Quatrième partie

 

61

 

« Je ne l’aurais pas proposé s’il y avait eu un problème, dit Jeff. Je trouve que tes gosses sont mignons et ta bibliothèque regorge de Camille Paglia. Qui ne voudrait pas faire du baby-sitting ici ?

— Ils t’aiment bien », dit Mira, plus par étonnement qu’en guise de compliment. Andy et Matty chevauchaient chacun un des mocassins de Jeff, qu’il soulevait alternativement. Faisant comme chez lui, il s’était affalé sur le canapé et avait déposé sa tasse de café par terre, où elle serait sûrement renversée ; mais cette décontraction faisait que sa présence était encore plus opportune et bienfaisante. « Merci, dit-elle encore. Je serai de retour à temps pour que tu ailles donner ton cours. Je le jure.

— Oh, tu sais, de toute façon, mes étudiants ne s’attendent jamais à me voir arriver à l’heure, et puis tu ne vas pas quitter la morgue en courant, sans dire au revoir. Prends tout ton temps. On va lire des ouvrages de théorie féministe tout en se barbouillant de petits gâteaux.

— Pourvu seulement que tu n’aies pas à changer une couche.

— Diable, j’espère que non ! Mais t’inquiète, ça va aller comme sur des roulettes. Petite confidence : quand j’étais collégien, j’ai suivi une formation au baby-sitting dispensée par la Croix-Rouge, dans l’espoir de me faire un peu d’argent pour acheter de l’herbe. J’étais brillant, mais ensuite, va savoir pourquoi, personne n’a fait appel à moi pour garder ses gosses. Jusqu’à aujourd’hui ! N’empêche, je n’ai rien oublié en ce qui concerne le changement d’une couche. Aucune inquiétude là-dessus. »

Mira fit au revoir aux garçons, qui poussaient des cris perçants, toujours accrochés aux chevilles pâles et poilues de Jeff, qui se voyaient entre ses chaussettes et les ourlets élimés de son pantalon kaki.

 

Il faisait désagréablement froid dehors, et les nuages étaient de sinistres masses bleues qui rasaient le faîte des bâtiments. Les jeunes gens qui dépassaient Mira à grands pas sur le trottoir pour se rendre en cours, avaient la tête enfouie dans leur parka, même si quelques-uns étaient toujours, mystère ou bravade, chaussés de tongs. Un cycliste filait sur le bitume humide, pneus sifflant comme un serpent. Dans un jardinet, un homme était en train d’enfoncer un piquet dans sa pelouse.

Une pancarte « À louer », supposa Mira.

Elle supposait également qu’il lui faudrait bientôt se pencher sur les petites annonces et s’intéresser à ce genre d’écriteaux afin de trouver un nouvel appartement, et cette idée lui fit monter les larmes aux yeux.

Clark.

Grand Dieu.

À Petoskey, sa belle-mère avait tenté, physiquement, d’empêcher Mira de repartir avec les jumeaux.

« Clark me les a confiés, Mira. Il repasse demain, sans doute. Qu’est-ce que je vais lui dire ?

— Vous lui direz que leur mère, sa femme, est venue les chercher. Qu’elle les a ramenés à la maison.

— Mais enfin, Mira, vous ne pouvez tout de même pas… »

Mais Mira avait déjà remballé le paquet de couches, boutonné la veste des jumeaux par-dessus leur pull et elle en portait un sur chaque hanche, tels deux mignons sacs de courses. Ils avaient été si excités de la voir qu’ils s’étaient mis à hurler à tue-tête. À présent, juché de chaque côté de sa personne, ils lui tapotaient les joues comme pour s’assurer qu’elles étaient bien réelles. Ces tapes la cuisaient, mais elle adorait cela.

La mère de Clark la saisit par la manche de son pull. « Ne partez pas, Mira. Sinon, je vais devoir…

— Vous allez devoir quoi ? la coupa Mira en ayant soin de ne pas élever la voix, ce qui aurait inquiété les jumeaux, qui, après tout, adoraient leur grand-mère. Qu’allez-vous faire, Kay ? Appeler la police ? Lui dire qu’une mère vient récupérer ses enfants ? Ou bien appeler Clark ? J’ai moi-même essayé. Une centaine de fois. Il n’a pas allumé son portable ou bien il ne l’a pas sur lui, et puis à quoi cela servirait-il de toute manière ? Nous devons tous finir par rentrer à la maison, et les garçons ont besoin d’être avec leur mère. »

Admettant apparemment sa défaite, la mère de Clark avait fini par relâcher sa manche. Mira avait eu de la peine pour elle. Sa belle-mère avait les cheveux plus gris que dans son souvenir, et ramenés en totalité sur un côté de la tête, ce qui lui dénudait une partie du crâne. Elle était vêtue d’un sweat-shirt fatigué portant l’inscription KEY WEST, endroit où Mira était certaine qu’elle n’avait jamais mis les pieds. C’était à vous briser le cœur. La mère de Clark avait toujours été bonne pour elle et aimante avec les jumeaux. Mais Mira devait partir. Il lui fallait ses enfants avec elle, il lui fallait assurer ses cours, elle devait donc les ramener à la maison.

« Je suis navrée, Kay, dit-elle. Je vous suis très reconnaissante de les avoir gardés et d’avoir si bien pris soin d’eux. »

Kay avala sa salive, hocha la tête d’un air pénétré, embrassa chacun des garçonnets, puis Mira également, sur la joue, avec chaque fois le même smack un peu idiot.

« Je vous aime tous ! » lança-t-elle, la voix se brisant, le menton tremblant, et Mira se mit à pleurer elle aussi. Les jumeaux considéraient ces larmes, les essuyaient, regardant d’un air grave et perplexe leur mère et leur grand-mère, tandis que cette dernière les raccompagnait à la porte avant de jeter un œil dehors.

Jeff était resté dans la voiture afin de ne pas compliquer les choses. Il avait laissé tourner le moteur, qui produisait des bruits gutturaux et dont l’échappement émettait une fumée bleutée. Il semblait en train de chanter ou de réciter quelque chose tout en se regardant les genoux.

« Qui est-ce ? Qui est cet homme ? interrogea Kay, comme face à un spectre.

— Il s’appelle Jeff Blackhawk, expliqua Mira. Il est mon collègue à l’université. Il a proposé de me conduire jusqu’ici, puisque, comme vous le savez, je n’avais pas la voiture. Vu que Clark l’a prise. »

Kay hocha lentement la tête, comme si tout cela se tenait au bout du compte, puis, comme s’il risquait d’entendre, elle demanda dans un souffle : « C’est un Indien1 ?

— Je ne crois pas, murmura Mira en retour. Je n’en ai pas l’impression. »

Kay opina du chef, semblant se dire que cela faisait au moins une bonne nouvelle, puis elle attrapa de nouveau Mira par la manche. « Ramenez-moi les bébés aussi vite que possible. Et faites attention sur la route. Raccommodez-vous avec Clark. Je vous aime, ma petite fille.

— Moi aussi, je vous aime », répondit Mira, et elle regarda longuement sa belle-mère avant de tourner les talons et de regagner la voiture avec les jumeaux.

 

De retour à l’appartement au terme de ce long trajet, et après que Jeff l’eut aidée à monter les jumeaux à l’étage (et eut pris congé avec la visière d’une casquette imaginaire et l’ébauche d’une révérence), Mira se sentait si rassérénée par leur retour qu’elle n’eut pas même une pensée pour Clark. Son soulagement d’avoir les garçons dans ses bras, de les câliner, de leur donner des baisers, de leur humer les cheveux et la nuque, était total, comme si elle avait été retenue en otage pendant ces quelques jours sans eux et qu’elle eût été libérée à l’instant. Des larmes lui roulaient sur les joues tandis qu’elle les berçait d’avant en arrière sur le canapé en leur donnant le sein. Ils tétèrent goulûment et finirent par s’endormir. Alors, elle les souleva pour aller les mettre au lit (tâche difficile avec deux bambins inertes, mais ils dormaient à poings fermés), après quoi elle s’attarda un long moment dans la chambre, les contemplant couchés dans leur petit lit. À la maison.

 

Ce n’est qu’en gravissant les escaliers de Godwin Hall pour retrouver les étudiants qu’elle allait accompagner à la morgue, qu’elle prit pleinement conscience qu’une nouvelle partie de sa vie avait commencé et continuerait de commencer, qu’elle le voulût ou pas.

 

62

 

Debout au milieu de l’appartement, Perry laissait un message sur le répondeur de Craig (« Où diable es-tu passé, mec ? ») quand il découvrit que le téléphone portable de son ami traînait, éteint, sur la table basse à un mètre de lui. Cela faisait vingt-quatre heures qu’il n’avait pas vu son colocataire, et il serait en retard pour la sortie à la morgue s’il ne partait pas sur-le-champ. « Et merde ! » dit-il à l’adresse du combiné avant de raccrocher. Il ramassa son sac à dos et se dirigea vers la porte.

Il était en retard.

Mrs Polson se tenait dans le hall, ses étudiants déjà rassemblés autour d’elle. Elle leur donnait quelques directives, leur expliquant que la morgue du centre hospitalier universitaire était une infrastructure en accès restreint et que c’était un privilège rare que d’être autorisé à la visiter, privilège qui leur était accordé parce que son travail de recherche lui valait un laissez-passer qu’elle avait réussi à étendre à des « chercheurs en visite ». Le fait que lesdits chercheurs fussent en réalité des première année n’avait apparemment pas été porté à l’attention du directeur de la morgue ou du service de sécurité de l’hôpital. Pas encore. Aussi convenait-il, pour que les choses restent en l’état, de ne pas attirer l’attention. « C’est entendu ? » interrogea-t-elle, à quoi tous acquiescèrent.

Il se trouvait aussi, reprit-elle, que le préparateur était une connaissance personnelle. Cet homme travaillait autrefois dans un dépôt mortuaire qu’elle avait visité en Hongrie. Elle et lui étaient restés en contact, et il avait fini par émigrer aux États-Unis.

« En cas de facéties, d’irrespect, de vol – ce qu’à Dieu ne plaise – ou de tout autre comportement regrettable, je ne serai probablement plus autorisée à y amener mes étudiants. Et, ce qui vous concerne au premier chef, le sujet ou les sujets mis en cause n’obtiendront pas leur unité de valeur pour ce cours et seront l’objet de toutes autres sanctions que je trouverai. » Elle avait dit cela sur le ton de la bonne humeur, mais on voyait à son expression qu’elle ne badinait pas.

Ce matin-là, Mrs Polson portait un pull noir et une jupe violet foncé. Ses cheveux étaient lisses et brillants, et elle avait une roseur aux joues. Perry se dit qu’elle avait dû bien dormir la nuit précédente. Au cours des dernières semaines, elle avait présenté des cernes sous les yeux, mais aujourd’hui elle les avait clairs et vifs.

Elle était si ravissante à contempler. Perry avait du mal à en détacher les yeux, bien qu’il se défendît de la regarder avec insistance. Au travers de son foulard vaporeux, il distinguait ce qui semblait être une croix en or, suspendue au-dessus de la naissance de ses seins. Et peut-être aussi l’amorce d’une camisole ou d’un soutien-gorge bordé de dentelle. Il dut prendre sur lui pour détourner le regard et, ce faisant, il croisa celui de Karess.

Elle le dévisageait d’un air sombre.

Perry tenta un sourire, mais il lui fit l’effet d’une grimace, et l’expression de Karess – surprise, contrariété – le conforta dans l’idée que son visage ne réagissait pas comme il aurait voulu.

Elle ne détournait pas les yeux. Elle semblait s’y refuser. Alors, Perry, déstabilisé, fit mine d’avoir besoin de rattacher son lacet. Il s’accroupit derrière l’énorme postérieur d’Alexandra Robbins, là où il ne voyait personne et où personne ne pouvait le voir, jusqu’à ce qu’il entende Mrs Polson dire : « Bien, suivez-moi. »

 

Sur le chemin de la morgue, Perry s’attacha à suivre le groupe à bonne distance. La plupart semblaient faire leur possible pour marcher tout à côté de Mrs Polson (chose impossible, car on ne pouvait cheminer qu’à deux de front sur ce trottoir, et ils étaient au nombre de vingt). Pour sa part, Karess peinait en bottes de cow-boy sur la banquette d’herbe boueuse. Elle portait apparemment deux minijupes superposées – l’une de dentelle noire et, par-dessus, l’autre en denim avec une pièce à demi décousue à hauteur de la hanche. Elle s’était tressé les cheveux en y incluant des plumes et des perles de collier. Elle glissa un regard par-dessus son épaule, et il sembla à Perry que son visage scintillait. Non pas de plaisir, mais par l’effet de ce fond de teint à paillettes qu’utilisaient parfois les filles. Il se rappelait que Mary s’en était passé sur les pommettes pour le bal de promo, deux ans plus tôt, et que, quand ils dansaient ensemble, il croyait, chaque fois qu’il la regardait, qu’elle avait les joues noyées de larmes.

Brett Barber faisait son possible pour rester à la hauteur de Karess. On aurait dit qu’il raccourcissait ses enjambées afin de ne pas la distancer. Elle s’était mise à faire des mouvements de main devant elle, comme cherchant à lui exposer quelque important concept ; et lui, de regarder sa mitaine en laine couleur lavande comme si elle tenait la clé de l’univers et qu’il craignît qu’elle ne la laissât choir.

Le pauvre devait se croire trépassé et arrivé au paradis. Perry ne se rappelait pas avoir jamais vu Karess lancer le moindre regard en direction de Brett. S’il avait eu plus de tonus, s’il n’avait pas veillé la moitié de la nuit à attendre que Craig toque à la porte (où qu’il fût allé, ce dernier avait oublié ses clés), il aurait hâté le pas pour les rattraper et se placer entre eux deux. Cependant, primo, ses jambes se refusaient à le porter aussi vite, et secundo, il n’était pas certain d’être prêt à essuyer l’accueil que Karess était susceptible de lui réserver. Il voulait croire qu’ils s’étaient séparés bons amis la veille, mais il avait quelque doute à ce sujet.

Après le Starbucks, après que Josie l’eut giflé et qu’ils se furent retrouvés dehors sous une chute de neige d’une singulière intensité, il avait commis l’erreur de l’accompagner jusqu’à sa chambre. Sa compagne de chambre avait pris congé sitôt leur arrivée (pour aller « travailler au foyer »), comme s’il s’agissait d’un accord entre elles deux.

« Attends que je te regarde », avait fait Karess. Elle s’approcha de lui, mains ouvertes comme si elle portait une coupe, et lui prit le visage – mais au lieu de l’examiner, elle l’embrassa.

Ce baiser dura longtemps. Comme Karess était à peu près de la même taille que lui et qu’elle le tenait serré tout contre elle, Perry ne vit aucun moyen (du moins est-ce ce qu’il se dit) de se dégager autrement qu’en jouant des épaules. Il se laissa mordre la lèvre inférieure, cependant qu’il lui promenait la langue sur les dents – elles avaient goût de girofle et de menthe –, mais il garda les mains posées sur ses épaules et ne les en bougea point, bien que celles de Karess courussent le long de son dos avant de revenir à son visage. De l’index, elle traça une ligne de sa tempe à ses lèvres, puis, après un temps d’arrêt à leur commissure, elle le lui plongea à l’intérieur de la bouche.

Perry rouvrit alors les yeux. Ceux de Karess étaient ouverts et le regardaient. Elle recula d’un pas pour se débarrasser de sa veste d’un mouvement d’épaules, puis elle le prit par la main pour l’entraîner vers le lit, recouvert d’une sorte de nappe indienne, d’un million de polochons à vocation décorative et d’un chat noir en peluche nanti de peu rassurants yeux verts. Perry fit non de la tête.

Karess le regarda, secoua à son tour la tête, comme pour le singer. « Quoi », dit-elle, sans que ce fût à proprement parler une question.

« Il faut que j’y aille, dit-il en tâchant d’arborer un air contrit.

— Pardon ?

— Je ne peux pas. Il faut que j’y aille.

— C’est ça. » Elle baissa les yeux vers le jean de Perry, dont l’érection était manifeste. « On dirait que tu peux, au contraire.

— Ce n’est pas ça. » Il cherchait comment lui dire quel était le problème, bien qu’il ne le sût pas lui-même.

Elle était splendide. Il savait bien de quoi l’aurait traité une chambrée de garçons.

Mais Nicole était splendide, elle aussi.

Et avec elle, cela avait été affreux.

Alors que dans le cas de Mary – qui n’était en rien aussi magnifique que ces deux-ci –, il l’avait désirée si fort et pendant si longtemps qu’il aurait volontiers donné sa vie pour l’avoir. Il se réveillait certaines nuits en grognant. Certains jours, arrivé dans le hall du lycée, il empruntait des itinéraires détournés pour se rendre en cours ou à la cafétéria en l’évitant, car il ne supportait pas de la voir. La croiser avec tel joli corsage ou telle jupe légère le mettait au supplice pour le restant de la journée.

« Qu’est-ce que c’est, dans ce cas ? l’interrogea Karess. Je ne suis pas ton type ou quelque chose ? Tu n’es pas gay, au moins ?

— Non. Tu es si belle, seulement je…

— Tu as une copine, c’est ça ? (Elle laissa échapper un soupir.) Je me demandais, aussi. Tu n’as jamais le moindre regard pour les filles, en dehors de Mrs Polson. Je me disais que tu étais ou puceau ou chrétien, ou bien encore que tu couchais avec la prof ; mais en fait tu as une petite amie qui t’attend là-haut dans ton patelin – Bad Ass ? – avec un ruban jaune dans les cheveux2, c’est ça ? »

Perry hésita, puis ne sachant que faire face à Karess, qui le dévisageait, il eut un hochement de tête.

« C’est pour ça que l’autre salope de la sororité t’a giflé ?

— Eh bien, pas exactement. Elle…

— Oui, eh bien en tout cas, merci de m’épargner son sort. Et maintenant, aie l’amabilité de vider le plancher, monsieur Bad Ass ? J’en ai soupé de toi pour la journée. »

C’était surtout de la frime, mais Karess alla se poster à la fenêtre pour regarder dehors. De la main, elle lui fit signe de s’en aller. Perry s’éclaircit la gorge, mais ne trouva rien à dire. Il déverrouilla la porte, sortit dans le couloir et referma sans bruit derrière lui.

À présent, Brett Barber trottinait derrière elle, et c’est tout juste s’il ne remuait pas la queue. Quel que fût le sujet dont elle l’entretenait, il ne semblait requérir aucune réponse de sa part. Il ne hochait même pas la tête. Mrs Polson, en bottes d’un noir brillant qui lui montaient aux genoux, traversait à longues enjambées l’aire de stationnement, puis le groupe la suivit dans une voie piétonne qui se fit de plus en plus étroite. Bientôt, le passage devint si exigu qu’ils durent marcher en file indienne. Quelques-uns riaient nerveusement, se retournaient avec des haussements de sourcils vers ceux qui suivaient. « Où diable est-ce qu’on va ? » souffla quelqu’un.

Perry s’en étonnait, lui aussi. Il s’était attendu à ce que la morgue disposât d’un bâtiment en propre, bien clair et un peu niais, comme la maison Robbins & Dientz à Bad Axe, qui, chaque jour de fête, décorait sa longueur de pelouse – des rubans, des fleurs, des guirlandes, des œufs de Pâques, des cœurs de la Saint-Valentin – sauf à Halloween.

En revanche, la morgue du centre hospitalier universitaire paraissait reléguée exactement là où l’on situerait un endroit servant à dissimuler des cadavres : une basse-fosse. À l’écart, près des incinérateurs de l’hôpital. Nulle pancarte en façade pour les accueillir avec un smiley. Point d’euphémismes dans les panneaux indiquant DÉPÔT ET CHAMBRE MORTUAIRE ou LABORATOIRE MÉDICO-LÉGAL.

Mrs Polson continuait d’avancer et ils continuaient de la suivre. Ils dépassèrent les bennes, longèrent des chaînes interdisant tel ou tel accès, des panneaux DÉFENSE DENTRER, et poussèrent jusqu’à un endroit au-delà duquel ils n’allaient apparemment trouver d’entrée à rien du tout, et avaient assurément passé le point au-delà duquel quiconque aurait voulu s’aventurer. L’instant d’après, Mrs Polson descendait une longue volée de marches donnant sur une niche sombre et une porte coupe-feu brune et dépourvue d’imposte sur laquelle se lisait, peint au pochoir en grandes lettres jaunes, MORGUE.

