43

 

« La Semaine d’enfer ? Un genre de bizutage, tu veux dire ? Tu me fais marcher ou quoi ? Pourquoi adhérer à un “club” qui t’aura torturée durant toute une semaine ?

— Ça aide à établir des liens », répondit Nicole, sur quoi Craig manqua s’étrangler avec son milk-shake. Elle avait dit cela de si mignonne façon, tellement naïve. « Tu comprends, cela fait qu’ensuite on est vraiment des sœurs.

— Nicole, tu es déjà passée par ce genre de truc pendant le mois du “pas cap”. Si le fait d’avoir dû garder la même culotte pendant quatre semaines n’a pas renforcé vos liens, à quoi va servir cette Semaine d’enfer ?

— Arrête, Craig. Tu m’avais promis de ne pas te moquer. »

Il hocha la tête. C’était vrai. Il avait promis tout ce qu’elle voulait pour l’amener à lui dire ce qui l’avait à ce point travaillée au mois de novembre. Il avait subodoré qu’elle projetait de rompre, car chaque fois qu’il cherchait à l’embrasser elle trouvait une bonne raison de se dérober. À la cafétéria, elle s’installait le plus loin possible de lui, sans qu’il fût toutefois possible de dire, techniquement parlant, qu’ils ne mangeaient pas ensemble. Un mardi soir, il s’était présenté avec un bouquet de roses rouges devant la maison d’Oméga Thêta Tau après une de ses fameuses « réunions secrètes », et elle avait pris ses jambes à son cou en fondant en larmes. Quand il la rattrapa enfin, un demi-pâté de maisons plus loin, il pleurait lui aussi. Il la saisit au bras, mais elle se dégagea en le suppliant : « Je t’en prie, je t’en prie, évitons de nous voir pendant encore quelques jours.

— Mais enfin pourquoi ? Je t’aime, Nicole. Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Elle se remit à courir, mais sans conviction, comme ayant perdu de sa détermination à le fuir. Il réussit à l’entraîner dans une venelle entre un magasin de spiritueux et un marchand de sushis. Il y avait déjà un moment qu’il avait jeté les roses sur un banc du parc. Il la prit par les bras pour l’attirer contre lui. Secouée de sanglots, elle cessa de résister quand elle comprit qu’il ne la lâcherait pas. « Je t’en prie, Nicole, lui murmura-t-il dans les cheveux. Je meurs à petit feu. Je t’aime tant. Dis-moi tout.

— Tu vas me détester, lui répondit-elle entre deux sanglots. Tu vas me trouver stupide. Tu vas penser que je suis vraiment… vraiment dégoûtante. Tu vas te moquer de moi ou bien tu vas tout raconter autour de toi. Tu vas…

— Arrête de dire ce que je vais faire, Nicole ! Rien ne pourrait me conduire à te détester. Et jamais je ne te trahirais. Tu es ce qu’il a de plus précieux, de plus…

— D’accord ! D’accord ! C’est ma culotte, si tu veux savoir ! » cria-t-elle. Un quidam qui passait au bout de la venelle ralentit le pas. Nicole eut un mouvement de recul et, s’enfouissant la tête entre les mains, répéta d’une voix heurtée : « Ma culotte. Ma culotte.

— Quoi ta culotte ? » Une rapide succession d’images insensées lui traversa l’esprit. Il vit les joueurs d’une équipe de foot se faisant des passes sur le terrain avec la culotte de Nicole, une culotte flottant en haut d’un mât, une culotte en vente sur eBay, les photos d’une culotte punaisées sur un tableau d’affichage. Et c’est alors qu’elle lui dit : « Elle est sale. Vas-y maintenant, dis-moi combien tu me trouves idiote. »

Il fallut un long moment, toujours dans cette ruelle, et quantité de larmes imprégnant la veste en velours côtelé de Craig pour amener Nicole à tout lui raconter. Cette culotte, elle devait la porter encore trois jours. Le samedi suivant, elle devrait la remettre à la présidente d’Oméga Thêta Tau à l’occasion d’une sorte de célébration rituelle de la sororité. Alors, elle aurait le droit d’en changer.

« Je la sens d’ici », sanglota-t-elle

Difficile de ne pas rire, mais plus difficile encore de ne pas la sermonner :

« Tout ça est absurde, Nicole. Tu ne viens pas de t’enrôler dans l’armée. Tu ne devrais pas avoir à subir ce genre de connerie simplement pour vivre dans une grande maison avec une bande de reines de promo.

— Tu vois, je savais bien que tu…

— C’est bon, c’est bon », fit Craig, et il se contraignit au silence en pressant ses lèvres sur le front de Nicole.

Ces faits s’étaient passés en novembre. Aujourd’hui, dans les premiers jours de mars, elle l’informait que, pendant la Semaine d’enfer, elle ne pourrait quitter le sous-sol de la maison d’Oméga Thêta Tau, sauf pour se rendre en cours.

« Mais que diable – sans jeu de mots – vas-tu faire tout ce temps dans un sous-sol ?

— On ne nous le dit pas. Mais les filles de l’année dernière racontent que cela avait surtout à voir avec différents projets. La préparation de certains événements. Des tests sur des trucs, des faits, panhelléniques.

— De pures conneries, oui, lâcha Craig. Pourquoi faudrait-il que tu restes au sous-sol ?

— C’est une mise à l’épreuve. » Nicole leva le menton, et Craig vit qu’il tremblait. « C’est la tradition. » Elle haussa une épaule, la laissa retomber. « Moi, je trouve que ça a l’air sympa.

— Sympa ?

— Tu ne fais pas partie d’une fraternité, Craig. Je crois que tu ne peux pas comprendre ce que… ce que…

— Ça, tu l’as dit. » À cet instant, la serveuse vint pour enlever l’assiette de Nicole, bien que celle-ci n’eût pas encore touché à son croque-monsieur. Craig leva la main et fit le geste de la chasser. « Elle n’a pas fini, dit-il.

— Je suis vraiment désolée », fit la serveuse sans une ombre de sarcasme en levant les mains comme s’il avait tenté de la gifler. Il s’agissait d’une de ces horripilantes femmes entre deux âges du Midwest qui usent de leur amabilité comme d’une arme. Avant de prendre la commande, elle les avait assaillis de compliments – J’adore votre manteau, j’adore votre pull, j’adore ce truc dans vos cheveux, j’adore votre bague, j’adore vos bottines. Tout en étudiant la carte, Craig s’était pris à imaginer de quelle façon sa mère l’aurait congédiée : Merci, nous vous adorons nous aussi…

Mais Nicole engagea la conversation avec volubilité. Elle lui répondit que le pull venait de chez Gap, que la veste de Craig provenait de l’Armée du Salut ( !), que le truc qu’elle avait dans les cheveux n’était qu’un chouchou appartenant à sa sœur, que les bottines étaient des Ugg et que la bague, c’était Craig qui la lui avait offerte.

Là, au moins, Craig cessa de sourciller le nez dans la carte et leva les yeux vers la serveuse, qui regardait le bijou que Nicole portait à la main droite. Celle-ci levait la main comme une reine attendant le baiser d’un courtisan.

« Ouah, fit la femme en la prenant par le bout des doigts pour lui orienter la main à la lumière. Ouah. C’est de la sève, non ? » Puis se penchant pour mieux voir : « Il y a… il y a quelque chose à l’intérieur.

— Une petite mouche, une drosophile, déclara fièrement Nicole. Elle pourrait être vieille de quarante millions d’années. »

Elle tenait cela de Craig.

Craig, dont, en sixième au collège de Fredonia, le professeur de sciences naturelles possédait une petite collection de choses incluses dans l’ambre – une araignée, une grenouille, quelques moustiques. Il possédait même un bloc dans lequel flottait comme un long cheveu noir, et un autre renfermant deux pauvres petites fourmis qui s’étaient bousculées pour s’en extraire avant de se faire emprisonner pour l’éternité. Craig avait été horrifié et transporté à l’idée que, comme Mr Barfield l’avait expliqué, elles étaient probablement tombées dans le piège parce qu’elles étaient attirées par cette masse poisseuse. La preuve d’une erreur de jugement conservée dans l’ambre pendant des millions d’années.

« Ce n’est pas de la sève, rectifia Craig. C’est de la résine. »

La serveuse hocha la tête comme s’il s’agissait là de l’information la plus intéressante qu’elle eût reçue de toute sa vie, après quoi elle finit par s’en aller, jeta au cuisinier le papier sur lequel était notée leur commande, et disparut. Elle reparut un peu plus tard pour laisser leurs croque-monsieur une bonne dizaine de minutes sous les lampes rouges du comptoir séparant les cuisines de la salle. Quand elle les leur apporta, ils étaient froids.

 

« Pourquoi faut-il que tu sois si négatif ? interrogea Nicole après que la serveuse fut repartie. Quelle différence ça fait ? Si tu étais grec, toi aussi, tu ferais le même genre de chose, et je comprendrais.

— Écoute, Nicole. Semaine d’enfer ou autre. Fais ce que tu as à faire, mais ne compte pas que je ne sois pas malheureux de ne pas te voir de toute une semaine. Si tu partais en Espagne ou je ne sais où, je comprendrais ; mais, franchement, coudre des napperons dans un sous-sol… »

Les larmes qui picotaient Nicole aux coins des yeux depuis le moment où Craig avait renvoyé la serveuse coulèrent librement. Quand elles commencèrent à lui rouler le long du nez et que l’une d’elles tomba sur sa lèvre inférieure, Craig bondit de sa banquette et fit le tour de la table pour la prendre dans ses bras et effacer cette larme d’un baiser.

« Allons, voyons, ne pleure plus. Désolé, je suis un con, disait-il tout en l’embrassant encore et encore. Fais tes fichus napperons, mais reviens-moi. Je ne peux pas vivre sans toi. » Il tenait son visage entre les mains pour le manger des yeux.

Nicole fit une tentative de rire qui avorta, puis elle posa la tête sur l’épaule de Craig et se mit à pleurer de plus belle.

« Oui, mais tu ne pourras jamais comprendre. Il y aura toujours cette chose entre nous. Tu ne cesseras jamais de te moquer. Je…

— Es-tu en train de me dire que tu veux rompre ? » interrogea Craig en se raidissant, en s’efforçant de ne pas hurler sa question. Il avait péniblement conscience de la présence de la serveuse, qui rôdait dans son dos et dont il savait qu’elle ne s’éloignerait pas avant d’en avoir suffisamment entendu pour se faire une idée de la nature du problème. Baissant la voix, il reprit : « Donc, tu as l’intention de me larguer pour je ne sais quel connard de membre d’une fraternité ? C’est bien de ça qu’il s’agit ? » Il commença à se lever, mais Nicole le retint par le revers de sa veste. Elle le serra dans son poing comme eût fait un bébé, et il eut envie de pleurer lui aussi en voyant cette petite main si douce accrochée à sa veste de l’Armée du Salut.

(C’est elle qui la lui avait achetée. Elle était allée voir les fripes avec les sœurs de la sororité afin d’acheter des déguisements pour un carnaval qu’elles préparaient. Elle y était tombée sur cette veste. « Je me suis dit que tu serais chou avec ça ! En plus, c’était ta taille ! »)

« Non, Craig. Non. C’est toi que je veux. Si seulement tu voulais bien…

— Je te l’ai dit, Nicole : je vais y réfléchir. De toute manière, pour cette année, c’est trop tard. L’an prochain, d’accord ? Je vais y penser pour l’an prochain, ça te va ? » Elle ne répondait rien et, le visage contre son épaule, le tenait toujours par le revers de sa veste. « Est-ce que ça te va ? »

Elle eut un gémissement, puis répondit : « Non. Tu ne le feras pas. Tu détesterais ça. »

Alors qu’il allait la contredire, elle leva les yeux vers lui avec un petit sourire – un petit sourire mélancolique et plein de regret qu’il ne lui avait jamais vu, qu’il n’avait peut-être jamais vu sur le visage de quiconque.

« Tu détesterais ça, répéta-t-elle – et elle se mit à rire. Je te vois d’ici. » Elle était franchement hilare à présent, et lui aussi se mit à rire en la regardant le regardant, et il comprit alors ce que signifiait son expression : elle le reconnaissait pour ce qu’il était et cela l’amusait.

Malgré elle, elle aimait bien ce qu’elle voyait.

Peut-être aimait-elle ce qu’elle voyait.

Il le voyait dans ses yeux.

Est-ce qu’on l’avait jamais regardé ainsi ?

Il avait l’impression d’être en verre, l’impression qu’une note jouée sur un violon ou une flûte pouvait le briser en mille morceaux. Il s’aperçut qu’il tremblait. Il prit sur lui pour ne pas pleurer. Il se fit le serment, non pour la première fois, de faire tout ce qu’elle désirerait, tout ce qu’il faudrait pour la garder tout le restant de sa vie, tout le restant de leur vie.

C’est alors qu’un courant d’air glacial passa sur eux. Craig tourna machinalement la tête vers la porte d’entrée de l’établissement. Quelqu’un venait d’entrer. Brouillée par les larmes de Craig, une silhouette se tint une ou deux secondes sur le seuil. Battant des paupières, ajustant sa vision, il reconnut l’homme à l’instant où celui-ci tournait prestement les talons pour ressortir.

Il s’écarta de Nicole et, désignant la porte d’un mouvement du menton : « C’était lui.

— Qui ça, lui ?

— Le fameux type. L’EMT. Le putain d’ambulancier. Il nous a vus et il a fichu le camp.

— Mais quel EMT ? interrogea Nicole en se tamponnant les yeux avec sa serviette. De quoi est-ce que tu parles ?

— Ce type, je l’ai vu genre cinq fois à ta sororité. Je t’en ai déjà parlé. Tu ne te souviens pas ? Je t’ai dit que je n’arrêtais pas de le voir dans le coin. Qui est-ce ?

— Je ne vois pas de quoi tu parles, Craig. Je ne sais même pas ce qu’EMT signifie. »

Craig ne prit pas la peine de discuter ni d’expliquer ce que signifiait EMT. Il regardait du côté de la baie vitrée pour voir si le type passerait devant la façade. Mais ce dernier avait dû partir dans l’autre direction. Pour éviter que Craig ne le voie ?

Craig se leva, comme pour le suivre, bien qu’il n’eût aucune idée de ce qu’il ferait s’il le rattrapait. Mais Nicole le saisit par la manche et le força à se rasseoir. Elle lui noua les bras autour du cou et lui donna un baiser si tendre et si prolongé que même la serveuse, qui les observait toujours, dut se sentir gênée et s’éloigna.

 

44

 

« Attends, je vais y aller », dit Perry en cherchant à saisir le coude de Craig au moment où celui-ci quittait la fenêtre pour se diriger vers la porte.

Ils avaient guetté ensemble l’arrivée du courrier. Le facteur traversait enfin la rue, courbant la tête face à un vent qui devait être assez fort (c’était une lumineuse journée de la fin d’octobre, mais les branches nues des arbres se faisaient malmener sans merci, et un air glacial s’insinuait par les interstices de la croisée). Le préposé disparut pendant quelques minutes, sans doute occupé à trier et distribuer le courrier dans l’entrée de l’immeuble. Puis ils le virent réapparaître et traverser la pelouse en direction de la maison voisine, une feuille rouge vif collée à sa casquette bleue, des douzaines d’autres adhérant à ses brodequins noirs.

Resté à l’appartement, Perry prêtait l’oreille aux coups sourds et grincements familiers de l’escalier sous les baskets de Craig. Il nota même la syncope lorsque son ami sauta la septième marche.

Elle avait été défoncée une semaine auparavant par un pied anonyme et présentait désormais un trou béant qu’il convenait d’éviter à la descente comme à la montée si l’on ne tenait pas à s’y enfoncer jusqu’au genou. Aucun des occupants de l’immeuble ne semblait savoir qui l’avait crevée ; mais, depuis lors, une des filles de l’appartement d’à côté s’y était tordu la cheville et se déplaçait maintenant avec des béquilles. Perry en avait informé le propriétaire par courrier et, faute de réponse, il avait placardé une mise en garde en haut et en bas de l’escalier (ATTENTION : TROU DANS LA SEPTIÈME MARCHE). Quand la demoiselle aux béquilles découvrit qui avait placé ce billet, elle lui apporta des cookies de sa confection en remerciement pour sa prévenance.

Les cookies avaient goût de carton, mais la fille était jolie – joues colorées, cheveux teints en noir coupés au bol. Si elle lui avait dit son nom, il ne se le rappelait plus. Deux ou trois jours après qu’il eut scotché l’avertissement, quelqu’un y ajouta : « Signé, Rumpelstilchen ».

 

Craig avait déjà dû prendre le courrier dans leur boîte. Perry l’entendait remonter les marches deux à deux, peut-être trois à trois. Il entendit comme un bruit d’essoufflement. L’instant d’après, Craig poussait la porte et s’encadrait sur le seuil, tenant dans une main une nouvelle carte postale et, dans l’autre, une liasse de prospectus en papier glacé vantant les mérites de différentes pizzerias et sandwicheries.

« C’est elle. C’est vraiment elle, déclara-t-il. Encore un message d’elle. »

Perry fit un pas circonspect vers lui pour prendre la carte. C’était apparemment la même que la fois précédente – une de ces cartes postales d’un papier fin et pulpeux, vendues déjà affranchies. Perry regarda l’adresse, y lut le nom de Craig, puis il la retourna. Il dut se frotter les yeux, regarder de nouveau, se frotter derechef les yeux.

L’écriture.

Il avait vu cette écriture çà et là pendant des années. Une mine grasse sur du papier réglé. Signatures au pastel au bas de travaux d’arts plastiques. Cartons d’invitation, exclamations punaisées sur des portes de casier, notes empruntées et recopiées suite à des cours d’anglais ou autres qu’il avait manqués, vers composés lors d’un atelier de poésie auquel il avait participé avec elle en classe de première. Il se frotta encore une fois les yeux. Il aurait reconnu n’importe où ces consonnes minuscules tout en rondeurs, même s’il ne savait pas exactement quel type de poème elle était susceptible d’écrire à Craig sur une carte postale. Mr Brenner leur avait parlé en cours de l’assonance métrique. Il n’avait pas du tout été tendre avec Nicole (dont les vers rimaient toujours – « Sinon à quoi bon ? » avait-elle dit) à propos de ses « prédilections amour/toujours ». À la fin du trimestre, la bonne élève qu’elle était avait complètement assimilé la leçon et s’était mise à faire aux compositions de ses condisciples exactement les mêmes reproches que ceux que Mr Brenner lui avait adressés sur les siennes.

