8. Monsieur Sylvain
Ce jour-là, je marchais avec Yves sur le chemin rocailleux qui suit le fond du vallon de Passe-Temps. Nous allions à Precatori, un ravin sans arbres, mais où la broussaille de myrtes et de cades atteint deux mètres de haut.
Nous y avions placé la veille quatre pièges à couvercle, dans l’espoir de prendre quelque lapin : non point par passion de braconniers, mais à la demande des cuisinières, qui nous envoyaient chasser des civets.
Même à l’ombre, au fond du vallon, il faisait une chaleur torride, celle des étés d’autrefois. La résine des pins coulait comme du miel aux fentes rouges des écorces noires, et les cigales chantaient plus fort que jamais, à cause de leurs tympanons bien secs. Il y en avait des centaines, que l’écho des barres multipliait en milliers.
Nous marchions d’un pas de promeneurs, traînant nos espadrilles sur le gravier, et nous nous arrêtions tous les dix mètres, pour la commodité de la conversation.
Yves me parlait en anglais, je lui répondais en latin.
— How do they call a « cigale » in english ?
— Eheu ! Cicadae autem Britannis ignotae sunt ! Cum fabulam La Fontis traducunt, cicada « grasshopper » vocatur.
— This is nonsense !
— Optime ! Quia « grasshoppers » locustae sunt !
Nous étions assez fiers d’échanger un anglais incertain, contre un latin macaronique – mais je dois dire que, grâce à ce cabotinage pédantesque, qui exigeait une continuelle tension de l’esprit, nous fîmes de très grands progrès dans ces deux langues ; car nous voulions nous étonner l’un l’autre : le grand moteur de la jeunesse, c’est la vanité.
Comme je cherchais un équivalent latin à « je m’en fous », mes réflexions et notre marche furent brusquement arrêtées par une étincelante sonnerie de trompette, qui venait du fond du vallon : les échos en firent une fugue à plusieurs étages, et deux gros merles, qui étaient sans doute en amour, plongèrent dans les clématites, au pied du grand lierre.
Ces sons éclatants, dans cette solitude, nous coupèrent le souffle, mais non pas celui de l’invisible musicien, qui lança coup sur coup, avec l’aisance d’un phonographe, une série de fanfares cuivrées, dont la vigueur militaire nous fit penser aux gendarmes.
Je cachai aussitôt ma musette dans un buisson, car elle contenait six pièges à perdrix. Puis, nous quittâmes le sentier, et sous le couvert d’une forêt de sumacs et de myrtes, nous avançâmes sans bruit vers la source de la musique qui continuait à sauter d’un écho à l’autre.
Il nous fallut cheminer lentement jusqu’au tournant du vallon.
Alors, à travers le feuillage, je vis un pavillon de cuivre, puis une paire de joues gonflées sous des yeux fermés, puis un gros homme qui soufflait dans une trompette.
Ce n’était pas un gendarme, car il portait un pantalon de coutil bleu, et des bretelles rouges sur une chemise blanche, au col largement ouvert. Au pied d’un vieux noyer, sur un quartier de roche, un veston noir était soigneusement plié, sous un feutre d’artiste.
Lorsqu’il ôta la trompette de ses lèvres, il nous montra un visage aux traits fortement marqués, mais réguliers et nobles. Sous des sourcils lustrés, de beaux yeux d’un bleu clair ; ses cheveux n’étaient pas grisonnants, mais des fils d’argent brillaient dans une chevelure épaisse et noire. Le tout donnait une impression rassurante d’intelligence et de bonté.
Il tira de sa poche un chiffon blanc, et il essuya avec soin l’embouchure de sa trompette.
Je consultai Yves du regard : il me fit un clin d’œil : je sortis de la broussaille, et nous avançâmes sur le sentier.
L’inconnu leva la tête et nous regarda, surpris par cette apparition qu’il n’attendait pas, puis il dit, d’une voix un peu sourde, mais agréable :
— Bonjour, Messieurs ! J’espère que mes sonneries ne vous ont pas dérangés ?