 

63

 

Quand Shelly parut devant lui, le doyen de l’école de musique se tournait les pouces, bien carré dans son confortable fauteuil de bureau. Il offrait l’image même de la maîtrise de soi, à ceci près qu’il rougissait. Après que la secrétaire l’eut annoncée, Shelly avait eu droit à quinze minutes d’attente dans le couloir. Il avait eu tout le temps de se composer cette façade de sang-froid, mais impossible de masquer l’accélération de son rythme cardiaque, due soit à l’idée d’un affrontement imminent soit à la simple gêne.

« Madame Lockes », dit-il en guise d’accueil.

Shelly secoua la tête, ne voyant pas de raison de poursuivre ce petit jeu. « Vous pouvez m’appeler Shelly, comme vous l’avez toujours fait, dit-elle tristement. Et si cela ne vous dérange pas, je vais continuer de vous appeler Alex, comme je le fais depuis vingt ans. Je ne viens pas vous parler de mon emploi. »

Les joues du doyen s’empourprèrent d’une nuance de plus. Il s’agissait d’un homme pâle et replet, avec un côté porcin. Ne l’ayant pas connu plus tôt, Shelly avait supposé que cette corpulence lui était venue avec l’âge ; mais elle se le représentait aujourd’hui, pour la première fois, en classe de cinquième, déjà rondouillard, pourchassé dans la cour de récréation par des gamins dégingandés.

Hors d’haleine. Refoulant ses larmes. Les joues exactement de la même teinte qu’en ce moment.

Il poussa un soupir, se redressa sur son siège et plaça les mains sous le bureau, là où elle ne pourrait plus les voir.

« Désolée, Alex, mais je viens vous demander une faveur. » Voyant son menton trembler imperceptiblement, elle leva les mains comme pour parer quelque chose qu’il n’aurait pu, de toute manière, se résoudre à formuler. « Soyez sans inquiétude, reprit-elle. Une nouvelle fois, cela n’a rien à voir avec le travail, et je n’ai absolument pas l’intention de vous demander des références ni quoi que ce soit qui pourrait vous placer dans une position inconfortable. Il s’agit de tout autre chose. Disons que cela concerne l’université. Vous rappelez-vous l’accident du printemps dernier ? Nicole Werner ? Une première année originaire de Bad Axe ? »

Le doyen opina lentement du chef, sans ouvrir la bouche, sourcils haussés, comme s’il redoutait que ce fût une question piège. Shelly attendit en le regardant jusqu’à ce qu’il finisse par dire : « Oui. Bien sûr.

— Je n’ai probablement jamais eu de raison particulière de vous en parler. Je ne me rappelle pas vous avoir beaucoup vu au printemps dernier, et puis cette affaire ne vous concernait en rien ; de plus, malgré tout ce que j’ai pu faire dans ce sens, mon rôle dans cette histoire n’a pas été évoqué dans le journal, si bien que vous n’avez pas pu être au courant. Sachez que j’ai été la première personne sur le lieu de l’accident. Je rentrais de la salle de gym. Je suis la femme qui a appelé les secours.

— Ah ? » dit-il. Il semblait intrigué, mais de l’air de chercher à dissimuler son intérêt, comme pour faire comprendre à Shelly que rien de ce qu’elle dirait ne pourrait le gagner à ses vues, de crainte qu’elle ne l’entraînât dans quelque chausse-trape juridique, psychologique ou intellectuelle.

« Selon le journal, je n’aurais pas donné les bonnes indications relativement à l’emplacement de l’accident et je serais repartie avant l’arrivée des secours. On y trouvait cent autres détails énormes, tous aussi faux les uns que les autres. Jusqu’à présent, je ne comprenais pas. J’y voyais de l’incompétence. Je pensais que la presse locale avait été incapable de relever correctement les faits, que les journalistes étaient des péquenauds et que le fonctionnement interne du journal était si relâché que je n’avais même pas pu faire paraître une lettre ouverte au rédacteur en chef. J’ai compris depuis que c’était là ce qu’ils voulaient que je croie. Je sais maintenant que c’est tout l’inverse : il s’agit d’une machine très bien huilée, un modèle d’efficacité. Et l’université a la haute main là-dessus. J’ignore comment et pourquoi, mais… »

Elle s’interrompit momentanément en avisant l’expression du doyen. Il eût été exagéré de parler d’horreur ou de répugnance, mais l’émotion qu’elle révélait provenait de la même source.

Il pensait qu’elle était folle.

Peut-être la tenait-il pour une schizophrène à tendance paranoïaque.

Il se repassait mentalement toutes les années où il l’avait connue en cherchant quels avaient pu être les premiers symptômes. Il y en avait eu, forcément : son insistance à placer Haendel au-dessus de Mozart ; son homosexualité ; cette photo de chat qu’elle avait sur son bureau. Il ne rougissait plus. Elle comprit qu’il n’avait plus à se sentir gêné, car il ne se considérait plus en présence d’un pair, d’une collègue, ni même d’une ancienne employée, mais d’une aliénée mentale.

Elle soupira en refoulant ses larmes, puis elle déglutit et reprit : « Vous ne me croyez pas. Mais je ne vous demande même pas de me croire. J’ai travaillé pour vous pendant vingt ans et j’attends de vous quelque chose de très simple, quelque chose que vous seul pouvez faire. J’ai grand besoin que vous demandiez l’ouverture d’une enquête sur la disparition d’une jeune personne qui suivait les cours de cette université. Elle était étudiante à l’école de musique. Une violoniste. Elle accomplissait sa période d’essai avant d’être admise au sein de la sororité Oméga Thêta Tau. Elle a disparu au cours de l’hiver dernier. Or pour ce que j’en sais d’après ce que j’ai pu voir sur Internet, aucune investigation n’a été menée, que ce soit par la police locale ou par l’université.

» Je ne doute pas qu’en votre qualité de doyen de l’école de musique vous souhaitiez savoir ce qui lui est arrivé. On ne peut accepter la disparition pure et simple d’une étudiante de l’école de musique, vous ne pensez pas ? »

À voir son air, elle comprit qu’il n’avait jamais entendu parler d’une violoniste disparue et qu’il n’avait aucune envie d’en savoir plus. Néanmoins, il avait mis de côté ses doutes sur la santé mentale de son ancienne collaboratrice pour des préoccupations autrement importantes ayant trait à sa responsabilité, à sa réputation, à un possible battage autour de sa personne. Shelly le vit avec soulagement tirer un stylo de sa poche intérieure, placer un bloc devant lui et, d’un signe de tête, l’inviter à poursuivre.

« Pourquoi vous préoccupez-vous de cette personne ? Et comment cette affaire vous est-elle parvenue aux oreilles ?

— Elle était une des sœurs en sororité de Nicole Werner et également de Josie Reilly, et cela me semble faire un peu beaucoup – un peu trop de coïncidences. Où est passée cette fille ? Et pourquoi jamais personne ne s’est-il présenté avec des informations à son sujet ?

— Si j’ai bien compris, dit-il en posant son stylo, vous ne savez même pas si elle reste introuvable. Pour ce que vous en savez, elle pourrait tout aussi bien avoir repris les cours ou être rentrée chez ses parents.

— Je l’ignore, en effet, admit Shelly.

— Je vais faire ma petite enquête. Mais bon. Je ne vois pas ce que cela a à voir avec quoi que ce soit.

— Merci. C’est tout ce que j’attends de vous. Et aussi, est-ce que je peux vous demander… (elle marqua un temps avant de s’apercevoir qu’elle avait depuis le début l’intention de poser cette question)… comment il se fait que Josie Reilly m’ait été envoyée pour le poste travail-études ? Elle ne bénéficiait pas de l’aide financière, si je ne m’abuse. Ces postes sont réservés aux étudiants peu argentés. »

Le doyen ferma les yeux, s’éclaircit la gorge. Il fit la grimace, comme si quelque chose entrevu derrière ses paupières closes lui causait une douleur physique. Il les rouvrit, poussa un soupir et dit : « Ma foi, Shelly, cela s’inscrit dans l’ensemble de cette situation fâcheuse. L’étudiante en question n’était même pas payée. Elle souhaitait juste acquérir cette expérience et, sachant qu’elle ne pourrait avoir le poste sans la bourse travail-études, elle se montrait disposée à travailler pour rien. Aussi ai-je fait en sorte qu’elle vous soit attachée. En premier lieu, parce qu’elle était ravissante en plus d’être un bon élément, et ensuite parce qu’il se trouve que sa mère et mon épouse ont fait leurs études ensemble et qu’elles sont, de surcroît, sœurs en sororité. »

 

64

 

« Tu plaisantes, non ? » dit Craig. Il la tenait dans ses bras. Elle portait un soutien-gorge imprimé de pâquerettes orange et une culotte assortie en coton. Elle avait pris l’initiative d’ôter son tee-shirt et son jean, disant : « Je veux sentir contre la mienne autant de ta peau que possible, sans que… »

Elle n’avait pas eu à en dire plus.

Il savait à quoi elle pensait.

Il avait accepté de ne plus insister à ce sujet, un soir, après les vacances de Noël, où il l’avait tant et plus suppliée de se laisser embrasser les seins. Elle avait fini par hocher la tête d’une façon qui lui avait paru presque solennelle – la porteuse de la Croix face à l’autel opinant devant le prêtre – et Craig avait senti son cœur presque exploser dans sa poitrine.

Mais quand il s’était dressé sur les coudes pour dégrafer son magnifique soutien-gorge de dentelle rose, il avait découvert qu’elle pleurait, que deux larmes symétriques glissaient de biais sur chacune de ses joues, zigzaguant jusque dans ses cheveux d’or pour y disparaître. Il ôta ses mains tremblantes du soutien-gorge comme si elles s’y étaient brûlées. Il les laissa planer un moment en l’air avant de se laisser retomber à côté d’elle sur le sommier grinçant, d’enfouir la tête dans son cou et de lui dire : « Non, Nicole. Pardonne-moi. »

Elle restait silencieuse.

« Je ne t’importunerai plus avec ça.

— Je t’aime », souffla-t-elle. Comme chaque fois qu’elle lui disait cela, Craig sentit quelque chose se serrer entre sa gorge et son palais. Il perdait alors l’usage de la parole. Il lui avait fait mille déclarations depuis le mois d’octobre, mais il était incapable de répondre lorsqu’elle lui disait son amour : invariablement, il se sentait ferré comme par un hameçon.

Nicole souriait, semblant comprendre. Il n’était pas tenu de le dire. Il l’aimait. Et elle savait à quel point.

 

Cela s’était passé six semaines plus tôt. Depuis lors, il l’avait tenue dans ses bras en soutien-gorge et culotte, fidèle à sa promesse de n’en pas demander plus.

« Dis-moi que c’est une mauvaise blague, lui dit-il. Ta sororité ne donne quand même pas dans ce genre de conneries ?

— Ce n’est pas si bizarre, répondit-elle. Toutes les sociétés secrètes ont leurs rituels. Il se trouve que c’est le nôtre. »

Il ne put s’empêcher de ricaner, puis il marmonna un mot d’excuse. « Désolé. Simplement, je ne vois pas ta sororité comme une société secrète. Je croyais que l’idée était de préparer des soirées habillées, de décorer des chars, de faire de la pâtisserie et peut-être de vous poser les unes les autres des extensions à clip dans les cheveux. Jamais je n’aurais imaginé que vous avez un cercueil au sous-sol et que…

— Chhh, moins fort. » Elle promena un regard autour de la chambre comme si quelqu’un pouvait entendre, alors qu’ils étaient en petite tenue et parfaitement seuls dans la chambre de Craig. Perry assistait à son cours de sciences-po de l’après-midi. Les rideaux étaient tirés.

« Nicole… », commença-t-il, renonçant aussitôt à poursuivre. Il trouvait cela vraiment mignon. Cela lui rappelait la façon dont, à l’école élémentaire, les filles devenaient tout excitées avec leurs petits secrets dérisoires, faisant circuler des billets, piquant une crise si un garçon leur en chipait un, même si ces petits papiers ne contenaient rien de plus palpitant que Deena en pince pour Bradley !!! Comme si cela intéressait quelqu’un.

« Tu comprends, la Société panhellénique pourrait fermer notre maison si cela lui revenait aux oreilles. C’est considéré comme du bizutage.

— Combien de fois par an ta sororité organise-t-elle de ces… résurrections ? interrogea Craig en tâchant de donner un ton sérieux à sa question, en s’interdisant de tracer des guillemets en l’air autour de ce dernier mot.

— Deux fois par an. La dernière fois, c’était en novembre, mais nous, les nouvelles aspirantes, nous avons dû rester en haut. Nous ne pourrons y assister que lors du rituel de Printemps. »

Ce fut plus fort que lui. Il se mit à rire en l’entendant parler de « rituel de Printemps ». Au fond, il s’agissait de soûler les sœurs de la sororité à la tequila, de les faire hyperventiler jusqu’à ce qu’elles tombent dans les pommes, de les allonger dans un cercueil, puis de les « ramener d’entre les morts », ressuscitées de frais au sein de la sororité Oméga Thêta Tau. Il aurait été difficile, se dit-il, de classer cela dans les « activités du printemps », où le Rotary Club aurait rangé une chasse aux œufs de Pâques ou une partie de patins à roulettes organisée pour des enfants trisomiques.

« Craig, reprit Nicole en lui donnant doucement du poing contre le bras. Tu m’as dit que tu voulais que je te confie tout. Et tu as juré de n’en parler à personne. »

Il se posa la main sur le cœur. « Je le jure. Sans rire. Le secret de ta société secrète est en sécurité avec moi. Mais ne t’en va pas me faire une mort cérébrale ou quelque chose du genre, d’accord ? Tu es bien certaine que c’est sans risque ?

— Absolument. Des centaines de filles sont passées par là depuis les années cinquante. Il n’y a jamais eu le moindre problème.

— Oui, mais s’il arrivait quand même quelque chose ? On entend tout le temps parler de trucs comme ça. Des personnes souffrant à leur insu de déficience cardiaque, ce genre de chose…

— Ma foi, une douzaine de sœurs fondatrices seront présentes. Et je ne serai que célébrante cette année. Je ne serai ressuscitée que l’année prochaine.

— Bon, j’aime mieux ça », dit-il, pourtant toujours vaguement inquiet. (Et d’abord, qui donc étaient ces vieilles dames à cheveux bleus qui se pointaient pour assister à pareille dinguerie, et pour quelle raison le faisaient-elles ? Mince, est-ce que Nicole donnerait toujours là-dedans à quatre-vingts ans ?) « Je t’aime, reprit-il, mais l’idée de devoir tamponner ta bave jusqu’à la fin de tes jours n’est pas plus sexy que ça. N’empêche, s’il le faut, je le ferai.

— Allez, ne t’inquiète pas. De toute façon, nous avons notre EMT. La sororité le paie pour qu’il soit présent en ces occasions et…

— Ah, ce type ! sursauta Craig en se hissant sur un coude. Tu prétendais ne pas savoir qui il était.

— Quel type ?

— Celui qui traîne sans cesse du côté de ta sororité. Je te l’ai montré, un jour. Je t’ai dit : “Il a sur la poche un macaron EMT”, et toi : “Ça veut dire quoi, EMT ?”

— Hein ? » Elle l’attira à elle pour lui déposer un baiser sur la tempe. « Tu as les sourcils tout ridés. Je déteste ça. »

Elle disait souvent cela – qu’elle ne supportait pas de lui voir les sourcils « ridés », et quand il tentait de lui expliquer que c’était son front qui se ridait, puisque des rides étaient comme des lignes et que des sourcils ne pouvaient prendre cette forme, elle disait : « Peu importe. Je n’aime pas quand tu fais cette tête-là. »

« Tu sais parfaitement ce qu’EMT veut dire, Nicole. Dis donc, tu ne jouerais pas un peu les idiotes avec moi ?

— Tu veux savoir si je joue les idiotes ou si je suis tout simplement idiote, c’est ça ? »

Cela le fit rire. Elle lui déposa un baiser sur le front.

« Ne te moque pas de moi », dit-elle. Mais elle n’était pas fâchée. Elle lui donna un coup de langue sur le front, puis se nicha dans son cou. Il laissa ses mains vagabonder sur la peau douce et nue de son buste.

 

65

 

Kurt, qui sentait fortement l’eau de Cologne, serra Mira dans ses bras devant les étudiants, la soulevant de terre avec ce côté physique dont elle se souvenait depuis l’année qu’elle avait passée dans cette partie du monde.

« Mira ! » lança-t-il en la reposant sur ses pieds.

Se retournant vers eux, elle découvrit que ses étudiants la regardaient avec ce qui pouvait être de l’inquiétude. Mais elle les supposa surtout en train d’appréhender le décor (l’austérité, la froidure) et de humer la présence de Kurt, vivace, toute corporelle, sur fond d’odeur d’antiseptique en provenance de la salle d’autopsie, de l’autre côté des portes coulissantes, d’entre lesquelles il avait émergé dans sa blouse blanche, cheveux roux ramassés à l’intérieur d’une fine toque bleue, avec un grand sourire auquel manquait une dent de devant.

« Mira ! répéta-t-il avant de lever une main à l’adresse des jeunes gens, qui ne le quittaient pas des yeux. Bienvenue à la morgue. »

Il y eut un éclat de rire, suivi d’un silence tendu. Ils lui répondirent d’un signe de tête dans lequel ils mirent plus d’énergie que nécessaire. Mira voyait déjà lesquelles des filles espéraient se pâmer – quoique celles-ci fussent rarement celles qui en définitive s’évanouissaient. Ceux qui se sentaient mal étaient en réalité les garçons du type dur à cuire et les jeunes femmes pleines de sérieux qui voulaient depuis toujours embrasser la profession de chirurgien.

« Dans un instant, nous pénétrerons en salle d’observation, déclara Mira en leur faisant signe de la suivre de l’autre côté des portes coulissantes. Cette partie de la morgue a été conçue pour la phase qui consiste à confirmer qu’un corps inanimé est bien mort. Jusqu’à récemment, comme nous l’avons vu en cours, il n’existait pas de méthode sûre pour vérifier la mort, et les gens nourrissaient des craintes sincères d’être enterrés vivants. La salle d’observation a été conçue pour recevoir les morts pendant une période de temps durant laquelle les garçons de salle sont à l’affût du moindre signe de vie. C’est bien cela, Kurt ? »

Kurt hocha la tête d’un air sincère. Il était la sincérité faite homme. La première fois que Mira et lui s’étaient trouvés en présence, ils étaient penchés au-dessus d’une fosse commune emplie de cadavres de Serbes.

Des restes à l’état de squelettes. Quelques lambeaux de vêtements. Çà et là une montre-bracelet. Une alliance.

Kurt s’était retourné vers elle, l’avait regardée un long moment, puis lui avait mis sa main devant les yeux.

Depuis qu’il était venu s’établir aux États-Unis, Mira ne l’avait rencontré qu’à la faveur de ces visites à la morgue en compagnie de ses étudiants. Une fois, elle l’avait invité à venir prendre un café, mais il avait répondu qu’il était occupé. Une autre fois, elle l’avait invité à dîner chez elle, mais il avait décliné.

« Votre mari n’apprécierait pas.

— Mais au contraire. Clark aimerait bien vous rencontrer. Il a tellement entendu parler de vous.

— Non, avait répondu Kurt. Je suis célibataire. Il me regarde une fois, il sait que j’éprouve quelque chose pour vous. Je suis un homme timide, Mira. Costaud, oui, mais timide. Je ne veux pas me battre avec votre mari.

— Vous battre ? » s’était exclamée Mira dans un rire. Mais Kurt parlait sérieusement, et elle comprit que, en raison de ce sérieux même, il n’aurait pas été possible de le convaincre sans l’insulter, sans sous-entendre que jamais son mari ne le regarderait comme un rival, qu’ils ne joueraient pas des poings. Aussi n’avait-elle pas insisté. Toutefois, quand Clark avait ri à gorge déployée en apprenant les craintes de Kurt, elle avait brièvement envisagé de lui dire que cet homme figurait depuis un moment en bonne place dans son imaginaire érotique.

Sa prégnante présence est-européenne, son odeur d’eau de Cologne, son expérience du monde, de la guerre, des épreuves et de la mort.