 

Je ne puis te dire qui je suis désormais

Je ne puis dire la profondeur de mon regret

Que tu ne m’aies pas tuée, Craig, mais

Sache que mon âme ne se peut enterrer.

 

« Doux Jésus, souffla Perry en se laissant tomber sur le sofa, la carte toujours à la main. Son cœur battait à rompre contre sa cage thoracique. Jusque-là il n’était pas convaincu, en dépit de ce qu’il croyait au sujet de Nicole et en dépit de l’insistance de Craig. La précédente carte postale ne disait que : Tu me manques. N. Elle pouvait provenir de n’importe qui. Ce pouvait être une blague de mauvais goût. Il avait dit cela à Craig, qui avait paru en convenir. Mais à voir l’impatience avec laquelle il avait guetté le facteur ces deux derniers jours, il apparaissait qu’il s’était borné à complaire à Perry tout en attendant la prochaine carte.

« Merde ! lança Perry en rendant la carte à Craig, après quoi il lui tourna le dos, le cœur toujours affolé, les mains tremblantes. Merde, merde et merde ! »

Jusqu’à présent, il s’était montré sceptique. Il n’avait pu croire à rien de tout cela. Il avait été en quête de quelque chose, sans s’attendre à le trouver. La panique lui causait à la gorge une constriction entraînant une quasi-aphonie, quand Craig déclara, d’un ton de pondération qui lui était inhabituel : « Elle n’est pas morte, Perry. Ou bien. Ou bien elle est… autre chose. »

Levant les yeux, Perry fut tout à la fois sidéré et pas même surpris de ce qu’il vit :

Craig était heureux.

Il n’avait pas même l’air déconcerté.

Il avait une mine réjouie comme Perry ne lui en avait pas vu depuis avant l’accident. Il présentait, pensa ce dernier, la physionomie des communiantes aussitôt après la cérémonie où elles avaient reçu le Christ en elles : l’œil brillant, pétries de foi, voyant au-delà de ce monde et de ses apprêts dérisoires. L’extase. Cet air était celui de l’extase.

Il fallait le mettre au courant. Il fallait lui monter la photo.

Il fallait lui parler de Lucas, de Patrick Wright et de Mrs Polson. Jusqu’à présent, cela paraissait trop dément, trop cruel ; mais il fallait désormais que Craig soit mis au courant.

Toutefois, Perry devait d’abord téléphoner à Mrs Polson. Il entendait lui demander conseil. Il avait besoin de lui parler de tout cela.

« Il faut que je sorte, dit-il. J’ai besoin de m’éclaircir les idées. Et je dois aussi appeler quelqu’un. Passe-moi ton portable.

— Pas de problème, dit Craig, hochant la tête comme un détraqué, souriant comme un gamin. Pas de problème. » Il aurait tout donné à Perry en cet instant. S’ils s’étaient trouvés au bord d’un toit, il aurait pu s’envoler à tire-d’aile. Non seulement il était lavé du pire crime qui se pût imaginer – tuer la personne que l’on aime le plus au monde –, mais il venait aussi d’apprendre que les morts pouvaient revenir à la vie. Tout en continuant de tenir délicatement la carte postale entre ses doigts, comme on le ferait avec un oiseau blessé, il remit son téléphone à Perry, puis, tel un zombie, semblant rire et pleurer à la fois, il gagna sa chambre.

 

Perry ne se soucia pas de prendre une veste. Il se borna à remonter son col de chemise pour se protéger du vent et, dès qu’il fut dehors, composa le numéro de Mrs Polson.

Au bout de plusieurs sonneries il coupa la communication avant que le répondeur se déclenche. Il allait devoir appeler chez elle. Cela ne lui souriait guère, mais il lui fallait savoir que faire ensuite. À qui d’autre aurait-il pu demander cela ? N’empêche, il hésitait. La dernière fois, deux jours plus tôt, c’est le mari de Mrs Polson qui avait décroché. Il avait répondu qu’elle était sous la douche, puis avait raccroché sans même dire au revoir, comme s’il était contrarié que Perry eût appelé.

« Oui, allô ? »

De nouveau le mari.

« Bonjour. Ici Perry Edwards. Je suis le…

— Oui, le travail-études. Comme d’habitude, elle n’est pas disponible. Je vais lui dire que vous avez appelé, mon vieux. »

Il raccrocha et ce fut comme s’il avait lancé le combiné contre un mur.

 

45

 

Cela faisait un jour et demi que Mira n’avait ni dormi ni mangé. Elle tenta de donner le change pendant sa première heure de cours, mais cela se révéla finalement impossible. Chaque fois qu’elle se levait de son bureau et, munie d’un morceau de craie, se dirigeait vers le tableau, celui-ci semblait la fuir. Elle y écrivit deux fois la même chose sans s’en rendre compte :

 

Bachlabend Perchtennacht

Bachlebend Perchtennacht

 

Elle ne s’en aperçut que lorsque Karess Flanagan lui fit remarquer qu’elle avait orthographié différemment dans le second cas. Se retournant, elle constata qu’elle avait effectivement fait une faute, la seconde fois. Elle n’avait nul souvenir de l’avoir écrit une première fois.

Le cours qu’elle essayait de faire avait pour sujet Frau Holle-Percht, la démone allemande de la Mort, « Celle qui est cachée ». Il s’agissait, en temps normal, d’un de ses cours préférés. Les étudiants avaient eu pour consigne de lire la traduction d’un manuscrit en latin rédigé à Tegemsee au quinzième siècle, dans lequel était condamnée la pratique païenne consistant à décorer les maisons au mois de décembre afin d’apaiser la démone de la Mort, et à déposer de petits gâteaux dans l’âtre à l’intention de « Frau Holle et de ses sept fils ».

C’était une révélation pour ces jeunes gens de dix-huit ans que d’établir un lien entre père Noël et peur de la mort. À chaque cours, il y avait toujours au moins un étudiant qui, enfant, avait eu peur du père Noël et racontait qu’il ne fermait pas l’œil de la nuit de Noël, tant il était terrifié.

Mais ce jour-là, Mira n’alla pas plus loin que la coutume (ayant toujours cours dans un village du Harz qu’elle avait visité pendant son année Fulbright) de jeter dans le noir, le 24 décembre, de petites poupées emmaillotées pour tenter de faire accroire à Frau Holle que les familles lui donnaient leurs véritables bébés « morts ». Parvenue à ce point, elle commença à craquer.

Le mardi soir précédent, elle était rentrée plus tard que prévu d’une réunion de la commission des programmes de Godwin Honors College. La raison en était une remise en question inattendue du contenu de son projet de séminaire de troisième cycle intitulé « La mort et le paysage culturel ». Le président de la commission voulut savoir pour quelle raison elle avait choisi de substituer une « étude sur le terrain » à l’une des deux thèses requises. Il lui avait donc fallu expliquer que l’étude sur le terrain était préalable à la thèse, qu’elle serait la fondation sur laquelle celle-ci serait rédigée, et qu’il serait impossible d’accomplir sérieusement le tout en l’espace de quinze semaines si elle devait demander deux travaux écrits.

Même le doyen Fleming, qui l’avait à l’origine incitée à proposer ce cours, avait paru sceptique. Bien qu’ayant duré une heure de plus que prévu, la réunion s’était achevée sur rien de plus que l’accord de réexaminer la proposition lors de la prochaine séance.

Il pleuvait quand elle quitta enfin Godwin Hall, et elle n’avait pas de parapluie. Elle savait qu’elle était en train de massacrer ses chaussures – de jolis souliers italiens achetés en solde quelques années auparavant – mais elle n’allait pas prendre le risque d’appeler Clark pour qu’il vienne la chercher. Il lui aurait fallu sortir sous la pluie avec les jumeaux et tout l’équipement ; or il avait insisté pour qu’elle rentre le plus tôt possible, parce qu’il voulait se rendre à une rencontre des Philosophes en chambre, groupe de lecture que lui avait recommandé une des mamans de ses après-midi à l’Espresso Royale. Cette dernière avait, elle aussi, commencé des études de philosophie (« Du sérieux, avait dit Clark : elle suivait les cours de Kurdak à Princeton »), études ensuite interrompues par l’arrivée d’un bébé. Il aurait semblé à Mira que ce club, auquel cette femme avait persuadé Clark d’adhérer, était exactement le genre d’engeance qu’il méprisait d’ordinaire ; il paraissait néanmoins décidé à y aller.

« Je ne sais pas, avait-il dit d’un ton évasif. C’est probablement une perte de temps, mais elle affirme que ce sont des gens sérieux et que ce groupe pourrait me sauver la vie. »

Il avait ensuite ri de ses propres paroles, mais Mira en avait retenu qu’il avait confié à cette femme que sa vie avait besoin d’être sauvée et qu’il ne prenait pas son conseil à la légère. Mira aurait pu soupçonner une liaison entre Clark et ce philosophe femelle, sauf qu’il la lui avait présentée quelques semaines plus tôt, dans la rue à hauteur de la quincaillerie, et elle avait constaté qu’en plus d’être de nouveau enceinte (de sept mois), Deirdre présentait sous le ballonnement de la grossesse ce qui avait tout l’air d’une surcharge pondérale. L’intérêt de Clark n’avait donc apparemment pour objet que le club en soi. L’idée que sa passion pour la philosophie pût s’enflammer de nouveau inspirait à Mira une forme d’espoir teinté de panique. Elle n’avait pas réalisé à quel point ce Clark-là lui avait manqué – celui qui entassait des livres à sa tête de lit et qui avait en permanence un crayon sur l’oreille.

C’est pourquoi, tout en courant, ses souliers s’emplissant d’eau (elle en sentait littéralement la colle et les coutures délicates se désagréger autour de ses pieds), elle était catastrophée à la pensée qu’elle rentrerait trop tard. Quand bien même elle serait rentrée dix minutes plus tôt, Clark n’aurait pu traverser la ville et arriver à l’heure ; or il n’était pas le genre à se présenter avec un pareil retard à ce type de réunion. Il serait probablement furieux. Soulagé aussi, mais il lui en voudrait de ce soulagement. Il ne lui avait pas adressé la parole depuis la scène de la veille, sinon pour lui rappeler de rentrer à temps de sorte qu’il pût se rendre au « club de lecture des ratés », sur quoi elle l’avait assuré qu’elle ferait de son mieux.

Mira traversa si précipitamment l’aire de stationnement de l’immeuble qu’elle ne remarqua pas que leur voiture n’était pas garée à l’emplacement habituel. Quand elle constata que la porte de l’appartement était fermée, elle y vit une initiative destinée à l’agacer, à l’obliger à fouiller dans son sac pour y trouver les clés. Elle se sentait si coupable qu’il ne lui vint pas à l’idée de lui en vouloir.

Il était sans doute installé sur le canapé avec le journal, l’écoutant s’escrimer sur la serrure.

Quand elle fut finalement entrée, qu’elle eut laissé choir son sac sur le sol et qu’elle eut appelé : « Clark ? » sans obtenir de réponse, elle le supposa en train de maronner dans la chambre. Elle allait le trouver allongé sur le dos, les yeux au plafond, avec un petit sermon rageur tout prêt ; à moins qu’il ne se contentât de mettre ses chaussures et de passer devant elle sans piper, avec son short de jogging, pour sortir sous la pluie, en refusant de se retourner lorsqu’elle lui adresserait la parole.

Trouvant la chambre déserte, elle se plaqua une main sur la bouche, et sa première pensée fut : Nom de Dieu ! Il est parti à sa fichue réunion en laissant les jumeaux tout seuls.

« Andy ? Matty ? »

Ils n’étaient pas dans leur chambre. Les draps, imprimés à l’effigie de Thomas le petit train, traînaient par terre. Les tiroirs de la commode étaient grands ouverts.

Il les y a emmenés avec lui, pensa-t-elle, tout près de rire tout haut tant elle était soulagée. Elle gagna la cuisine, regarda sur le comptoir.

Pas de billet.

Typique du personnage.

Il avait voulu la punir. Et ce n’était rien à côté de la culpabilité dont il l’accablerait à son retour en lui racontant comment les jumeaux avaient torpillé la réunion.

Ou alors, peut-être que le mari de Deirdre les gardait. Comment s’appelait-il, déjà ? Clark avait-il prononcé son nom ?

Elle ouvrit l’annuaire, comprenant bientôt qu’il aurait été oiseux d’y chercher une Deirdre. Elle n’avait plus qu’à attendre son châtiment. Elle se ferait pardonner en lui confectionnant une miche de pain irlandais. C’était sa spécialité. Clark en raffolait. Ou du moins en raffolait-il naguère encore.

Elle s’emplit un verre de vin à la bouteille qu’ils avaient ouverte une semaine plus tôt, puis elle ôta avec difficulté ses souliers abîmés et les balança dans la penderie. Elle épongea le sol, là où elle avait laissé de l’eau, avec une serviette en papier, après quoi elle sortit du placard la boîte de farine et la petite boîte jaune contenant le bicarbonate de soude.

Le vin avait goût de vinaigre et d’eau de pluie. Cela lui remémora une gare où elle avait dû passer la nuit. (Était-ce en Albanie ?) Il s’agissait de la gare d’une petite localité sans hôtel ni restaurant. Personne ne put lui dire pourquoi le dernier train de la journée n’était pas passé ou s’il passerait un jour. Par chance, il y avait là un vieil homme qui vendait du pain et du vin aux quelques voyageurs qui, comme elle, s’étaient présentés sur le quai, mais qui, eux, ne s’étonnaient apparemment pas de la non-venue du train. Après avoir vidé sa bouteille – un vin aigre et tiède – et mangé son pain, elle avait fini par s’endormir. Le sifflet du train avait retenti au petit matin. Les voyageurs, qui l’avaient attendu toute la nuit, présentèrent leurs billets et montèrent à bord.

Elle mélangea eau, farine et bicarbonate tout en écoutant du Mozart. Elle but un deuxième verre de vin. Au sortir du four, le pain était parfait. Elle décida de ne pas le trancher avant le retour de Clark. Ce serait son offrande de paix. Elle lui servirait un verre de vin et l’interrogerait sur sa soirée. Il était tard ; les jumeaux iraient directement au lit, s’ils n’étaient déjà endormis dans ses bras.

C’est à minuit seulement que sa stupidité commença de lui apparaître – le temps perdu à faire du pain, la trompeuse relaxation induite par le vin. (Comment avait-elle pu s’autoriser une soirée de détente ? Pour qui se prenait-elle ?) Elle retourna dans la chambre des jumeaux et comprit que les tiroirs étaient ouverts parce que Clark avait emporté leurs vêtements, et que les draps étaient à terre parce qu’il avait pris aussi leurs couvertures. Elle resta un moment à contempler la chambre pendant que son cœur, s’emballant, rattrapait la cavalcade de ses pensées, puis elle se retourna vers le seuil en tendant des mains implorantes.

Qu’allait-elle faire à présent ?

Bêtement, elle se prit à repenser à cette offre de deux téléphones portables pour le prix d’un, à laquelle elle avait projeté de souscrire sans toutefois avoir eu le temps de s’en occuper. Ils n’avaient qu’un seul portable et il se trouvait dans son sac à main.

Ayant regagné le living d’un pas chancelant, elle fouilla frénétiquement le tiroir aux paperasses et mit la main sur le numéro de sa belle-mère. Elle pianota sur les touches aussi vite que le lui permirent ses doigts fébriles.

Lorsqu’elle décrocha – paniquée, égarée, le souffle court –, la mère de Clark paraissait sortir d’un sommeil sous somnifère. « Kay ? dit Mira. Ce n’est que moi. Est-ce que Clark est chez vous ? Est-ce que les jumeaux sont avec lui ? » Pour finir, après avoir beaucoup bafouillé, Mira parvint à expliquer, en usant d’un ton et de termes le plus mesurés possible, qu’elle et Clark s’étaient disputés, qu’il était parti avec les jumeaux et était sans doute en route pour se rendre chez elle. « Est-ce qu’il vous a appelée ? interrogea-t-elle.

— Non, répondit Kay, parvenant à trouver, même dans son demi-sommeil, suffisamment d’énergie et de clairvoyance maternelles pour la rassurer. Mais il appellera demain matin, ma chérie, s’il n’est pas arrivé d’ici là. Compte tenu de l’heure tardive, il se sera sûrement arrêté dans un motel. Vous deux allez vous raccommoder. Si j’avais touché un dollar chaque fois que le père de Clark et moi avons eu une dispute de ce genre… »

Le ton de cette voix, vibrant de compassion, et la représentation qu’elle se faisait de sa belle-mère, cheveux rares en désordre sur un oreiller à fleurs, joues flasques fripées de sommeil, revêtue d’une chemise de nuit synthétique miteuse, allongée sur le flanc dans le noir et s’attachant à la rasséréner, firent que Mira se mit à pleurnicher au téléphone. Sur quoi la veille dame, soudain bien réveillée, parut plus inquiète.

« Mira, ma petite, ne vous inquiétez pas. Clark ne ferait rien de tel. Il n’est pas comme ça. Il vous aime et il aime les bébés. Vous réglerez tout ça demain. Allez vous mettre au lit. Appelez-moi dès qu’il y a du nouveau, et je ferai de même de mon côté. D’ici un an nous rirons de tout ça. Je suis beaucoup plus âgée que vous. Je sais ce qu’il en est de ces petits pépins. D’accord ? Est-ce que vous m’entendez ?

— Oui, dit Mira, éloignant le combiné à bonne distance afin que Kay ne puisse discerner les tremblements de sa voix. Merci beaucoup.

— Oui, oui. N’hésitez pas à appeler si vous avez besoin de moi. Mais tâchez de dormir, d’accord ?

— D’accord.

— Tout va bien se passer.

— Merci, Kay.

