Marcel Pagnol au temps des
souvenirs
par Bernard de Fallois
Les pages qu’on vient de lire ont été écrites par Marcel Pagnol entre 1959 et 1962. Il les destinait au quatrième et dernier tome de ses déjà célèbres Souvenirs d’Enfance, et il leur avait donné un titre, Le Temps des Amours. Pourtant, bien que leur auteur ait vécu jusqu’en 1974, elles n’ont jamais été publiées.
Ce livre a donc une histoire, comme tous les livres, et il a aussi une seconde histoire, plus particulière, puisque c’est un livre abandonné.
Il est bien dommage que Marcel Pagnol n’ait pas raconté lui-même ces deux histoires. Car il aimait créer, mais il aimait aussi s’expliquer. S’il l’avait fait, parlant d’une œuvre dans laquelle le public avait reconnu son œuvre maîtresse, il nous aurait donné sur beaucoup de sujets, sur l’art de la prose, sur la mémoire, sur l’enfance, sur son métier d’écrivain, des remarques du plus grand intérêt.
Mais en outre, il en aurait sûrement profité, comme il l’a fait à propos des Marchands de gloire, de Topaze ou de Marius, pour nous décrire les circonstances dans lesquelles il avait conçu ces Souvenirs, la vie qu’il menait alors, les amis qu’il voyait, et le Paris de cette époque, qu’il aurait comparé au Marseille de son enfance. Ce second aspect, beaucoup plus important que le premier, donne aux longues préfaces qu’il a composées pour ses premières pièces l’allure de véritables petits romans ; elles se lisent avec autant de plaisir, ou plutôt elles forment la suite naturelle de ses Souvenirs d’Enfance, dont elles ont la verve, la tendresse et l’humour.
Seulement, à l’époque où il écrivit ces préfaces, les Souvenirs étaient encore tout frais, tandis que les années 30 étaient déjà lointaines. En les racontant, c’est un peu sa propre jeunesse qu’il racontait. Et il est plus agréable d’évoquer sa vingt-cinquième année que sa soixantième. C’est sans doute pourquoi Marcel Pagnol s’est contenté de placer, au début de la Gloire de mon Père, deux ou trois pages dans lesquelles il compare la situation de l’écrivain qui s’apprête à publier un livre à celle de l’auteur dramatique qui va faire jouer une pièce – pages excellentes, certes, mais qui nous laissent sur notre faim.
Aussi m’a-t-il paru nécessaire d’exposer brièvement qui était le Marcel Pagnol de ces années-là, comment lui est venue l’idée d’écrire ses Souvenirs, et pourquoi il ne les a pas terminés.
*
Il vient d’avoir soixante ans, et il en paraît quarante, à peine. Il est de taille moyenne, assez fort, rayonnant de santé, la vraie, celle qui ne doit rien au sport. Il lui arrive de revêtir son habit vert et de prendre son bicorne, le jeudi, mais le plus souvent il n’a même pas de cravate, et porte un tricot de marin ou de joueur de boules. Ce qui frappe le plus en lui, ce n’est pas la voix, merveilleuse, mais trop facile à imiter, c’est le regard. Il est double : un œil brille toujours malicieusement, l’autre est plutôt triste, mais c’est celui qui brille qui est timide, tandis que celui qui est triste a un éclat très ferme. Un régal. En somme il n’a pas du tout l’air d’un Parisien. On dirait un sénateur romain qui aurait lu Dickens.
Il n’a plus rien du petit lycéen fluet, entreprenant, fou d’audace, qui fondait à Marseille, il y a plus de quarante ans, la revue Fortunio. Ni du jeune auteur dévoré d’anxiété, quinze ans plus tard, qui sait qu’il va jouer son va-tout avec une pièce qu’il croit bonne, qui s’appelait la Belle et la Bête, mais qu’il vient de débaptiser pour l’intituler, en pensant que les plus grandes pièces de Molière portaient le nom de leur personnage principal, Topaze.
Il n’a d’ailleurs plus besoin de référence, ni de patronage : ni celui de Musset ni celui de Molière. Il porte un nom qui, grâce au cinéma, est aujourd’hui connu d’un plus grand nombre de ses concitoyens que ne l’a jamais été aucun écrivain de son pays. Il s’appelle Marcel Pagnol.
Les années 50, qui sont en train de s’achever, ne laisseront pas un grand souvenir. Ce fut un après-guerre, pour la seconde fois, mais sans les changements, les découvertes, les défis, l’euphorique illusion de la précédente. Les dix années qui viennent de s’écouler n’ont pas vu naître beaucoup de nouvelles gloires. Les vedettes de l’entre-deux-guerres occupent encore la scène, et les jeunes ne semblent pas très pressés de les en déloger. Des années folles ? Non, des années sages, plutôt, et même un peu grises.