Kurt inclina la tête à l’adresse des étudiants et leur dit : « Vous allez devoir être très silencieux, quoique, bien sûr, les morts n’entendent pas. (De nouveau, des rires nerveux et contraints.) Silencieux parce que, vous savez, morgue vient d’un mot français qui signifie à la fois “regarder solennellement” et “braver”. Voyez-vous la similitude ? Et l’étrangeté ? »

Ils hochèrent la tête avec ensemble, cette fois. Peut-être comprenaient-ils, ou peut-être commençaient-ils d’avoir le sentiment que leur vie était suspendue au bon vouloir de cet homme.

Ils firent halte devant les portes coulissantes. Mira se retourna pour leur dire : « Nous nous trouvons ici dans ce que les Victoriens appelaient étrangement le Cottage aux Roses. Dans les morgues pour enfants, ils l’appelaient la salle Arc-en-ciel. Même si ces euphémismes sont charmants et drôles, nous devons garder à l’esprit que la plupart d’entre nous aboutirons dans une morgue, non pas pour regarder mais pour être regardés.

— Aujourd’hui, reprit Kurt, nous avons un homme qui a fait une rupture d’anévrisme. Nous avons une femme très âgée. Nous avons un suicide. Je dois vous mettre en garde, car ce n’est pas rien : nous avons aussi une famille, à savoir deux enfants, le père, la grand-mère, morts dans une collision frontale. La morgue connaît une grosse journée aujourd’hui. »

Un ou deux étudiants firent un pas en arrière et, comme pris de panique, se mirent à chercher des yeux la sortie.

« Comme je l’ai déjà précisé, dit Mira (inutilement, puisque jamais personne ne s’en allait), tout cela est optionnel. Vous pouvez attendre ici ou quitter les lieux. Vous ne serez pas pénalisés. »

L’émotion se mua alors en résignation. Chez certains, cela ressemblait à une attente teintée de nervosité. S’ils avaient affirmé ne pas vouloir voir de morts, ils le firent néanmoins. Chaque trimestre, cette sortie constituait un moment clé du cours. Après cela, ils étaient, au moins pour un temps, pénétrés comme jamais de ce que le corps vivant est un état temporaire. Le noir du deuil devenait autre chose qu’une façon de se vêtir. Ils communiquaient entre eux et avec elle de façon plus précautionneuse.

Les portes coulissantes s’effacèrent. Kurt les franchit, Mira et ses étudiants lui emboîtèrent le pas.

 

66

 

« Je t’aime », répéta Nicole. Elle ferma les yeux et l’embrassa. « Je t’aime et je t’aime et je t’aime. Mais à présent je dois y aller. »

Il regarda son petit corps si bien proportionné et parfaitement lisse quitter le lit pour enfiler la robe noire achetée pour le rituel grotesque qui aurait lieu ce soir-là à la sororité. Si celles qui seraient ressuscitées devaient être en blanc, toutes les autres porteraient la tenue de deuil. Celles qui avaient déjà été ressuscitées et celles qui le seraient ultérieurement étaient les « pleureuses ».

Tout cela était ridicule, se disait-il tout en admirant la robe que Nicole ôtait du cintre sur lequel elle l’avait soigneusement disposée sitôt arrivée, et plus ridicule encore le manque d’imagination dont la sororité avait fait preuve pour baptiser ce bizutage. Mais il s’était engagé à ne plus faire le moindre commentaire. Il s’agissait de ce genre de chose dont l’absurdité ne se perçoit que du dehors. Nicole aurait jugé absurdes, il le savait, les claques bien senties que les membres de son équipe s’appliquaient sur la fesse après une rencontre d’athlétisme, ainsi que ces colloques d’auteurs où il avait accompagné son père (romanciers et poètes languissants en train de déambuler avec leur verre de vin et leur petit agenda en cuir), sans parler de la tradition en vogue à Fredonia parmi les jeunes de sexe masculin, chaque hiver juste avant l’ouverture de la station de ski, de se mettre tout nus sur les pentes enneigées, de prendre un acide et de se bagarrer comme des forcenés.

L’idée lui traversa brièvement l’esprit d’appeler Lucas pour lui proposer d’aller ensemble s’incruster dans la soirée, mais il y renonça aussitôt. Il ne pouvait risquer d’essuyer de nouveau le courroux des sœurs de Nicole. Il n’avait même plus le droit de gravir les marches du perron quand il passait la prendre. Et Nicole lui en aurait terriblement voulu.

Sa robe noire était d’une matière qui paraissait plus soyeuse que la soie. Craig s’assit au bord du lit. Il devait prendre sur lui pour ne pas se jeter à quatre pattes et dévorer de baisers l’ourlet de la jupe. Elle était allée chez le coiffeur quelques semaines plus tôt et, même s’ils restaient longs, ses cheveux montraient maintenant de petites mèches épointées qui rebiquaient légèrement autour des épaules. Elle s’était mise à les attacher moins souvent. Parfois, lorsqu’elle travaillait ou réfléchissait, ou bien encore quand elle se tenait devant un miroir, elle passait les doigts dans sa chevelure, qui semblait s’écouler entre eux comme de l’or en fusion.

Elle sortit la chaise de sous le bureau et, y posant le pied, commença d’enfiler un bas noir très fin. Craig avait le regard rivé à sa cheville. Elle se mit à rire.

« Tu es en train de baver, Craig. » Il referma aussitôt la bouche.

L’autre pied de Nicole était encore nu.

Les ongles en étaient vernis de rose pâle. À la lumière qui filtrait par un interstice entre les rideaux, ils paraissaient rougeoyer. Craig se jeta par terre et, à quatre pattes, alla prendre le pied de Nicole entre ses mains pour le caresser, le porter à ses lèvres, le couvrir de baisers, sur le dessus près de la cheville, et descendre ensuite vers les orteils. « Arrête ! Arrête ! Ça chatouille ! » glapissait-elle. Craig entendit alors une clé tourner dans la serrure. Perry s’encadra sur le seuil, le découvrant en sous-vêtements, à genoux devant Nicole, son pied contre ses lèvres.

« Excusez-moi, dit-il en levant les yeux au plafond. Mais si vous pouviez m’ouvrir quand vous aurez fini. Il faut que je récupère mon passe dans mon tiroir de bureau pour aller dîner à la cafèt. » Il ressortit en claquant la porte, mais pas avant que Nicole et Craig eussent éclaté de rire. Comment auraient-ils pu s’en empêcher ? À quoi devait ressembler la scène vue par les yeux de Perry ? Craig relâcha le pied de Nicole, lui prit le visage entre les mains et l’attira doucement à lui pour y déposer un baiser, puis il s’assit sur ses talons pour la contempler. Toute cette chevelure dorée. Ces pommettes rosissantes.

Il s’efforçait de ne pas l’imaginer, tout à l’heure dans un sous-sol, en robe noire, avec une bande de sœurs en sororité soûles ou défoncées en train de psalmodier en se tenant par la main.

« On a intérêt à se dépêcher, dit Nicole. Perry va être furieux.

— Perry, on l’emmerde », lança Craig en direction de la porte, comme s’adressant directement à l’intéressé. Il doutait en vérité que Perry pût l’entendre à travers le panneau en bois plein ; de plus, il n’avait pas plus envie de le blesser que de l’emmerder. Perry s’était montré particulièrement sympa ces derniers temps, écoutant Craig discourir à n’en plus finir sur le divorce de ses parents, dodelinant de la tête avec commisération. Il avait le bon goût d’être horrifié par le comportement de sa mère, qui quittait son père. Une fois, il s’était trouvé là au moment où Craig appelait chez lui, sa mère lui disant d’un ton las : « Cela n’a rien à voir avec toi, Craig. C’est entre moi et ton père et Scar.

— Entre toi et papa et Scar ? » s’était écrié Craig, puis, sans attendre la réponse, il avait refermé son portable et l’avait lancé contre le mur.

Perry avait bondi de son ordinateur pour le prendre par les épaules et, d’une voix de type vraiment mûr, lui avait dit : « Ça va, mec. Ça va aller. Il faut te calmer, d’accord ? »

Il avait aidé Craig à raccommoder son téléphone avec de l’adhésif. (Il était très fort pour réparer ce genre d’appareil, comme Craig l’avait constaté quand Perry avait malencontreusement marché sur sa calculette.) Après cela, ils étaient allés au Z’s, où ils s’étaient pas mal arsouillés – Craig bien plus que Perry, toutefois.

Craig découvrit qu’il aimait bien, bizarrement, la façon qu’avait Perry de blanchir ses chaussettes et de les plier en petites boules obsessionnelles qu’il alignait dans le tiroir du haut de sa commode. Quand Nicole était à une réunion de la sororité, les deux garçons prenaient leur repas ensemble à la cafétéria et, de temps à autre, ils descendaient au foyer se vautrer sur le canapé pour regarder un match de basket dont ils n’avaient que faire.

« Ne sois pas vache avec Perry, dit Nicole. Il est un peu comme un membre de la famille. »

Craig reporta son attention sur elle. Elle ne blaguait pas. Elle était si mignonne.

« Tu as raison, lui dit-il. J’ai fait la bonne pioche au rayon compagnon de chambre.

— Oui, Perry, c’est du solide. » Elle dit cela en regardant le plafond, et Craig lui trouva les yeux étrangement vides. Il se leva pour mieux voir et, même vue d’en haut, elle avait une expression inaccoutumée. Il la jugea très pâle. Même ses iris.

« Oui ? dit-elle sans le regarder, comme si elle était aveugle.

— Est-ce que ça va ?

— Pourquoi est-ce que ça n’irait pas ?

— Je… je ne sais pas.

— En ce cas, ne dis pas n’importe quoi. » Sa voix était dépourvue d’intonation, son visage toujours bizarre. Se pouvait-il que Craig fît un de ces flashs d’acide tant redoutés, bien qu’il n’eût pas arrêté le LSD depuis des années.

« Nicole ? »

S’arrachant brusquement à cet état second, elle le regarda. Nicole toute pure. La petite fossette près de la commissure droite des lèvres. Sacrément soulagé, il se posa une main sur la poitrine et poussa un soupir.

« Qu’est-ce qui t’arrive, mon cœur ? interrogea-t-elle.

— Rien du tout. » Mais voilà qu’un mauvais pressentiment l’assaillait relativement au rituel d’Hiver. « Nicole, reprit-il en s’agenouillant de nouveau à ses pieds. Est-ce que tu ne pourrais pas t’abstenir d’assister à ce truc ? C’est tellement débile et…

— Tu es dingue ou quoi ? » Elle parlait sérieusement. Elle avait l’air sincèrement choquée, comme s’il avait lui proposé de se jeter avec lui du haut du toit. Il secoua la tête pour lui faire comprendre qu’il n’allait pas insister. Il se releva, et elle put finir d’ajuster ses bas, puis elle glissa les pieds dans ses escarpins noirs à talons, lui souffla un baiser et ouvrit la porte. Craig l’entendit lancer un au revoir musical à Perry en sortant comme celui-ci entrait.

« Tu viens dîner ? » s’enquit Perry tout en ramassant son passe sur le bureau, l’air de rien, comme s’il n’avait pas fait irruption quelques minutes plus tôt dans la chambre au moment où Craig, à demi nu, mangeait de baisers le pied menu de Nicole, comme si rien ne différait des centaines d’autres fois où ils avaient pris ensemble le chemin de la cafétéria.

 

67

 

De la salle d’observation, Kurt, l’ami de Mrs Polson, les emmena dans un couloir comportant plusieurs portes.

Ces portes étaient numérotées selon un ordre apparemment aléatoire. La salle numéro 3 voisinait avec la 11. Il n’y avait pas de salle 1. Punaisée sur la porte de la salle 4, la photo d’un chat blanc posant à côté d’une boîte aux lettres bleue. Perry était en train de s’interroger sur la présence de cette photo en un lieu où il n’y en avait point d’autres, quand quelqu’un, coiffé d’une charlotte vert pâle et d’une tenue assortie, ouvrit la porte pour regarder au-dehors, une lumière blanche se déversant sur lui (ou elle), puis referma.

Tout dans ce couloir était luisant et froid. Il ne s’agissait pas du froid hivernal du dehors, mais d’un froid sec, artificiel, comme si un air asséché par la réfrigération tombait du plafond via les lampes fluorescentes.

Arrivé au bout du couloir, Kurt se retourna et leva la main.

« Merci d’avoir été aussi discrets, dit-il. Il n’y a personne aujourd’hui, mais c’est ici qu’un parent, une épouse ou un mari doit parfois venir identifier un défunt. Cela ne se passe pas tout à fait comme dans la série télévisée. Nous ne les faisons pas entrer dans une pièce pour écarter un drap et leur donner à voir le visage de l’être cher. Nous leur montrons les effets personnels. Portefeuille, bijoux, et cetera, et ensuite une photo polaroïd du visage du mort. Ils se prononcent ou ne se prononcent pas. S’ils ne sont pas certains, il faut alors qu’ils voient le corps. S’ils sont certains et tiennent néanmoins à le voir, ils peuvent en faire la demande. Avec le Polaroïd, c’est plus facile. Aujourd’hui, par chance pour nous, les familles, s’il y en a eu, sont déjà reparties. »

Nicole. Nicole était passée par ici, bien sûr ; et c’est Josie Reilly qui était venue l’identifier. S’il était hautement impossible de se figurer Josie foulant ce couloir avec une paire de gentils petits escarpins, cela l’était encore plus d’imaginer Nicole au milieu de cet éclat glacé, exposée comme l’on exposait ici les morts, ce que Perry était sur le point de découvrir. Soudain, cela ne le tentait plus du tout.

Mais n’était-ce pas là une des raisons pour lesquelles il avait choisi ce cours ? Pour voir de ses propres yeux ?

Il se sentait épuisé, la tête lui tournait, comme si une grave erreur avait été commise par quelqu’un qu’il avait été et n’était plus du tout. Il porta une main à sa tête.

En retrait contre la paroi du couloir, Mrs Polson le vit et haussa les sourcils comme pour demander : Ça va ? Mais, tout en le regardant, elle semblait préoccupée par autre chose, car elle avait son téléphone portable à l’oreille. Quelques secondes plus tard, elle le tenait dans la paume de sa main, parcourant ses messages ou consultant son répertoire. La lumière fluorescente conférait à ses cheveux un lustre roussâtre que Perry n’avait jamais remarqué auparavant. Il la regarda jusqu’à ce qu’il s’avise du coin de l’œil que Karess le lorgnait, de nouveau, et lorgnait Mrs Polson.

« Aujourd’hui, une autopsie doit avoir lieu, poursuivait Kurt. Mais elle n’est pas encore près de commencer. Je vous emmène en salle d’autopsie, où se trouve un corps que vous allez voir. Ce cadavre, qui n’a pas été défiguré, montre les signes typiques d’un décès par strangulation, et l’on pense en effet que cette personne s’est pendue. Si vous craignez de vous sentir mal ou d’être choqué, vous pouvez vous abstenir. »

Kurt hocha la tête avec solennité, de l’air de considérer que tous avaient compris sa mise en garde. Sur quoi, qu’ils eussent compris ou non, tout le monde le suivit à l’intérieur de la salle 42 – à l’exception de Mrs Polson, qui avait de nouveau le portable à l’oreille, cherchant apparemment à joindre un correspondant, chose que Perry jugea plutôt improbable dans ce sous-sol, endroit guère idoine, selon lui, à passer ou recevoir des appels par téléphone cellulaire.

« Allons-y, dit Kurt. Quatre personnes à la fois. Vous allez mettre bottillons, charlotte et tunique. – il montrait une penderie dépourvue de porte où étaient pendues les tenues vert menthe. Nous n’en avons qu’un nombre limité, ajouta-t-il avec une tape sur l’épaule de quatre étudiants, dont Karess. On doit obligatoirement porter ces tenues en présence d’un corps. »

Karess se retourna pour regarder Perry droit dans les yeux, comme si elle attendait de lui une sorte de conseil.

Il lui répondit, stupidement, par un sourire figé, contrit, sur quoi elle détourna les yeux. Brett Barber, son nouvel ami, faisait lui aussi partie du premier groupe de quatre. Il se pencha pour lui murmurer quelque chose dans les cheveux. Perry supposa qu’il s’agissait d’une blague vaseuse quand il la vit soulever l’épaule – une sorte de dérobade – comme pour faire barrage à tout ce que Brett aurait pu ajouter. Puis elle se défit de son manteau et de son pull aussi ravissant que fatigué, et leva ses longs bras graciles pour enfiler les effets vert pâle en les faisant glisser sur son corps.

 

68

 

Mira ne trouvait pas comment hausser le volume du téléphone dont elle avait fait l’acquisition en remplacement de celui que Clark avait emporté. Bien qu’il s’agît d’un modèle meilleur marché, il comportait plus de boutons et de gadgets que l’autre, plus ancien et qui avait coûté plus cher.

Pendant le laïus de Kurt au sujet de la salle d’autopsie puis lorsque le premier groupe d’étudiants enfila les tenues chirurgicales, elle avait remarqué qu’un nouveau message vocal était arrivé – la petite enveloppe de dessins animés sur l’écran du téléphone –, bien qu’elle n’eût pas entendu l’appareil sonner. Elle appela immédiatement le serveur, craignant que ce ne fût Jeff, qu’il manquât quelque chose aux jumeaux, ou qu’il voulût lui demander un renseignement, ou quelque chose de pire. (Andy s’était mis à ramper sur le dossier du canapé, et Mira était terrorisée à l’idée qu’il pourrait en tomber et se cogner la tête sur la fenêtre qui se trouvait derrière.)

À un moment donné, elle avait cessé d’attendre que Clark la rappelle et s’était dit que, s’il rentrait alors que Jeff se trouvait là, celui-ci saurait se débrouiller de la situation. Il était bien trop affable pour que Clark voie en lui une menace.

Mais le message n’était pas de Jeff. Il provenait de l’université (elle reconnut dans les trois premiers chiffres l’indicatif de l’établissement), mais elle ne put saisir ce que disait son correspondant. Impossible de trouver comment augmenter le volume. Il semblait miraculeux que le signal soit parvenu ici, à la morgue, au tréfonds du sous-sol de l’hôpital – tout en parpaings et lourdes portes coupe-feu ; mais à quoi servait-il de recevoir un message, si elle ne pouvait le déchiffrer ?

« Mira, ici… (le doyen Fleming ?)… finalement… dans les deux prochaines… absolument impératif que… »

Elle était surprise et inquiète de ce qu’il possédât déjà son nouveau numéro de téléphone. Elle l’avait laissé à sa secrétaire à peine deux heures plus tôt. Elle ne se rappelait pas qu’il l’eût jamais appelée sur son portable ou sur son fixe ; il s’était toujours borné à laisser des communications sur la messagerie vocale de son bureau ou à lui coller des Post-it sur sa porte.

Elle appuya sur la touche Répondre, et le téléphone s’éteignit.

À cet instant même, Perry Edwards passait devant elle. Leurs regards se croisèrent. Elle referma son portable et leva la main pour l’arrêter.

« Perry, j’ai reçu un appel auquel je dois répondre. Je remonte dans la ruelle, et peut-être jusque dans la rue s’il le faut. Est-ce que vous voulez bien…? »

Il hocha la tête avant même qu’elle soit allée au bout de sa requête. « Bien sûr, dit-il. Si nous avons besoin de vous, je monte vous chercher.

— C’est cela. Pourvu que personne ne tombe dans les pommes ni ne…

— Allez-y. Tout va bien se passer.

— Merci, merci, merci », dit-elle en s’éloignant à grands pas. Ce jeune était tellement sympa. Elle qui croyait que la production de ce modèle avait pris fin aux alentours de l’année 1962.

Elle fut tentée de lui coller une bise avant de filer, comme elle aurait pu le faire sur la joue d’Andy ou de Matty. Mais elle s’en abstint, se bornant à le remercier une quatrième fois alors même qu’il ne pouvait plus l’entendre.

 

69

 

« Pourquoi est-ce que tu joues à ce petit jeu avec lui ?

— Quel petit jeu ? demanda Nicole.

— Quel petit jeu ? »

Elle était en train de passer un débardeur en soie verte, sans soutien-gorge. Elle le laissa un instant en suspens au-dessus de ses seins avant de les en recouvrir, puis elle tourna le dos à Perry.

C’était exactement l’étendue blanc crémeux qu’il avait imaginée, les yeux clos, en y laissant courir les doigts ; mais il fit la grimace et détourna le regard quand il réalisa ce que cela lui rappelait : Mary. La robe dos nu que celle-ci portait au bal de promo. Dansant un slow sur une chanson débile, lui murmurant à l’oreille combien elle était amoureuse de lui. Sa main à lui posée sur la peau douce entre les omoplates de sa cavalière.