— Bonne nuit, ma douce. »

Mais elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et quand arriva l’heure de partir pour donner son cours, elle était toujours sans nouvelles de Clark. Et sa belle-mère n’avait pas répondu quand elle avait essayé de la joindre à nouveau. Elle envisagea d’appeler le doyen pour lui dire qu’elle avait un problème et ne pourrait assurer son cours ; mais qu’aurait-elle fait à la place ? Un tour en voiture ? Et pour aller où ? D’ailleurs, Clark avait pris l’auto. À quel moment appelait-on la police pour dire que votre mari parfaitement sain d’esprit, doublé d’un père aimant, un homme au foyer qui consacrait quotidiennement plus de temps à vos enfants que vous ne le faisiez vous-même, était parti avec eux sans un mot d’explication ?

Et que faisait ensuite la police ?

Elle se brossa les dents et se passa un gant de toilette sur le visage, puis elle régla son téléphone en mode vibreur et le glissa dans une petite poche de son cordage, sur son sein, là où elle le sentirait quoi qu’elle fît. Enfin, elle laissa un billet grand format sur le comptoir de la cuisine.

 

CLARK, SIL TE PLAÎT, APPELLE-MOI. JE TAIME.

 

Flageolant sur ses jambes, elle se détourna du tableau pour faire face à la classe. Elle dut se stabiliser en prenant appui sur le bureau avant de se rasseoir, et elle leur dit tout uniment ce qu’il en était :

« J’ai passé une sale nuit. Je suis désolée. Je préférerais que nous reprenions ce cours un autre jour. À la place, peut-être pourrions-nous lancer une discussion ? »

L’expression qui se peignit sur les visages – surprise et sollicitude marquées – lui serra le cœur. (Combien les clichés décrivaient les vérités éternelles avec plus d’exactitude que tout ce que pouvaient proposer les poètes ? Cela ne laissait jamais de l’étonner.) Son cœur plongea en elle comme l’appât au bout d’une ligne, ne remontant que par l’effet de la gravité inversée et de la physionomie de ses étudiants.

« Dites-moi, je vous prie, ce qui vous a attirés vers ce cours. Pourquoi des gens de votre âge sont-ils si intéressés par la mort ? »

Elle ne comptait pas vraiment obtenir de réponses ; elle cherchait juste à meubler le reste de l’heure. Elle savait le doyen Fleming dans son bureau. Si elle avait regagné le sien avant la fin du cours, cela ne lui aurait sûrement pas échappé.

Jim Enright s’exprima le premier. Il s’agissait d’un garçon discret originaire d’une petite ville du nord de l’État. Mira l’avait déjà catalogué comme le Sauveur. Il ne supportait pas de voir l’un ou l’autre de ses condisciples bégayer ou perdre le fil de sa pensée. Un jour qu’un autre étudiant ne parvenait pas à trouver le mot crémation, Jim lui avait proposé une dizaine de vocables possibles jusqu’à tomber sur le bon.

Il avança d’un ton hésitant : « C’est parce que nous n’en avons pas encore peur ? »

Mira hocha la tête.

« Ouais, fit Ben Hood. Ou alors, peut-être que…

— Eh bien, moi, j’en ai peur, le coupa Melanie Herzog. Je trouve rudement flippante l’idée de ne plus exister. C’est pour cela que tout le monde veut savoir ce qu’il pourrait y avoir après. Moi, je dirais que le cours ne porte pas sur la mort. Je pense qu’il porte sur la vie après la mort. »

Mira ne put s’empêcher de se sentir ravivée. Il s’agissait là de considérations intéressantes. Ils n’avaient rien apporté de nouveau, mais ils disaient le fond de leur sentiment et ne s’exprimaient pas mal du tout. Karess (qui avait croisé et décroisé plusieurs fois ses longues jambes lisses) s’avança au bord de sa chaise pour déclarer : « Je pense que peut-être, étant encore assez jeunes, on est dans le vrai. Nous n’avons pas renoncé à l’espoir, je veux dire. Les vieilles personnes ont peur de la mort parce qu’elles ont vu des gens mourir. Mais nous, ce n’est pas notre cas, nous ne possédons pas tout ce bagage ; c’est pourquoi nous pensons encore que, peut-être, il y a une vie après la mort. »

Il y eut quelques rires – peut-être provoqués, se dit Mira, par l’accent californien de Karess. Elle ne pouvait ouvrir la bouche sans que l’on pense à un personnage de sitcom des studios Disney.

« Parfait, dit Mira en joignant ses mains tremblantes sur le bureau. Je crois n’avoir pas encore posé la question, et peut-être est-ce le bon moment pour le faire. Combien d’entre vous pensent qu’ils vivront après leur mort ? »

Cela prit un moment (certains mettaient toujours un peu plus de temps pour fouiller leur âme avant de répondre à pareille question), mais, pour finir, toutes les mains furent levées.

Mira promena le regard sur la classe.

La salle était pleine de mains levées haut au-dessus des têtes, rendant compte de l’espoir le plus triste et le plus intime de tous les espoirs tristes et intimes de ce monde sans espoir. Mira se plaqua la main sur la bouche pour s’empêcher de sangloter, de se lamenter, voire de rire. Elle secoua légèrement la tête et abaissa la main pour dire : « Ce sera tout. Le cours est terminé. Rendez-vous ici mardi pour notre sortie à la morgue. »

 

46

 

Karess Flanagan quitta la salle à la suite de Perry pour lui emboîter le pas. Au moment où Mrs Polson sortait en hâte, il avait pris à droite afin de la suivre à ce qu’il espérait être une distance respectable. Il ne voulait pas l’importuner, mais il avait besoin de s’entretenir avec elle. Souvent, elle restait sur place jusqu’à ce que tous ses étudiants fussent partis – effaçant le tableau, ramassant ses affaires, éteignant les lumières et refermant la porte derrière elle. Mais aujourd’hui, quelque chose n’allait pas. Elle en avait touché un mot à la classe, bien que rien ne l’y obligeât. Tout le monde avait vu cela à sa tête quand elle était entrée. Elle avait les yeux tout gonflés.

Perry pensa à son mari et à sa façon de raccrocher rageusement le téléphone.

Il était donc arrivé quelque chose. Outre son intention de lui parler de la carte postale, de Craig (il voulait lui demander ce qu’il devait faire : pouvait-il mettre Craig au courant pour la photo, pour Lucas, pour Jim Wright ?), il s’en serait voulu de ne pas passer par son bureau pour lui demander s’il pouvait faire quelque chose. Il savait qu’ils n’étaient pas amis à proprement parler, mais il n’était plus non plus juste un étudiant parmi d’autres.

Et cette expression qu’elle avait eue en regardant la classe, une main plaquée sur la bouche.

Il avait voulu se lever pour s’approcher elle. Il s’était vu, et si facilement, l’enveloppant dans ses bras, peut-être s’agenouillant devant elle, prenant entre ses mains son visage en forme de cœur.

Il n’en avait rien fait, bien sûr. Mais il l’avait suivie au sortir de la salle. Après que tous les autres eurent pris à gauche, il s’était dirigé vers l’escalier le plus proche, celui qui menait au couloir où se trouvait le bureau de Mrs Polson (elle était toujours suffisamment près pour qu’il entende ses talons hauts cliqueter sur les marches). Les autres étant partis dans la direction opposée, il entendait également derrière lui Karess, dont les bottines noires pointues frappaient vivement le linoléum en une rapide succession. Apparemment, elle hâtait le pas à sa suite. Il se mit à marcher plus vite en se disant que, s’il se retournait, il la verrait peut-être courir pour le rattraper. Il espérait le contraire. Il n’avait présentement nulle envie d’avoir un quelconque échange avec Karess Flanagan.

« Hé ! » appela-t-elle à l’instant où il arrivait au bas des marches. La lourde porte coupe-feu était ouverte. « Hé, Perry ! Est-ce que je peux te parler deux secondes ? »

Il s’immobilisa et se retourna à contrecœur.

Elle était là, dans tout son clinquant, à seulement quelques mètres de distance, en caleçon violet et cuissardes, avec un haut blousant, mi-chemise, mi-robe. Sa chevelure flottait autour de ses épaules en boucles luxuriantes, resplendissant de mèches claires et de mèches foncées et de tout l’arsenal capillaire dont disposaient les brunes comme elle pour devenir par trop éblouissantes aux yeux des simples mortels. De minuscules demi-lunes en argent pendaient à ses oreilles, et sa bouche arborait un gloss rouge tel que l’on aurait dit qu’elle avait récemment mangé un massif de framboisiers de baisers si passionnés que ses lèvres s’étaient mises à saigner. « Tu veux bien ? demanda-t-elle, s’arrêtant, puis faisant encore un pas vers lui. Est-ce qu’on peut parler ? »

Il ne répondit pas. Il tâchait de la regarder avec l’air de ne rien comprendre à ses paroles, comme si cela pouvait la faire partir. Cela ne fonctionna point. Elle s’approcha encore.

« Dis, je peux te demander ce qui se passe ? »

Elle dit cela du même ton que tout ce qu’elle disait : « Est-ce qu’on a besoin d’un cahier d’examen ? » « Est-ce qu’on est censés faire une page de titre ? » « Est-ce qu’on doit utiliser une police particulière pour ce qu’on imprime ? » « Est-ce que l’univers est en expansion ? » Quoi qu’elle dise en cours, elle semblait toujours mi-exaspérée, mi-égarée et pas mal stupide. Apparemment, elle donnait la même impression en dehors des cours.

« Quoi donc ? interrogea-t-il.

— Eh bien… » Elle leva les mains, paumes orientées vers lui. Elles étaient fort pâles. Le temps d’une seconde, Perry envisagea de les regarder, quasi certain qu’elles seraient complètement dépourvues de lignes. « Qu’est-ce qui se passe avec toi et ce cours ?

— Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler, déclara Perry, même s’il craignait de ne le savoir que trop.

— Primo, pourquoi l’avoir choisi ? Il est réservé aux première année. Or tu n’es pas en première année. »

Perry se borna à la dévisager.

« Je veux dire, peut-être que ça ne me regarde pas, mais…

— Ça se pourrait bien, en effet. »

Elle eut un rire bon enfant et peut-être piqua-t-elle un léger fard – difficile à dire car elle portait déjà une bonne couche de fard à joues –, mais il lui accorda le bénéfice du doute. Il s’était montré agressif, même à ses propres oreilles, et elle ne s’était pas laissé démonter. Ou peut-être était-elle un peu gênée par sa propre démarche.

« D’accord, reprit-elle. Ce n’est vraiment pas mes oignons. Seulement je suis très curieuse. Je ne m’attends pas à ce que tu répondes, et d’ailleurs pourquoi le ferais-tu ? On ne se connaît même pas. Seulement, il se passe quelque chose de vraiment bizarre. Je n’y crois pas forcément, je veux dire, mais il y en a pas mal qui pensent que tu couches avec Mrs Polson. »

Perry laissa échapper un rire bref, après quoi il se sentit rougir, sensation de brûlure qui lui monta de la poitrine à la racine des cheveux. Karess afficha un petit sourire à la fois narquois et triste, comme si elle l’avait surpris la main dans le sac et le déplorait. Elle croisa les bras, attendant apparemment qu’il parle ; mais le pauvre ne put pas même prendre une inspiration. Pour finir, elle s’éclaircit la gorge et dit : « Bon, c’était un peu maladroit de ma part. »

Se ramenant une boucle noire derrière l’oreille, elle s’humecta les lèvres et reprit : « Je ne dis pas que ça dérange qui que ce soit. Tu es un grand garçon et il est évident que, de son côté à elle, ça ne va pas fort à la maison ; mais entre ça et toute cette merde à la résidence avec Nicole Werner et Alice Meyers et cette autre fille, qui a disparu… (elle soulignait un nom, un mot, de-ci, de-là, à la fois par son intonation et par un mouvement enveloppant des mains, comme pour brasser l’air autour de chaque nouvel élément de sa liste)… sans parler des photos, balancées sur le Net, de la compagne de chambre de Nicole Werner en train de faire des galipettes avec la prof de musique, et là-dessus ce cours bizarroïde, un tour à la morgue la semaine prochaine et, aujourd’hui, Mrs Polson qui se fait genre une crise de nerfs sous nos yeux. Moi, je commence à me demander ce que c’est que cette université. J’étais acceptée à Columbia, je veux dire. Je suis venue ici parce que je pensais que ce serait plus calme.

— Josie ? parvint à articuler Perry après avoir pris le monologue à rebours pour essayer d’y voir clair.

— Pardon ?

— La compagne de chambre de Nicole. Tu veux parler de Josie ?

— Oui, je crois. La nana qui est en sororité. Ça court sur Internet. À peu près quatre cents personnes différentes m’ont envoyé le lien. Je ne crois pas que son nom soit cité. Rien que ce tas de photos dégoûtantes. Mais certains disent qu’elle était la compagne de chambre de Nicole Werner.

— C’est bien Josie, confirma Perry.

— Si tu le dis. En tout cas, c’est revenu aux oreilles de mes parents, et ils veulent savoir ce qui se passe ici. J’étais dans une institution religieuse avant de débarquer ici. Nous sommes peut-être d’Hollywood, mais nous sommes catholiques.

— Qui est Alice Meyers ? » demanda Perry. Il connaissait ce nom mais ne parvenait pas à lui apposer un visage.

« Mon Dieu, tu ne le sais pas ? Mais tout le monde sait ça. C’est le fantôme de Godwin Hall. » Karess écarquilla les yeux et agita la main en l’air, geste dont Perry supposa qu’il était censé contrefaire plaisamment la frayeur.

« Je ne vois pas de quoi tu veux parler », dit-il.

Karess jeta au pied du mur le sac contenant ses livres, comme projetant de rester un long moment plantée là, au sous-sol de Godwin Hall, à parler avec Perry. Du pouce, elle montra la partie du bâtiment qui se trouvait derrière elle.

« Tu sais, la salle d’étude, dit-elle. Alice Meyers. Cette fille a disparu, je dirais, dans les années soixante ou quelque chose comme ça. Personne n’approche de cette salle, parce qu’on dit qu’elle s’y trouve toujours. »

La salle d’étude Alice Meyers. Mais oui, bien sûr.

« On allait y travailler l’année dernière, dit Perry.

— Si tu le dis, fit Karess avec, simultanément, un battement de paupières et un haussement de sourcils, de l’air de dire : “Ça se tient”. La plupart des gens n’y mettent pas les pieds. Je suppose que, ces dernières années, l’administration avait fini par étouffer, avant l’affaire Nicole Werner, cette rumeur concernant des apparitions. Si bien que tu n’en as pas entendu parler l’année dernière. Tu ne loges plus en résidence cette année, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Eh bien, sache qu’Alice Meyers n’arrête pas de faire des apparitions un peu partout. Mais surtout, il y a ce groupe de filles. Les scarificatrices. Elles forment un club. Elles ont mené des recherches sur Alice Meyers, et, à ce qui se dit, elles descendent dans la salle en question pour faire du vaudou, du Ouija, ce genre de conneries. Tout ce que je sais, c’est que la fille qui a la chambre en face de la mienne se promène avec des coupures au rasoir sur les bras, et quelqu’un m’a dit qu’elle fait partie de ce groupe. C’est complètement tordu. »

Karess eut une grimace qui était l’image même de l’épouvante. Rien de tout cela ne surprenait pourtant Perry. Même à Bad Axe, il y avait quelques filles gothiques, adeptes de la Wicca et qui pratiquaient la scarification. Des bruits couraient selon lesquels elles allaient au cimetière s’allonger nues sur des tombes d’adolescentes. Perry s’était moins passionné pour ces rumeurs que certains de ses camarades ; mais il pensa à Mrs Polson et à son livre. C’était exactement le genre de matériau qui l’intéresserait. Encore une chose dont il avait à lui parler. Il hocha la tête avec l’espoir de conclure là la conversation et se tourna vers les marches. Mais Karess l’attrapa par le bras. « Attends, dit-elle, je n’en ai pas terminé avec toi. »

C’était d’une si grotesque exigence que Perry s’esclaffa. À quoi l’autre, comprenant apparemment à quel point elle était ridicule, bégaya : « Désolée. C’est juste que… enfin, j’aimerais en savoir plus sur toi. Je suis prête à te payer un café ou un petit déjeuner ou ce que tu voudras. Je voudrais juste qu’on cause. Tu as un rendez-vous, là tout de suite ? Je veux dire… (elle montrait l’escalier, pensant à l’évidence au bureau de leur professeur). Je veux dire que Mrs Polson ne m’a pas paru assez en forme pour que vous parliez de ce dont vous parlez d’habitude. Pourquoi ne viens-tu pas plutôt discuter avec moi ? »

Elle baissa les yeux, puis, les relevant, battit outrageusement des paupières, comme contrefaisant une manœuvre de séduction. Complètement ahuri, Perry ouvrit la bouche pour répondre, mais il ne parvint pas même à dodeliner de la tête. Karess attendit un instant, puis, quand il fut manifeste qu’aucune réponse ne viendrait, elle eut comme une moue et, montrant le pied du mur, laissa tomber : « Je te laisse porter mon sac, il pèse une tonne. »

 

47

 

La fille à la cheville foulée se trouvait devant les boîtes aux lettres quand Craig déboula l’escalier pour relever le courrier. Posté à la fenêtre, il avait entendu le pas du facteur dans l’entrée et attendu qu’il reparte.

Cette fille, que Perry et lui appelaient désormais la fille aux cookies, ne l’avait apparemment pas entendu descendre – il était en chaussettes. Elle sursauta en réprimant un petit cri et se retourna aussi prestement que le lui permettaient ses béquilles.

« Bon sang. Tu m’as fait peur.

— Excuse-moi. » Il tâchait de sourire poliment, mais avec l’espoir qu’elle se dépêchât de débarrasser le plancher pour qu’il puisse prendre son courrier. Mais elle ne bougeait pas, comme suspendue par les aisselles aux appuis molletonnés de ses béquilles, un pied pendouillant au-dessus du sol.

« Tu ne quittes jamais ton appart, dit-elle – non pas à Craig, mais à l’adresse d’un point situé au-dessus de l’épaule de celui-ci –, sauf pour descendre à la boîte aux lettres. »

Craig sentit son sourire se figer. « Bien sûr que si, dit-il. Je me rends à mes cours.

— Ah bon ? Oui, sans doute, mais pas souvent. »

Il haussa les épaules, sa gêne croissant à mesure qu’elle continuait de le dévisager. Elle n’avait pas encore pris son courrier. Il allait devoir attendre longtemps pour avoir le sien, à moins de l’écarter de force, ce qui n’était bien sûr pas envisageable.