— Oh non, Monsieur ! dis-je poliment.
— Nous avons été d’abord un peu étonnés, puis charmés ! ajouta Yves.
— En ce qui concerne votre étonnement, dit l’inconnu, je ne puis que l’approuver ; il est en effet surprenant d’entendre sonner dans ces collines une trompette de cavalerie, car c’est une trompette de hussards !
Il examina un instant l’instrument, et dit tout à coup, comme s’il venait de faire une découverte :
— Elle est en mi bémol !
Il la remit à ses lèvres, et en tira une seule note prolongée.
— Vous venez d’entendre, dit-il, un mi bémol.
— On voit, dis-je, que vous avez servi dans la cavalerie !
Il ouvrit tout grands ses yeux bleus.
— Eh bien, non ! Je regrette d’avoir à vous le dire, mais vous faites une erreur énorme !
Il fit un beau sourire, cligna un œil, et dit comme en confidence :
— Il n’y a pas de cavaliers dans la marine et je suis marin ! Marin, évidemment en congé, puisque je navigue en ce moment dans ces collines, comme vous avez le droit de le constater… Je vous vois surpris de cette révélation, mais :
« Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, que n’en rêvèrent nos philosophes. »
« J’espère que cette citation d’Hamlet ne vous échappe pas, car je déduis de votre apparence que vous êtes des jeunes gens de la ville, et votre âge me porte à croire que vous naviguez en vue des côtes escarpées du baccalauréat. Me trompé-je ?
— Nous allons entrer en seconde au mois d’octobre ! dit Yves.
— Je vous en félicite, reprit l’inconnu, et je vous engage à vous en féliciter vous-mêmes. La seconde est une classe remarquable, parce qu’on n’y fait RIEN. Pour beaucoup, c’est une escale ; pour d’autres, une croisière, qui permet d’avoir une vue d’ensemble de la côte, et d’en repérer les récifs…
Il alla prendre son veston, qu’il mit sous son bras, et se coiffa de son feutre à larges bords.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient je vous accompagnerai, pour le plaisir, jusqu’à vos pièges.
Il nous regarda un instant, comme pour jouir de notre surprise.
— Mais oui, dit-il en riant. Je vous ai vus les placer hier après-midi. J’étais étendu dans un fourré de cades, et je réfléchissais à quelques problèmes de la destinée humaine, lorsque vous êtes arrivés, et j’ai assisté, sans être vu, à vos activités de braconniers. Je dois vous avouer qu’après votre départ je suis allé vérifier la qualité de votre technique. Eh bien, je vous en félicite, car les trois premiers pièges sont installés aux bons endroits, et selon les règles de l’art. Mais je me félicite d’avoir eu l’indiscrétion de contrôler votre ouvrage, car je n’ai pas approuvé le camouflage du quatrième, et je me suis permis d’y ajouter quelques feuilles mortes, qui – à mon avis du moins – étaient l’indispensable touche finale de la meurtrière imposture… J’espère que vous ne m’en voudrez pas de cette collaboration spontanément offerte, et entièrement désintéressée.
Nous le remerciâmes très vivement, et nous partîmes tous les trois pour le vallon de Precatori.
Ce gros homme me paraissait surprenant et plaisant. Il marchait devant nous, sans faire le moindre bruit, car il était – comme nous – chaussé d’espadrilles. De temps à autre, il se retournait, et souriait.
— Comment se fait-il, demanda Yves, qu’un marin soit venu se perdre dans ce village ?
— Ma foi, dit-il, je ne suis pas venu m’y perdre, mais m’y retrouver ! Et puisque vous avez prononcé la phrase « Comment se fait-il ? », je vais vous dire comment il se fait.