Nicole s’approcha, vêtue de ce seul débardeur, et s’assit à côté de lui sur le lit. Elle lui passa la main sur le torse et jusqu’à son cou, l’y laissa un moment, puis remonta vers la joue et enfin les yeux, dont elle ferma délicatement les paupières avant de se pencher pour y déposer des baisers.

Il sentait sur son visage le frôlement de ses cheveux blonds, il sentait son haleine (réglisse, agrumes) lui effleurer l’oreille. Elle laissa sa main redescendre le long de son flanc, jusqu’à la hanche. Elle déplaça sa bouche jusqu’à sa pomme d’Adam, y déposa un baiser, la lécha, puis la mordit assez fort pour lui arracher un tressaillement, sur quoi elle se redressa en riant.

« Tu n’as pas répondu à ma question, dit-il en rouvrant les yeux.

— Non, répliqua-t-elle. C’est toi qui n’as pas répondu à la mienne. »

Il se plaqua une main sur les yeux pour ne plus regarder la courbe délicate du sein de Nicole sous la soie ni sa clavicule gracile ni la chair étonnamment parfaite de son bras. S’il avait poursuivi, il aurait trouvé le triangle d’or niché entre ses cuisses. Qui était-il pour faire cela avec elle ? Et qui était-elle ?

La main toujours sur les yeux, il dit : « Craig te croit vierge, Nicole. Il pense que tu es chrétienne et te voit comme une espèce de petite bergère conventionnelle du Midwest.

— Et toi, il te tient pour un compagnon de chambre exceptionnel et un boy-scout pur jus. Et il te croit puceau, toi aussi.

— Ouais. Je suis un salaud, je le reconnais. Un ami merdique. Un compagnon de chambre merdique. Mais moi, il se borne à me supporter. Alors que toi, il pense qu’il va t’épouser. Il te regarde comme la future mère de ses enfants. La pureté incarnée. Il pense que son rôle est de préserver ton innocence dans ce monde infect. »

Nicole eut un rire, puis elle répondit : « Ma foi, dans ce cas, je dirais que c’est lui qui joue à un jeu. »

Perry attendit qu’elle poursuivît. Comme elle se taisait, il finit par demander : « Que veux-tu dire ?

— Pourquoi tient-il à croire à tout ça ? Et si c’est là ce qu’il veut croire, pourquoi pas ?

— Parce que tout est bidon.

— Mais il ne tient pas à connaître la vérité. De toute façon, jamais il ne trouvera le genre de fille qu’il croit que je suis.

— Alors comme ça, tu as pigé le genre de fille que voulait Craig et tu as décidé de te couler dans le moule ?

— N’est-ce pas ce que tout le monde fait ?

— Hein ? Mais non !

— Non ? Qu’est-ce que c’était que cette foutaise de bague de promo entre toi et Mary ? M’est avis que tu avais pigé ce qu’elle attendait et que tu as pas mal joué le jeu durant un bon bout de temps. »

Perry se redressa. Il porta la main à sa pomme d’Adam, là où elle l’avait mordu. L’endroit était humide, et quand il regarda ses doigts, il fut surpris d’y voir une goutte de sang. « Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est l’inverse qui s’est produit.

— Détrompe-toi, dit Nicole, qui souriait toujours. Tu la savais séduite par ton côté scout aigle. Ton côté garçon qui a grandi dans une petite ville. Qui fera un bon père. Travaillera au magasin de tondeuses à gazon Edwards & fils et, le week-end, aménagera le mini-van. Elle pensait que l’objet de toute cette ambition – les bourses, les notes, les scores au SAT3 – était d’être un jour en mesure de lui acheter une gentille petite maison à la périphérie de la ville et une bague de fiançailles un an ou deux après le lycée, et ensuite en avant pour les bébés. Et ce petit jeu t’a vraiment bien réussi, pas vrai ? Tu as eu pour petite amie, pendant trois ans, la plus chouette fille du lycée de Bad Axe, après quoi tu l’as larguée. Lui as-tu dit une seule fois la vérité – que ton véritable projet était d’aller dans une bonne université, pour y étudier peut-être quelque chose comme la philosophie ? Faire une dizaine d’années d’études et, qui sait, t’en aller ensuite parcourir l’Europe avec un sac à dos durant quelques années de plus. Bon sang. Cette pauvre Mary doit passer des nuits blanches à se demander ce qui a bien pu se passer, avec qui exactement elle est sortie pendant tout ce temps. »

Perry avait le cœur battant – non pas seulement dans sa poitrine, mais aussi dans sa gorge, palpitant contre sa pomme d’Adam. Le sang battait dans ses poignets, ses jambes, ses tempes. Il s’était mis debout sans même s’en rendre compte. Les yeux levés vers lui, Nicole affichait toujours ce sale petit sourire. Il aurait voulu lui dire quelque chose d’horrible, quelque chose qui aurait chamboulé sa vie, quelque chose qui l’aurait épouvantée, quelque chose… mais il en était incapable. Jamais il ne le pourrait. La regardant lui sourire ainsi, il ne put pas même conserver l’envie de le faire.

Bon sang !

Pas étonnant que Craig soit une pareille dupe et lui-même un crétin, un traître, un infect menteur.

Elle était si belle. L’idéal de Platon, comme il l’avait appris sur le site Philosophy 1014. Elle l’avait toujours été, mais à présent il percevait la chose pour ce qu’elle était, et savait que l’apparence était trompeuse.

Elle inclinait joliment la tête de côté, à la manière d’un moineau ou d’un chaton, et affichait ce sourire ridicule de petite fille. Perry pensa soudain à ce à quoi devait ressembler sa photo du cours préparatoire. Des couettes. Point de dents de devant. Saisie en noir et blanc, avec un peu de dentelle autour du col et une croix d’argent en sautoir. Puis il se revit avec une netteté parfaite assis derrière elle en cours élémentaire, la classe de Mr Garrison. Il était ce jour-là question d’hygiène publique, et Nicole avait levé la main pour demander à l’instituteur : « Qu’est-ce qu’il devient, le caca, après qu’on a tiré la chasse d’eau ? » Tous les autres, et surtout les garçons, avaient été pliés de rire en entendant le mot caca sortir de la jolie petite bouche de Nicole Werner, qui s’était alors retournée vers Perry, horrifiée, rougissant à s’en faire luire les pommettes, pour l’implorer du regard. Il s’était senti rudement soulagé d’avoir, pour sa part, réagi trop lentement pour rire avec les autres ; aussi lui fut-il possible de la regarder dans les yeux et de hausser les épaules de l’air de dire : Va savoir ce qui fait rigoler ces débiles. On s’en moque bien.

À présent, il la contemplait allongée à demi nue sur le lit, la bretelle du débardeur ayant glissé de sa si belle et si féminine épaule. Incapable d’ouvrir la bouche, il sut néanmoins, à voir son expression, qu’il était en train de l’interroger avec les yeux. Est-ce là ce que j’étais ? lui demandait-il. Est-ce ce que Mary pensait que j’étais ? Est-ce ce que je faisais alors ? Comment le savais-tu alors que moi-même je l’ignorais ? Au lieu de lui répondre, elle se leva, ramassa son jean par terre, l’enfila. Tout en la regardant faire, il repensait à la fois où, quelques mois plus tôt, il l’avait rencontrée sur le perron de Godwin Hall attifée d’un sweat-shirt trop grand – perdue et triste – et où elle avait posé la tête sur son épaule pour pleurer, ouvrant la bouche mais incapable de proférer un mot. Était-elle vraiment triste ? Avait-elle vraiment le mal du pays ? Ou bien était-ce là aussi un genre de test ?

Elle lui posa les bras sur les épaules et lui donna un baiser (baiser rapide, tendre, non sexuel, pour prendre congé). « Allez, c’est bon, Perry. Nous venons du même endroit. Je sais qui tu es et tu sais qui je suis. À un de ces quatre, d’accord ? »

 

70

 

Shelly trouva sans difficulté sur Internet les parents de Denise Graham, la « fugueuse » d’Oméga Thêta Tau. Comme les gens désespérés tendaient à le faire en cet âge de l’informatique, ils avaient créé un site, retrouvons-denise.com.

Elle s’afficha sur l’écran de l’ordinateur de Shelly : une belle blonde avec de grands yeux bleus. N’eût été la couleur des cheveux, elle aurait pu servir de doublure à Josie Reilly. La même coupe, lisse, lustrée, descendant aux épaules. Le maquillage charbonneux. La dentition impeccable.

Sur cette photo, Denise Graham portait un débardeur bordé de dentelle. Elle était assise dans un fauteuil écossais aux airs de meuble de famille. Dans son giron, un chat à poil long, qu’elle caressait en souriant.

 

S’IL VOUS PLAÎT ! DENISE GRAHAM EST NOTRE FILLE BIEN-AIMÉE, MAGNIFIQUE ET BRILLANTE. ELLE A DISPARU DE SA SORORITÉ AU MOIS DE MARS ET NA PLUS ÉTÉ REVUE DEPUIS.

 

Les mêmes capitales rouge vif énonçaient ensuite les détails. La date et l’heure de son dernier contact avec ses parents. Sa taille et son poids (1,65 m pour seulement 55 kilos). Et aussi ses régals (nachos, soda Dr Pepper) et ses différents surnoms (Deny, Doucette, Nisette) – à croire qu’il fallait, comme au chat, lui donner de ces petits noms pour l’amener à sortir d’une véranda ou d’un véhicule.

Le numéro de téléphone des Graham figurait également sur la page – Shelly se demanda combien de mauvais plaisants avaient dû les appeler –, de même que leurs adresses postale et électronique. Ils n’habitaient qu’à une cinquantaine de kilomètres de la ville universitaire où leur fille avait disparu.

 

Par deux fois, Shelly décrocha le téléphone pour les appeler et, par deux fois, elle rédigea un courriel à leur intention. Puis elle décida de se rendre tout bonnement à Pinckney pour se présenter à eux ; car en vérité qu’avait-elle à leur offrir ou à leur demander ? Mieux valait qu’ils la vissent sur le pas de leur porte, en situation d’humilité face à leur chagrin.

Ou du moins est-ce ce qu’elle pensa jusqu’au moment où elle gara la voiture devant chez eux.

Construite dans un lotissement récent, c’était une de ces demeures cossues prévues pour séduire, supposa Shelly, des gens qui recherchaient une sorte de vie campagnarde à l’anglaise sans la campagne. La propriété, sur laquelle une neige légère avait commencé de tomber, comportait un sentier pavé qui serpentait entre des buissons d’un vert intense chargés de baies rouges à vocation ornementale. L’endroit avait tout d’une publicité pour un certain style de vie, visiblement pratiqué dans l’ensemble de ce lotissement aux maisons quasi identiques, sauf qu’ici la pelouse n’avait pas été tondue ni les haies taillées, et que la boîte aux lettres située en bas de l’allée du garage paraissait avoir été emboutie par une voiture (petite porte noire cabossée et pendant dans le vide). Les stores étaient baissés, les rideaux tirés à toutes les fenêtres. Bien que deux automobiles fussent garées, de travers l’une par rapport à l’autre, devant la porte fermée du garage, l’endroit semblait, du dehors, inhabité depuis de nombreux mois.

Shelly allait passer la marche arrière pour exécuter un demi-tour, quand la porte s’ouvrit à la volée sur une femme en peignoir rose vif qui se précipita, nu-pieds, sur les marches de la véranda en agitant les bras en l’air avec frénésie, comme si elle faisait signe à une ambulance ou tentait d’aider un avion à atterrir.

Son identité ne faisait aucun doute.

La ressemblance était troublante. Il s’agissait de Denise Graham, la disparue, avec trente ans de plus. Affolée, épuisée, peut-être sous médicaments ou un peu alcoolisée. Ayant vécu les huit derniers mois dans l’espérance éperdue que, chaque fois que le téléphone sonnerait, que le courrier arriverait, qu’un véhicule s’arrêterait dans l’allée, ce serait pour lui ramener sa fille. « Qui êtes-vous ? » lança-t-elle à l’adresse de Shelly, qui n’eut plus d’autre choix que de se ranger et descendre de voiture.

 

La salle de séjour se trouvait sens dessus dessous. Des journaux étaient empilés sur le canapé en cuir. Du courrier traînait sur une table à café ancienne. Il y avait une tache (café ? Pepsi ?) au centre de l’épaisse moquette blanche. Le chat, que Shelly reconnut pour l’avoir vu sur le site, était installé, parfaitement immobile, devant la cheminée éteinte. Seuls ses yeux bougèrent quand elle s’assit dans le seul fauteuil à ne pas crouler sous les papiers.

« Madame Graham, je tiens à préciser tout de suite que je ne…

— Appelez-moi Ellen », dit la femme, comme si cette interruption, l’intimité d’un prénom pouvaient altérer le déroulement de l’entretien et la conduire jusqu’à sa fille. Sans prendre la peine de se faire de la place, elle se laissa tomber sur le canapé en face de Shelly, s’asseyant sur un journal et quelques imprimés publicitaires. Les pans de son peignoir s’écartèrent pour révéler des genoux abîmés, qu’elle ne prit pas la peine de recouvrir. Par respect pour elle, Shelly détourna les yeux, mais la seule autre chose à regarder dans la pièce en dehors d’Ellen Graham et d’un tas de ceci ou de cela était le chat, fort troublant par l’impassibilité avec laquelle il lui retournait son regard.

« Entendu. Et moi, c’est Shelly. Mais je tiens à ce que vous sachiez que je n’ai pas le moindre renseignement concernant votre fille. J’appartiens à l’université, mais je travaille – ou plutôt travaillais – à la Société de musique de chambre. L’unique trait d’union entre nous est une des sœurs de la sororité de votre fille. J’ai lu des choses au sujet de Denise et à propos d’un autre événement touchant cette sororité…

— Nicole Werner, dit Ellen Graham. Cet accident a eu lieu le soir de la disparition de ma fille. »

Shelly hocha la tête, bien que les comptes rendus qu’elle avait lus fissent remonter la disparition de Denise Graham à au minimum une semaine avant la mort de Nicole.

« Je ne suis en aucune façon une spécialiste, poursuivit-elle, et je ne suis probablement pas fondée à… »

Ellen Graham s’était mise à secouer la tête. « Cela m’est parfaitement égal, dit-elle. La seule chose qui compte pour moi, c’est de retrouver Denise. Qu’importe que l’on soit spécialiste ou même simplement courtois. Cela ne nous a menés nulle part. Nous nous fichons bien que vous veniez ici pour fouiner ou que vous soyez animée d’une curiosité morbide. Nous voulons seulement quelqu’un qui nous aide. »

Là-dessus, Ellen Graham porta les mains à ses genoux et commença à se les gratter d’un air absent, en oscillant d’avant en arrière.

Shelly marqua un silence, le temps de décider quel biais elle allait adopter. Elle prit une inspiration et dit : « J’ai été la première personne sur le lieu de l’accident. Celui de Nicole Werner. J’ai vu ce qui est arrivé, et je sais que la relation qui en a été faite est inexacte. Je cherche à élucider ce qui s’est réellement produit. J’ignore si cela a eu quelque chose à voir avec votre fille…

— Denise, précisa la femme, comme si elle avait attendu l’occasion de prononcer ce nom.

— Oui, avec Denise. Mais je sais à présent que l’université ou la police ou la presse ou la sororité, ou les quatre ensemble, ont pris le parti de mentir. Ces gens s’emploient à étouffer quelque chose. Ils ont quelque chose à cacher. Ils…

— Qui est cette fille, celle que vous connaissez au sein de la sororité ? Est-ce qu’elle ne s’appellerait pas Josie Reilly ? » Il n’y avait pas à se méprendre sur le ton de la voix d’Ellen Graham lorsqu’elle avait dit ce nom : celui d’une haine profonde, de la rage et de la colère, et de la dérision.

« Oui, répondit Shelly, étonnée. Comment le savez-vous ?

— Je vais vous montrer comment je le sais. »

Ellen Graham se leva, mais son corps parut conserver la forme du canapé, la posture de quelqu’un qui était resté assis, prostré, pendant si longtemps qu’il avait fini par devenir le siège même. Shelly la suivit jusqu’au pied de l’escalier, également moquetté et tout aussi encombré – magazines, livres de poche, enveloppes non décachetées. Ellen Graham, imitée par Shelly, enjamba ou contourna les différents empilements. Elles arrivèrent dans un long couloir où étaient accrochées les photographies d’une fille qui devait être Denise : Denise dans son berceau en osier, vêtue d’une barboteuse rose ornée de dentelle ; Denise avec des nattes, en train de faire du vélo ; Denise en robe de satin bleu, étonnamment décolletée, au bras d’un garçon en smoking ; Denise plissant les yeux au soleil, coiffée de sa toque de nouvelle diplômée.

Elles s’arrêtèrent devant une porte ouverte.

« La chambre de Denise », précisa Ellen Graham, comme si Shelly pouvait se méprendre.

Le lit croulait sous les animaux en peluche – le genre peluches coûteuses et recherchées (des espèces menacées avec étiquette personnalisée et yeux de verre peints à la main) et non le genre qui aurait traîné partout depuis le temps de la maternelle. Dans la bibliothèque, la série complète des volumes d’une encyclopédie, avec deux chats en céramique pour serre-livres. Seul le panneau d’affichage montrait quelque laisser-aller, recouvert comme il l’était d’une triple épaisseur de photos d’adolescentes en bikini ou à bicyclette ou pilotant un hors-bord, de pages de papier glacé arrachées dans des magazines, de cartes de vœux proclamant : TU ES LA MEILLEURE ! ou BRAVO, CONTINUE COMME ÇA !, et de petites choses toutes desséchées qui devaient être des souvenirs de fêtes, de soirées dansantes, de flirts.

Le violon, sorti de son étui, était posé de côté sur la commode.

« Je n’ai rien changé, déclara Ellen Graham. Avant l’arrivée de la police, j’ai fait un relevé de la position de tous les objets, en sorte que tout reste exactement comme elle l’a laissé, pour le jour où elle reviendra. » Elle regardait Shelly d’un air de défiance, s’assurant apparemment que celle-ci comprenait bien que Denise reviendrait. « La seule différence est que j’ai rangé dans sa penderie les vêtements et les affaires que les filles de sa sororité m’ont rapportés. Tenez, regardez. »

Elle conduisit sa visiteuse jusqu’à un placard dont elle fit coulisser la porte. Aussitôt, sans qu’aucun interrupteur ait été actionné, une rangée de lampes blanches s’alluma, et Ellen Graham pénétra à l’intérieur – dans cette lumière et dans la penderie – puis, avançant, disparut à la vue de Shelly.

Cette dernière la suivit, non sans hésitation, découvrant bientôt que cette penderie avait les dimensions d’une pièce, d’un petit studio ou d’un intérieur de caravane. On n’aurait pas même appelé cela un dressing. Il s’agissait d’un espace que quelqu’un aurait pu habiter. Outre qu’il ne comportait pas de fenêtres, la seule caractéristique qui le rapprochait d’une penderie était les rangées de vêtements qui se pressaient le long des parois.

Ellen Graham se retourna pour regarder Shelly, puis leva les bras en l’air comme pour ou bien révéler quelque chose d’extraordinaire ou bien pour tenter d’exprimer la parfaite futilité d’une tâche sans fin. Après quoi elle se haussa sur la pointe des pieds pour saisir un petit coffret laqué de noir. Elle l’ouvrit et le tendit à Shelly de l’air de lui en offrir le contenu.

Des bijoux reposant sur du satin noir.

Une paire de boucles d’oreilles.

Semblables à des grains de raisin, deux grappes d’opales et de rubis chacune suspendue à une attache en or chantournée dans le style victorien. Le genre de joyaux que l’on entreposait dans des vitrines au palais de Holyrood ou de Buckingham. Quand Denise les portait, ces boucles devaient lui descendre jusqu’aux épaules. Elles devaient peser une tonne et valoir une fortune.

Ellen Graham en préleva une et expliqua : « Elles appartenaient à ma grand-mère. Elle était italienne. Une comtesse. Vous n’êtes pas obligée de me croire. Vous n’aurez qu’à chercher sur Internet. »

Shelly hocha la tête, ce qu’elle regretta aussitôt car cela pouvait signifier qu’elle projetait effectivement de vérifier sur la Toile le pedigree de l’aïeule d’Ellen Graham.