« Est-ce que ça va ? » interrogea-t-elle.

Là-dessus il s’appliqua à effacer son sourire. Il n’avait jamais bien su ce que sa physionomie révélait de sa personne. Sa mère l’avait des millions de fois accusé d’afficher un sourire narquois ou de grimacer, des petites amies lui avaient reproché de rouler des yeux. Une fois, au collège, une de ses professeurs (Miss Follain, la prof de lettres) s’était interrompue au beau milieu de son cours sur les phonèmes pour lui demander ce qu’il y avait de si drôle.

Complètement pris au dépourvu, il avait levé les yeux vers Miss Follain. Il n’y avait rien de drôle. Il n’avait même pas fumé. Il n’avait pas même pensé à quelque chose de drôle.

« Qu’est qui te fait rire ? insista Miss Follain.

— Mais je ne ris pas », protesta Craig, après quoi, bien sûr, il ne put s’empêcher de commencer à rigoler. Ironie et absurdité de la situation : il ne riait pas au moment où il en avait été accusé, et voilà que maintenant il était tout près de se décrocher la mâchoire. Incapable de contenir son hilarité, il s’enfouit le visage dans l’angle du coude, et le reste de la classe se mit de la partie, riant d’abord sous cape et bientôt emportée par un fou rire. Miss Follain, joues creuses cramoisies, finit par lui faire prendre la porte. Dans le couloir, il ne réussit à se calmer qu’au bout de vingt minutes de quasi-suffocation. Heureusement, la cloche avait sonné avant qu’il n’ait dû soit retourner dans la classe pour demander un billet de sortie à Miss Follain, soit descendre au bureau du principal. « Dis donc, mec, lui dit son copain Teddy à la fin de l’heure, qu’est-ce qui te faisait marrer comme ça ? On t’entendait continuer de rigoler dans le couloir. J’ai bien cru que la prof allait faire une attaque.

— Mais rien du tout, répondit Craig. Je riais parce que je ne riais pas. »

Bien sûr, cela le fit pouffer de plus belle.

« T’as vraiment un grain », avait fait Teddy.

 

La fille aux cookies paraissait peu encline à en dire plus ; en revanche, elle le regardait comme si elle lui trouvait un air très bizarre ou peut-être un tantinet menaçant, et quand il s’appliqua à rendre son visage le plus neutre possible, elle écarquilla les yeux avec alarme, finit par fuir son regard et se détourna en sautillant. Après s’être escrimée un moment avec sa clé, elle ouvrit sa boîte pour en sortir un prospectus de chez Hungry Hippo (« Pour toute commande d’un sandwich Hungry Hippo, un deuxième à moitié prix ! »). Quand elle se retourna, Craig essayait déjà de la contourner pour atteindre la boîte qu’il partageait avec Perry. Elle se figea et débita d’un trait : « Je sais qui tu es, et je tiens à ce que tu saches que je ne crois pas que tu aies tué cette fille. »

La main tenant la clé engagée dans la serrure, Craig sentit ce qui ne pouvait être que son sang refroidissant subitement. La sensation qu’en lui un robinet relié à un cours d’eau glacée venait de s’ouvrir. Il ne bougeait plus.

« Ce qui t’est arrivé, un truc du même genre m’est arrivé », dit-elle dans un souffle. Elle ne le regardait pas, et cependant il sentait sa présence comme un fer rougi au feu. « J’ai grillé un stop, poursuivait-elle d’une voix sourde. Je ne l’avais même pas vu. J’ai tué un cycliste. J’avais seize ans. J’avais le permis depuis une semaine. Sa sœur continue de m’envoyer des lettres pleines de haine. Il n’y a pas un jour, pas une minute, où je n’y pense pas. »

Sa voix se brisa en un sanglot affreux, irrépressible. Bien qu’elle se déplaçât à l’aide de béquilles et dût mettre dix bonnes minutes pour remonter les escaliers, Craig eut le sentiment qu’elle avait été emportée par une bourrasque, enveloppée dans un nuage de poussière, cela bien trop vite pour qu’il pût répondre quelque chose ou lui poser une main sur l’épaule. Quand il pivota sur lui-même, tenant le courrier dans sa main tremblante, il en était à se demander si elle avait vraiment été là, s’il ne s’était pas agi d’une hallucination. Il se prit à espérer que, si elle existait vraiment, elle ne s’était pas postée en haut des marches pour le voir tomber à genoux après avoir passé le courrier en revue : le prospectus de chez Hungry Hippo, une lettre prioritaire adressée à Perry et une carte postale provenant d’un lieu touristique.

Le Glockenspiel de Frankenmuth.

Avec, au dos, l’écriture bien reconnaissable de Nicole.

 

Ai visité cet endroit, je savais que cela te ferait rire, celui que tu étais me manque. Je suis ce que l’on dit.

 

48

 

Shelly ne se sépara pas de son peignoir ni de ses mules pendant quatre jours, sinon pour se mettre au lit. Elle finirait par devoir faire un saut au supermarché, elle le savait, surtout afin d’acheter des boîtes et de la litière pour le chat ; mais pour l’heure, elle pensait pouvoir s’en tirer avec vingt-quatre heures supplémentaires de ce régime peignoir et mules. Elle alluma sa lampe de chevet et reprit le livre dont elle avait été incapable de lire une page entière de tout le temps où elle l’avait eu sous le nez depuis l’après-midi de son renvoi.

Ce fameux après-midi, elle avait débranché le téléphone sitôt rentrée chez elle. Elle n’avait pas une seule fois allumé l’ordinateur. On avait toqué à la porte à plusieurs reprises et, une fois, elle crut bien que quelqu’un avait lancé une brique ou un corps inerte sur le perron ; mais elle n’était pas sortie pour s’en assurer, ni n’avait même écarté les rideaux. Le courrier lui était délivré par une fente dans la porte, si bien qu’elle n’avait pas à se soucier de son accumulation dans une boîte extérieure, avec le risque que les voisins finissent par se demander si elle n’avait pas glissé dans sa baignoire. Elle n’était abonnée à aucun journal. Elle laissait les factures, publicités et autres par terre au pied de la porte.

Jeremy se croyait mort et arrivé au paradis. Il avait enfin de la compagnie de jour comme de nuit, compagnie qui, de surcroît, dormait encore plus que lui.

Shelly n’avait cependant pas l’inconséquence de croire qu’elle allait cesser de vivre. Tôt ou tard, il lui faudrait régler les factures qui s’entassaient sur le sol. Tôt ou tard, elle devrait mettre la maison en vente, faire ses bagages et aller s’établir là où elle trouverait un emploi.

Mais pas aujourd’hui.

Aujourd’hui serait une journée de plus passée à poser un regard absent sur Retour à Cold Mountain.

 

Dans les derniers temps de son mariage avec Tim, quand celui-ci était en déplacement professionnel ou partait pour un week-end de pêche, elle enfilait son peignoir (il s’agissait du même), abaissait les stores et se glissait dans leur lit.

Elle ne se regardait pas à l’époque comme une personne en dépression. Elle n’avait pas encore pris connaissance de la liste, désormais omniprésente dans les magazines, des symptômes de cette maladie, en tête desquels figurait quelque chose comme « infichue de sortir du lit ». Elle demandait à Tim de l’appeler quand il serait à une heure de la maison, prétendant que c’était afin qu’il eût quelque chose de chaud à manger à son retour ; en fait, il s’agissait pour elle d’être levée, douchée, habillée et prête à affronter le monde en la personne de son mari au moment où il franchirait la porte.

Plus personne, désormais, pour qui s’arracher à son lit, personne à séduire ou réconforter. Elle savait pourtant que cela ne pourrait durer beaucoup plus longtemps (le téléphone débranché, le portable éteint, le courrier lettre morte). Rosemary s’inquiéterait et finirait par passer.

Il lui était toutefois déjà arrivé, dans le passé, de rester plus d’une semaine sans avoir de contact avec son amie. Dans un premier temps, cette dernière la supposerait accaparée par son travail. Elle ignorait son licenciement. Shelly n’avait pas reparlé de Josie depuis le coup de fil où Rosemary lui avait demandé : « Est-ce que tu ne serais pas amoureuse de cette fille ? » Bien qu’elle ait eu l’intention de lui en dire plus, elle n’avait jamais franchi le pas. Sans parler du côté sexuel, des photos, de la convocation disciplinaire chez le doyen. Il y aurait, comme on dit, un gros travail de remise à jour.

Elle roula sur le côté. Jeremy grogna un peu, dans son rêve, et roula de même sur le flanc.

Seigneur Dieu.

Pour ajouter encore à l’horreur et à la honte, dès qu’elle fermait les yeux elle pensait non pas à son humiliation publique ou à la perte de son gagne-pain, de son identité et de sa vie même, mais à Josie Reilly.

À la clavicule d’icelle. Aux ombres qui s’y rassemblaient au clair de lune. Aux blanches quenottes mordillant dans la lumière du matin une lèvre inférieure humide et luisante.

Comme son chat, elle grogna un peu, se prit la tête entre les mains et repensa au dernier coup de téléphone qu’elle avait reçu de l’administration de l’université. « Nous voulons être certains que vous avez bien compris qu’il ne doit y avoir aucune communication entre vous et l’étudiante concernée. Toute tentative pour entrer en contact avec elle pourrait entraîner une action en justice de sa part ou de la nôtre. »

Elle avait écarté le combiné de son oreille en marmonnant : « Bien sûr. » Et de le reposer en se disant : Oh, mon Dieu, je suis devenue une espèce de monstre lubrique, dont on redoute qu’il ne harcèle une étudiante.

Alors même que cette pensée la traversait, elle ouvrit son téléphone portable et fit apparaître le numéro de Josie, après quoi elle rabattit le couvercle de l’appareil en laissant échapper une faible plainte.

Ne plus jamais parler à cette stupide petite garce, plus belle créature de ce monde en perte de vitesse.

Merde.

Elle repoussa les couvertures, posa les pieds par terre.

Qu’avait-elle vraiment à perdre ?

On lui avait recommandé de ne pas tenter d’entrer en contact avec « l’étudiante concernée », mais on ne lui avait pas interdit d’aller se poster au Starbucks, où, elle le savait, ladite étudiante se rendait dix fois par jour.

 

49

 

« Où es-tu ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire, Mira ? Les garçons vont bien. Je viens de les déposer chez ma mère. Ils étaient aux anges de la voir.

— Pourquoi ne m’avoir pas dit où tu allais ? Pourquoi ne m’as-tu pas appelé hier soir pour dire où tu étais ? »

Mira s’efforçait de ne pas élever la voix. Elle se trouvait dans son bureau et venait de croiser Jeff Blackhawk dans le couloir. Ils étaient convenus quelques jours plus tôt de se voir pour discuter, ici dans ce bureau, après leurs cours du mardi. Il était donc en train de l’attendre. Elle aurait dû lui dire qu’elle avait un contretemps, qu’ils se verraient une autre fois ; mais il était en grande conversation avec Ramona Cherry, seul auteur de fiction et pire cancanière de Godwin, et Mira n’avait pu s’y résoudre. Elle voyait d’ici quelle eût été l’expression de Ramona : ce regard distancé, teinté d’une lueur amusée, sur les malheurs d’autrui.

La Schadenfreude ou, comme sa grand-mère serbe appelait cela, beaucoup plus joliment, la zloradost, la joie mauvaise.

Elle n’aurait pas supporté.

Elle s’était bornée à les saluer d’un geste de la main en passant à côté d’eux. Et le téléphone avait sonné dès qu’elle avait refermé la porte de son bureau.

« Comme étais-je censé savoir que tu étais rentrée ? s’enquit Clark.

— Comment ça ?

— Eh bien, je t’ai attendue. Tu avais dit que tu rentrerais de bonne heure, ou du moins à temps, mais tu n’arrivais pas. Pour ce que j’en savais, c’était plutôt toi qui avais mis les voiles.

— N’importe quoi. J’étais en retard. J’avais une réunion. J’essaie de gagner ma vie, Clark.

— Ouais, ouais, Mira, je suis au courant. Désolé d’avoir été un tel boulet, vous tirant vers le bas, toi et ta magnifique carrière. En attendant, tout baigne : tu peux vaquer à tes occupations, tes si importantes occupations. Les jumeaux sont en de bonnes mains chez leur grand-mère. Je passerai les reprendre dans quelques jours, et ensuite…

— Quoi ? Qu’est-ce que tu entends par “Je passerai les reprendre” ? Où comptes-tu aller ?

— Je m’accorde un petit congé. Je l’ai bien mérité. Je viens de passer deux ans coincé avec deux bambins dans un appart de quatre-vingts mètres carrés pendant que toi, tu menais ton éminente carrière. Je compte louer une petite maison au bord du lac et peut-être aussi un bateau. Je vais peut-être m’adonner à la pêche pendant quelques jours. Je te tiendrai au courant.

— À la pêche ? On est presque en hiver.

— Ça n’empêche pas qu’il y ait des poissons dans le lac, Mira. Ils ne migrent pas.

— Bon sang, Clark, mais pourquoi avoir emmené les jumeaux ? Pourquoi ne pas les avoir laissés à la maison avec…

— Tu rigoles, Mira ? Je les ai emmenés parce qu’il n’y a personne pour s’occuper d’eux à la maison. Ils ont besoin d’une mère. Je les ai laissés auprès de la seule qu’ils aient, la mienne.

— Va te faire foutre, Clark. Va te faire… »

Mais il avait déjà raccroché, et elle se retrouva, combiné à la main, en train de contempler son tableau d’affichage, sur lequel une photo des jumeaux – sourire rougi de grenadine recouvrant leur véritable sourire, casquette des Chicago Cubs et maillot de bain imprimé de requins, le lac Michigan écumant en arrière-fond – était punaisée horriblement de guingois, en sorte qu’ils paraissaient glisser de biais vers la pile de devoirs non encore corrigés posée sur le bureau.

Lâchant le combiné, elle arracha cette photo du tableau pour la presser contre son sein. Elle était dans cette attitude quand Jeff Blackhawk poussa la porte, qu’elle n’avait pas tout à fait refermée dans sa hâte à répondre au téléphone, et, remarquant l’expression de son visage, demanda : « Mira ? Tout va bien ? »

 

50

 

Perry suivit Karess Flanagan jusqu’à sa chambre dans les étages. Il n’avait plus mis les pieds dans cette partie du bâtiment de Godwin Hall depuis qu’il en était parti, au mois de mai dernier, et l’odeur qui y flottait (vieille moquette et autre chose qui fleurait inexplicablement la paille humide) lui remit en mémoire la totalité de l’année précédente. Les talons des cuissardes de Karess cliquetaient sur les marches. Elle parlait d’une voix sonore qui couvrait en partie le bruit de ses pas.

« Tu n’as pas répondu à ma question sur ce qui t’a poussé à choisir ce cours. Est-ce que tu aurais raté cette UV en première année ou quelque chose comme ça ?

— Non, répondit-il, semblant plus sur la défensive qu’il ne l’aurait voulu. J’ai choisi le cours parce qu’il m’intéresse.

— Vraiment ? » fit-elle sans chercher à cacher son scepticisme. Arrivant la première à la porte donnant sur le couloir, elle la lui ouvrit, sur quoi il chercha un moyen de se placer derrière elle afin de lui tenir le battant ou au moins de le tenir pour lui-même. Il n’était nullement habitué à ce qu’une fille lui tînt la porte, et doutait même qu’une telle chose lui fût jamais arrivée. Mais il n’aurait pu y arriver sans la bousculer, aussi avança-t-il dans le couloir.

« Pourquoi la mort t’intéresse-t-elle à ce point ? »

Il ne répondit pas et attendit qu’elle franchisse le seuil à son tour.

À Godwin Hall, les étages où se trouvaient les chambres se divisaient en plusieurs couloirs portant le nom d’anciens étudiants oubliés depuis longtemps, à ceci près que l’on faisait l’association entre certains de ces noms et les meilleures douches ou l’exposition des fenêtres. Perry et Karess se trouvaient dans l’aile Hull, où logeaient Nicole et Josie l’année précédente. Des portes étaient ouvertes tout au long du couloir, et Perry voyait en passant des filles assises à leur bureau, devant l’écran de leur ordinateur, allongées sur leur lit, le portable collé à l’oreille. L’une d’elles, une serviette en turban autour des cheveux, se tenait devant un miroir mural et, pince à épiler levée à hauteur de sourcils, paraissait rassembler son courage avant de passer à l’action. Après cette vision, Perry s’attacha à ne plus regarder que ses pieds.

« Attends-moi ici, si tu préfères, lui dit Karess. Notre chambre est une véritable porcherie. Je dois juste prendre mon portefeuille et changer de chaussures. » Elle désigna ses cuissardes. On aurait dit des engins de torture médiévaux. Il éprouva du soulagement à la pensée qu’elle n’allait pas tenter de traverser le campus jusqu’au Starbucks avec cela aux pieds. Il s’accota au mur et croisa les bras.

En face de lui, un tableau d’affichage sur une porte close. Une fleur en plastique rose y était punaisée et, en dessous, la photo brouillée d’un chaton. Il semblait courir – ou bien c’est le photographe qui avait couru en le prenant. Il s’agissait d’une très mauvaise photo, mais Perry se représenta sans peine des filles poussant des oh ! et des ah ! devant le flou de ce chaton trop mignon.

S’il s’abstenait de regarder en direction de l’ancienne chambre de Nicole et de Josie, il ne put en revanche éviter de se demander qui l’occupait cette année, et si ses occupantes savaient qu’il s’agissait de l’endroit où avait vécu la défunte.

À moins qu’elle ne fût vide. Peut-être l’administration prenait-elle certaines mesures en ce genre de circonstance. Peut-être mélangeait-on les numéros des chambres, de sorte que les nouveaux venus ne puissent savoir laquelle était hantée. Godwin étant la plus vieille résidence du campus, il était probable qu’un certain nombre d’étudiants y étaient morts. Sans doute existait-il une procédure particulière pour l’attribution de telles chambres. Même si les résidents eux-mêmes ne voyaient aucun inconvénient à y loger, il se pouvait que les parents ne soient pas d’accord pour que leur progéniture dorme sur un matelas qui avait été occupé par la victime de l’affreuse tragédie de l’année précédente

Perry se prit à se demander si Nicole était revenue dans ce couloir depuis sa mort. Avait-elle souhaité jeter un œil à son ancienne chambre, pour voir si…

Il sursauta quand Karess repassa sa porte et lui demanda, pleine d’entrain : « Paré ? »

Elle avait changé de chaussures (des talons encore plus hauts) et un haut – mauve avec un liseré de dentelle bordant un décolleté prononcé dont Perry détourna aussitôt le regard.

