibré sa chimie au moyen d’injections massives d’oxygène et de sérums, et nous l’avons réchauffée. Elle a perdu un petit morceau de son oreille gauche, à cause du gel, mais cela a déjà été réparé grâce à la chirurgie plastique au laser. Vous pouvez passer un moment avec elle, si vous voulez.
— Cela me ferait grand plaisir mais avant de la réveiller, voulez-vous lui mettre une robe de chambre ou quelque chose pour la couvrir ?
— Les lampes chauffantes font plus d’effet si…
— Je sais. C’est une question de pudeur.
— Je comprends, dit le robot mais Derec vit qu’il ne comprenait rien du tout.
Quand le robot-médecin se retourna pour rouler vers Katherine, Derec sortit courtoisement dans le couloir.
Quelques instants plus tard, entendant Katherine parler au robot, il rentra. Elle était assise dans un fauteuil motorisé, enveloppée dans un peignoir de bain d’un blanc immaculé. Ses traits étaient inexpressifs.
— Je vous demande pardon, pour tout, dit-il. Je vous ai soupçonnée, j’ai été désagréable et…
Elle leva une main en souriant.
— Pas plus que moi, dit-elle d’une voix enrouée. Je me suis conduite stupidement, j’en ai peur.
— Une prérogative humaine. Vous avez bonne mine.
— Ils m’ont fait un peeling. Vous avez devant vous, en somme, un nouveau moi… La clef a disparu.
— Je l’ignorais. Nous voilà coincés.
Elle hocha la tête.
— Avez-vous appris ce que Wohler a fait pour moi ?
— Oui.
— Je n’avais jamais compris votre… vos sentiments à l’égard des robots, dit-elle, les larmes aux yeux. Mais sa vie était aussi importante pour lui que la mienne l’est pour moi et il… il l’a donnée… pour que je puisse vivre.
— Il était complètement grillé, expliqua Derec. On essaie de le reconstruire, en ce moment.
Elle leva vivement les yeux.
— De le reconstruire ?
— Il ne sera plus le même, naturellement. Nous sommes tous un produit de nos souvenirs, nous tous. Le Wohler que vous avez connu est mort, en majeure partie.
— Mais si on le reconstruit, une partie de lui-même demeurera !
— Oui. Quelque chose.
— Je veux y aller, déclara-t-elle. Je veux aller là où il est !
Elle tenta de se lever mais Derec la repoussa doucement et la fit rasseoir.
— Vous êtes encore trop faible. Vous ne pouvez pas courir à droite et à gauche…
— Non ! s’écria-t-elle, une étincelle de l’ancienne Kate revenant dans sa voix. Il est mort pour que je vive. S’il reste quelque chose de lui, je veux être là.
Derec poussa un long soupir.
— Je vais voir ce que je peux faire, dit-il en sachant combien la jeune femme était obstinée.
Une demi-heure plus tard, enveloppée dans une combinaison stérile, Katherine se propulsa dans son fauteuil vers la salle de réparation désinfectée où six robots différents travaillaient activement sur le corps de Wohler, le philosophe. Derec marchait à côté d’elle.
Presque toutes les plaques du robot avaient disparu, des circuits et des relais tombaient sur le sol avec une régularité de mouvement d’horlogerie, et un petit robot roulait silencieusement en tous sens pour balayer les rejets.
— Je peux m’approcher ? demanda Katherine à Derec.
— Rien ne s’y oppose.
Euler entra dans la salle et s’avança vers le couple.
— Ami Derec, dit-il et le jeune homme sourit de la reprise du titre devant son nom. Nous sommes en train d’achever le percement du tunnel de communication avec la caverne de déversement et nous serions très heureux que vous soyez présent pour l’ouverture.
Derec regarda Katherine.
— Eh bien, je suis occupé en ce moment, je…
— Ridicule, trancha-t-elle en lui tapotant la main. Je vais juste rester ici un petit moment. Un des robots me ramènera au pavillon médical.
— Vous êtes sûre que je peux vous laisser ?
Elle sourit de le voir sourire.
— Je comprends.