« J’ai autorisé Denise à les emprunter pour le rituel de Printemps. Elle y portait une robe blanche que nous avons achetée ensemble à Chicago. Elle était aux anges. Jamais je ne lui avais permis de seulement les toucher.

» Ma fille est un ange, Shelly, mais on ne peut pas dire qu’elle soit extrêmement fiable en ce qui concerne le côté pratique des choses. Elle a égaré quatre téléphones portables entre sa dernière année de lycée et l’époque de sa disparition.

» Ce qui ne l’empêchait pas d’en connaître la valeur et l’importance. »

Le rituel de Printemps. La description qu’en avait faite Josie. La tequila. Le cercueil. Shelly se demanda si Denise avait disparu avant ou après.

« Et cette sale petite garce ! lança Ellen Graham, sa voix se brisant sur le dernier mot, avant de refermer d’un coup sec le coffret laqué pour le reposer sur l’étagère au-dessus des pulls et des robes de sa fille. Cette Josie Reilly ! Cette sale petite garce, qui s’est présentée ici flanquée d’une autre de ces pimbêches d’Oméga Thêta Tau avec une malle remplie des affaires de ma fille. Mais point de boucles d’oreilles. Point de robe blanche. “Où sont-elles passées ?” leur ai-je demandé. Quelle idiotie de ma part ! »

Elle jouait une scène à présent, elle débitait un texte écrit.

« “Auriez-vous vu par hasard, leur ai-je demandé, une robe blanche et une splendide paire de boucles d’oreilles italiennes d’une valeur d’environ vingt mille dollars ?”

» “Ah, non, madame Graham. Mince alors. Nous avons passé en revue toutes les affaires de Denise. Nous vous rapportons le tout. Nous n’avons trouvé ni robe blanche ni boucles d’oreilles italiennes. Denise est partie longtemps avant le rituel de Printemps. Peut-être les portait-elle quand elle s’en est allée.” »

Shelly suivait la scène, attendant qu’elle s’achève.

« Tout ça ne tenait pas debout, pas vrai, Shelly ? Pourquoi Denise aurait-elle porté la tenue prévue pour le rituel de Printemps, qui ne devait avoir lieu que trois jours plus tard ? Seulement, voyez-vous, j’étais perdue. J’étais aux cent coups. La police, l’université, la Société panhellénique, tout le monde menait son enquête. Tout le monde se donnait tellement de mal. Arborant un ruban. Passant des coups de fil. À l’époque, je remerciais le Ciel de ne pas être la mère de Nicole Werner. Je me disais que son sort était pire que le mien. Je m’estimais heureuse qu’en plus de tout ça on s’intéressât à la disparition de Denise.

» Et puis, bien sûr, ces filles étaient si gentilles. Et si belles. Josie et l’autre fille, Amanda quelque chose. Elles auraient pu être Denise. Leurs cheveux, leurs vêtements, leurs petites manières, leurs ongles manucurés. Je me suis dit : bon, d’accord, ma fille a mis les boucles d’oreilles de son arrière-grand-mère et sa robe de cérémonie et elle a sauté dans un car et… et quoi ?

» Alors, je me suis mise à l’ordinateur pour faire une recherche sur elle – sur Nicole Werner –, en grande partie parce que ses parents étaient à ma connaissance les seuls parents sur terre dont le lot fût pire que le mien. Peut-être y trouvais-je une sorte de satisfaction perverse. J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver sur l’accident, sur les obsèques, sur la cérémonie du souvenir, sur la sororité et ses saletés de cerisiers, et c’est alors que j’ai trouvé un document très, très intéressant.

» Je suis tombée sur une photo de cette jolie brune qui m’avait rapporté les affaires de Denise. Elle avait apparemment été la compagne de chambre de Nicole Werner. Et la voilà sur cette photo, debout derrière un pupitre, en train de faire un petit discours lors de la dédicace du verger de cerisiers, soi-disant deux semaines après la disparition de ma fille, et figurez-vous que cette petite garce avait aux oreilles les boucles de ma comtesse italienne de grand-mère ! »

Soudain, Shelly revit mentalement la photo en question, qu’elle avait elle-même trouvée sur Google :

Josie Reilly, vêtue d’une jolie et minuscule robe noire, les mains en appui sur les rebords d’un pupitre, des lunettes de soleil sur le nez, avec en arrière-fond une branche croulant de fleurs baignées de soleil, et, pendant à ses oreilles, la tache étincelante des boucles de l’aïeule d’Ellen Graham.

Shelly n’avait pas jusque-là remarqué ces deux bijoux. Ou bien elle avait supposé qu’il s’agissait d’articles de pacotille que Josie avait achetés dans la galerie marchande – au Claire’s ou au Daisy’s, une de ces boutiques où les filles des sororités adoraient s’approvisionner en colifichets.

« On était alors en septembre, poursuivit Ellen Graham malgré le tremblement de sa voix et de son corps tout entier. J’ai appelé mon petit frère, qui est videur dans un bar d’Ypsilanti – un mètre quatre-vingts, quatre-vingt-dix kilos de muscles. Nous sommes allés tout droit à la résidence d’Oméga Thêta Tau et nous avons mis l’endroit sens dessus dessous. Quand nous les avons trouvées dans sa chambre, Josie Reilly a eu l’air étonnée d’apprendre que ces boucles d’oreilles étaient celles de ma grand-mère. Elle a prétendu que Denise les lui avait données en lui disant qu’il s’agissait de bijoux fantaisie. J’ai fait remarquer que je n’avais permis à Denise de les emprunter que deux jours avant sa disparition – ma foi, rien n’y a fait. Ces filles ont leur version et elles s’y tiennent. Mais je suis certaine que ma fille n’a pas disparu avant le rituel de Printemps. Elle y était et elle y a porté sa robe et ces fameuses boucles d’oreilles. Simplement, j’ignore ce qu’il s’est passé après.

— Et pour ce qui est de son téléphone ? interrogea Shelly. Est-ce que la police s’est intéressée à ses communications ? Et en ce qui concerne sa présence en cours ?

— Son portable, elle l’avait égaré la semaine précédente. Un des quatre perdus en l’espace d’un an et demi. Nous étions en train de lui en procurer un nouveau. Et le seul cours qu’elle avait entre le lundi et le mercredi était un cours magistral avec trois cents autres étudiants. Sa leçon de violon avait été annulée car son professeur était souffrant. C’est un campus gigantesque, comme vous le savez. Personne ne s’est avisé de noter ses allées et venues.

» Et ces garces de la sororité ! Les sales petites menteuses ! Denise n’arrêtait pas de la journée de pianoter sur Twitter, sur Facebook et sur son portable, comme toutes les autres. Elles s’envoyaient des messages d’un bout à l’autre de la ville, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Si elles n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait ma fille, pourquoi n’y avait-il pas le moindre message sur sa page Facebook après le jour de sa disparition ? Comment se fait-il que pas une seule fille n’ait balancé sur Internet un mot disant : Dites, ça fait six mois que je n’ai pas vu ma sœur en sororité, quelqu’un sait-il où elle est passée ? »

L’éclairage de la penderie était si intense que les yeux de Shelly avaient commencé de larmoyer. Elle porta la main à son front, en manière de visière. Elle regardait Ellen Graham, dont les yeux étaient rougis au point qu’elle semblait les avoir cernés de rouge à lèvres.

Elle avala sa salive et demanda : « Quel est votre sentiment, Ellen ? Qu’est-il arrivé à votre fille ?

— Vous croyez qu’on n’a pas tenté de contacter la presse ? Vous croyez qu’on n’est pas allés une centaine de fois voir la police, la sécurité de l’université, les administrateurs ? Je connais désormais comme ma poche le bâtiment de l’administration de l’université. Nous avons engagé un détective privé. Nous avons tenté de faire intervenir le FBI. Nous ne sommes pas des parents parfaits, mais notre fille n’avait aucune raison de nous fuir. »

Shelly la croyait. Totalement et sans réserve. Elle avait beau avoir passé les trente dernières années dans le milieu universitaire, où nul ne pensait qu’une personne extérieure à ce petit monde pût être réellement intelligente, elle savait qu’il n’en était rien. Il y avait dans les yeux d’Ellen Graham une force dure, étincelante, de pure intelligence. Elle aurait pu être n’importe où, faire n’importe quoi. Elle était plus intelligente que Shelly, plus intelligente que tous les autres.

Ellen Graham porta la main à sa gorge et dit : « Je sais ce qui est arrivé à Denise, mais j’en ignore le pourquoi. Je le sais sans l’accepter pour autant. Je l’ai su le soir même, le soir du rituel de Printemps (elle cracha le mot rituel). On a tué ma fille. Son père et moi étions en avion, nous rentrions de vacances. C’était en pleine nuit. Nous volions au-dessus des nuages. J’avais l’intention de l’appeler à la sororité sitôt l’atterrissage, pour savoir comment s’était passée sa soirée. Mais quand j’ai regardé par le hublot, je l’ai vue. Elle était là, avec sa robe blanche et les boucles d’oreilles de ma grand-mère. On aurait dit qu’elle me regardait avec l’air de se demander si je pouvais la voir. Des larmes ruisselaient sur son visage, et quand j’ai porté la main au hublot, il était brûlant. L’instant d’après, elle avait disparu. Je ne reverrai plus jamais ma fille vivante. »

Point d’apitoiement sur soi. Pas de geignement. Irrévocabilité, lucidité, rien d’autre. Shelly comprit que Denise serait devenue une femme exactement semblable à sa mère. Une mère que les enseignants les moins consciencieux devaient redouter de voir apparaître. Une femme qui devait faire vraiment bouger les choses au sein de la commission scolaire. Le genre de personne qui menait une vie épanouissante, qui payait les impôts permettant à tant des collègues universitaires de Shelly de se sentir si supérieurs. Comme sa mère, Denise Graham se serait mariée avec discernement ; elle serait peut-être restée au foyer avec ses enfants, veillant à ce qu’ils prennent chaque matin un solide petit déjeuner, toujours là pour aller les chercher après l’école, superviser leurs devoirs, les conduire à leur cours de solfège. Elle aurait été heureuse de son chez-soi, de sa ville, de ses parents, tandis que, de forces vives, ils auraient glissé dans le grand âge. Elle aurait été à leur chevet au moment de leur mort.

Shelly devait faire un effort pour soutenir le regard de cette femme. La seule chose qui lui vint fut : « Cependant, vous continuez de la rechercher… »

L’autre eut un rire bref, agita la tête comme un cheval gêné par le mors. « Quoi d’autre ? dit-elle. Que voudriez-vous que je fasse d’autre désormais ?

 

71

 

Karess ressortit de la salle d’autopsie tout à la fois livide et empourprée. Elle avait remonté ses cheveux sous la charlotte et, quand elle l’ôta, ils retombèrent en cascade sur ses épaules.

Elle lança la coiffe à Perry, se débarrassa de la tunique et la jeta également dans sa direction, mais elle atterrit aux pieds de son destinataire. Elle ôta les bottillons avec quelque difficulté, en titubant à reculons, n’évitant de tomber que grâce à la présence derrière elle de Brett Barber. Elle le heurta et il la saisit tant bien que mal sous les bras. Elle tourna la tête vers lui, paraissant plus agacée que reconnaissante. Elle passa rapidement devant Perry, qui huma son odeur à la fois dans la tunique qu’elle lui avait lancée et dans le courant d’air levé par son passage : formol, transpiration, shampooing. Fleurs en poudre.

Le temps d’un horrible instant, tout en disposant ladite tunique sur son avant-bras, il pensa qu’elle sentait comme l’église, le matin des obsèques de Nicole.

« Ça craint là-dedans, déclara Brett en se penchant vers Perry. Je te préviens. Cette sortie est vraiment merdique. La prof mériterait de se faire virer pour nous avoir amenés ici. »

Il transpirait d’abondance et respirait avec difficulté. Perry ne lui fit même pas l’aumône d’un hochement de tête. Après avoir enfilé sa tenue, il suivit Kurt et les trois autres étudiants dans la salle d’autopsie. La porte se referma derrière lui dans un silence pneumatique, avec pour effet le sentiment d’avoir été téléporté sur une autre planète à l’atmosphère entièrement différente : raréfiée, sans poussières et marquée d’une affreuse suavité. Si les parois étaient blanches, tout le reste était en acier inoxydable, jusqu’au sol, percé d’une bonde d’évacuation en son milieu. Perry, qui avait suivi les autres jusqu’au centre de la pièce, se retrouva avec cette bonde à ses pieds.

À l’intérieur de celle-ci, il y avait, formant comme un nid, une pelote de cheveux de couleur fauve.

Il fit un pas en arrière et éprouva une pulsation glacée à la tempe droite, comme si on la lui tapotait d’un index enfermé dans un gant de latex. Il y porta la main.

« Ça va ? l’interrogea Kurt. Est-ce que ça va ? »

Il lui fallut un moment pour comprendre que c’était à lui que Kurt s’adressait, et constater que les trois autres étudiants le dévisageaient. Il déglutit et répondit par l’affirmative, tout en prenant sur lui pour ne plus regarder la bonde ni s’interroger sur son contenu.

« C’est là que nous rangeons les ustensiles utilisés pour les autopsies », déclara Kurt, désignant un meuble argenté étincelant. Il préleva dans un casier métallique et montra brièvement avant de l’y laisser retomber ce qui ressemblait à une grande aiguille de forte section.

« Voici le tableau où sont notées les données », dit-il ensuite. Perry regarda dans la direction indiquée. Il s’agissait d’un tableau comme il en avait connu en primaire à Bad Axe, datant d’avant l’avènement du tableau blanc et du marqueur magique. Y était dessiné ce qui semblait être la représentation schématique d’un buste humain. Quelques pointillés avaient été tracés à hauteur du cou. L’inscription A-17-00 Wt NTD DB, qui figurait près du croquis, avait été plusieurs fois soulignée. À côté, une liste dont chaque mot avait été coché :

 

Foie X

Poumon droit X

Poumon gauche X

Rein droit X

Rein gauche X

Rate X

Thyroïde X

Cerveau X

 

Apparemment, la dernière autopsie avait été menée à son terme.

« Le mot autopsie (Kurt prononça le mot comme s’il s’agissait d’une seule longue voyelle) signifie “voir par soi-même”. »

Les étudiants rirent un peu du côté familier de cette observation. De sa simplicité.

« Aussi… » reprit Kurt. (Plus possible à présent de ne pas remarquer l’homme de scène qui était en lui. En Yougoslavie, il avait dû être comédien ou prestidigitateur.) « Voyez par vous-même. »

Il ouvrit un tiroir par une poignée dont Perry n’avait pas même noté la présence au mur. Ce tiroir produisit un chuintement infime et, soudain, il roula si rapidement à l’intérieur de la pièce que les quatre durent se séparer pour lui faire place. Et puis il y eut l’odeur. Elle correspondait exactement au souvenir que Perry avait conservé des obsèques de Nicole Werner – l’odeur suave de Karess quand il avait enfilé la tunique – et il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre qu’il y avait subitement une sixième personne dans la pièce.

Sur un lit à roulettes.

Un homme nu aux doigts et aux orteils bleuis, un linge négligemment jeté sur l’abdomen et, à la gorge, comme un grossier travail de broderie. Perry dut se contraindre au silence, car la première remarque qui lui vint à l’esprit fut : Lucas ! Qu’est-ce que tu fiches ici ?

 

72

 

La cafétéria était tout emplie de vapeur. Les fenêtres donnant sur la cour de Godwin Hall ruisselaient de condensation, un nuage mouvant planait au-dessus des bacs en inox de pâtes, de viandes indifférenciées et de brocolis ramollis.

Comme toujours, Perry alla droit au comptoir des salades avec un bol de plastique marron sur son plateau.

(« Comment saurais-je quelle quantité de nourriture il me faut, tant que je n’ai pas mangé ma salade ? » expliquait-il quand Craig lui demandait pourquoi il ne se servait pas en une fois.)

Craig prit un tas de manicotti avec deux tranches de pain aillé jetées dessus, un grand ravier de brocolis, un gobelet de Coca sans glace, et emporta le tout à la table que Perry et lui occupaient toujours lorsqu’ils mangeaient ensemble.

« Encore une fois, excuse-moi, déclara Craig quand Perry prit place en face de lui avec sa laitue blanchâtre et une petite portion de baby-carottes recouvertes d’un filet d’une sauce d’un ton plus orangé que celles-là. J’espère que tu n’as pas été traumatisé de me voir embrasser les gentils petits pieds de Nicole. »

Perry soupira et prit sa fourchette. Il paraissait s’attacher à éviter le regard de son vis-à-vis. Bien qu’ils aient commencé de beaucoup mieux s’entendre depuis le début du semestre, cela semblait faire royalement chier Perry quand il trouvait une pièce de lingerie de Nicole traînant dans la chambre. Une fois, il avait lancé une paire de collants à la tête de Craig avec une telle violence (d’accord, elle était sous sa chaise de bureau) que, s’il s’était agi d’un objet plus pesant, ce dernier aurait pu se faire éborgner. Il n’avait pas dû goûter beaucoup plus de tomber sur la scène précédente.

« Mais tu vas t’en remettre, pas vrai ? dit Craig en enfonçant sa fourchette dans les manicotti, qui cédèrent comme de l’argile, quelques fragments giclant sur la table. Tu m’entends, Perry ? Je suis sincèrement désolé à propos de…

— Laisse tomber, dit Perry.

— Comme tu voudras, fit Craig dans un haussement d’épaules. Mais, tu sais, si tu avais une copine, je pense que je…

— Laisse tomber », répéta Perry.

Craig opina du chef, mais il cherchait quelque chose à ajouter, quelque chose qui fût propre à modifier l’humeur exécrable de Perry. Il avait toujours du mal à passer à autre chose, il le savait. Il entendait souvent des échanges de ce type entre ses parents, et son père finissait toujours par lâcher : « Bon sang, tu ne peux pas me lâcher un peu ? », et lui de se dire : Oui, pourquoi diable est-ce qu’elle ne la ferme pas ?, cependant que sa mère continuait et continuait d’exposer griefs, excuses ou justifications. À présent, il mesurait à quel point il était difficile de passer à autre chose quand on n’avait pas été au bout de ses explications.

Après quelques instants de silence, il reprit : « J’aimerais bien que tu sois moins tendu rapport à Nicole. Elle est toute ma vie. Je suis ton compagnon de chambre. Aussi, c’est un peu comme si… »

Perry reposa violemment sa fourchette sur la table. Craig sursauta, mais n’en poursuivit pas moins, son regard passant de la fourchette à la physionomie fermée de Perry :

« Je vais l’épouser, mec. Ça n’a rien à voir avec du bricolage entre étudiants. C’est le grand amour, et je… »

Perry repoussa violemment son saladier, qui partit en glissade à travers la table. Craig l’aurait reçu sur lui s’il ne l’avait arrêté de la main.

« Merde, mais qu’est-ce qui te prend, Perry ? »

Perry se pencha par-dessus la table. Peut-être était-ce un effet de l’humidité qui régnait dans la cafétéria, mais ses joues étaient singulièrement congestionnées, et il avait un film de transpiration sur les tempes et sur le front. Alors, de l’air d’y avoir longtemps réfléchi, il déclara : « Écoute, Craig, puisque tu ne veux pas changer de sujet, tu vas devoir entendre quelque chose qui ne va pas être à ton goût. Je me suis tu jusqu’ici, mais si tu dois remettre ça chaque fois qu’on est à table, me dire à quel point je suis coincé, répéter que Nicole est une vierge innocente et expliquer que vous êtes follement amoureux l’un de l’autre, je te préviens, mec, je vais te dire quelque chose qui ne va pas te faire plaisir. »

 

73

 

« Est-ce que tu as eu mon message ? s’enquit Mira en faisant irruption dans l’appartement. Je suis tellement… »

Jeff leva une main pour la faire taire. Il était assis en tailleur sur le tapis d’Orient usagé. Andy était à califourchon sur un de ses genoux, Matty sur l’autre. Ils lancèrent un regard à leur mère, puis reportèrent leur attention sur lui. « Écoute », dit-il. Notant l’intensité de son ton de voix, elle fit silence, même si ce qu’elle avait à lui dire ne souffrait selon elle aucun retard.

Levant lentement un doigt de la main qu’il tenait en l’air, Jeff le passa devant les yeux des jumeaux.

« Un, dit Andy.

— Un », confirma Matty.

Jeff ne regarda pas Mira. Dans le cas contraire, il l’aurait vue reculer d’un pas, la main plaquée sur la bouche. Jamais elle n’avait entendu l’un ou l’autre prononcer un mot intelligible. Ni maman ni papa, pas le moindre.