« Donc, reprit-elle, tu étais sur le point de me dire ce que tu trouves à ce point fascinant dans ce cours sur la mort. Et si tu ne me sors pas quelque chose de convaincant, je vais devoir en conclure, comme la plupart de nos camarades, que c’est en fait Mrs Polson qui te fascine. »

Perry se prit à ouvrir et refermer la bouche, ne produisant que des soupirs d’exaspération et éprouvant à l’encontre de cette fille ce qu’il identifia comme de la haine.

Non mais pour qui se prenait-elle ?

Elle lança un regard par-dessus son épaule, battit des paupières et demanda : « Le chat t’a mangé la langue ? », à quoi il se fourra les mains dans les poches pour qu’elle ne voie pas qu’il serrait les poings.

« Pas du tout », finit-il par répondre en continuant de descendre les escaliers à la suite de Karess.

Pourquoi ? Pourquoi continuait-il de la suivre ? Était-ce pour la raison qui aurait poussé n’importe quel garçon à la suivre ?

À cause de ces boucles brunes, à cause de la façon dont sa taille s’évasait sur ses hanches, à cause de son postérieur pareil à deux pleines poignées de chair mûre empaquetées dans une minijupe ? Il avait remarqué dès les premières heures de cours que ses sourcils très arqués lui donnaient un air perpétuellement étonné – ou bien l’air de chercher à séduire ou bien encore celui d’éprouver il ne savait quel plaisir physique.

Un plaisir sexuel.

Il avait pris sur lui pour ne pas glisser des regards dans sa direction. Il lui avait toujours semblé peu digne, irrespectueux, voire dangereux, de faire savoir à une fille qu’on l’avait remarquée – mais voilà que, alors qu’il regardait en contrebas sa souple chevelure de pub pour shampooing (quelques mèches soulevées au-dessus du reste, brillantes et ambrées au soleil qui traversait les petits carreaux losangés), une autre possibilité lui apparut :

Peut-être était-elle inoffensive. Peut-être était-elle seulement en train de badiner et entendait-elle que lui aussi s’amusât en toute innocence.

Cette pensée lui mit du baume au cœur. Elle avait simplement cherché à le taquiner. C’était là quelque chose que Mary lui disait toujours (« Je voulais juste te taquiner, Perry ») et qu’il n’avait jamais pu comprendre. Les petites piques, les sarcasmes (« Ne sois donc pas à ce point boy-scout »). Il avait toujours pris cela en mauvaise part, se disait-il à présent tout en entendant Karess fredonner tout bas. Elle goûtait sa compagnie. Elle souhaitait qu’il l’aime bien.

Était-ce ainsi que procédaient les filles ?

De longues boucles d’oreilles en argent lui dansaient sous les lobes, lui frôlant presque les épaules, projetant des reflets. Elle exhalait un parfum d’agrume, légèrement âcre mais épicé et attrayant. Elle avait au cou un lacet en cuir au bout duquel pendait un genre d’amulette, et aussi une chaînette en or et une d’argent, plus autre chose encore, enfilé de perles. Elle portait une vingtaine de bracelets à chaque poignet.

Mince, pensa-t-il, cette fille doit mettre quatre heures à se préparer chaque matin.

Elle discourait allègrement, expliquant que ce n’était pas rigolo d’avoir sa chambre au second, que ses parents, quand ils étaient venus l’aider à emménager, avaient dû tout se coltiner par les escaliers car l’ascenseur était en dérangement.

« Je l’ai toujours connu en panne, commenta Perry.

— À quel étage étais-tu ?

— Au troisième.

— Dans quelle aile ?

— Mack.

— Alors, tu as dû le connaître, non ? Craig Clements-Rabbitt. »

Ils arrivaient au bas des marches. Elle attendit Perry près de la porte. Un écriteau y annonçait : SORTIE INCENDIE, LALARME SE DÉCLENCHERA, mais tout le monde savait qu’il n’y avait pas d’alarme. Karess poussa le battant et sortit dans l’air vif de cette fin de matinée.

Il envisagea de mentir ou de ne rien dire, mais à quoi cela aurait-il servi ? Karess était à l’évidence suffisamment curieuse de tout pour trouver d’une manière ou d’une autre ce qu’elle voulait savoir. Le nom de Perry, tapé sur Google avec celui de Craig Clements-Rabbitt, permettait d’accéder à la totalité de l’histoire. Hormis quelques données relatives à son accession au rang de scout aigle, qui avaient paru dans le journal de Bad Axe, son titre de gloire sur la Toile était d’avoir été le compagnon de chambre de Craig et d’avoir confié à un journaliste du quotidien local : « Il n’est pas un meurtrier. »

« Il était mon compagnon de chambre », dit-il à Karess.

Elle se retourna vivement. « Quoi ? Tu as vécu avec lui ? » Elle écarquillait à ce point les yeux qu’il voyait palpiter le trou d’épingle de ses pupilles au centre du bleu saisissant de ses iris.

« Eh oui, répondit-il.

— Eh bien », fit-elle. Elle sourit. Ses dents étaient si blanches qu’on aurait dit, tout comme ses incroyables yeux bleus, qu’elles étaient des accessoires pour mannequins de devanture plutôt que d’authentiques éléments physiques. « L’affaire se corse.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, vivre avec un assassin… Ta première année a dû être plutôt pourrie.

— Quoi ?

— Un salaud d’assassin.

— Ce n’est pas un assassin.

— Ça alors ! Ne me dis pas que tu es toujours ami avec lui. Il a quand même tué sa copine.

— Il n’a pas tué sa copine. Il a eu un accident dans lequel elle a trouvé la mort.

— Ce n’est pas ce qu’on m’a dit.

— En ce cas, on t’a mal renseignée.

— Ce qu’on m’a dit, c’est qu’il avait bu et fumé, qu’il est allé la chercher à sa sororité, vu qu’il était jaloux d’un type plus âgé qu’il y avait là-bas. Elle a eu beau hurler et supplier, il l’a forcée à monter en voiture et il s’est mis à rouler genre à cent soixante, pour mourir ensemble. Comme s’il considérait qu’ils avaient passé une espèce de pacte d’amour complètement tordu. Il voulait qu’elle meure avec lui et il ne lui a pas laissé le choix. Et maintenant elle est morte et lui, il est de retour ici. C’est pas pensable. »

Perry était contraint de se tenir la main en visière, car un soleil aveuglant se réfléchissait sur les cheveux de Karess. Ils se trouvaient dans la cour. Des étudiants passaient à côté d’eux, qui téléphonant avec son portable, qui se fourrant une barre protéinée dans la bouche, qui les oreilles reliées à son iPod. Une fille aux joues roses poussa une exclamation en avisant Karess. Elle s’apprêtait à la serrer dans ses bras mais, remarquant sans doute sa mine sérieuse, se borna à agiter les doigts et à lui adresser une mimique avant de passer son chemin.

En l’absence de feuillage et de nuages, et le soleil étant fort éloigné dans le ciel automnal, il n’y avait rien pour tamiser la lumière. Perry sentit ses yeux s’emplir de larmes. Il tourna les talons et commença de s’éloigner de Karess. « Tu pleures ? lança-t-elle à sa suite avant de l’attraper par le bras. Mon Dieu, je suis désolée.

— Non, je ne pleure pas », répondit-il sans pourtant s’arrêter, car il n’était pas certain de ne pas pleurer – et s’il pleurait, il ne savait pourquoi. Il s’efforça de traverser rapidement le passage voûté donnant sur Godwin Avenue. Même quand la température extérieure avoisinait les trente-cinq degrés, ce passage restait froid et humide. Quelqu’un avait bombé le prénom Jean au plafond de la voûte. Perry s’immobilisa pour s’appuyer du plat de la main contre la paroi de brique et tenter de reprendre son souffle. « Je ne pleure pas », répéta-t-il, bien qu’il fût encore plus aveuglé à présent, étant passé du grand soleil à cette pénombre. Il se frotta les yeux et déclara : « Tu ne devrais pas parler de choses dont tu ne sais rien. Où as-tu entendu toutes ces conneries, comme quoi il l’aurait forcée à monter en voiture, et cette histoire de pacte fatal ou je ne sais quoi ?

— Tout ça est vrai. » Elle se tenait si près de lui qu’il pouvait sentir son haleine. Un parfum de cannelle. « Il y a eu dans notre aile une réunion destinée aux filles de première année. Des sœurs d’Oméga Thêta Tau y participaient. L’idée de départ était de mettre les nouvelles en garde contre toute relation dommageable avec un garçon. Mais pour finir, on s’est toutes retrouvées mortes de trouille à l’idée d’habiter l’aile où avait vécu la défunte. Elles nous ont passé des diapos. De Nicole. Elles nous ont dit qu’elles se sentaient coupables parce que toutes savaient qu’elle sortait avec ce type hyper collant, Craig Clements-Rabbitt, qui n’arrêtait pas de venir l’attendre devant leur maison, qui ne la laissait pas vivre sa vie et qui a fini par la tuer. Elles pleuraient, et pour finir tout le monde pleurait. Par la suite, j’ai appris que les filles qui occupaient son ancienne chambre y pratiquaient le Ouija. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite, mais cela leur a flanqué une peur bleue et elles ont obtenu de changer de chambre.

» Plus personne n’occupe cette chambre à présent. Elle est fermée à clé. Et les gothiques du club Alice Meyers n’arrêtent pas de venir allumer des cierges et faire brûler des bâtonnets de sauge devant la porte, et ça déclenche les alarmes incendie, et elles fabriquent de petits sanctuaires que les employés de ménage mettent ensuite à la poubelle. C’est dingue. Et tu dis que tu partageais ta piaule avec ce type ? »

Perry fut pris d’une sorte de vertige. Le passage voûté lui semblait se déformer. Soudain, il sentit une fois encore le déplacement du contenu du cercueil. Le corps inerte glissant à l’intérieur de la bière.

Karess avait l’air inquiète. « Est-ce que ça va ? » demanda-t-elle. Elle s’approcha encore d’un pas pour le dévisager avec grande attention, puis glissa un bras sous le sien. « Allez, viens, dit-elle. Je vais te payer un chocolat chaud. Je te promets de ne plus parler de tout ça. Ne pleure pas. »

Il la regarda.

« Je ne pleure pas », dit-il, et d’avoir dû répéter cela eut l’heur de le faire rire.

Elle se mit à rire, elle aussi.

« Je pense que tu es vraiment un type bien, dit-elle en l’entraînant hors du passage par le bras qu’elle avait noué autour du sien. Je l’ai pensé dès le premier jour où je t’ai vu. »

 

51

 

Le trajet à pied de chez elle au Starbucks semblait durer des heures, mais quand elle consulta sa montre, Shelly vit que seulement quinze minutes s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté la maison. Elle était en train de passer devant le bâtiment qui abritait la Société de musique de chambre. Elle prit sur elle pour ne pas lever les yeux vers la fenêtre de son bureau, mais elle sentit cette fenêtre la regarder. Elle sentait la Shelly d’avant regarder passer celle qu’elle était devenue.

Qu’aurait-elle pensé, disons six mois plus tôt, si on lui avait parlé d’une femme qui, disposant d’un emploi sûr et bien payé à l’université, avait tout sacrifié pour une sordide liaison avec une étudiante ?

Qu’aurait-elle pensé si on lui avait dit de quelle manière cette femme avait été prise la main dans le sac – en se laissant photographier sur un portable au lit avec une fille de dix-neuf ans ?

Qu’aurait-elle pensé en voyant de sa fenêtre cette femme passer dans la rue, cheminant inexorablement, comme chargée de fers aux poignets et aux chevilles, vers le lieu où elle croyait pouvoir trouver cette fille – cette fille que les autorités de l’université lui avaient instamment demandé de ne pas harceler ?

Elle aurait peut-être pensé qu’il n’est de pire imbécile qu’une vieille imbécile.

Ou, peut-être, quelque chose de plus sévère. De bien plus sévère.

Désormais, se dit-elle, en imaginant se voir des sommets qu’elle occupait naguère, elle était devenue une de ces femmes-là.

 

Elle était à ce point perdue dans ses pensées que, lorsqu’elle se vit dans une vitrine des abords du Starbucks, elle fut surprise de reconnaître son reflet. Elle comprit qu’elle s’attendait à se voir en sorcière couverte de verrues, en spectre, en créature – lubrique et concupiscente, et d’autant plus repoussante puisque, bien qu’elle eût l’air asexuée, elle ne l’était point.

Mais elle ne ressemblait pas à cela.

Dans cette vitrine, elle avait l’air égarée, même à ses propres yeux. Et pitoyable. Inoffensive. Triste peut-être. Ses cheveux étaient en désordre, mais ils luisaient au faible soleil de novembre. Un homme en costume noir et cravate rouge la détailla d’un air appréciateur tout en lui tenant la porte. Elle ne semblait pas être un monstre à ses yeux, mais correspondre plutôt à son reflet dans la vitrine. En revanche, il n’y eut pas à se méprendre sur l’expression horrifiée qui déforma les traits de Josie Reilly quand, se détournant du comptoir, un gobelet à la main, celle-ci la vit entrer.

 

52

 

Jamais jusqu’ici Mira n’avait confié à un collègue quoi que ce fût de ses problèmes personnels. Même au temps de ses études, à l’époque où il n’était pas rare que ses semblables pleurent dans les bras les unes des autres pour cause de rupture ou de déprime, elle s’était toujours gardée d’en trop dire à son propre sujet.

Tessa, une de ses meilleures amies, elle aussi thésarde en anthropologie, lui avait parlé de ses jeunes années, durant lesquelles elle avait subi les pratiques incestueuses d’un demi-frère beaucoup plus âgé qu’elle ; elle avait par la suite réagi avec un dépit confinant à la colère le jour où, alors qu’elles étaient liées depuis de nombreuses années, Mira lui parla de la mort de sa mère.

« Tu ne m’avais jamais dit que ta mère était morte.

— Cela remonte à des années, plaida Mira. J’étais en première année de licence. Nous ne nous connaissions pas.

— Il n’empêche qu’il nous est arrivé de parler d’elle à peu près cinq cents fois (Mira vit alors descendre dans le regard de son amie une appréhension, un repli, un retrait qui annonçaient la fin de leur amitié), et pas une fois tu ne m’as donné à penser que tes parents ne filaient pas le parfait bonheur en Ohio. Je t’ai tout raconté de la mort de mon père. Ç’aurait pu être l’occasion, il me semble, de me faire savoir que tu avais, toi aussi, perdu un de tes parents. »

Mira n’avait pas eu l’intention de hausser les épaules. Elle savait qu’une telle réaction aurait signifié que l’affaire était sans importance ou bien qu’elle jugeait outrée la réaction de son amie. Elle se sentit néanmoins esquisser ce geste et, ce faisant, elle eut l’impression que quelque chose (leur amitié ?) glissait de ses épaules, comme un châle, et tombait à terre derrière elle.

 

Aussi fut-elle étonnée de se voir en train de pleurer dans ses mains, face à un Jeff Blackhawk, qui, assis face au bureau, la regardait en se massant les genoux. Elle ne parvenait pas à contenir ses sanglots.

Elle avait projeté de lui dire qu’elle était bousculée parce qu’elle devait louer une voiture, son mari étant parti avec la leur, et aller chercher ses enfants chez leur grand-mère, dans le nord de l’État. Mais dès qu’elle eut prononcé leurs prénoms (Andy, Matty), il lui avait semblé que ses poumons s’emplissaient de larmes, et elle s’était mise à suffoquer, hoqueter, bafouiller. Pour finir, après ce qui dut lui paraître un inquiétant laps de temps, Jeff prononça son nom, « Mira », de la façon dont on rappellerait un chien qui court vers la route ; elle leva alors les yeux, et l’expression affreusement gênée qu’elle lui vit fit qu’elle se ressaisit instantanément.

Elle fit prestement pivoter sa chaise pour prendre une poignée de mouchoirs en papier et s’empressa de s’essuyer les yeux, le nez, les joues et la bouche. De quoi avait-elle l’air ? En quel état devait se trouver son rimmel ? Mais elle réussit finalement à prendre une profonde et frémissante inspiration et retrouva l’usage de la parole.

« Jeff, dit-elle, je suis vraiment désolée. Je n’ai pas dormi de la nuit et… »

Il agita la main comme pour disperser une fumée ou un gaz lacrymogène. « Non, dit-il, tu n’as pas à t’excuser. Je voudrais juste savoir comment t’aider. Tu n’es assurément pas en état de faire toute cette route. Veux-tu que je demande à quelqu’un ? Ou plutôt non. Comme je n’ai pas vraiment grand-chose à faire jusqu’à mes cours de jeudi prochain, à part lire de la mauvaise poésie estudiantine, je pourrais t’y emmener avec ma voiture. J’aime bien les enfants. J’aimerais faire la connaissance des tiens.

— Alors ça, c’est trop… (elle ressentit, comme une implosion subite, la honte de son soulagement). Mais je ne…

— Ne dis pas non, Mira. La première neige de l’année est prévue pour aujourd’hui. Ou pour la nuit prochaine. Elle pourrait être abondante. Les routes seront glissantes, et dans ton état… (il leva les mains pour souligner l’évidence de la chose). Tu dois à tes enfants de ne pas te tuer sur la route. Laisse-moi te…

— Entendu », dit-elle.

 

53

 

« Qui est à l’appareil ? » interrogea Craig. Sa main tremblait, mais il parvenait à tenir le téléphone contre son oreille. La pendule posée sur la commode indiquait 12 : 00. Était-il minuit ? Non : un faible soleil brillait dehors. Il devait être midi. Il avait réglé la sonnerie à neuf heures du matin. Il se souvenait de l’avoir entendu sonner ainsi que d’avoir entendu Perry, qui partait pour son premier cours de la journée, refermer la porte derrière lui. Il avait dû couper la sonnerie et se rendormir.