En cette fin d’année 1955, que devient notre Marcel ? C’est un homme comblé. Que lui reste-t-il à désirer ? Il voulait tout et il a eu exactement tout.
La gloire d’abord. Il l’a connue une première fois, à l’âge où d’autres se contentent d’en rêver, avec Topaze. Et une seconde fois, moins sérieuse, en 1945, quand il est entré à l’Académie parce que son ami Henri Jeanson avait subtilisé sur son bureau une lettre de candidature, pendant qu’il ouvrait une bouteille de Champagne pour fêter la victoire des Alliés. Il en a ri, mais cela ne lui déplaît pas. Comme beaucoup d’anarchistes profonds, il aime bien les institutions.
Mais il ne voulait pas que la gloire l’empêche de s’amuser, et il s’est amusé aussi, follement, avec un jouet tout neuf qui allait devenir le plus beau jouet du siècle : le cinéma. Quand celui-ci s’est mis à parler, il a été le premier à pressentir, contre tout le monde, que désormais une page de l’histoire du spectacle était tournée. Cela lui a valu dix ans de bonheur : des studios à lui, les perpétuelles trouvailles de la technique, le son, l’image, les nouvelles pellicules, les dialogues refaits en une nuit, les comédiens qui sont ses amis et qui se brouillent, s’adorent, se refâchent, se retrouvent, mille aventures, toute une troupe qu’il peut emmener avec lui sur les collines de Provence et qui enchante son instinct de chef de bande.
L’amusement ne devait pas non plus l’empêcher de gagner de l’argent, et il en a gagné. Beaucoup. Au début, il comptait encore, avec une sorte d’amusement joyeux, cela pouvait se mesurer. Il disait : si ma pièce tient un mois, j’aurai gagné trois mois de salaire à Condorcet, si elle tient jusqu’à l’été, j’aurai gagné deux ans de salaire à Condorcet. Aujourd’hui, il a dû gagner un ou deux siècles de salaire à Condorcet, il ne sait plus, il ne compte plus. Il est riche.
Enfin, son vœu le plus intime peut-être, ni l’argent, ni l’amusement, ni la gloire ne devaient l’empêcher d’aimer, c’est-à-dire d’être aimé. Et il a épousé, au lendemain de la guerre, après une jeunesse plutôt orageuse, une jeune comédienne délicieuse, qui lui plaît parce qu’elle ressemble à s’y méprendre à toutes les héroïnes de son œuvre, et qui lui plaît aussi « parce que c’est elle ». Elle s’appelle Jacqueline, et elle lui a donné deux enfants, qu’il adore.
Un seul drame, dans cette vie à laquelle tout a été épargné : sa petite fille, Estelle, vient de mourir. Mais cet homme pudique n’en parle pas, même à ses intimes.
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il vient de déménager, quittant pour toujours la maison de Monaco où il aimait passer plusieurs mois par an. Comme son appartement parisien de la rue Jean-Goujon était trop petit, il s’est installé dans un bel hôtel particulier, près du Bois de Boulogne.
Il y travaille, selon son habitude, c’est-à-dire beaucoup. Les journalistes le peignent volontiers sous les traits d’un grand paresseux : il laisse dire, mais c’est une réputation totalement surfaite. Si quelqu’un pouvait pénétrer dans le petit bureau du deuxième étage où il aime aller s’enfermer plusieurs fois par jour, que verrait-il sur son bureau, et dans la bibliothèque qui est derrrière, et dans laquelle les dossiers s’accumulent ? Une pièce de théâtre, le Petit Ange, écrite il y a longtemps, et qu’il a décidé de reprendre. Sa traduction des Bucoliques, un vieux rêve, en souvenir des classes de latin de M. Leprat. Un essai médical sur la fonction respiratoire. Un énorme dossier de travaux mathématiques qui contient toutes ses recherches sur les nombres premiers et sa tentative pour démontrer – il croit bien y être arrivé – le dernier théorème de Fermat. Cela, peu de gens le savent, c’est presque un secret. En tout cas, c’est plus qu’un goût, c’est une passion. Il sourit quelquefois en pensant qu’à trente ans, avant même d’avoir fait jouer Topaze et Marius, il avait pris la décision de rompre de façon éclatante avec la littérature pour se consacrer entièrement aux sciences. Il avait même déjà écrit une préface pour annoncer ce coup de théâtre, qui devait être publiée avec ses Éléments d’une thermodynamique nouvelle.