« J’ai commandé, pendant plusieurs années, l’un de ces petits navires de guerre que l’on appelle des stationnaires, dans la mer des Indes. Je pourchassais quelques pirates, qui n’avaient pas d’autre arme que leur audace mal soutenue par des mousquets du temps jadis, et je lisais Pierre Loti sous une pluie continuelle de poissons volants. Mais la densité de leur vol n’était pas suffisante pour ombrager le pont de ma corvette, si bien qu’un jour une très rayonnante insolation m’étendit raide comme un arbre de couche. C’est pourquoi, sans même l’avoir sollicité, j’obtins un congé de longue durée, qui d’ailleurs ne m’a pas été accordé sans raison…
Il secoua la tête, avec un sourire qui me parut mélancolique.
— Mais vous allez bientôt repartir ?
— Incessamment ! dit-il avec force. Mes valises sont prêtes, et je n’attends qu’un signe de l’Amirauté. Je me repose, à mon avis, depuis trop longtemps ! Mais je dois reconnaître – tout à fait entre nous – que les conséquences de ce coup de soleil ont été beaucoup plus durables qu’il n’était prévu. De temps à autre – et c’est sans doute une question de météorologie – ou, plus exactement, de taches solaires – de temps à autre, disais-je, je ne me sens plus dans mon assiette. Ne prenez pas ce mot assiette dans son sens porcelainier, mais dans celui où l’emploient les marins quand ils parlent de « l’assiette » d’un navire. Lorsqu’il me semble que je commence à donner de la bande, j’ai recours, fort logiquement – je vous prie de le constater – à la science des médecins… Ils me mettent alors au radoub, dans un bassin de carénage, et pour tout dire, dans une maison improprement appelée « de santé », car on n’y rencontre que des malades. Je viens d’y passer quatre mois : et je vais vous dire pourquoi.
Il s’arrêta, après avoir regardé autour de lui, comme s’il craignait d’être entendu, et il reprit à voix basse :
— Un matin, dès mon réveil, en examinant – comme je le fais toujours – mes actes et mes propos de la veille, j’ai constaté que j’avais pris une gîte d’environ dix degrés. C’est appréciable, quoiqu’un navire ainsi penché sur le côté soit encore en état de naviguer par beau temps. Cependant, je n’hésitai pas : « Au radoub ! » Et c’est pourquoi je n’en suis revenu que la semaine dernière, parfaitement remis à flot. Mais, là-bas, je n’ai pas pu jouer de la trompette : cet instrument n’est pas urbain, car seuls les échos y prennent plaisir.
« C’est pourquoi, ce matin, je suis venu dans ce vallon, un peu inquiet, je l’avoue : je craignais d’avoir perdu, pendant ces quatre mois, la force et la souplesse de l’orbiculaire des lèvres, dont le durcissement aurait pu m’interdire – et peut-être pour longtemps – l’exécution des sons lourés. Après l’expérience que je viens de faire – je le dis sans modestie – il me semble que je n’ai rien perdu. Vous, vous deux (nous sommes entre amis) que vous en semble-t-il ?
Je n’avais jamais entendu de sons « lourés », mais je lui affirmai avec chaleur que c’étaient ceux-là mêmes qui nous avaient enchantés.
Yves confirma mon jugement. Sur quoi, il emboucha brusquement sa trompette, et nous régala de plusieurs sonneries militaires, puis de quelques airs de cor de chasse, dont il annonçait les titres : la Chamillard, les Brisées, le Laissez-courre, l’Hallali.
Nous lui fîmes de grands compliments qui le comblèrent de joie ; il ne pouvait retenir de petits rires de fierté. Cependant, l’embouchure de l’instrument restait imprimée en creux sur sa bouche – et, juste en son milieu, sa lèvre supérieure s’ornait d’une protubérance rouge de la grosseur d’un pois, et qui semblait le rendre capable – comme l’éléphant du Jardin des Plantes – de ramasser un sou sur une dalle.
— Allons ! dit-il tout à coup, allons ! Je vous fais perdre votre temps : il est peu digne d’un capitaine de corvette de quémander des compliments sur sa façon de jouer de la trompette ! Allons !