Aucune réponse à l’autre bout de la ligne.

« Qui est à l’appareil ? » répéta-t-il. Tendant l’oreille, il perçut un bruit de respiration. Il se mit sur son séant. De sa main libre, il se massa la tempe. Bien qu’il voulût ne rien dire de plus, simplement écouter, il demanda dans un souffle : « Nicole ? C’est toi ? »

Il y eut un éclat de rire aigu, dément, puis :

« Mais non, idiot ! Ici Alice. Aurais-tu oublié Alice ? »

Et la communication fut coupée. Le cœur battant la chamade, il sauta du lit, traversa l’appartement comme une flèche et se rua dans le couloir, la porte claquant derrière lui.

 

54

 

L’expression du visage de Josie, debout au comptoir du Starbucks (se retournant à l’instant, doigts graciles refermés autour d’un gobelet de carton blanc) la figea sur le seuil, une main sur la porte, l’autre plaquant contre sa hanche son sac à bandoulière. Un courant d’air froid lui passa sur les chevilles, et il lui sembla qu’outre Josie tous les gens se trouvant dans l’établissement s’étaient instantanément tournés dans sa direction pour la regarder, pour voir d’où provenait ce courant d’air, pour lancer un regard noir à cette femme qui laissait la porte grande ouverte.

(Quand s’était-il mis à faire si froid ? Elle avait fait tout ce chemin en robe légère. L’humidité qu’elle sentait dans son cou, était-ce celle de la neige en train de fondre ?)

Une femme avec une poussette se faufila pour entrer. Une fois à l’intérieur avec son bébé et son paquet de couches, elle se retourna et, désignant la porte d’un mouvement du menton : « Vous devriez la refermer. » Elle s’était exprimée avec une telle affabilité que Shelly la regarda pour tenter de comprendre non pas le sens de ses paroles mais le ton qu’elle avait employé. « La porte, précisa la femme. Le temps s’est bien rafraîchi. »

Shelly entra tout à fait et laissa la porte se refermer. Josie s’était déplacée vers l’autre côté de la salle. Elle était en train de poser un couvercle sur son gobelet tout en lançant alentour des regards furtifs. Nonobstant la mise en garde des autorités de l’université, Shelly marchait dans sa direction en prononçant son nom suffisamment fort pour que les consommateurs assis aux différentes tables se retournent.

Josie voulut s’éloigner encore, mais Shelly anticipa et la saisit par le bras (nu en dépit du froid – l’étudiante portait un jean délavé, avec des trous aux genoux, et un petit débardeur noir, un pull en cachemire négligemment noué autour de la taille, comme une décision après coup) et ne la lâcha pas.

« Je t’en prie », dit-elle.

D’un mouvement brusque, Josie libéra son bras. Regardant autour d’elle d’un air exaspéré, elle demanda à voix basse : « Qu’est-ce que tu veux ?

— Il faut que je te parle.

— Tu es censée ne pas me harceler.

— Je ne viens pas te harceler, Josie. S’il te plaît. Après, je te jure que je te laisserai tranquille. Je ne te… (Josie fit un pas en arrière, comme par anticipation du mot toucherai…) Seulement, il faut que je te parle. Je t’en prie.

— Non. » Josie secouait la tête avec énergie. Puis elle se figea, parut réfléchir, un court instant mais d’un air pénétré, et Shelly fut surprise et soulagée de la voir hocher la tête. « D’accord, dit l’étudiante, apparemment plus agacée que réticente ou effrayée. D’accord, d’accord », répéta-t-elle, comme reconnaissant sa défaite, puis elle leva le menton pour désigner une table inoccupée dans un angle du fond de la salle. Shelly lui emboîta le pas.

Josie se glissa derrière la table, se carra contre le dossier, croisa bras et jambes. Shelly se laissa tomber sur la chaise en bois, fort raide, placée en face, et fit son possible pour se tenir droite. (C’était là quelque chose dont l’accusait son ex-mari : « Tu ne t’assois pas sur une chaise, tu t’y avachis. ») Une fois assise, Josie n’hésita pas à la regarder droit dans les yeux ni à se pencher en avant, mains jointes posées sur la table. Shelly s’était attendue à un silence gêné. Bien au contraire, Josie prit tout de suite la parole :

« Écoute, je sais que tu es sans doute aussi emmerdée que moi, mais je tiens à dire que tout ça n’est pas vraiment ma faute. Je n’y peux rien si nous avons eu cette… relation, et peut-être que j’aurais dû placer les photos en lieu sûr. Il n’empêche que c’était toi l’aînée dans cette histoire, tu étais la figure de l’autorité. Il te revenait de… » Parvenue à ce point, elle parut chercher un terme qu’elle avait mémorisé. Ne le retrouvant pas, elle se lança dans des considérations sur la nature du rapport étudiant/employeur, en lesquelles Shelly crut discerner le ton d’une leçon apprise par cœur et médiocrement récitée. Là-dessus elle commença à se demander si tout cela n’avait pas été de bout en bout un coup monté.

Elle se pencha par-dessus la table et, afin d’interrompre Josie, lui posa la main sur le poignet.

« Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ? fit l’étudiante, décontenancée d’avoir été coupée dans son soliloque.

— Pourquoi tout ça ?

— J’étais justement en train de t’expliquer qu’il y a certains paramètres dans les rapports étudiant/employeur à l’université…

— Des paramètres ?

— Appelle ça comme tu voudras. Toujours est-il qu’étant ton étudiante travail-études…

— Pourquoi moi ? Est-ce que cela aurait à voir avec le bizutage ? »

Josie devint de marbre.

Elle n’avait pas même un battement de paupières.

Elle soutint le regard de Shelly suffisamment longtemps pour que cette dernière pût se passer de réponse à sa question.

« Je te l’ai déjà dit, reprit Josie : Oméga Thêta Tau ne pratique pas le bizutage.

— Et le coup de la petite culotte ?

— De quoi parles-tu ?

— C’est toi qui m’as raconté ça. Que tu avais dû garder la même culotte pendant tout un mois et que…

— Oh, ça ? (Josie agita la main en l’air comme pour chasser un insecte importun). Ce n’était pas du bizutage.

— En ce cas, si ça n’en était pas, ceci n’en est peut-être pas non plus.

— “Ceci” ? fit Josie en traçant des guillemets en l’air de chaque côté de son visage.

— Tu sais bien, répondit Shelly d’une voix qui lui parut comme synthétique. Une liaison. Avec une femme. Des photos. En guise de preuve. Peut-être provoquer des ennuis à une personne, faire en sorte qu’elle soit virée de son travail.

— Impossible. On se ferait éjecter du Conseil national panhellénique si jamais on…

— Pas du tout », coupa Shelly. Elle s’aperçut qu’elle tremblait, mais ses paroles lui venaient sans passion, comme si elle lisait un texte, et ce qu’elle lisait lui était déjà familier, avait été lu et relu une centaine de fois. « J’ai moi aussi fait partie d’une sororité, Josie. Nous faisions les mêmes genres de trucs, tout en sachant parfaitement que jamais nous ne pourrions être exclues par le Conseil national panhellénique. Nous savions, comme vous aujourd’hui, que si cela lui était revenu aux oreilles, tout ce que le Conseil aurait fait, c’est de travailler à étouffer l’affaire. Des gens qui n’ont pas connu cela pourraient se laisser abuser, mais pas moi.

— Tu ne peux rien prouver », rétorqua Josie.

À la manière dont elle croisa les bras et se carra contre le dossier de sa chaise, Shelly comprit qu’elle disait vrai.

 

55

 

Tout en conduisant, Jeff croquait des bonbons à la cannelle, et le bruit en provenance de sa bouche fermée était si sonore et chaotique que Mira se dit qu’il était en train de se concasser les dents. Mais quand elle le regarda et qu’il la regarda en retour avec un sourire, elle fut soulagée de voir que sa dentition était intacte. « Ça te fait envie ? demanda-t-il en montrant le paquet de friandises posé entre eux. Sers-toi.

— Non merci », dit-elle.

Après avoir quitté Godwin Hall et avant d’aller chercher la voiture de Jeff dans le parking à étages de l’université, ils étaient repassés par l’appartement de Mira pour qu’elle y prît sa carte de crédit. (Malgré les protestations de Clark, qui trouvait qu’elle le traitait comme un enfant de deux ans, elle tenait à laisser la carte de leur compte joint chez eux, à l’intérieur d’une boîte rangée dans le bas du secrétaire, car ils étaient déjà tellement endettés que ladite carte ne devait, selon elle, servir qu’en cas de force majeure.) Elle alla au secrétaire, ouvrit le tiroir du bas, ouvrit la fameuse boîte et ne l’y trouva point.

Clark l’avait donc emportée en plus du reste.

Elle avait lancé à Jeff, resté dans le living : « J’arrive tout de suite ! », tout en passant en revue d’autres tiroirs. Elle regarda même sous le lit et ouvrit la penderie pour fouiller les poches des vestes de Clark.

Toujours rien.

Elle entendait Jeff qui fredonnait en sourdine tout en feuilletant des livres prélevés dans la bibliothèque.

Que faire ?

Il y avait plus de trois cents kilomètres, soit au moins deux pleins pour l’aller et retour. Elle avait fait limiter l’autorisation de retrait dans les distributeurs automatiques à cinquante dollars par jour (là aussi afin d’éviter les tentations), et elle ne tenait assurément pas à faire poireauter Jeff devant la société de crédit mutuel pendant qu’elle essaierait de tirer de l’argent sur son compte d’épargne ou sur celui de Clark.

« Désolée si c’est un peu long ! lança-t-elle, surtout pour gagner du temps et finir par imaginer un expédient.

— Pas de problème, Mira, lui répondit-il de même. J’ai vingt-quatre heures devant moi avant que quiconque s’avise de ma disparition, et encore ce ne sera qu’une douzaine d’étudiants plutôt soulagés. C’est ce qu’il y a de bien dans le célibat : personne pour te signaler avant une semaine au service des personnes disparues. Dis donc, je vois que tu as toute une étagère de Camille Paglia. Tu es fan ? »

Mira se dit qu’elle lui parlerait plus tard de son intérêt pour la vulgarisation de la critique littéraire par Paglia, ainsi que de son espoir de mener une semblable démarche dans le domaine de l’anthropologie. Mais pour le moment elle était à quatre pattes, en train de tâter la moquette sous le secrétaire. Elle resta assise sur le sol pendant quelques minutes puis, en désespoir de cause, elle se releva et gagna le living pour avouer à Jeff : « Je n’ai pas le moindre argent. En dehors de ce que je vais pouvoir tirer sur le compte courant. Mon mari a emporté la carte de crédit. »

Jeff tenait Sexual Personæ comme s’il n’avait jamais tenu un vrai livre de sa vie et n’avait pas la moindre idée de la façon de l’ouvrir, les deux mains déployées en dessous comme s’il s’agissait d’une assiette débordant de nourriture. Il haussa les épaules et répondit : « J’ai du liquide sur moi et mon réservoir est plein. En plus, je sais où tu habites et je connais des gens qui, au besoin, peuvent m’aider à récupérer mon prêt. » Il jouait grotesquement des sourcils, sans prendre la peine de sourire, et Mira comprit dans l’instant, physiquement (même si elle ne se trouva pas l’énergie de le ressentir), pourquoi, s’il fallait en croire la rumeur, tant de filles et de femmes se laissaient utiliser par cet homme.

« Merci », lui dit-elle pour la dixième ou quinzième fois de la matinée. Il accueillit cela d’un nouveau haussement d’épaules et reporta son attention sur le livre. Elle lui proposa une tasse de thé ou un sandwich, mais il répondit qu’il préférait s’arrêter au Wendy’s de l’autoroute si cela ne la dérangeait pas.

« J’ai une faim de loup. Je préfère attendre de mettre la main sur un hamburger, si ça ne t’ennuie pas. »

 

Ils prirent ensemble la direction du parking à étages le plus proche de Godwin Hall. C’était à deux pas, mais le ciel crachait une neige humide. Ils durent cheminer tête basse, si bien que, quand bien même Mira eût été d’humeur, il leur aurait été impossible de papoter.

Jeff était garé au premier niveau, sous un panneau proclamant : STATIONNEMENT INTERDIT. Il préleva l’amende glissée sous l’essuie-glace et, sans le moindre commentaire, la jeta sur la banquette arrière.

Sa voiture était une poubelle.

Mira se dit qu’elle s’attendait peut-être à une Porsche. Bien qu’elle sût que Jeff ne devait pas gagner beaucoup plus qu’elle, elle était en permanence surprise par les maisons opulentes et les vacances exotiques de ses collègues (tous percevant un salaire qui, dans son cas à elle, couvrait à peine le loyer), de sorte qu’elle avait fini par supposer que la plupart des universitaires avaient des sources de revenus occultes – fonds en fidéicommis, héritages, règlements d’actions en justice. Elle avait imaginé que, s’il était de ceux-là, Jeff devait mettre son argent dans des choses qui en jetaient, propres à produire leur effet sur les femmes, comme par exemple une voiture de sport.

Non seulement ce véhicule n’avait rien d’une voiture de sport, mais il était encore plus rouillé et fatigué que l’auto de Mira et Clark.

La porte de la boîte à gants avait été arrachée, et Jeff fourrait là ses papiers de bonbons, dont beaucoup étaient retombés sur le plancher. La banquette arrière était une mare de paperasses, de prospectus et de sachets de chez Wendy’s. (Voyant cela, elle se demanda où elle allait mettre les jumeaux ; sans compter que Clark avait leurs sièges auto. Mais elle se soucierait de ça plus tard.) Jeff dut s’y prendre à plusieurs fois pour lancer le moteur. Lorsque celui-ci se mit enfin à tourner, ce fut dans un vacarme de vaisseau spatial au décollage, pour devenir ensuite étrangement silencieux dès que la voiture s’ébranla. Mira s’aperçut alors qu’ils descendaient la rampe du parking en roue libre, moteur coupé ; mais Jeff paraissait maîtriser les choses, et la confiance qu’il dégageait – se jetant des bonbons dans la bouche, tripotant les boutons d’une radio hors d’âge – fut de nature à la rassurer. « Je sais bien qu’elle ne paie pas de mine, dit-il, mais on ne fait pas plus fiable. Nous allons être le bolide le plus rapide de l’autoroute, chérie. »

Mira ne perçut pas ce petit terme affectueux comme une invite ni ne le jugea trop familier. Il lui sembla au contraire procéder d’un désir de la réconforter – et une nouvelle fois, la nième de la journée, les larmes lui montèrent aux yeux, et elle se promit d’acheter sitôt rentrée L’Horizon bouché, ce mince recueil de ses poèmes qu’elle avait vu au rayon Auteurs locaux de la librairie. Elle les lirait attentivement et l’interrogerait sur ses influences, ses inspirations et aspirations. Elle lui témoignerait plus de respect. Elle était désolée, tellement désolée, d’y avoir manqué jusqu’à présent.

À la guérite marquant la sortie du parking, Jeff montra son passe à l’employé. L’instant d’après, ils suivaient le dédale des voies du campus.

Le temps se refroidissait, le ciel s’assombrissait. Mira se dit que c’était une question de minutes avant que débute vraiment le premier blizzard de l’année. Pourtant, il y avait toujours dans les rues des garçons en chemisette et des filles en minijupe et débardeur. Était-ce vanité ou bien inconscience, ou bien le métabolisme de la jeunesse leur assurait-il une espèce d’avantage face au froid ?

Pour sa part, elle frissonnait, le chauffage de la voiture lui soufflant au visage un air glacé qui sentait la poussière.

Jeff ralentit à une intersection qui regorgeait de piétons et de cyclistes. À l’angle de State Avenue et de Seymour Street, Mira vit le doyen Fleming planté sous le signal lumineux du passage clouté, attendant qu’il passât au vert. Le vent avait rabattu sa cravate rouge sur son épaule, et il avait enfoncé sa casquette de tweed sur sa crinière de cheveux gris. Il parut regarder la voiture au passage, mais s’il la reconnut et nota qu’elle se trouvait à bord de la guimbarde de Jeff Blackhawk, il n’en montra rien. Un flocon de neige énorme se posa devant elle sur le pare-brise, ne donnant aucun signe de devoir fondre.

« On prend l’autoroute et on s’arrête au Wendy’s ? interrogea Jeff.

— Oui, d’accord. Je te suis vraiment, vraiment reconnaissante de ce que tu fais.

— Je sais », dit-il avant d’écraser un bonbon entre ses molaires et de tourner la tête vers elle pour lui adresser un clin d’œil sans sourire.

 

56

 

Craig portait un boxer-short, son vieux tee-shirt « Skiez à Fredonia ! » et pas de chaussures. Il comprit qu’il était à la porte dès qu’il entendit le pêne s’engager avec un clic dans la gâche, mais il était trop terrorisé pour en tenir compte.

Il était trempé de sueur, et cette sueur était froide ; mais au lieu de frissonner (il faisait toujours beaucoup plus frais dans le couloir, car les gens coinçaient toujours la porte d’entrée afin que leurs amis puissent entrer sans avoir recours à l’interphone), il était brûlant. Il se sentait tel qu’à l’époque où il faisait du demi-fond au collège, avant de commencer à fumer de l’herbe et d’abandonner l’athlétisme : au terme d’une course prolongée, cette sensation qu’on vous étreint par-derrière à vous écraser les poumons, ce besoin impérieux de respirer, sauf que l’air extérieur est brûlant et que l’inspirer par petits halètements va vous incendier les entrailles.

Dans le couloir, il se pencha en avant pour tenter de reprendre son souffle, comme son entraîneur le lui avait montré à Fredonia. Il se mit les mains sur les genoux et tâcha de compter jusqu’à quatre tout en inspirant par la bouche, de bloquer sa respiration jusqu’à quatre et d’expirer de même ; mais il haletait à peu près dix fois plus rapidement que cela.

Il avait cru qu’il s’agissait de Nicole. Il en avait la certitude. Qu’elle l’appelait de…

Il n’entendit pas la fille aux cookies sortir de chez elle et ne prit conscience de sa présence que lorsqu’elle s’éclaircit la gorge tout à côté de lui. Il fit un bond en arrière et se redressa, les mains plaquées sur la poitrine. « Qu’est-ce qui t’arrive ? » interrogea-t-elle, les yeux écarquillés par l’inquiétude.