— Allons-y ! dit-il à Euler et tous deux sortirent.
Katherine écouta leurs pas s’éloigner dans le couloir, puis elle rapprocha son fauteuil de la table d’opération. Sa colère contre Derec ainsi qu’un grand nombre d’autres émotions contradictoires étaient mortes avec Wohler sur la tour du Compas. Par la faute de son inconséquence, une vie avait été perdue. À côté de ce drame, toutes ses autres émotions devenaient mesquines.
Elle roula plus près de la tête du robot doré. La plus grande partie de son corps était en pièces détachées sur la table, mais la tête et le haut du torse demeuraient intacts. Les robots travaillant sur le corps se déplacèrent autour de la table, pour faire de la place au fauteuil roulant.
Elle contempla la tête du robot, la toucha timidement du bout des doigts.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
Soudain, la tête tourna vers elle ses photocellules brillantes.
— Est-ce à moi que vous vous adressez ? demanda le robot.
— Wohler ! s’écria-t-elle en sursautant. Tu es vivant !
— Nous nous connaissons ?
Elle comprit alors qu’elle avait affaire à un autre Wohler, un Wohler reprogrammé, qui ne savait rien de leur aventure de la nuit.
— Non, dit-elle en réprimant un sanglot. Je m’appelle Katherine et je… je suis enchantée de faire ta connaissance.
— Une nouvelle amitié est comme un vin nouveau, dit Wohler. Quand il a vieilli, on le boit avec encore plus de plaisir, Katherine… Mais, Katherine, pourquoi pleurez-vous ?
Seul un mince barrage retenait les eaux dans la tranchée du tunnel que Derec et Avernus avaient creusé vers la caverne. Les surveillants et le plus grand nombre de robots utilitaires qui pouvaient s’y presser étaient là. Derec tenait en main le détonateur électronique qui ferait sauter le barrage et ouvrirait le canal.
— C’est le premier jour, lui dit Euler. Le tout premier jour d’une ville réellement unifiée d’humains et de robots. Le commencement du monde parfait.
— Nous avons réagi synnoétiquement pour voir ce jour se lever, ajouta Rydberg. En travaillant ensemble, nous pouvons accomplir de grandes choses.
— Si nous avons encore beaucoup à apprendre les uns des autres, dit Derec, je crois, moi aussi, que nous avons prouvé aujourd’hui quelque chose de précieux.
— Alors ouvrez les vannes, ami Derec, dit Euler, et que la communication soit entière.
— Avec plaisir.
Derec pressa le bouton de la télécommande. Une petite explosion fit sauter le muret de terre et de roche. Puis il s’écroula et l’eau s’engouffrant de la tranchée acheva le travail que l’explosif avait commencé.
En regardant l’eau tumultueuse, Derec songea à tout ce qui restait encore sans solution, à tout ce qui se précipitait, comme l’eau, dans la confusion de son esprit. Qui était-il ? Qui était le mort ? Qui avait organisé tout cela et pourquoi ?
Et puis, il y avait Katherine.
Il avait encore l’impression que son voyage venait à peine de commencer et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait accompli un acte majeur en abattant le barrage. Il sentait que quelque chose de bon, quelque chose de positif avait été accompli. Et cela lui faisait du bien. La vie n’était peut-être après tout qu’une succession de petites batailles, de petites victoires.
— Derec, fit une voix derrière lui, et il se retourna vers Avernus.
— Oui ?
Le robot gigantesque parla d’une toute petite voix.
— Je ne sais pas si je suis capable de comprendre pourquoi vous m’avez fait ce que vous m’avez fait la nuit dernière, mais je suis sûr que nous avons agi comme il fallait, et que faire ce qu’il faut est ce qu’il y a de plus important.
— Je suis parfaitement d’accord avec vous, répondit Derec avec un sourire. Amis ?
Avernus hocha sa grosse tête.
— Amis, dit-il.
Et il posa sa pince dans la main ouverte de Derec, pour faire le geste universel de paix et de bonne volonté.
Ce ne serait pas une si mauvaise journée, après tout.