Il partit à grands pas cadencés vers le vallon de Precatori ; nous avions peine à le suivre. Yves me dit à voix basse :
— Il est un peu timbré, mais tous les marins des colonies sont comme ça. Mon père dit que c’est le climat et le whisky !
Nos quatre pièges n’avaient pris qu’un lapin.
— C’est celui des trois feuilles mortes ! dit l’inconnu. Voyez l’importance d’un petit détail ! Pour vous, d’abord, puisque vous allez déguster un civet délicieux, mais surtout pour ce rongeur, que ces feuilles mortes ont perfidement rassuré : elles lui ont coûté la vie ! Comme je suis responsable de sa mort, et comme il sera dévoré – tout chaud, quoique d’une chaleur artificielle – il me paraît convenable de sonner, en son honneur, la Curée.
Il joua donc, les yeux fermés, un air pathétique, tandis que je tenais le lapin par les oreilles.
Yves retendit le piège, puis notre nouvel ami disposa lui-même les fatales feuilles mortes.
Puis, avant de reprendre le chemin du retour, il se frappa soudain le front, et dit :
— Je m’aperçois que j’ai oublié de me présenter ! Je m’appelle Sylvain Bérard, pour vous servir !
Comme il paraissait attendre que nous parlions à notre tour, nous déclinâmes nos noms et qualités : sur quoi, il ôta son chapeau pour nous saluer largement, nous serra la main avec une vigueur chaleureuse, et sans qu’il fût possible de comprendre pourquoi, il nous félicita vivement d’être ce que nous étions. Puis, pendant tout le trajet, il parla, souriant et calme, avec une grande autorité, mais sans nous laisser placer un mot, car il faisait lui-même les demandes et les réponses.
— J’occupe mes loisirs forcés, nous dit-il, par des travaux de l’esprit, travaux dont l’intérêt ne vous échappera peut-être pas.
Il souriait toujours, comme s’il ne prenait pas tout à fait au sérieux ce qu’il nous disait.
— Tout d’abord, sachez que je viens de terminer la refonte et la mise au point de la géométrie plane d’Euclide. Ce Grec avait bien de l’esprit, mais son ouvrage est gâté par le fait qu’il s’est résigné à y introduire son fameux Postulat ! Or, Postuler, c’est avouer qu’on ne peut Démontrer. C’est supplier le lecteur d’admettre un principe sans pouvoir soutenir cette demande par la moindre raison. Avouez que c’était un peu fort ! J’ai essayé de combler cette lacune par une rigoureuse Démonstration de ce Postulat, Démonstration dont je vous régalerai un jour prochain !
Comme nous hochions la tête, et que nos yeux brillaient d’étonnement et d’admiration, il fit un petit rire satisfait, et dit à mi-voix :
— Ceci, bien entendu, doit rester un secret entre nous, tout au moins jusqu’à la publication de mon ouvrage, dont le Besoin se faisait sentir depuis près de deux mille ans, et qui paraîtra très bientôt, car c’est le Petit a de mon plan d’ensemble. Le Petit b est aussi une démonstration : celle de la troisième proposition de Fermat ; la somme de deux carrés peut être un carré, la somme de deux cubes ne peut jamais être un cube. Ce travail fut un agréable passe-temps, et j’en suis à regretter d’avoir trop rapidement résolu le problème, dont les plus illustres mathématiciens cherchent en vain la solution depuis deux cent cinquante ans.
Il attaqua ensuite Petit c, puis Petit d, et ainsi de suite, jusqu’à Petit z.
Il nous apprit que les théories de Pasteur étaient absurdes, et que ce grand savant, en niant la génération spontanée, n’avait pas d’autre but que de prouver ainsi l’existence de Dieu ; il condamna sévèrement l’opération de l’appendicite, puis il affirma que, si les femmes enceintes consentaient à marcher à quatre pattes, elles mettraient leurs enfants au monde sans même s’en apercevoir, si bien qu’il faudrait les suivre continuellement, pour ramasser les nouveau-nés tombés dans l’herbe, avant d’avertir la mère de cet incident.