Il ne traversa même pas l’esprit de Craig qu’il était à demi nu, qu’il avait l’air complètement affolé et qu’il ne connaissait pas cette fille. « Je ne sais pas, répondit-il. Il y a quelqu’un qui me tourmente, qui me hante. »

Une vague de tristesse passa sur le visage de la fille, comme si Craig venait de lui annoncer quelque chose qu’elle redoutait, mais s’attendait à entendre. À la faible lumière du couloir, il trouva un air d’angoisse à ce petit visage blême. Elle avait arboré la même expression juste avant de lui révéler, auprès des boîtes aux lettres : « J’ai tué un cycliste. J’avais seize ans. »

« Ton compagnon de chambre est là ? » s’enquit-elle d’une voix égale et triste.

Il fit non de la tête.

« Tu t’es enfermé dehors, c’est ça ? demanda-t-elle avec un regard vers la porte de Craig, qui ne put que hocher la tête. Écoute, viens chez moi (elle lui fit signe de la suivre). Mes colocs sont sorties. Tu vas t’installer sur le canapé avec une couverture pendant que j’appelle le gardien pour qu’il vienne t’ouvrir. »

Elle sautilla sur son pied valide jusqu’à sa porte, se retournant pour s’assurer qu’il la suivait bien. Elle lui indiqua le canapé, puis, toujours à cloche-pied, disparut derrière un angle en expliquant : « Je vais chercher le téléphone. »

Il régnait dans cet appartement une odeur de fleurs et de renfermé qui, soudain et avec force, rappela douloureusement à Craig la chambre de Josie et de Nicole à Godwin : ce mélange d’articles importés, parfums, eaux de toilette, crèmes diverses, de linge propre et de savonnettes aromatisées, sans oublier des produits chimiques comme le vernis à ongles et le dissolvant, et peut-être aussi l’hamamélis – n’était-ce pas ce que sa mère utilisait pour se nettoyer le visage ? Et des onguents et des lotions à base de miel et de babeurre.

Assis sur le canapé, il s’accouda sur ses genoux et se prit la tête entre les mains. La fille reparut quelques secondes plus tard munie d’un téléphone et d’une couverture rose. Elle lui en enveloppa les épaules, puis lui tendit l’appareil. Voyant qu’il se bornait à le regarder d’un air vacant, elle dit : « D’accord, c’est moi qui vais appeler. »

Apparemment, le gardien ne répondait pas. La fille était repassée dans l’autre pièce, et Craig l’entendit dire à un répondeur : « Ici Deb Richards. Au 326. Euh, mon voisin est enfermé dehors. Pouvez-vous me rappeler, pour que je lui dise si vous allez venir lui ouvrir ? » Suivit une ribambelle de numéros : de fixes, de portables, celui de l’appartement de Craig, celui du sien. Elle revint au salon, cette fois en s’aidant d’une béquille, et déclara : « Je vais te faire du thé. »

Craig fit oui de la tête.

« Écoute, dit-elle en revenant de la kitchenette avec une tasse sortant du micro-ondes, d’où un nuage de vapeur montait et une étiquette Lipton pendait. Écoute, je sais que tu ne me connais pas, mais j’ai à te parler. Je crois savoir ce qui se passe ici. Mais il me faut d’abord te demander de ne dire à personne que je t’ai parlé de ça. Et de l’autre truc, ce que je t’ai confié en bas dans l’entrée. Personne ici n’est au courant, d’accord ? Je me suis inscrite exprès dans une fac située à trois mille kilomètres de l’endroit où c’est arrivé, et si je t’en ai parlé, c’est parce que j’ai entendu ce que les gens racontent à ton sujet et que j’ai fait une recherche sur Internet, si bien que j’ai le sentiment que je peux… faire le lien. Et il y a aussi autre chose que j’ai à te dire. »

Craig écoutait en buvant son thé à petits traits. Il n’avait pas cherché à enlever le sachet ni à le promener un moment dans l’eau comme il était censé le faire. Ce thé avait surtout goût d’eau très chaude et il lui brûlait la langue ; en même temps, il lui paraissait le meilleur breuvage qu’il eût jamais porté à ses lèvres. LE GRAND JOUR, était-il écrit sur le côté de la tasse, avec en dessous une petite crosse de hockey.

« Elles te persécutent, reprit la fille aux cookies (Deb ?). Je connais certaines de ces filles. Ma coloc de l’année passée, dans l’aile Woodson, est une Oméga Thêta Tau. Dès qu’elle a bu plus de deux margaritas, plus moyen de la faire taire. Elles ont un plan pour te chasser de ce campus. »

Craig prit une nouvelle gorgée. Bizarrement, il se sentait parfaitement en paix. Enveloppé dans la couverture rose de cette fille sympa. Sirotant le thé qu’elle lui avait préparé. Elle avait une voix qui lui rappelait sa mère – la voix de sa mère quand il était enfant et qu’elle lui parlait paisiblement, en détachant chaque syllabe. Deb paraissait ignorer qu’il savait déjà que les sœurs de la sororité de Nicole le haïssaient et à quel point elles voulaient le chasser d’ici. Elle semblait redouter de le choquer si elle avait parlé trop rapidement – cela ou bien cette manière de s’exprimer lui paraissait la meilleure pour s’adresser à quelqu’un que l’on vient de trouver en train de haleter dans le couloir, cassé en deux, en pleine crise, vêtu en tout et pour tout d’un boxer-short.

Elle poursuivit, expliquant comment elle avait appris par hasard ceci et cela, racontant que le père du garçon qu’elle avait tué s’était arrêté net, un jour au supermarché de sa ville d’origine, pour hurler en la montrant du doigt : « Cette salope, cette putain de petite salope, cette putain de petite salope a tué mon petit garçon ! », cela d’une voix si forte et avec une telle violence qu’elle ne put même pas sortir du magasin, parce que les gens la regardaient, certains l’invectivant. Une caissière s’était même dressée en travers de son chemin pour lui bloquer la sortie et lui cracher, en devenant toute rouge, que c’était elle, Deb Richards, qui aurait dû être morte. « Espèce de sale gosse négligente et gâtée, tu iras pourrir en enfer, tu pourriras en enfer chaque nuit de ta vie pourrie et ensuite tu y pourriras pour l’éternité… »

Craig se sentait affreusement mal pour elle.

Et elle était si gentille d’éprouver la même chose pour lui qu’il fut d’autant plus triste de ne pas même pouvoir faire semblant d’être surpris par ce qu’elle avait à lui dire. Elle avait l’air de penser qu’il s’agissait là de gros secrets. Elle lui dit être pas mal certaine que les sœurs d’Oméga Thêta Tau avaient toutes sortes de plans d’action pour lui faire peur, pour le tourmenter et pour le chasser d’ici. Savait-il à quel point des filles pouvaient se montrer vindicatives ? Surtout les membres d’une sororité ?

Il envisagea un court instant de lui dire qu’il savait en effet combien les sœurs de la sororité de Nicole le haïssaient, mais que, non, il ne s’agissait pas aujourd’hui d’Oméga Thêta Tau. C’était autre chose. Quelqu’un. C’était Alice Meyers. Elle lui avait rendu visite. Elle était quelque part et elle connaissait Nicole. Apparemment, elle et Nicole se trouvaient ensemble quelque part et envoyaient des cartes postales, faisaient des visites à domicile, passaient des coups de téléphone. Mais il ne dit rien de tout cela.

Et voici que Deb Richards craquait, lui prenait la main, lui disait que tout allait s’arranger, mais qu’il devait vraiment aller s’inscrire ailleurs, qu’il n’y avait que ça qui l’avait aidée, que partir lui avait sauvé la vie (pourtant, il semblait à Craig qu’elle avait emporté son lieu d’origine avec elle, qu’il était ici dans cette pièce et tout autour d’elle, dans sa posture et sur son visage) et qu’il devait au moins l’envisager, parce que…

C’est alors qu’elle lâcha : « Je connais aussi Lucas.

— Lucas ? s’étonna Craig.

— J’ai fait sa connaissance l’année dernière. Il m’a vendu de l’herbe de loin en loin. Elles en ont aussi après lui, tu sais. J’ignore pourquoi. Elles pensent qu’il t’a vendu de la mauvaise dope ou quelque chose comme ça. Ou bien c’est le fait qu’il t’a passé sa voiture alors que tu étais défoncé, si bien que…

— Je ne l’étais pas », plaça Craig. Il dit cela sans force, l’ayant répété tant de fois qu’il ne pensait plus que quiconque pût l’écouter ou le croire.

« Elles mijotent aussi un sale coup contre lui. Mon ex-coloc m’a rapporté un truc qu’elle trouvait hilarant. Un jour, Lucas appelle Suicide écoute, or une des sœurs Oméga, de permanence au standard cette nuit-là, prend l’appel et finit par découvrir l’identité du correspondant. Elle s’emploie alors à le persuader de se supprimer. Il lui raconte en long et en large qu’il voit des fantômes, qu’une fille morte voilà une vingtaine d’années vient le hanter. Et l’autre salope lui sort des trucs comme : “Oh, ça donne le frisson. Moi, si j’étais poursuivie par un fantôme, j’aimerais mieux mourir. Les fantômes choisissent les gens au hasard, mais ensuite ils ne les lâchent plus de toute la vie. Est-ce que vous pouvez vous procurer une arme à feu ou quelque chose, parce que cela pourrait vous simplifier les choses…”

» Et elles se tordaient de rire en attendant de lire dans les faits divers qu’un étudiant en licence s’était donné la mort.

— Lucas ? » répéta Craig.

Cela faisait un moment qu’il n’avait plus pensé à Lucas, et lui venait tout à coup à l’esprit tout ce que ces événements avaient dû lui infliger, à lui aussi. Reposant sa tasse sur la table voisine, il commença à s’en vouloir terriblement. Il regardait autour de lui (recherchant de l’aide ? Une excuse ?) en se disant en substance : Bon sang, Craig, combien de vies penses-tu pouvoir gâcher dans le courant de la tienne ? Tout ce qu’il avait fait pour Lucas, c’était de lui passer un coup de fil du New Hampshire, l’été précédent, au moment où certaines pièces du puzzle s’étaient mises en place. Au téléphone, Lucas n’avait pas dit grand-chose, en fait. Il avait marmonné à plusieurs reprises : « Ça alors, mon pauvre vieux », puis il avait dit : « Je ne t’en veux de rien du tout. Mais il faut que je raccroche. Je ne peux vraiment pas parler de ça, mec. J’espère que tout va s’arranger, et je dois dire que, si j’étais toi, je resterais pas là-bas. Je m’inscrirai genre dans le Connecticut. Ici, tu sais, c’est pas cool en ce moment. On se reverra peut-être un jour. Va en paix, mec. » Et il avait raccroché.

Putain ! Il avait aussi gâché la vie de Lucas.

Deb paraissait émue aux larmes en voyant la tête de Craig. Elle se leva pour venir lui nouer les bras autour du cou, elle rajusta la couverture sur lui et le serra fort. Il se laissa aller à cette étreinte tout comme il se souvenait qu’il s’abandonnait entre les bras de sa mère quand il était petit enfant, même quand il la savait fâchée après lui, car elle faisait mine de ne pas l’être.

Il se trouvait transporté à cette époque, les yeux clos, sanglotant contre l’épaule maternelle, la mouillant de larmes et disant des choses dans une langue qu’il n’était pas certain de parler. Elle le tapotait sans discontinuer – Deb, pas sa mère – et pleurait de même. « Écoute, lui dit-elle, tu vas te glisser dans mon lit et dormir. Les draps sont propres. Si jamais le marchand de sommeil se pointe pour ouvrir ta porte, je te réveillerai. D’ici là, repose-toi. »

Quand il se réveilla une nouvelle fois, les aiguilles vert martien de la pendule de Deb indiquaient 4 : 10 (du matin ?). La chambre était plongée dans le noir, hormis la lueur d’un iPod posé sur son chargeur, et tout l’appartement était silencieux. Il avait envie d’uriner, mais il se dit que cela ne pressait pas au point de réveiller un appartement rempli de filles et de risquer de leur flanquer la frousse. Allongé sur le flanc entre les draps tout propres, dont la senteur lui rappelait Nicole et aussi l’amidon que sa mère vaporisait sur son pantalon kaki, il regarda les aiguilles du réveille-matin tourner par petites saccades autour de leur cadran, jusqu’à ce que Deb entre dans la chambre en short de gym et tee-shirt et s’assoie au bord du lit pour lui poser une main fraîche sur le front.

Alors, il se rendormit.

 

57

 

Josie eut l’air de se radoucir quand il lui apparut que, bien qu’elle eût découvert une partie de la vérité, Shelly n’allait ni la menacer ni faire une scène.

Peut-être même était-elle quelque peu exaltée.

À présent posée sur le bord de sa chaise, penchée vers Shelly, elle lui expliquait avec de gracieux mouvements de mains les subtilités du bizutage au sein de sa sororité. Son genou tressautait un peu et, bien qu’elle ne regardât pas Shelly droit dans les yeux, son regard lui effleurait le visage, s’attardait une fraction de seconde sur son épaule, sur une boucle d’oreille, avant de parcourir de nouveau la salle.

« Nous ne faisons jamais rien de physiquement dangereux, dit-elle. Mais, tu comprends, on ne peut se sentir vraiment un groupe sans quelques rituels et quelques traditions. Et aussi des secrets. Si ce n’est pas au moins un petit peu dangereux, rien ne justifie de garder le secret, c’est pourquoi… »

Se pouvait-il qu’elle se sentît soulagée maintenant que la vérité était révélée et que Shelly paraissait en avoir pris son parti ?

Cette dernière voyait bien que Josie était transportée de pouvoir dévoiler les secrets, de disposer en sa personne d’un auditoire captif. Car que pourrait-elle faire de la moindre information qu’elle recevrait désormais de Josie ?

« Il faut savoir que ce n’est plus le bizutage d’autrefois. On sait comment cela se passait. Les sœurs se coupaient la paume des mains, se tailladaient vraiment, je veux dire, au point de saigner à gros bouillons, et elles faisaient cercle toutes nues autour d’un cierge pour se livrer à des trucs mystiques ou je ne sais quoi qui faisaient d’elles des sœurs. Au grenier, il y a des tas de photos en noir et blanc des années soixante ou quelque chose comme ça. Il y a du sang partout, et un type tout nu à cheveux longs qui joue de la flûte. Ça fait peur. »

Shelly se dit que cela ressemblait effectivement au genre de pratiques qui avaient cours dans les années soixante. Josie riait.

« Je me demande ce qui se passait si l’une d’elles perdait trop de sang », dit Shelly, plus pour elle-même qu’à l’adresse de Josie. Elle pensait à ce que lui avait raconté son ex-mari à propos d’une adolescente qu’il avait dû soigner après quelque chose du même ordre, un rituel avec effusion de sang entre partenaires d’une équipe de volley-ball. Elles s’étaient entaillé la face intérieure du bras, mais la fille en question en était arrivée à se trancher une artère. L’ex de Shelly lui avait si bien décrit la situation que, vingt ans après, elle se représentait toujours la malheureuse (congestionnée, livide, bleuie, vêtue de son seul blouson de l’équipe première des Wildcats), qui avait rendu l’âme dans le hall des urgences.

« Je suppose qu’elles appelaient les secours », dit Josie, apparemment peu intéressée par la question. Qu’en avait-elle à faire ? Qu’est-ce que c’était pour elle que les années soixante ? « Nous avons toujours quelqu’un qui se tient en retrait, pour le cas où quelque chose irait de travers. »

Elle lança un regard par-dessus son épaule, mais il n’y avait que le mur. N’empêche, il était manifeste qu’elle se savait sur le point d’entrer en territoire interdit, sur le point de communiquer à Shelly quelque chose qu’elle était censée tenir secret.

« Nous avons un EMT avec nous, un secouriste. Il nous appartient. Il est un peu comme le petit ami de toutes les filles, une espèce de mascotte. Nous l’adorons. Nous lui faisons porter son uniforme, c’est tellement mignon ! Il passe la nuit dans une chambre sur l’arrière de la maison, et la sororité le paie pour qu’il soit présent lors des cérémonies, pour qu’il soit de permanence afin de… » Josie se tut. Son regard se fit vague et alla se perdre quelque part entre ses genoux et le sol.

« Quelles cérémonies ? interrogea Shelly.

— Eh bien, il y a ce truc. Il y a un rituel au printemps et un rituel en automne. On y participe en seconde année – ça va donc bientôt être mon tour (elle eut un petit rire). J’en suis morte de trouille. Tu me promets de n’en parler à personne ? »

L’absurdité de sa question dut lui apparaître car elle poursuivit avant que Shelly eût pu répondre.

« Nous renaissons. En tant que sœurs. Tu ne vas pas le croire. »

Shelly haussa les sourcils, comme pour dire Chiche ; mais ce qu’elle avait présentement du mal à croire, c’était le fait qu’elle avait sabordé sa carrière et fichu toute sa vie en l’air pour coucher avec cette pipelette ordinaire et creuse, assise devant elle au Starbucks et discourant comme si elle était la seule à avoir jamais fait partie d’une sororité, et comme si les choses qui s’y déroulaient avaient une quelconque importance aux yeux du monde. Face au visage pâle et excité de Josie Reilly, Shelly s’étonnait de ce qu’une semaine plus tôt elle se serait volontiers coupé plusieurs doigts pour passer un nouvel après-midi au lit avec cette fille. Et dire qu’elle s’était crue amoureuse.

« Ça s’appelle la Résurrection. Nous avons un cercueil au sous-sol, dit Josie en se penchant en avant et en chuchotant avec suffisamment de force pour que, à supposer qu’un quelconque client du Starbucks éprouvât le moindre intérêt pour le sujet, il pût tout entendre à quatre tables de distance. Et toutes les novices de seconde année sont mises dedans. Il se passe que… Alors, pour commencer, tout le monde est raide bourré. Ensuite, celle qui doit connaître la Résurrection est assise par terre, elle respire très fort et très vite pendant exactement deux minutes, puis une fille lui appuie sur l’artère du cou, si bien qu’elle s’évanouit.