Ensuite, tel un prestidigitateur préparant un tour, Jeff se cacha la main derrière le dos, puis la ramena avec deux doigts levés.

« Deux ! lancèrent les jumeaux d’une même voix.

— Oh, mon dieu ! » s’écria Mira en se prenant la tête à deux mains.

Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper. Un troisième doigt se leva, et, avant même de l’avoir vu, ils braillèrent : « Trois ! », à quoi Jeff s’adressa à Mira en riant : « Ils vont jusqu’à dix sans problème. J’ignore quelle langue vous leur avez enseigné, mais ils n’éprouvent aucune difficulté avec la mienne. »

 

Il fallut longtemps à Mira, beaucoup de câlins sur ses genoux et de répétitions du prodige, jusqu’à cinq, jusqu’à huit, jusqu’à dix, avant qu’elle ait le cœur de leur sortir la boîte de cubes en leur disant : « Maman revient tout de suite. »

Jeff se releva en grognant un peu (il était manifestement resté longtemps assis en tailleur sur le sol du séjour) et la suivit dans la cuisine, où, dès qu’elle fut certaine que les jumeaux ne pouvaient pas la voir, Mira jeta les bras autour de son torse remarquablement vaste et doux (comment se faisait-il qu’elle lui eût toujours trouvé l’air à ce point raide ? Entre ses bras, il était souple et rebondi) et l’étreignit en pressant le visage contre sa chaude poitrine, cependant qu’il se mettait à la tapoter doucement entre les omoplates. Elle aurait pu rester là indéfiniment, à respirer son parfum de taverne, de voiture, de fast-food et d’eau de Cologne. Elle serait volontiers restée dans cette position, peut-être en versant des larmes, et peut-être aurait-elle fini par l’emmener dans son lit, où elle aurait dormi des heures entre ses bras ; mais elle devait lui raconter ce qui s’était passé. Un bras toujours passé à son cou, elle l’entraîna vers la table et commença son récit.

D’abord, la morgue.

Elle avait essayé de joindre le bureau du doyen, de lui retourner son appel, fort inquiète de la teneur du message inaudible qu’il lui avait laissé. Elle avait marché de long en large dans la ruelle en pianotant sur le cadran, en portant ce fichu téléphone à son oreille, et chaque fois que la secrétaire décrochait, soit l’une ne pouvait entendre l’autre, soit l’inverse, ou bien encore la communication était coupée. S’éloignant peu à peu du bâtiment, elle s’était rapprochée de la rue dans l’espoir d’obtenir une meilleure réception, inquiète en même temps de trop s’éloigner de ses étudiants, quand, entendant s’ouvrir la porte de la morgue, elle s’était retournée pour voir courir dans la ruelle en bottillons et tunique vert menthe un Perry au visage livide et défait.

« Madame Polson ! Madame Polson ! Lucas est à la… »

Alarmée par son expression, bien qu’elle ne comprît pas ce qu’il cherchait à lui dire, elle avait jeté son portable dans son sac pour regagner à sa suite l’intérieur du bâtiment. Sans se soucier d’enfiler la tenue requise, elle s’était ruée dans la salle d’autopsie, passant devant Kurt, qui lui avait demandé : « Vous connaissiez ce garçon ? »

Et il s’agissait bien de ce pauvre Lucas, du triste et dépenaillé Lucas, allongé là, un drap remonté jusqu’aux épaules, les yeux clos, avec au cou ce qui paraissait être une marque de brûlure causée par une corde.

« Vous le connaissiez ? » répéta Kurt, et Mira, luttant contre le désir de fuir à toutes jambes, ne parvint pas même à répondre d’un hochement de tête. Elle se plaqua une main sur la bouche pour réprimer ce qui aurait pu être un hurlement. Hormis Perry, les étudiants étaient déjà ressortis, Dieu merci ; mais ils étaient toujours à côté, en train de se dépouiller de leur tenue, d’autres s’apprêtant à la revêtir pour découvrir à leur tour la salle d’autopsie.

« Nom de Dieu ! souffla Jeff. Lucas ? »

Ils parlèrent un moment de Lucas, convenant que s’il avait existé sur le campus un prix du sujet le plus enclin à se pendre, Lucas aurait eu de bonnes chances de se le voir décerner. La drogue. L’attitude générale. Le côté paumé. Les lectures et la musique nihilistes. Tout ce dégoût du monde trimballé çà et là dans son sac à dos en chanvre. Mira ne put néanmoins s’empêcher de demander : « Tu penses que cela a à voir avec Nicole Werner, avec…

— Un peu, que je le pense, lui répondit Jeff. Un jeune croit avoir fait l’amour avec une morte. Soit il était mentalement dérangé avant, soit il l’est devenu par la suite. »

Mira lui parla ensuite de l’appel urgent, énigmatique, du doyen.

« Je ne l’ai pas encore rappelé, dit-elle. Il s’agit apparemment d’une affaire pressante. Que crois-tu qu’il veuille ?

— Rien du tout. Des agrafes – il t’en manque deux ou trois. Ou bien il veut savoir s’il t’en faut plus. Je sais que tu n’as pas encore eu ta titularisation, Mira, et je n’ignore pas quelles idées peuvent passer par la tête de quelqu’un dans ta position. Mais, crois-moi, le doyen Fleming t’a juste appelée pour savoir si tu aimes sa nouvelle cravate ou quelque chose de ce genre. Va le voir. Plus vite ce sera réglé, mieux ce sera. »

Mira éprouva de nouveau un tel afflux de chaleur qu’elle craignit de fondre en larmes. Lui avait terriblement manqué – sans même qu’elle en eût conscience – d’entendre un homme adulte lui dire que tout allait bien se passer. Combien lui avait manqué un homme qui, malgré les points faibles évidents de sa personnalité, paraissait compétent, sain d’esprit et plein de bienveillance à son endroit. Elle ne pouvait que le dévisager avec émerveillement et gratitude. Bientôt, il se leva et lui tendit le sac à main qu’elle avait laissé tomber sur la table.

« Va. Va voir le doyen. J’ai deux heures devant moi avant que tes garnements ne m’assomment avec les connaissances linguistiques et mathématiques occultes que j’ai eu l’inconséquence de leur inculquer.

— Oh, Jeff.

— Il n’y a pas de “Oh, Jeff” qui tienne. En avant. »

Il la souleva de sa chaise et lui montra la porte.

 

74

 

« Eh bien, vas-y. Tu crois que je ne peux pas entendre ça ? C’est quoi, d’abord ? Tu fais régulièrement des rêves mouillés en pensant à ma copine ? Tu crois peut-être que je ne sais pas qu’elle te déclenche une gaule de cinq kilomètres de long ?

— Tu fais chier, Craig.

— Non, c’est toi qui fais chier. Vas-y, accouche. Tu sais bien que tu as les boules et que tu te mets la rate au court-bouillon depuis que j’ai commencé à sortir avec Nicole, alors pourquoi tu ne déballes pas ce que tu as sur le cœur ? Allez, vide ton sac. Toi et tes connards de boy-scouts, là-bas à Bad Ass, vous vous faisiez pas par hasard des branlettes sous la tente en matant sa photo dans l’annuaire du lycée ? Nicole m’a raconté comment un autre type a mis ta copine en cloque. Peut-être que t’arrivais pas à bander ou bien que… »

Perry projeta la table sur Craig. Sa salade, les manicotti qui figeaient dans l’assiette de Craig, tout alla se répandre sur le sol avec un bruit aussi humide qu’écœurant. L’instant d’après, il se retrouva de l’autre côté, sans savoir comment il s’y était transporté. Sa main gauche avait empoigné Craig par le col du tee-shirt, son poing droit lui martelait le nez. Et tous deux se retrouvèrent à terre, le dos de Craig écrasant salade et manicotti. Devant le nez ensanglanté de son compagnon de chambre, Perry s’entendit hurler : « J’ai baisé avec Nicole, espèce de con ! T’es sourd, t’es aveugle, t’es bouché ou quoi ? La moitié de Godwin Hall l’a sautée, ton oie blanche ! Foutu crétin ! »

À chacun des derniers mots qu’il lui asséna, il souleva Craig par le tee-shirt et le plaqua de nouveau contre le sol. Ensuite, alors qu’ils se regardaient dans le blanc des yeux, pantelants, en sang, il s’échangea entre eux quelque chose de si affreux, de si honnête, de si intime (pire encore que la soudaine prise de conscience par Perry qu’ils étaient vaille que vaille devenus, à un moment donné, des amis) que, le temps d’un horrible instant, ce dernier eut l’impression qu’il était Craig, Craig levant les yeux vers lui, le regardant le regarder – qu’ils avaient troqué leurs places, leurs visages, leurs corps, leurs moi, que chacun était devenu l’autre.

Sur quoi, un costaud en tablier blanc souleva Perry par le dos de la chemise et le poussa vers la sortie de la cafétéria.

 

75

 

« J’estime, commença le doyen Fleming avec un geste à hauteur de son visage, comme s’il cherchait à faire sortir les mots de sa bouche en les enjôlant, j’estime qu’une part de tout cela est, au bas mot, contestable. Ou, devrais-je dire (cajolant de plus belle), suscite des interrogations. Ou encore, à tout le moins, on voit en quoi cela peut donner lieu à des questionnements. »

Mira hocha la tête. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il essayait de dire.

Elle avait du mal à se concentrer sur le visage de son interlocuteur, qui lui semblait étrangement déformé par le pâle soleil qui se déversait par la fenêtre directement sur lui, comme s’il était pris dans des phares. Tout en promenant un regard dans la pièce, elle s’efforçait de paraître réfléchir à ce qu’il venait de proférer. Pour une raison inconnue d’elle, mais qui n’avait, selon elle, rien d’ironique ni rien à voir avec le poème d’Edgar Allan Poe, le doyen Fleming conservait un corbeau empaillé sur une étagère de son bureau, juste au-dessus de son épaule gauche. Cette chose possédait l’œil en bouton de bottine de l’oiseau de Poe, et Mira l’eût facilement imaginée croassant : « Jamais plus ! », à ceci près qu’une partie du bec avait disparu et qu’une des ailes était tombée en poussière. Elle ne pouvait s’empêcher de la regarder. Le doyen avait sorti d’un tiroir et déposé entre eux sur le bureau un exemplaire du programme de son séminaire de première année. À présent, il s’adressait à ces six feuilles agrafées, comme si elles pouvaient l’entendre.

« J’ai reçu un certain nombre de questions identiques de la part de parents, ce qui, bien sûr, me soucie moins que les interrogations soulevées par les étudiants eux-mêmes… »

Mira comprit aussitôt que le doyen faisait référence – déférence – à la dernière réunion de l’Honors College, lors de laquelle de nombreux professeurs, plutôt remontés, avaient réclamé un moratoire sur ce qu’on nommait l’« ingérence parentale ». On avait insinué que le doyen encourageait passivement cette ingérence en n’y mettant pas un coup d’arrêt. Le corps enseignant était en majorité convenu que cette génération d’étudiants avait des parents par trop impliqués, que les étudiants étaient des « adultes » et que, sur les questions de programmes, de notations, etc., les professeurs n’avaient pas à en référer aux parents. La question avait donné lieu à de longs monologues, lors desquels Mira n’avait cessé de regarder sa montre avec un sentiment croissant de panique et de désespoir, car elle avait dit à Clark qu’elle serait rentrée pour dix-neuf heures.

Elle hocha la tête à l’adresse du corbeau, et le doyen continua de parler au programme de cours, posé sur le bureau.

« Je pense que nous devons nous pencher non seulement sur l’orientation qu’est en train de prendre votre enseignement, mais aussi sur votre travail de chercheur. »

Cette fois, Mira fut suffisamment surprise pour le regarder directement, et avec assez d’insistance pour qu’il lève les yeux et croise son regard. Un jour baptismal se déversait sur la tête du doyen. Ou bien, remarqua-t-elle, il avait un espace dégarni où s’opérait une nouvelle pousse capillaire, ou bien la lumière de novembre roussissait un emplacement circulaire sur son crâne par ailleurs bien fourni. Elle tâcha de préparer mentalement la réponse qu’elle entendait lui faire ; mais son cœur s’était emballé et, tout en luttant pour s’empêcher de chevroter, elle ne put que souffler : « J’avais eu le sentiment que vous souteniez mon projet, la dernière fois que nous… »

Il agita la main, et elle nota pour la première fois qu’il portait à l’auriculaire un petit rubis de couleur sombre. Paraissant s’aviser qu’elle avait remarqué la chose, il glissa la main sous le bureau.

« Je me basais sur une impression fausse.

— Qui était…? interrogea-t-elle en se penchant vers l’avant.

— Je ne réalisais pas que c’était à ce point… à ce point marqué par la mort, à ce point populiste. Bien sûr, ce genre de chose peut fonctionner dans certains cas, mais très rarement. Nous sommes une institution de recherche, madame Polson, une des plus remarquables du pays (combien de fois Mira n’avait-elle pas entendu cela depuis son premier entretien d’embauche ?) et le domaine de l’anthropologie ne me paraît pas particulièrement convenir à… à… »

Elle essuya ses paumes moites sur ses genoux, sentant leur chaleur à travers ses collants noirs, comme si ses mains allaient brûler ses vêtements et se souder à sa chair.

« Bref, la question n’est pas là, reprit le doyen. La question est qu’on ne peut vous laisser enseigner Études sur la mort dans ce collège ni faire des “révélations” sur des tragédies de la magnitude de l’affaire Nicole Werner. Je suis certain que vous mesurez vous-même combien c’est déplacé. Combien c’est…

— Dangereux ? lança-t-elle, incapable de se contenir.

— Précisément, oui, dit le doyen, sur la défensive. Oui, c’est cela. Dangereux. Mais également déplacé, comme je le disais. Cela ne se fait pas. Pour commencer, votre fascination pour le sujet ne fournit pas la matière d’un projet d’enseignement qui se tienne. Le type de recherche que vous menez, votre enseignement, tout cela est… est…

— Est exactement ce pour quoi on m’a engagée. Vous faisiez partie de la commission de recrutement, monsieur. En dehors de quelques améliorations, le cours que je dispense suit exactement le programme que j’ai présenté lors de mon entretien et dont je me souviens que vous avez loué la rigueur. Vous avez dit, et je pense que cela figure dans mon évaluation du semestre dernier, que j’apportais à la fois au collège et à mon travail de recherche quelque chose de “différent d’un point de vue dynamique”.

— C’était avant votre travail sur Nicole Werner.

— Mon travail sur Nicole Werner ? Que voulez-vous dire ?

— Je parle du suicide d’un de nos étudiants. Vous en mesurez certainement la gravité, madame Polson… »

Tout à coup, la lumière se fit :

Lucas.

On lui mettait la pression au sujet de Lucas.

Tout suicide était suivi d’une chasse aux sorcières. Elle avait fréquenté suffisamment de campus universitaires pour comprendre cela.

Elle avala sa salive. Au moins savait-elle désormais à quoi elle était en butte. Au moins pouvait-elle désormais faire face.

Son regard passa de l’emplacement qui luisait sur le crâne du doyen au corbeau naturalisé, puis au programme posé sur le bureau, puis elle revint aux petits yeux perçants de son interlocuteur. Elle prit une inspiration et dit : « Je mesure assurément la gravité d’un suicide, monsieur. C’est là une des choses que je m’efforce de faire ressortir auprès de mes étudiants. Le principal objectif de mon enseignement est de les détourner d’une vision romantique de la mort et de convaincre efficacement une part incrédule de la population, à savoir la jeunesse, de sa permanence. Croyez-moi, les étudiants qui étaient à la morgue ce matin en sont tous désormais convaincus.

— Il m’est revenu qu’il travaillait avec vous. Lucas. Et qu’il…

— Il ne travaillait pas avec moi. Mais je l’ai interviewé, en effet, au sujet de Nicole Werner, et…

— Et c’est bien ce qu’il ressort dans sa lettre de suicide, madame Polson. Avez-vous idée de ce que cela signifie ? »

Mira secoua la tête. Elle sentait son pouls battre à ses tempes et derrière ses genoux. Sa lettre de suicide. « Il ne s’est pas suicidé à cause de moi », dit-elle, bafouillant presque. Après quoi, s’étant accordé le temps de la réflexion, elle se mit à rire. « Ce garçon avait des raisons d’en finir, dont beaucoup pouvaient être liées à sa vie sur le campus, mais dont aucune n’a à voir avec moi.

— C’est peut-être exact. Cependant, vous étiez au courant de ses problèmes. Or, en tant que membre du corps enseignant, vous…

— J’en ai informé le service psychiatrique le matin qui a suivi l’interview. Je me suis entretenue avec trois thérapeutes différents. J’ai aussi parlé avec Lucas. J’ai pris un rendez-vous pour lui. J’ai tout fait, hormis l’accompagner à sa consultation.

— Oui, mais vous n’avez pas mis ses parents au courant. Ses parents, qui, comme vous pouvez l’imaginer… »

Mira fit de nouveau entendre un rire, né de sa stupéfaction. « Dieu du ciel, monsieur Fleming ! Il est spécifié dans mon contrat, à l’article Confidentialité, que je ne dois en aucune circonstance entrer en relation avec les parents de mes étudiants. L’université est un système clos. Vous vous rappelez ? Je ne dois contacter ni la police ni les professionnels de santé et encore moins les parents. Il s’agit de la formule exacte que vous avez employée quand j’ai été recrutée : un système clos. »

Il se racla la gorge. Il s’humecta les lèvres. Il fit silence pendant ce qui parut un long moment, puis déclara : « Vous aurez mal compris. De plus, ce cours que vous faites encourage dans ce collège une sorte de culte de la mort. »

C’était, cette fois, si cocasse que Mira ne parvint même pas à rire. « J’encourage un culte de la mort ?

— Oui. Certaines jeunes filles directement influencées par votre enseignement ont créé un club dont l’objet est d’essayer d’entrer en contact avec Nicole Werner et je ne sais plus quelle autre défunte. Elles prétendent voir des revenants. Elles ont causé de sérieux dommages à leur propre personne comme à nos installations. Des scarifications. Ce genre de chose. Elles ont déclenché un début d’incendie avec leurs cierges. »

Mira sentit la quitter tout l’air que contenaient ses poumons. Elle attendit que le doyen poursuive, mais le silence semblait devoir s’éterniser ; elle finit par le rompre : « Eh bien, je n’avais pas entendu un mot à ce sujet jusqu’à la minute présente. Pas un mot. Il y a toujours eu des étudiantes perturbées. Celles dont vous parlez ne suivent pas mon cours. Vous ne pouvez me reprocher ce que quelques déséquilibrées font dans leur résidence. »

Le doyen Fleming regarda autour de lui comme s’il avait perdu son corbeau et qu’il cherchait à le localiser, puis il joignit les mains sur le bureau, regarda Mira dans les yeux et reprit : « Croyez-le ou non, ce n’est pas tout. » Il se pencha en avant, comme si un tiers se trouvant dans la pièce pouvait surprendre ce qu’il allait dire. « A également attiré mon attention, Mira, la question de vos fréquentations. Votre époux m’a informé de ce que vous avez noué une… relation. Avec un étudiant. Une relation en dehors des heures de cours. »

Mira crut avoir été frappée à la tête par un objet contondant. Il lui revint soudain qu’une nuit, se relevant dans le noir, elle avait heurté un rayonnage et en avait fait tomber un serre-livres en bronze qui l’avait touchée juste au-dessus de la tempe gauche ; elle repensa à cette douleur sourde.

Pareille surprise ne fut pas même douloureuse. La douleur était enfouie si profondément en elle qu’elle ne l’éprouva pas physiquement. Il lui fallut plusieurs secondes pour rouvrir les yeux, en battant des paupières, et se ressaisir suffisamment pour demander : « Quoi ? Mon mari ? Mon mari vous a contacté ?

— Oui. Mais ce n’est pas tout. Ce n’est qu’une partie du problème. J’ai mes propres inquiétudes, mes propres réserves, en ce qui concerne votre relation avec le professeur Blackhawk.

— Jeff ?

— Oui. »

Bien sûr.

En sortant de la ville pour aller chercher les jumeaux, ils étaient passés devant le doyen Fleming, qui attendait au bord d’un passage pour piétons.