Passant ensuite à l’astronomie, il refusa d’admirer le génie de Newton, et déclara :
— Si les pommes étaient cubiques, cet Anglais n’eût jamais rien découvert, et je trouve déplorable que la loi qui régit l’univers se soit révélée par la forme d’un fruit.
Il soutint ensuite que les navires actuels n’étaient rien d’autre que des traîneaux, et qu’ils devraient rouler sur la mer, au lieu d’y frotter leur ventre ; puis il critiqua l’industrie laitière, et nous révéla qu’il était sur le point de réaliser la fabrication directe du lait, en partant de l’herbe, sans passer « par de mugissants intermédiaires ».
— Mon procédé, dit-il, qui est d’une apparente simplicité, exige cependant plusieurs opérations assez délicates. Le principe en est le suivant. Je broie de l’herbe, puis je la fais digérer par une série de bains légèrement acides, à la température de trente-sept degrés centigrades. Après deux jours de macération, j’en extrais… Devinez quoi ?
— Du lait ! dis-je.
— Pas du tout ! Mais votre erreur est excusable, et je vous en félicite. En réalité, j’en extrais…
Il nous regarda tour à tour, d’un air triomphal, puis il dit à mi-voix :
— UNE BOUSE ! Et que reste-t-il dans ma cornue ? DU LAIT ! C’est aussi simple que l’œuf de Colomb, mais il fallait y penser !… Comme mes expériences sont en cours, je vous prie de n’en parler à personne avant la mise au point définitive du procédé. Donc, motus, jusqu’à nouvel ordre.
Nous l’assurâmes de notre discrétion, et il nous en félicita chaleureusement.
Il se tut pendant quelques minutes, pensif, mais souriant de temps à autre…
Nous étions arrivés sur le plateau des Adrets, et la brise nous apporta quelques notes perdues d’un angélus lointain. Alors, il s’arrêta, se découvrit, et proclama son admiration pour l’Église Catholique.
C’était, selon lui, la plus puissante organisation de publicité que le monde ait vue, puisqu’elle avait une agence dans chaque village, installée gratuitement dans la plus belle bâtisse, munie sur son toit pointu d’avertisseurs sonores, pour appeler les consommateurs de métaphysique désireux d’immortalité.
Je crus qu’il condamnait ainsi la sainte religion de l’oncle Jules, mais je fus détrompé lorsqu’il déclara que cette publicité retentissante était par bonheur au service des plus belles idées que les hommes eussent jamais conçues, que le christianisme était la base de toute civilisation, et que seuls les imbéciles pouvaient douter de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sur cette affirmation solennelle, il s’arrêta, et nous fit signe de nous rapprocher de lui. Alors, à voix basse, il ajouta :
— Pourtant, pourtant, il a prononcé une parole qui me tracasse. Il a dit : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. » Eh bien, non, non. Je suis blessé par ce jeu de mots. Évidemment, on peut soutenir que le Sauveur a voulu assumer la condition humaine avec toutes ses servitudes, et qu’il s’est volontairement abaissé jusqu’à la niaiserie d’un calembour. On peut dire aussi qu’il l’a fait pour se mettre à la portée du petit peuple qui admire les jeux de mots, les queues de mots et les contrepèteries. Ces raisons ne sont pas absurdes… Mais cependant, cependant… C’est là mon grand problème, et il m’arrive d’en rêver la nuit…
Cependant, nous étions arrivés au croisement de deux routes, sur une crête.
— Voici, dit-il, le lieu de notre séparation provisoire, car j’espère vous revoir souvent, si du moins vous y prenez plaisir. Mais avant de vous quitter je désire vous faire cadeau d’une très précieuse idée qui m’est venue à l’esprit ce matin, et que je veux déposer dans votre mémoire, de peur de l’oublier moi-même. Écoutez :
« Si vous voyez un jour un fil à plomb oblique, dites-vous bien qu’il se passe QUELQUE CHOSE QUELQUE PART. » Vous y réfléchirez.