» On l’étend alors dans le cercueil, et quand elle revient à elle, elle renaît. Et les sœurs se tiennent tout autour avec des cierges.

» Les novices attendent en haut, vu qu’il leur est interdit d’assister au rituel jusqu’à ce qu’elles-mêmes soient en position de renaître ou soient déjà passées par là.

» C’est mon tour dans trois semaines.

— Mince alors ! » fit Shelly, réagissant non pas à l’imminence de l’épreuve, mais à la grandeur des pupilles de Josie. Et de ses globes oculaires – avait-elle déjà remarqué leur dimension ? Elle pensa à certains personnages de dessins animés. Minnie Mouse. Betty Boop.

« C’est incroyable, non ? lança Josie.

— Non. Enfin, oui. »

Bien sûr qu’elle y croyait. C’en était même presque risible tant c’était croyable. Il fallait s’y attendre. Shelly aurait pensé qu’à l’époque actuelle les sororités avaient trouvé de nouveaux rituels aussi choquants qu’innovants Celui-ci méritait à peine l’appellation de bizutage. À l’époque du collège, elle avait elle-même participé à de semblables rituels d’évanouissement dans la salle de jeux de Valerie Kolorik pendant que les parents de celle-ci se trouvaient à leur country-club. Point de cercueil, bien sûr, mais uniquement parce qu’elles n’en avaient pas sous la main. Elles auraient raffolé d’avoir un cercueil. Shelly se souvenait encore du contact des mains moites de Valerie autour de son cou au terme des deux minutes d’hyperventilation. Il s’agissait de sa dernière sensation physique avant de sombrer dans l’inconscience. À son réveil, les autres filles étaient assises autour d’elle, hilares.

« Oui, fit Josie en dodelinant de la tête avec une frénésie telle que Shelly se dit qu’elle devait avoir peur. Tu comprends, ce n’est qu’un jeu, mais il est parfois arrivé qu’il y ait des complications. D’où la présence du secouriste, au cas où. »

Elle avait murmuré cela avec un accent de sincérité – fini, le ton fabriqué – et Shelly comprit qu’elle-même était censée s’informer desdites possibles complications ou exprimer de l’inquiétude pour Josie ; mais elle ne put s’y résoudre. Il s’agissait, se dit-elle, d’une nouvelle façon de sombrer dans l’inconscience – sauf que, cette fois, les petites mains enserrant son cou étaient celles de Josie, et elle savait qu’elle les sentirait là jusqu’à la fin de ses jours.

« Tu ne vas en parler à personne, n’est-ce pas ? » dit Josie, les yeux ramenés à deux minces fentes. C’était une affirmation plus qu’une question. « Des cérémonies, je veux dire. Ce n’est pas exactement du bizutage, mais si jamais le Conseil panhellénique…

— Non, dit Shelly. Bien sûr que non.

— Je te remercie, dit Josie d’un ton purement formel. Surtout après la mort de Nicole et toutes les conneries qu’on raconte autour de la disparition de Denise…

— Denise ?

Josie eut un mouvement de la main et afficha un petit sourire suffisant. « Une fugue ou quelque chose du genre. Elle faisait peur. Mais les gens ne cessent de fureter, comme si on l’avait enterrée derrière dans la cour. »

Cela revint à Shelly : il s’agissait de cette étudiante de l’école de musique qui avait disparu, comme elle l’avait découvert en faisant des recherches sur l’accident. « Que lui est-il arrivé ?

— Comment le saurais-je ? Mais on ne peut pas nous tenir responsables de toutes les sœurs un peu dérangées qui se mettent à fuguer. Elle n’aurait jamais dû entrer à OTT pour commencer. Le genre de naze qui aurait eu sa place dans… » Josie s’interrompit avant de nommer la sororité de Shelly, à quoi un fard ridicule gagna le cou et la gorge de cette dernière. Elle battit des paupières, déglutit, se leva (les pieds de sa chaise émettant un raclement aussi sonore qu’obscène sur le sol nu du Starbucks) et, d’un ton qui se voulait posé, déclara : « Il faut que j’y aille. »

Josie eut une expression contrariée et désappointée, comme si elle avait d’autres surprises en réserve, l’air de se demander si elle allait laisser Shelly s’en aller – et toutes deux savaient que, si elle lui avait ordonné de se rasseoir, Shelly se serait exécutée ; c’est pourquoi celle-ci resta sur place, attendant de voir si elle serait congédiée. Josie paraissait peser le pour et le contre tout en promenant un regard à travers la salle, puis en direction de la porte d’entrée, où, sembla-t-il, quelqu’un de plus intéressant venait de s’encadrer.

Quand Josie se leva à son tour, Shelly y vit l’occasion de dire au revoir et se surprit même à esquisser une courbette ; mais l’autre passa devant elle en disant : « Rassieds-toi, veux-tu ? Je dois aller saluer quelqu’un, mais je reviens tout de suite. »

Quel choix avait Shelly ?

Elle sentit son poids, et le poids de l’injonction de Josie, la renvoyer lentement mais inexorablement sur sa chaise.

 

58

 

Jeff Blackhawk conduisait d’une main et mangeait son hamburger de l’autre. Il avait coincé entre ses cuisses un gigantesque gobelet de Coca, et Mira lui tenait à portée sa barquette de frites. En plus de manger et de conduire, il faisait les frais de la conversation. La difficulté qu’éprouvait Mira en la matière lui était apparue quand il l’avait interrogée sur son enfance (les questions bateau : où elle avait grandi, ce que faisaient ses parents) ; elle avait bafouillé que sa mère était femme au foyer, avant de s’interrompre pour refouler le sanglot qui allait survenir si elle prononçait un mot de plus.

« Putain, ce que je déteste cet État ! dit-il. J’ai passé mes jeunes années dans l’ouest du Texas, région dont tout le monde se gausse, mais je vais te dire un truc… (il rumina un moment son idée et son hamburger avant de poursuivre). Les gens savent ce que vivre veut dire dans l’ouest du Texas. Tu t’achètes un peu de terre. Pas le moindre arbre, d’abord et d’une. Un mobile home. Plat, c’est tout plat ! Et il y a le ciel. Partout, le ciel. »

Il traversa l’esprit de Mira que la poésie de Jeff Blackhawk devait être du type super minimaliste. Il semblait mettre longtemps à trouver les mots requis pour ce qu’il entendait exprimer, mais quand ils étaient là, c’étaient les bons.

Elle se représentait son Texas occidental, bien qu’elle n’y eût jamais mis les pieds.

Le mobile home. Le paysage tout plat. Un buisson dans les lointains. Du bleu. Du bleu.

« Alors qu’ici, reprit-il en agitant son hamburger en direction du pare-brise comme pour effacer le décor. Du fouillis. Du bric-à-brac. Rien. »

Elle le découvrait bien différent de Clark. Jamais ce dernier n’aurait utilisé le mot putain dans la conversation courante, sauf s’il était en colère. S’il s’était trouvé pour une raison ou pour une autre obligé d’aller dans un Wendy’s, il aurait commandé du blanc de poulet avec un accompagnement de laitue et de tomates. S’il avait dû manger dans sa voiture, ç’aurait été à l’arrêt. Jamais, Mira en était absolument certaine, il n’aurait proposé à une vague connaissance de travail de lui servir de chauffeur pour aller récupérer les enfants d’icelle chez sa belle-mère à trois cents kilomètres de là.

« Tes recherches, comment ça se passe ? interrogea Jeff, et, sans attendre la réponse : Tu sais que ton sujet m’intéresse de plus en plus. Aussi, désolé si tu te retrouves avec un concurrent en la personne de ton serviteur. Non que je sois capable d’écrire en prose ; tu n’as donc pas à redouter de concurrence sur ce terrain. Mais toute cette histoire, avec la fille… Je ne devrais sans doute pas te dire ça, mais je suis sorti, il y a deux ans, avec une fille. Pas une de mes étudiantes, note bien (il regarda gravement Mira, ne détournant pas la tête avant qu’elle le regarde à son tour), mais une étudiante, et qui appartenait à cette sororité, celle de Nicole Werner. Tu n’as pas idée de ce qu’elle m’a raconté comme histoires ! Elle les a plaquées quand elles ont voulu la mettre dans un cercueil et la faire revenir d’entre les morts ; à la suite de quoi elles l’ont si salement ostracisée qu’elle est partie s’inscrire à Penn State. Voilà quelque chose pour ton livre sur le sexe et la mort : des sœurs de sororité dans des cercueils.

» C’était une fille incroyable, vraiment. Une chevelure pareille à… (il avala le dernier morceau de son hamburger, mais il parut passer avec difficulté, comme s’il se trouvait sur le chemin de la comparaison qu’il méditait)… pareille à du verre, à du métal laminé. Je ne sors pas habituellement avec des étudiantes, Mira. Je sais bien quelle est ma réputation, mais c’est seulement celle d’un homme seul, pas d’un Casanova. De toute manière, j’ai dans l’idée que si je décidai aujourd’hui de jouer les tombeurs parmi la population féminine estudiantine de Godwin Honors College, je ne me ferais pas un bien gros tableau de chasse. Cependant ! (il leva les deux mains au-dessus du volant et, à l’adresse du pare-brise :) Il fut un temps ! Oui, vraiment, il y eut une époque faste dans la vie d’un homme seul du nom de Jeff Blackhawk. »

Mira baissa le regard vers le genou de Jeff. Il y avait une tache de graisse sur son jean là où il posait le hamburger entre deux bouchées. Elle comprit alors que l’odeur qui flottait autour de sa personne dans les couloirs, celle qu’elle prenait pour une espèce d’émanation toute masculine, était en fait l’odeur de sa voiture et des hamburgers de chez Wendy’s. Elle résista à une envie de lui tapoter le genou. Cela n’avait rien de sexuel et elle était absolument certaine qu’il ne se serait pas mépris. Mais il n’avait pas les mains sur le volant et semblait si exalté qu’elle avait un peu peur de finir dans le terre-plein central si elle esquissait soudain ne fût-ce que le plus mesuré des mouvements.

 

59

 

« Salut, Perry

— Bonjour, Josie.

— Un moment qu’on ne t’avait vu. »

Perry ne pouvait la contourner. Elle se tenait directement en face de lui et de Karess, debout à côté de lui. Le seul moyen de filer sans bousculer l’une ou l’autre aurait été de ramper par-dessus une table à laquelle étaient assis deux types, apparemment des troisième cycle, qui ne cessaient de se repasser avec humeur une feuille noircie de calculs.

« Eh ouais », fit-il à l’adresse de Josie en regardant de façon ostensible vers le comptoir pour tenter de lui faire comprendre qu’il n’avait nulle intention de s’attarder ici avec elle. Mais Josie n’avait jamais été du genre à se faire souffler sa conduite par autrui. « Tu es en coloc avec Craig ? lui demanda-t-elle. Parce que c’est ce qui se dit. » Elle toisa Karess de la tête aux pieds et parut la ranger comme quantité négligeable avant de revenir à Perry.

« En quoi est-ce que ça t’intéresse ? interrogea-t-il.

— Ça m’intéresse, c’est tout.

— Écoute, Josie, je…

— Excusez-moi », fit Karess avec une politesse presque outrée en se faufilant entre Perry et Josie. Arrivée au comptoir, elle se retourna pour faire signe à Perry de la suivre. Il ne le pouvait pas, Josie lui bloquant toujours le passage.

« Qui c’est ? s’enquit-elle avec un mouvement de tête vers Karess. Tu sors avec une hippie ?

— Josie…

— Je veux que tu dises quelque chose à Craig de ma part. »

Perry regarda le plafond. Il attendait.

« Je veux que tu lui dises “Va te faire foutre” de ma part. »

Perry regardait toujours en l’air – même si, du coin de l’œil, il voyait Karess continuer d’agiter sa blanche main à son adresse, avec un peu plus de vigueur à présent. Ses bracelets envoyaient la lumière danser au plafond. Tentant de se concentrer sur ce phénomène, il vit (comme s’il disposait subitement d’une vision panoramique et qu’il pût embrasser tout le Starbucks sans décoller les yeux du plafond) la tout aussi blanche main de Josie s’élever et monter vers lui pour entrer en collision avec son visage.

Le bruit de la gifle fut étrangement assourdi pour lui, car, en même temps que la joue, Josie lui avait frappé l’oreille ; il constata néanmoins, même abasourdi comme il l’était, que tout le monde avait entendu, puisque tous les regards s’étaient braqués d’un coup sur lui, cependant que le cliquetis des petits souliers noirs de Josie s’éloignait vers l’endroit d’où elle était venue, produisant sur le linoléum un bruit de griffes ou de serres.

« Oh, mon Dieu ! » s’écria Karess en se précipitant comme si elle le croyait victime d’un coup de feu. Elle l’attrapa par le bras pour l’entraîner vers la porte et jusque dans la rue. « Oh, mon Dieu ! lança-t-elle derechef. Mais cette fille t’a giflé ! »

 

60

 

Tournant la tête au bruit de la gifle, Shelly vit Josie, joues colorées, bouche ouverte, s’en revenir vers leur table, et le garçon qu’elle venait apparemment de gifler foncer vers la porte avec son amie et ressortir sous ce qui semblait devenu un véritable blizzard.

Le sentiment de défaite et d’abdication qui l’avait assaillie quand Josie lui avait dit de se rasseoir, la reprit quand elle comprit qu’elle allait devoir rentrer chez elle par ce temps avec seulement une robe et un pull léger. Peut-être Josie allait-elle la gifler elle aussi avant qu’elle s’en aille à travers la tourmente.

Josie se laissa tomber sur sa chaise au moment où la salle tout entière retentissait de rires et d’acclamations, comme si l’équipe locale venait de marquer un essai. À une table près de l’entrée, deux garçons à l’air polar se tapèrent l’un l’autre dans la main. On entendait siffler, et une fille assise seule dans un angle leva les yeux de son ordinateur pour brandir un poing victorieux. « Bravo, mademoiselle ! » lança la caissière de derrière son comptoir. Le préposé au percolateur leva les deux pouces en l’air, et même la maman à la poussette, qui était entrée en même temps que Shelly et lui avait parlé si gentiment, souriait.

S’était-il dit quelque chose qui avait échappé à Shelly – une parole qui avait valu une gifle à ce garçon ? S’il avait effectivement dit quelque chose, se pouvait-il qu’autant de gens l’aient entendu ? Elle-même n’avait rien perçu avant le bruit de la gifle et l’exclamation inquiète de la fille ; or certaines des personnes qui manifestaient bruyamment leur approbation étaient assises encore plus loin qu’elle de la scène.

Évidemment, si l’inverse s’était produit et que ce garçon eût giflé Josie, il aurait été immédiatement saisi à bras-le-corps par les deux types qui venaient de se taper dans la main. On aurait appelé la police. Le garçon aurait été emmené menotté.

Josie avait des couleurs, les lèvres entrouvertes. Elle ne souriait certes pas, mais ne semblait pas non plus particulièrement émue.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » lui demanda Shelly en essayant de paraître plus intéressée, plus inquiète, qu’elle ne l’était. Ce qu’elle voulait, c’était ficher le camp.

« Foutu connard ! fit Josie. Il habite avec quelqu’un que je hais.

— Qui cela ? » Josie marmonna un nom. Se penchant en avant, Shelly insista : « Qui ?

— Craig Clements-Rabbitt, dit Josie, exaspérée, comme si Shelly la tarabustait à ce sujet depuis des jours. Le trou du cul qui…

— Celui de l’accident de voiture », dit Shelly. Sa voix lui sembla celle de quelqu’un d’autre. La voix d’une narratrice. La voix détachée d’une conteuse. Une narratrice omnisciente. Une narratrice qui aurait connu depuis le début l’ensemble des faits, mais aurait choisi de ne les révéler qu’au compte-goutte. « Craig Clements-Rabbitt, répéta-t-elle, plus pour elle-même que pour Josie. Tu le connaissais donc. »

Josie eut un rire bref et sans joie. « Oui. Je le connaissais. Un menteur, un cavaleur, qui mérite ce qui va s’abattre sur lui – et, crois-moi, ça va être du lourd.

— Tu penses donc qu’il a tué ta compagne de chambre. Nicole. Ton amie. »

Josie ne nia pas, bien qu’elle n’eût jamais dit à Shelly avoir été la compagne de chambre de la défunte. Au cours de tout ce qui s’était passé depuis entre elles, Shelly ne l’avait jamais non plus interrogée à ce sujet.

Mais si elle avait eu des raisons de s’en défendre, Josie n’en avait plus à présent. Elle dit dans un haussement d’épaules : « Oui. Ça en fait partie. »

Elle n’avait visiblement pas envie d’en dire plus.

Oui, il avait peut-être tué son amie, mais il avait fait quelque chose de pire encore.

« Qu’a-t-il fait, Josie ? »

Josie éluda la question d’un geste de la main et dit : « Peu importe désormais. Il va payer.

— Il a déjà payé, dit Shelly en tâchant d’empêcher sa voix de trembler. J’étais sur les lieux de l’accident. J’ai vu ce qui s’est passé. Et ce qui ne s’est pas passé.

— Tout le monde paie à la fin, dit Josie avant de faire entendre un rire exempt de la moindre joie.

— Cela s’applique aussi à moi ? » interrogea Shelly.

Josie parut sincèrement surprise par la question. Ses sourcils disparurent sous ses boucles.

« Non », répondit-elle après avoir réfléchi pendant ce qui sembla une éternité. Elle laissa échapper un rire sonore, étrange, et, gardant la bouche ouverte, regardant toujours Shelly avec surprise : « Tu n’as pas encore pigé ? Cela n’a rien à voir avec nous. Et ce n’est pas une stupide histoire de bizutage, comme tu sembles le penser. Je ne me serais pas abaissée à ça, et jamais Oméga Thêta Tau ne me l’aurait demandé. Ce qui s’est passé entre nous a à voir avec ceci : tu étais sur les lieux. Elles veulent t’éliminer du paysage. »

Elle se laissa aller contre son dossier et considéra Shelly comme d’une très grande distance. Elle arborait l’expression de qui vient de mettre un point sur le dernier i de son devoir écrit, d’en agrafer les pages et de le déposer sur le bureau du prof.

Voilà, je vous le rends, qu’en pensez-vous ?

Shelly ne put que lui retourner son regard.