Elle comprenait maintenant que, nonobstant son absence d’expression, il avait noté qu’ils se trouvaient ensemble dans cette voiture, cela venant peut-être s’ajouter à d’autres soupçons qu’il nourrissait. Conversations à bâtons rompus en salle des professeurs. Pressentiments, choses entraperçues. « Jeff ? » interrogea-t-elle derechef sans rien trouver à ajouter.

« À vrai dire, reprit le doyen, cela ne me regarde pas du tout, même s’il s’agit là encore d’une question sensible et même si ce type de relation entre collègues n’est pas à encourager au sein d’une structure aussi resserrée que la nôtre. Mais je suis moins inquiet pour Jeff Blackhawk que je ne le suis pour Perry Edwards, qui est un étudiant. Vous n’ignorez pas combien cette université prend au sérieux toute transgression de professeur à étudiant, et je dois vous mettre en garde, Mira, car nous vivons dans une époque marquée de puritanisme. Vous ne pouvez espérer rester employée chez nous et continuer de vous comporter d’une manière qui est… qui est… »

Mira porta la main à sa tempe, la ressentit de nouveau – dans l’obscurité, cette douleur sourde à l’arrière de la tête – et parvint à demander une fois encore : « Mon mari vous a appelé ? Clark vous a appelé ? »

Était-ce possible ? Était-ce pour cela qu’il était parti ? Était-ce pour cela qu’il avait paru n’éprouver aucune culpabilité à emmener les enfants loin d’elle et ensuite à ne pas appeler pour dire où ils se trouvaient ?

Le doyen Fleming souleva une épaule, de l’air de ne pas savoir quelle devait être sa réponse.

« Où est-il ? demanda-t-elle. D’où est-ce qu’il appelait ?

— C’était il y a déjà quelque temps, Mira, et vos problèmes conjugaux, quoique regrettables, ne sont pas la raison pour laquelle… »

Elle se leva, bien qu’elle ne sentît plus ses jambes. Et, regardant de tout son haut le crâne de son interlocuteur, là où cela brillait, son espace chauve, son point faible : « En ce cas, quelle est-elle, cette raison, monsieur Fleming ? Parce que, sauf votre respect, tout ce que vous m’avez sorti jusqu’à présent n’est qu’un ramassis de conneries. »

Elle lut sur le visage du doyen le choc causé par sa sortie et, ne lui laissant pas le temps de répondre, elle leva la main et reprit : « Désolée, excusez-moi. Mais c’est tout autre chose qui se passe ici. Cela n’a rien à voir avec Jeff Blackhawk et assurément rien à voir avec Perry Edwards. Cela concerne Nicole Werner, n’est-ce pas ? ainsi que la sororité. Cela a à voir avec Nicole Werner, avec mon travail de recherche et mon cours, avec Lucas et avec Perry, c’est vrai ; mais ce n’est pas du tout ce que vous dites. »

Qu’était-ce donc ? Elle se surprit à le dire avant même de l’avoir pensé :

« La fugueuse. »

L’histoire que lui avait racontée Jeff lui revenait en tête.

Tout était en train de se dessiner sous un nouveau jour.

Comme en transe, elle continua : « La fille de l’école de musique. L’autre sœur d’Oméga Thêta Tau. Nul ne la recherche. Pourquoi cela, monsieur Fleming ? Pour quelle raison l’université abandonnerait-elle aussi vite les…?

— Pour l’amour du ciel, Mira ! Ne vous faites pas théoricienne de la conspiration par-dessus le marché. Pour vous parler franchement – et excusez-moi d’être un peu direct –, vous avez toujours été un pari sur l’avenir. Quand nous vous avons recrutée, nous ne savions pas ce que nous recrutions. Nous n’avions aucun moyen de le savoir. Je reconnais que j’étais, tout comme vos étudiants, intrigué par le sujet et la passion qu’il vous inspirait ; mais on ne peut tout simplement accepter que cela continue ainsi. Je n’ai pas à vous rappeler, j’en suis certain, que vous n’êtes pas titularisée ; c’est pourquoi je vous suggère, madame Polson, si vous souhaitez conserver votre poste, de prendre très au sérieux ce que j’ai été amené à vous dire, et de… et de… »

Mais Mira avait vidé les lieux avant de savoir si, cette fois, le mot que le doyen cherchait désespérément allait lui venir.

 

76

 

Des gens rigolaient en le dépassant dans le couloir, mais quand ils virent l’expression de son visage et le sang qui le poissait, ils se turent. Seule Megan Brenner lui parla :

« Ça va aller, Craig ? Tu t’es pris un coup de poing dans la figure ou quoi ? Et dans ton dos, qu’est-ce que c’est ? Du sang aussi ? »

Il ne lui répondit pas. Elle était la fille la plus menue qu’il eût jamais connue. Il aurait pu faire deux fois le tour de sa taille avec le bras. Il aurait pu la porter à travers le Sahara sans même avoir soif ni s’essouffler. Perry et lui s’étaient mis à l’appeler Méga par antiphrase. Il la regarda – petit minois gros comme celui d’un chat, les yeux levés vers lui – et ne put que hocher la tête.

Il se rendit aux toilettes. L’endroit était désert. Les carreaux de faïence, lisses, luisants, couleur d’urine (Perry avait émis l’idée qu’ils avaient été blancs ; Craig lui avait répondu que les carreleurs avaient tout simplement anticipé) le réfléchissaient vaguement tandis qu’il se lavait le visage dans la vasque en ayant soin d’éviter le miroir et son véritable reflet. Il jeta à la poubelle le tee-shirt couvert de manicotti et gagna sa chambre pour enfiler un vêtement propre.

Perry était lui-même remonté de la cafétéria. Il était assis à son bureau, la tête entre les mains. Il ne leva pas les yeux à l’entrée de Craig, mais il s’éclaircit la gorge. Pendant une terrible seconde, Craig crut que Perry allait dire quelque chose, qu’il allait peut-être même essayer de s’excuser ou de s’expliquer ; si cela arrivait, Craig n’allait pas pouvoir le supporter.

Il lui faudrait tuer Perry ou y laisser la vie.

Mais il ne voulait pas en arriver là, pas du tout.

Perry avait été au-dessus de lui, à califourchon sur lui, guère différemment en cela de la façon dont machine, la fille à la baignoire (comment s’appelait-elle déjà ?) l’avait chevauché, sans le quitter des yeux, dans le cabanon du bord de la piscine des MacGuirre, à ceci près qu’il se trouvait en elle et qu’elle regardait en lui, faisant comme si le coup qu’ils tiraient constituait une grande expérience spirituelle.

Il avait des doutes à ce sujet, étant donné qu’elle renouvelait la même expérience avec un partenaire différent chaque samedi soir à Fredonia. Elle était raide défoncée, ce fameux soir, et Craig de même, mais il se souvenait que, les yeux dans les yeux, elle lui avait dit : « Je sais ce que tu es en train de penser. Toi et moi ne faisons plus qu’un… »

Elle l’avait durement giflé quand il s’était mis à rire.

Même sur le moment, plongé de dix-huit centimètres en elle, il ne se rappelait pas son nom ; et il le lui avait dit.

Mais Perry…

Craig avait compris quelque chose à ce moment-là. Quelque chose de transcendantal. Alors que, debout au-dessus de lui, Perry le regardait dans les yeux tout en le plaquant au sol, Craig avait eu l’impression que sa vie entière se trouvait empoignée comme son tee-shirt dans le poing de Perry, houspillée, plaquée de nouveau au sol, et cela avait été une expérience spirituelle.

« Connard ! Trou du cul ! Écoute-moi, espèce de crétin ! »

Perry était son ami. Son premier véritable ami.

Il ne voulait pas tuer Perry. Il voulait que Perry fût Perry. Soulignant des conneries dans un bouquin comme si sa vie en dépendait, lui donnant des conseils sur la façon de ranger un peu mieux son côté de la chambre, remplissant son bol à salade de trucs que sa mère devait le forcer à ingérer depuis dix-huit ans et qu’il continuait de manger. Il voulait que Perry fût son compagnon de chambre, son ami.

Mais ce qu’il lui fallait présentement, c’était aller trouver Nicole.

Cela n’avait rien à voir avec Perry.

Heureusement, celui-ci ne disait mot.

Craig prit son blouson et referma la porte derrière lui plus doucement qu’à l’accoutumée – sans la claquer, mais sans non plus laisser de doute quant au fait qu’il la refermait.

Il prit la direction de la chambre de Lucas.

Il n’avait pas le temps d’aller à pied à la maison d’OTT.

Il lui fallait une voiture.

 

77

 

Assise à l’ordinateur, Jeremy ronronnant dans son giron, Shelly faisait défiler les articles. Il y en avait une centaine et elle les connaissait tous ; mais ils lui apparaissaient désormais sous un nouvel éclairage.

La mare de sang, la méconnaissable, la brûlée à quatre-vingt-dix pour cent, le conducteur de la voiture fuyant à pied le site de l’accident, et elle-même, la cinquantenaire arrivée la première sur les lieux, qui avait omis de fournir des indications précises au standard des urgences, si bien que les secours n’avaient pu s’y transporter à temps pour sauver la malheureuse.

À leur arrivée, s’il fallait en croire tous ces comptes rendus, les ambulanciers avaient trouvé la victime gisant dans une mare de sang depuis plus d’une heure sur la banquette arrière du véhicule et méconnaissable en raison de l’étendue de ses brûlures.

Non.

Ni de près ni de loin.

Shelly revoyait un infirmier descendre à la hâte de l’ambulance. Il avait un grand cartable noir à la main, un extincteur sous le bras. Elle s’était alors relevée après être restée à genoux auprès de la fille et du garçon, de l’autre côté de ce fossé qu’elle avait dû traverser pour accéder jusqu’à eux.

Elle avait agité les bras pour attirer son attention.

Assez logiquement, il était d’abord allé à la voiture pour regarder à l’intérieur. Il ne pouvait savoir que la victime avait été éjectée à une telle distance.

« Par ici ! » avait lancé Shelly, sur quoi il s’était retourné, l’air désorienté.

Elle s’était alors demandé où étaient passés les autres. Il devait y avoir quelqu’un d’autre avec lui – qui le suivait, qui était en route.

« Madame ! avait-il crié. Ne la touchez pas ! Reculez ! Veuillez regagner immédiatement votre véhicule. »

Elle s’était exécutée à contrecœur, passant devant lui après avoir retraversé l’eau froide du fossé. Il ne l’avait pas même regardée. Il avait laissé tomber son extincteur par terre. Il paraissait marmonner quelque chose dans sa barbe.

Remontée de l’autre côté, elle s’était retournée pour regarder la scène :

Le couple sous le clair de lune.

Le garçon tenant la fille dans ses bras.

Shelly avait vu cette dernière de près. Elle les avait vus et touchés tous les deux. Ils étaient tièdes. Ils étaient vivants. Elle avait été heureuse de sentir cette tiédeur. La fille portait une robe noire, et ses cheveux d’or n’en luisaient que plus sous la lune. Quand Shelly lui avait posé la main dans le cou pour essayer de trouver son pouls (et elle l’avait sentie, cette petite palpitation insistante d’une artère sous la peau), les paupières de la fille avaient frémi. Le garçon avait alors baisé cette dernière sur le front, puis il avait fait entendre des sanglots de soulagement. Il avait prononcé son nom : Nicole. Au son de son nom, elle avait ouvert les yeux pour le regarder, en souriant et en grimaçant tout à la fois.

Elle va bien, s’était dit Shelly. Elle est contusionnée, en état de choc, désorientée, mais elle va bien.

 

Toujours sur Google, elle ouvrit la page suivante, qu’elle connaissait déjà, et tomba sur Josie en robe noire et verres fumés, le poignet chargé de bracelets noirs. Le soleil se déversait sur le jais de ses cheveux et sur les lourdes boucles d’oreilles exotiques qui avaient appartenu à l’arrière-grand-mère de Denise Graham. Derrière elle, un verger en fleurs.

Shelly examina la photo de plus près.

Les sœurs de la sororité étaient toutes vêtues de même.

La même robe noire : col en V, galon de dentelle au long de l’ourlet, sans manches, petit ruban de satin à la taille. Shelly se rappelait avoir dit à Josie, un après-midi qu’elles étaient au lit : « Une chose que je détestais dans le fait d’appartenir à une sororité, c’est que nous étions toutes censées nous ressembler et agir pareillement. » Et l’autre de rétorquer : « Est-ce que ce n’est pas partout la même chose ? Est-ce que toutes les lesbiennes de ton âge ne se ressemblent pas et n’agissent pas pareillement ? Est-ce que tous les jeunes adeptes de la contre-culture, tous les conservateurs, tous les profs, les bibliothécaires, les libraires, ne sont pas, tous autant qu’ils sont, parfaitement interchangeables ? »

Interchangeables.

Le mot avait surpris Shelly.

Il lui avait semblé ne pas vraiment faire partie du vocabulaire de Josie, comme si, réfléchissant depuis longtemps sur l’uniformité, sur les sororités, sur la condition humaine, elle avait cherché dans le thésaurus le mot juste pour caractériser le tout. De l’entendre employer ce mot, si parfait, lui avait fait le même effet que si Jeremy s’était soudain adressé à elle pour lui dire son peu de goût pour telle marque de croquettes. (J’aimerais autant ne plus avoir de Royal Félin, si cela ne te dérange pas.) On aurait dit que cela modifiait, ne fût-ce que pour une ou deux secondes, les règles du jeu auquel elles jouaient.

Sur cette photo, il y avait au moins trente filles, et chacune portait la même robe. Où avaient-elles pu s’en procurer autant d’un coup, d’autant qu’elles devaient toutes faire à peu près la même taille ? Quel magasin, quelle maison de vente par correspondance, quel entrepôt avait pu répondre à une telle demande ?

Et les lunettes de soleil. Les bracelets noirs. Certaines avec des cheveux raides et blonds leur arrivant aux épaules, le reste avec des cheveux raides et noirs leur arrivant à l’épaule. Pas une ne souriait, mais pas une ne pleurait non plus.

Shelly agrandit l’image une fois, puis une fois encore, et quand elle se pencha en avant, non sans vivacité, Jeremy sauta de son giron et s’en alla vers le couloir dans un cliquetis de griffes sur le parquet.

« Jeremy ? Bébé ? » l’appela-t-elle, toujours rivée à l’écran, mais il ne revint pas. Elle l’avait effrayé.

Encore un double clic, et l’objet central de l’image prit la forme de quelque chose qu’elle n’avait fait qu’effleurer jusqu’alors :

Une fille à l’arrière-plan, floue, traversant l’aire de stationnement avec une apparente rapidité, balançant les bras au rythme de sa course. Un pied en suspens au-dessus du sol. Ses cheveux blonds flottant derrière elle en raison de la vitesse de son déplacement ou bien à cause du vent. Elle regardait droit devant elle avec une expression résolue. De belles voitures luisaient au soleil autour d’elle.

Quelques branches en fleurs encadraient encore l’image agrandie.

Shelly en toucha une sans détacher les yeux de la fille.

Les multiples agrandissements lui avaient brouillé les traits, mais, en dépit de ce voile brumeux et des pixels grenus, elle savait exactement de qui il s’agissait et où elle l’avait vue auparavant.

D’une main tremblante, elle appuya plusieurs fois sur la flèche gauche pour revenir à l’article accompagnant la photo et au petit coffret posé à côté des jolis pieds de Josie.

« Craig Clements-Rabbitt n’a pas encore été accusé d’un crime qui inspire de l’indignation au sein d’une communauté d’Oméga Thêta Tau accablée de douleur. »

Shelly se laissa aller contre son dossier, porta une main à son front, puis s’en voila les yeux. Il fallait qu’elle le retrouve. Pourquoi ne l’avait-elle pas encore fait ? Qu’attendait-elle ? Il y avait des choses que ce garçon avait besoin de savoir et qu’elle seule pouvait lui dire. D’une main toujours tremblante, elle tapa l’adresse Internet de l’annuaire de l’université et découvrit non sans quelque dépit à quel point il était facile à trouver. Comme les Graham, comme tous les autres, il était pris là, dans la Toile – son adresse, son numéro de téléphone et les détails publics et personnels de sa vie. Elle nota l’adresse, ramassa son sac à main et fila en direction de la porte.

 

78

 

« Mrs Polson arrive.

— Notre prof vient ici, chez toi ? s’étonna Karess.

Elle était postée, bras croisés, près de la fenêtre. Depuis qu’ils avaient quitté la morgue et qu’ils avaient regagné l’appartement de Perry, elle n’avait pas arrêté de trembler. Ils avaient marché si vite qu’ils auraient aussi bien pu courir, et lui-même était en nage sous sa doudoune. Arrivé devant la porte d’entrée, il avait noté combien elle était pâle et l’avait prise dans ses bras. « Oh, Seigneur, marmonna-t-elle, je me souviens de ce type. Ma compagne de chambre et moi, on lui a acheté de l’herbe peu de temps après la rentrée. Oh, mon Dieu, Perry, c’est son cadavre qu’on a vu. »

Perry l’avait entraînée dans le hall pour l’adosser aux boîtes aux lettres en se tenant tout contre elle pour essayer de la réchauffer et de la calmer. Mais cela n’avait pas fonctionné. Des heures et de nombreuses tasses de café plus tard, Karess tremblait toujours, debout à la fenêtre, les jambes contre le radiateur. Elle n’avait pratiquement plus rien dit, sinon pour saluer Craig quand Perry les avait présentés, et pour répondre par la négative quand il lui avait demandé si elle voulait quelque chose à manger.

« Est-ce que Mrs Polson passe beaucoup de temps ici ? interrogea-t-elle.

— Nous travaillons ensemble à…

— Ouais, c’est ça.

— Écoute, dit Perry, elle n’a jamais mis les pieds ici. Mais ce truc, avec Lucas… J’ai bien vu au téléphone qu’elle était complètement tourneboulée.

— Qu’elle aille se faire foutre ! » lança Karess, s’animant soudain. Les bijoux et les plumes qu’elle portait se mirent à se balancer et à voleter autour d’elle. Elle frappa le sol du talon de sa botte, et Perry se dit que, si quelqu’un dormait dans l’appartement d’en dessous, ce ne devait plus être le cas à présent. « Elle était tourneboulée, tu parles ! Elle nous a piégés, Perry. Tu n’as pas compris ça ? C’est pour ça qu’elle nous a laissés là-bas et qu’elle est remontée à l’air libre. Elle savait qu’il y avait un cadavre dans cette salle et que c’était un garçon de notre âge. Tu comprends, le type qui travaille là-bas, c’est son autre petit ami. Tu n’as pas vu comme ils se sont serrés dans les bras et j’en passe ? Tu crois peut-être qu’il ne lui aura pas dit qu’il y avait un étudiant mort aujourd’hui à la morgue ? Depuis le premier jour, elle cherche à nous flanquer la trouille, et j’ai bien l’intention de déposer une plainte à ce sujet. Ce cours, c’est du grand guignol du début jusqu’à la fin. Mes parents ne vont pas trouver ça drôle.

— Elle n’était pas au courant, dit Perry. Elle n’avait aucun moyen de le savoir, je t’assure. Elle a éprouvé le même choc que nous tous. J’étais là quand elle a reconnu Lucas. J’ai bien cru qu’elle allait s’évanouir.

— Si tu le dis », répondit-elle en lui tournant le dos. Il lui voyait les omoplates à travers le pull et le débardeur. Il se dit que, dévêtue, elle pouvait tout aussi bien être d’une impossible beauté ou un véritable squelette. Elle se parait toujours de tant de couches de vêtements flottants qu’il n’aurait su hasarder quel était son poids, mais il ne devait pas être très élevé.

Il entendait l’eau couler dans la salle d’eau et Craig se cogner dans la minuscule cabine de douche. Soudain, la sonnerie de l’interphone retentit. Perry alla appuyer sur le bouton commandant l’ouverture de la porte d’entrée. Karess fit entendre un ricanement. Perry alla se poster dans le couloir pour prêter l’oreille à ce qui devait être le pas de Mrs Polson dans les escaliers (le son ferme et régulier de ses talons effilés, comme si elle était lasse ou en train de se demander si elle se trouvait dans le bon immeuble et se dirigeait vers le bon appartement) ; aussi fut-il surpris, quand la femme apparut sur le palier, de constater qu’il ne s’agissait pas de Mrs Polson. Il crut dans un premier temps que c’était sa tante Rachel. Mêmes cheveux blond roux, même teint pâle. Dans les quarante ans. Jolie mais sans chercher à l’être. Elle portait une robe en soie et une volumineuse parka noire. « Seriez-vous Craig ? » interrogea-t-elle.