Il nous regarda un moment, d’un air grave, et sans mot dire, puis il reprit :
— Permettez-moi maintenant de vous poser quelques questions, et PEUT-ÊTRE de vous faire une confidence. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, allons nous asseoir sur ces trois pierres, que le Destin ou la Providence semble avoir préparées pour notre rencontre.
Ces pierres étaient en demi-cercle, sous une yeuse à sept ou huit troncs.
À notre droite, l’énorme soleil de l’été glissait insensiblement vers la mer : ses rayons, presque horizontaux, passaient sous les basses branches de l’yeuse, et doraient le noble visage de Monsieur Sylvain. Les cigales, averties de l’approche de la fin du jour, accéléraient le rythme de leur petite musique.
— Voyons, Messieurs, dit-il, est-ce que ma conversation vous a ennuyés ?
Je protestai vigoureusement, et très sincèrement.
— Au contraire ! Moi, je ne me suis même pas aperçu de la longueur du chemin !
— C’est bien rare, dit à son tour Yves, qu’on ait l’occasion d’entendre tant d’idées nouvelles… Nous avons passé une après-midi enrichissante !
— Rien de ce que j’ai dit ne vous a choqués ?
— Absolument rien ! dis-je. Naturellement, je n’ai pas très bien compris vos théories mathématiques, mais tout le reste m’a beaucoup intéressé.
— En somme, ce que j’ai dit vous a paru raisonnable, sensé et parfaitement logique ?
Yves répondit :
— D’une logique éblouissante !
— Bien ! dit M. Sylvain.
Ses yeux brillaient de satisfaction.
— Bien, répéta-t-il en se frottant les mains. Je crois donc indispensable de vous révéler la légèreté malveillante de certaines personnes du village ; je vous désigne, pour plus de précision, l’épicière, la bonne du curé, le facteur, le fontainier, le gérant du Cercle, etc. Ces personnes ont imaginé… (il fit un douloureux sourire) de me faire passer pour FOU ! Oui, fou, tout simplement !
— C’est parce que vos idées sont originales, dis-je.
— Naturellement ! s’écria M. Sylvain. Et ces gens-là ne sont guère qualifiés pour interpréter les paroles ou les actions de leurs dissemblables. Entre autres calomnies, ils ont fait courir le bruit que le bassin de radoub qui m’accueille de temps à autre n’est qu’un « lunatic asylum », comme disent les Anglais. C’est pourquoi, si un enfant vient me parler, ses parents terrifiés le rappellent à grands cris. Si le soir, dans une rue du village, une femme vient à ma rencontre, elle fait aussitôt demi-tour, et disparaît… Remarquez que je suis un peu responsable de cet état de choses, car je n’ai jamais essayé de leur prouver que j’ai tout le bon sens désirable : au contraire, j’avoue qu’il m’arrive, par fantaisie, de me livrer devant eux à des actions bizarres, ou de prononcer des paroles qui n’ont aucun sens, car cette idée absurde qu’ils ont de ma folie, il me plaît parfois de la confirmer, parce qu’elle les tient à distance respectueuse, et assure ma tranquillité.
« Mais à vous, qui êtes des jeunes gens instruits – et je ne saurais trop vous en féliciter – j’ai tenu à vous dire la simple vérité, et à vous affirmer que je ne suis pas fou !
— C’est une idée stupide, dis-je.
— Parfait ! s’écria M. Sylvain. Mais quoique cette idée soit évidemment stupide, comme vous le dites si bien, je tiens beaucoup à vous démontrer sa stupidité.
— Ne prenez pas cette peine, dit Yves. Pour nous, la démonstration est toute faite !
— Pas encore ! dit M. Sylvain d’un air radieux. Pas encore, mais elle va l’être.
« Je vous ai énuméré cette après-midi quelques réalisations et quelques vues philosophiques que j’aurais été incapable de concevoir si mon entendement était détraqué : je dois maintenant prendre la chose par l’autre bout, et vous montrer ce que je ne pourrais m’empêcher de faire si j’étais véritablement fou. Attendez ici deux minutes : je vous en serai très obligé.
Il s’éloigna à grands pas en riant, et disparut derrière la ruine.
Yves me regarda, pensif, et dit :
— C’est un savant, et il parle bien. Mais je le trouve un peu original.
— Bien sûr, dis-je. Mais rappelle-toi que beaucoup de grands hommes ont passé pour fous, parce que les gens ordinaires ne les comprennent pas. Les paysans du village ne peuvent sûrement pas comprendre la moitié de ce qu’il nous a dit, et alors ils croient qu’il est fou. Moi, je le trouve formidable !
— Moi aussi. C’est un homme à fréquenter, parce qu’il peut nous apprendre beaucoup de choses.
Nous l’avions en effet écouté sans la moindre fatigue, et même avec un très vif intérêt. L’adolescence accepte volontiers les idées les plus saugrenues, surtout quand elles contredisent les idées reçues et l’enseignement du lycée.
— Ce n’est peut-être pas un grand génie, dis-je, mais c’est sûrement un type dans le genre de Pic de La Mirandole. Moi je trouve…
Mais Yves m’interrompit, en disant à voix basse :
— Oyayaïe ! Qu’est-ce qu’il va faire ?
M. Sylvain venait de paraître au coin de la ruine, et il s’avançait vers nous dans un étrange équipement. Son torse était nu, et une épaisse toison noire et blanche contournait de gros seins gras.
À la place de son chapeau, il avait enfoncé sur sa tête un vieux seau mangé par la rouille, dont l’anse tenait lieu de jugulaire. Deux glands enfoncés dans ses narines donnaient à son nez la forme d’une pomme de terre, et des touffes de thym sortaient de ses oreilles. Une guirlande de lierre pendait à son cou, et il avait roulé les jambes de son pantalon jusqu’au-dessus de ses genoux, et nous montrait ainsi de gros mollets velus.
D’une voix tragiquement nasillarde, il nous cria :
— Voici comment s’habillerait un fou, et voici ce qu’il ferait !
Il s’approcha lentement, en se balançant comme un gorille, les bras écartés, les mains pendantes, et brusquement, d’une voix déchirante, il se mit à chanter :
Avec deux glands dans les narines
Et sa belle voix de ténor
C’est un pauvre officier d’marine
Qu’a complèt’ment perdu le Nord !
Puis il cria : « Au refrain ! » et chanta de nouveau, en exécutant une sorte de gigue :
Et youp là là ! C’est ça qui me désole !
Je dérive en plein, je marche sans but,
Et youp ! Et youp ! Où qu’est ma boussole ?
Je n’connais même plus mon azimut !
Il tourna soudain comme une toupie, en criant des « youp là là ! » d’une voix stridente, puis il partit, dansant et bondissant, sur la route, vers le village.
Nous nous regardâmes, stupéfaits, et un peu effrayés.
Yves ne trouva rien d’autre à dire que :
— Eh ben, mon vieux ! Eh ben, mon vieux !
J’étais consterné, mais je voulus discuter le coup.
— Écoute, Yves, il nous a prévenus, il nous a dit qu’il allait faire le fou : par conséquent, il n’est pas fou !
— En tout cas, s’il va au village comme ça, on ne peut pas leur donner tort !
— D’accord, mais puisqu’il nous a prévenus ! C’est un original, oui, et il exagère un peu la blague, mais on ne peut pas dire qu’il soit fou à lier !
Cependant, au loin, M. Sylvain faisait de grands sauts en l’air, les bras écartés, et ses « youp là là ! » déchiraient toujours la paix du crépuscule.