 

79

 

« Seriez-vous Craig ? » demanda Shelly au garçon qu’elle vit dans le couloir près d’une porte restée ouverte, bien qu’il ne ressemblât pas à celui dont elle se souvenait. Il était beau garçon, cheveux très courts et visage comme ciselé dans le marbre – le type même du jeune Américain auquel elle rêvait dans son adolescence, mais qu’elle n’avait jamais rencontré. Celui qui s’en était rapproché le plus était ce Chip Chase qui l’avait invitée au bal des terminales ; mais il avait les cheveux plus longs qu’elle, ce qu’elle avait feint d’aimer – en passant les doigts dans ses longues boucles brunes – alors qu’en réalité elle détestait cela.

Celui-ci ne ressemblait pas au garçon à cheveux longs qu’elle avait vu sur le lieu de l’accident. Il ressemblait au contraire à son frère. Oui, il aurait pu s’agir de Richie, s’il avait été encore de ce monde, s’il avait fréquenté l’université au lieu d’intégrer le corps des Marines. Le mot de Josie, interchangeables, lui traversa l’esprit.

« Non, lui répondit le garçon. Craig est sous la douche.

— Ah. J’aurais aimé pouvoir lui parler », dit Shelly à ce fantôme de son frère. Il lui ouvrit la porte en grand.

 

80

 

Quand il sortit de la salle de bains – séché et habillé –, Craig eut la surprise de constater que Mrs Polson, le professeur de Perry, était déjà là. Elle était installée sur le canapé. Une autre femme, mince, les cheveux tirant sur le roux, était assise sur une chaise de cuisine que Perry lui avait avancée. Karess et ce dernier se tenaient debout du côté de la fenêtre.

« Je m’appelle Shelly Lockes, déclara la rousse. Je me trouvais sur le lieu de l’accident. J’y suis arrivée la première. C’est moi dont on a dit que je n’avais pas donné les bonnes indications au standard des urgences. Je vous ai vus, vous et Nicole, le soir où…

— Le soir où elle est morte », dit Craig en se laissant tomber sur le canapé à côté de l’autre femme. Il s’étonna de la facilité avec laquelle il pouvait dire : « elle est morte ». Il lui avait fallu quatre séances avec le Dr Truby pour parvenir à énoncer ces trois mots ; et la toute première fois qu’il l’avait fait, à l’époque où la mémoire commençait de lui revenir, il avait jailli de son siège avec la sensation que sa propre parole l’avait frappé à l’estomac. Puis il s’était laissé retomber pour pleurer entre ses mains jusqu’à la fin de la séance.

Aujourd’hui, ces mots, il pouvait les dire et les redire, comme s’ils ne correspondaient pas à la vérité.

Shelly Lockes secoua la tête comme pour le contredire, mais elle ne dit rien de plus. On aurait cru qu’elle attendait la permission de reprendre la parole.

Craig lui trouvait comme un air de déjà-vu. Elle était très belle femme. Elle ressemblait à ce à quoi auraient dû ressembler selon lui les anges des cartes de Noël si leurs concepteurs avaient eu plus d’imagination. Elle était féminine, mais sans maquillage. Bien qu’elle fût menue et très jolie, elle dégageait une incroyable impression de force. Elle était le type d’ange qui pouvait très facilement vous sortir de la nième histoire d’immeuble en flammes en vous déposant d’un coup d’ailes en sécurité sur le sol.

Il prit conscience qu’il l’avait déjà vue auparavant.

Il l’avait vue partout, se dit-il.

De nouveau, elle secoua la tête.

À côté de lui, Mrs Polson tremblait. Karess, l’amie de Perry, n’avait cessé de trembler de même. Perry semblait transi, lui aussi. Il avait les mains enfoncées dans les poches de son jean. Craig, pour sa part, se sentait tout brûlant. Peut-être était-il souffrant. Il avait dormi comme une bûche (douze heures ?) dans le lit de Deb, la fille aux cookies, et avait pourtant l’impression que, s’il posait la tête une seconde, il sombrerait de nouveau dans ce sommeil sans rêves. Si elle ne l’avait pas réveillé pour lui rouvrir l’appartement avec la clé que le gardien était passé déposer, il serait peut-être toujours dans son lit.

Peut-être ne se serait-il jamais réveillé.

Il trouvait que Shelly Lockes avait l’air un peu congestionnée, elle aussi. Comme si elle avait trop chaud. Un film de transpiration luisait sur son front, bien qu’elle ne portât qu’une robe d’apparence légère, des collants noirs et des bottines, qui ne semblaient guère faites pour l’hiver. Elle le regardait avec intensité, comme cherchant à lire en lui ou souhaitant qu’il lût en elle.

« Vous étiez sur place le soir de l’accident ? lui demanda-t-il. Le soir où elle est morte ? »

Elle promena un regard alentour, comme si la question s’adressait à quelqu’un d’autre. Mais toutes les personnes présentes la dévisageaient, elle. Elle s’éclaircit la gorge, y porta la main, puis se ramena une mèche de cheveux derrière l’oreille et se mit à regarder ses bottines.

Combien de millions de fois Craig avait-il vu Nicole se ramener ainsi une mèche derrière l’oreille tout en réfléchissant avant de parler ? Cette femme aurait pu être Nicole, si Nicole avait vécu suffisamment longtemps. Ou Josie. Ou n’importe laquelle des autres sœurs en sororité qu’il avait vues ou connues.

Elle s’humecta les lèvres, se les mordit, puis déclara : « Elle n’était pas morte. »

 

81

 

Shelly avait commencé de penser que, dans les mois qui s’étaient écoulés depuis l’accident, elle avait peut-être réinventé le garçon dans son imaginaire. Il faisait noir ce soir-là malgré le clair de lune. Par la suite, il y avait eu partout des photos de Nicole Werner, aussi avait-elle disposé d’une image à comparer à son souvenir. Mais Craig Clements-Rabbitt n’était revenu que dans ses rêves.

En le regardant maintenant assis face à elle sur ce canapé fatigué – les genoux pratiquement ramenés contre la poitrine – elle s’apercevait qu’elle l’aurait reconnu n’importe où.

Cette tignasse de cheveux noirs. Cette expression douloureuse, qu’il avait dû, elle en était certaine, passer son adolescence à essayer de changer en rictus de rock-star. Elle avait connu des garçons comme lui au lycée, à l’université et après. Ils étaient de ceux qui faisaient des poètes ou des profs de dessin dans l’enseignement primaire, pour peu que quelqu’un les aidât à se débarrasser de ce personnage. Sinon, ils traversaient la vie avec ce rictus, en buvant trop et en ratant tout.

Le soir de l’accident, il l’avait regardée et comprise ; de cela, elle n’avait jamais douté. Il n’avait pu l’entendre, mais il avait su ce qu’elle disait. Il la regardait de la même façon en ce moment, et elle avait la conviction que quelque chose était en train de se faire jour en lui : souvenir, compréhension.

Maintenant, elle comprenait, elle aussi.

Il ne se rappelait vraiment pas ce qui s’était passé. Voilà pourquoi il n’avait jamais contacté quiconque afin de dissiper toute confusion. Amnésie, confabulation, fugue. Autant de jolis mots pour désigner l’oubli, tels des noms de fleurs grises. Pourtant, elle avait la conviction que si elle le fixait dans les yeux aussi intensément que possible, il verrait au-delà d’elle et se souviendrait de ce fameux soir. Il se souviendrait d’elle. Pour finir, c’est ce qui sembla se produire. « Vous étiez sur place, lui dit-il.

— Oui. J’y étais. J’y étais, et cela ne s’est pas passé comme on l’a rapporté. »

Il hocha la tête. Il comprenait. Tout lui revenait, non ? Elle lui revenait.

« Vous y étiez, dit-il encore. Vous savez ce qui s’est passé.

— Oui, j’ai été la première personne sur place.

— Que s’est-il passé ? »

Shelly sentit un petit sanglot lui serrer la gorge, elle y porta la main. Il faisait chaud dans l’appartement, même si tout le monde hormis Craig Clements-Rabbitt paraissait frigorifié. La fille qui se tenait près du radiateur ne cessait de frissonner. L’autre femme se soufflait dans les mains pour tenter de les réchauffer. Shelly, pour sa part, avait soit la fièvre soit une nouvelle bouffée de chaleur, ou alors il faisait trente-cinq degrés. Elle était en nage sous sa robe de soie. Ses pieds étaient mouillés d’avoir marché dans la neige fondue, mais ils n’étaient pas froids. Elle avait soif. Comme si elle avait cheminé dans le désert. Mais rien de tout cela n’avait d’importance. Enfin, enfin, elle disposait de ce petit auditoire auquel elle allait pouvoir raconter sa version des faits. Elle s’éclaircit la gorge et commença par le commencement :

Les feux arrière sur la route à deux voies. Elle chantait en accompagnement de la radio tout en les suivant à bonne distance. Puis ils avaient tout à coup disparu.

Le couple sous le clair de lune, de l’autre côté d’un fossé plein d’eau. Elle expliqua à Craig qu’elle savait devoir lui dire de ne pas déplacer la fille, mais n’était pas certaine de le lui avoir dit. Il se trouvait à une telle distance, et cependant…

« Je vous ai entendue », dit-il.

Elle hocha la tête.

Il eut toutefois un geste de dénégation. « Seulement, Nicole était sur la banquette arrière. Tout devait être en flammes.

— Non. Cela ne s’est pas passé comme ça. Elle a été éjectée. La voiture n’était pas en feu. J’ai appelé les secours. J’ai franchi le fossé et je me suis approchée. Vous la teniez dans vos bras. Il n’y avait pas de sang. Elle était blessée : elle avait été éjectée. Mais vous avez dit son nom et elle a ouvert les yeux. Elle allait s’en tirer. Je suis restée jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Ils m’ont dit que ma main avait besoin d’être recousue. »

Elle montra sa cicatrice. La prof se pencha en avant, elle aussi. Elle avait les cheveux aussi noirs et brillants que Josie, et une expression sérieuse et attentive. Elle semblait préoccupée et aussi très intelligente.

« Je suis donc repartie. Quand l’ambulance vous a emmenés, Nicole et vous, je me suis rendue au service de consultation externe de la clinique universitaire. Il n’y a jamais eu de sang. Il n’y a jamais eu d’incendie. Vous n’avez jamais quitté les lieux sinon avec eux. On tient à ce que nous ne nous souvenions de rien. On veut nous chasser du campus. Il s’agit de quelque chose qui doit rester ignoré.

— Je te l’avais bien dit, fit Craig à l’adresse de son colocataire. Les cartes postales. Tu m’as convaincu, surtout après qu’on a cessé d’en recevoir, qu’elles n’étaient pas d’elle, que c’était un canular.

— Vous avez reçu des cartes postales de Nicole Werner ? » interrogea la fille, toujours à la fenêtre. Bouche bée, elle regarda tour à tour les personnes présentes.

« La fille aux cookies, dit Craig, elle aussi m’a dit ça. »

L’autre referma la bouche, puis, comme ne pouvant se contenir plus longtemps après avoir eu la patience de prêter l’oreille à une histoire par trop ridicule : « Qui est la fille aux cookies ?

— Notre voisine, expliqua le colocataire de Craig.

— Elle m’a dit la même chose, reprit celui-ci. “Elles cherchent à se débarrasser de toi. Elles ne veulent pas de toi ici.” Elle m’a dit qu’il n’y a pas de fantôme. »

Il se tut. Shelly attendit qu’il poursuive.

« Alice Meyers, finit-il par dire. Je pensais qu’il y avait aussi cette fille. Cette morte. Elle passe des coups de téléphone. Une nuit, elle est venue ici, à l’appartement. Debout sur le seuil, elle m’a demandé si elle pouvait entrer. »

La fille près du radiateur fit entendre une onomatopée et passa une main menue, d’apparence frigorifiée, à travers ses cheveux noirs en désordre. « C’est un tas de conneries, dit-elle. Je loge dans la résidence. Il y a là-bas un groupe de filles “Alice Meyers”. De vraies cinglées. Elles se font des scarifications. Elles sont obsédées par Nicole. Elles racontent partout qu’elles l’ont vue…

— Nicole ? interrogea Craig en la regardant comme s’il remarquait sa présence seulement maintenant. Elles pensent avoir vu Nicole ? »

La fille haussa les épaules avec affectation, roula des yeux et dit : « Elle ou Alice Meyers. Quelle importance ? Elles sont tapées. »

Le colocataire de Craig regarda le professeur et dit : « Il faut le lui dire à présent. »

Le professeur hocha la tête, à quoi Craig bondit du canapé pour faire un pas vers l’autre garçon. « Me dire quoi ?

— Craig », dit le professeur en se levant à son tour. Elle s’approcha, lui toucha le bras. « D’autres personnes l’ont vue également. Ou pensent l’avoir vue.

— Dieu de Dieu ! lança la fille. C’est de la folie pure. Moi, je me tire. » Elle leva la main comme pour gifler le professeur, mais la glissa dans la poche de son chandail. « Vous êtes cinglée, madame Polson. Vous êtes censée nous apprendre des choses, pas vous foutre de nous. J’ignore ce que vous cherchez à faire, mais ce sera sans moi. Je laisse tomber votre cours et je… » Elle regarda les trois autres comme en quête d’une personne sensée et, n’en voyant aucune, se dirigea à grands pas vers la porte et la claqua derrière elle.

Ils prêtèrent l’oreille au bruit de ses talons dans les escaliers, puis, le silence revenu, Shelly déclara : « Je pense que quelqu’un est bien mort, ce soir-là. Mais je ne crois pas que ce soit Nicole. »

Et de prendre dans son sac la petite photo de Denise Graham que la mère de celle-ci lui avait donnée plus tôt dans la journée.

 

82

 

Craig gara la Ford dans la rue de la sororité et demeura quelques minutes à l’intérieur afin d’étudier les abords.

Le ciel était clair. La neige avait fondu à demi pour former un ondulant revêtement mouillé sur les trottoirs et la chaussée. De l’emplacement où il était stationné, la résidence d’Oméga Thêta Tau paraissait projeter sur les pelouses environnantes son propre surcroît d’obscurité. Il ne distinguait pas même la lueur d’une simple bougie. À croire que cette maison était abandonnée ou n’avait jamais existé. Il fourra les clés de la voiture de Lucas dans sa poche et sortit. Nicole était à l’intérieur et il fallait qu’il la voie.

Il traversa l’étendue de pelouse, progressant à pas délibérément mesurés, se tenant droit, bien en vue de quiconque pouvait l’observer de la maison.

Pourquoi aurait-il agi autrement ?

Il n’était pas un criminel. Il venait voir sa copine. Il s’agissait d’une sororité, non d’une société secrète ni d’un quartier de haute sécurité. Merde, à la fin. Il voulait juste voir Nicole. Pourquoi aurait-il rampé à plat ventre pour ce faire ?

Néanmoins, il n’était pas tranquille et son cœur battait à coups redoublés. Bien que la bâtisse fût plongée dans le noir et parfaitement silencieuse, il avait la nette impression d’être épié. Il tâchait de cheminer lentement, mais son pas se faisait plus rapide à mesure qu’il approchait. Ses mains étaient moites. Arrivé sur le côté de la maison, il s’accroupit pour se cacher dans l’ombre.

Il aurait dû prendre son blouson. Ce froid de l’hiver finissant était humide et non plus vif. À Fredonia, on devait déjà sentir l’imminence du dégel. Mais ici, le redoux était encore loin. Il allait faire froid comme entre des draps souillés. Comme de dormir dans son linge mouillé.

Tout à coup, tapi dans l’ombre au pied du pignon de la maison d’OTT, il se sentit plus triste qu’il ne l’avait jamais été. À genoux. Dans la terre. Soudain, il se prit, bêtement, à penser à sa mère.

À ses chevilles.

Il se revoyait fonçant vers elle à quatre pattes, car il ne marchait pas encore. Car dès qu’il tentait de se lever, il retombait sur son postérieur. Parce qu’il était son bébé. Pourquoi ne le prenait-elle pas dans ses bras ? Il était son bébé, tout de même.

Il secoua la tête. Quelle sottise ! Penser à sa mère ? En un moment pareil ?

(« J’ai baisé avec Nicole, espèce de con ! lui avait lancé Perry. T’es sourd, t’es aveugle, t’es bouché ou quoi ? La moitié de Godwin Hall l’a sautée, ton oie blanche ! Foutu crétin ! »)

Il s’aperçut qu’il se trouvait derrière un massif qui lui était familier – exactement là où, la dernière fois, il s’était embusqué avant de se faire virer d’OTT. Il colla le visage au soupirail pour regarder (en battant des paupières) le tableau qu’offrait le sous-sol en contrebas.

Il ne s’attendait pas vraiment, cette fois, à y voir du monde.

Il n’y avait pas de musique. Pas de stroboscope. Il avait fini par se convaincre qu’il était dans le vrai, que le bâtiment dans son entier était soit une illusion soit complètement désert. Impossible qu’une pleine maisonnée de filles, toutes habillées pour leur rituel de Printemps, fût aussi tranquille et silencieuse.

Sa vision mit un court moment à s’adapter suffisamment à l’obscurité pour qu’il pût distinguer la scène :

Elles se tenaient immobiles au point de paraître se fondre aux atomes ambiants. Elles étaient aussi grises que l’espace alentour.

Des sœurs en sororité constituées d’air, constituées d’ombres, toutes en noir, tête basse, et les seuls objets un peu luminescents étaient les poignées argentées du cercueil autour duquel elles se tenaient. Dans la pénombre.

Approchant le visage tout contre le carreau, il vit qu’il y avait une fille dans le cercueil. Sans doute vêtue de blanc, car elle était plus claire que tout ce qui l’environnait ; mais elle paraissait absorber le noir, tant il était intense. Il devait s’agir de celle qu’elles allaient ramener d’entre les morts. (Ridicule. Pathétique.) Il allait se relever et repartir quand il entendit comme une psalmodie, vague et monotone, grotesque.

Des moines femelles.

Il eut un ricanement de mépris.

Jeu stupide. Bizutage stupide. Et il l’était tout autant de s’être déplacé pour cela, de se faire autant de mouron, de se tenir tapi derrière un buisson pour tenter d’apercevoir sa petite amie, présentement debout au-dessus d’un cercueil dans un sous-sol en train de faire semblant de ramener d’entre les morts une sœur en sororité.

C’est alors qu’il avisa le fameux type :

L’omniprésent EMT.

Celui-ci était posté dans un angle, dans l’ombre, comme à son habitude.

Craig entendait encore Nicole lui demander : « Ça veut dire quoi, EMT ? » et nier avoir jamais vu ce personnage auparavant. Il entendait encore Perry lui lancer : « T’es aveugle, t’es bouché ou quoi ? »

Il aurait voulu s’en aller, mais il était comme aimanté par le son de leurs voix. C’était comme une musique sortant en bouillonnant du sol. C’était la froidure imprégnant son jean. Ce chant semblait très ancien et complètement nouveau. Tout lui apparaissait clairement à présent. Il ne s’agissait pas d’un jeu. La fille était morte. La garniture intérieure du cercueil dans lequel elle reposait était de la même couleur que sa peau gris bleuté. Certes, elle était vêtue de blanc, mais ce blanc s’était mué en une pâleur cadavérique, en une absence bleuâtre. Craig regardait fixement ce tableau tout en retenant son souffle. Merde. Est-ce qu’elles l’avaient tuée ? Avaient-elles idée de ce qu’elle était morte ? Était-il seul à discerner, de ce soupirail à travers lequel il la voyait en plongée, que cette fille était bel et bien morte ?

Avaient-elles les yeux fermés ? Pourquoi ce con d’EMT restait-il dans son coin ? Les autres étaient-elles hypnotisées par leur chant au point de ne pas voir qu’elle avait trépassé ?

Avant même de savoir ce qu’il faisait, Craig fracassa la vitre à coups de poing et se jeta à l’intérieur. Les filles hurlaient, s’enfuyaient, comme lorsqu’il avait déboulé par l’escalier du sous-sol, sauf que, cette fois, la commotion n’avait rien à voir avec lui.


1 Black hawk signifiant « faucon noir ».

2 Dans la tradition puritaine une jeune fille porte un ruban jaune pour indiquer sa qualité de promise.

3 Scholastic Assessment Test : test destiné à évaluer l’aptitude des diplômés du secondaire à suivre des études supérieures.

4 Site didactique s’adressant aux enseignants en philosophie.