Quoi encore ? Le début de Manon des Sources, qu’il a tourné en 1953, et dont il veut maintenant faire un roman. Une autre Manon, Manon Lescaut, dont il a bien envie d’écrire les Mémoires, sous forme d’une réponse à l’abbé Prévost. Selon Marcel, le cher abbé n’a rien compris à ce qui s’était passé entre elle et le beau chevalier. Autre énigme : le Masque de Fer, sur laquelle il commence à rassembler méthodiquement un grand nombre de fiches, pour écrire un livre d’histoire.
Comme on le voit, les projets ne manquent pas. Jamais l’inventif Marcel, dont personne ne soupçonne la curiosité universelle, n’en a suivi autant à la fois. Il est aussi content de travailler qu’heureux de vivre.
Et pourtant, sous cette belle apparence, la réalité l’est un peu moins. L’âge a-t-il diminué sa force créatrice, ou lui manque-t-il seulement cette ardeur, cette volonté de conquête qui animaient tous ses projets et leur insufflaient une sorte de gloire triomphante ? En tout cas, rien de ce qu’il a écrit depuis la guerre n’a rencontré le succès foudroyant de ses premières pièces, de ses premiers films.
Il est resté fidèle au cinéma. Il a tourné Manon des Sources, chez lui, en Provence, et il tenait beaucoup à ce grand poème parce que c’était la rencontre d’un amour et d’un pays. Il est revenu au théâtre, où il a fait jouer une pièce à laquelle il rêvait depuis longtemps, Judas. Deux œuvres ambitieuses, qui ont eu des carrières très différentes, mais qui lui ont laissé un certain sentiment d’insatisfaction. Judas était une très bonne pièce, qui a totalement échoué. Manon a reçu un excellent accueil du public et de la critique, mais ce succès ne l’a pas tout à fait convaincu.
En fait, le cinéma, maintenant, le fatigue un peu. Marcel n’a plus ses studios, ni son circuit de distribution. Les moyens financiers que réclame un film sont devenus considérables. Le grand Raimu n’est plus là, plusieurs autres ont disparu, la troupe enchantée s’est dispersée.
Quant au théâtre, les modes qui y ont cours lui paraissent assez sottes et prétentieuses.
En somme, à soixante ans, comblé de gloire et d’honneurs, Marcel Pagnol a encore devant lui une belle carrière d’académicien d’excellent niveau. Mais le feu de la jeunesse commence à s’éteindre.
C’est alors, au moment où il s’y attendait le moins, que le miracle se produisit, que le grand vent de la création se mit à souffler comme autrefois. Et que Marcel, délaissant tous ses autres travaux, se lança presque par accident dans un petit récit d’un genre tout différent. Un récit tellement simple et modeste qu’au début il n’imagine même pas qu’il en fera un livre, ni que ce livre fera plus pour sa gloire que toutes ses œuvres passées. Un de ces livres « pour tout le monde et pour toujours » que sont les vrais classiques.
Et comme il n’a jamais douté de rien, comme il sait que la naïveté est le secret des grands artistes, il prend un nouveau dossier et inscrit dessus un titre que personne n’aurait plus osé choisir, tant il est simple : Souvenirs d’Enfance.
*
Les Souvenirs d’Enfance sont nés au cours d’un déjeuner chez Hélène et Pierre Lazareff, au printemps 1956.
Tout s’oublie vite, et l’on ne sait déjà plus, aujourd’hui, ce que furent à l’époque ces deux étonnants personnages. La presse régnait alors sur l’information, et Pierre et Hélène régnaient sur la presse, dirigeant l’un le premier quotidien national, l’autre le premier magazine féminin. Mais leur importance tenait beaucoup moins à leur pouvoir qu’à leurs dons. Curieux de tout, ne prisant que le talent, indifférents et même hostiles à toutes les formes d’intolérance, ils jetaient un pont fort utile entre la génération brillante de l’entre-deux-guerres qui avait été la leur, et celle qui avait suivi.
Chaque semaine, on voyait se retrouver chez eux presque tout ce qui comptait à Paris, acteurs, écrivains, vedettes de la politique ou de l’actualité.
De sa jeunesse, Pierre avait conservé deux choses : l’amour passionné du théâtre, et un sens très aigu de l’amitié. Marcel Pagnol était un de ses hôtes préférés, parce qu’ils avaient fait leurs débuts en même temps et qu’il restait pour lui le témoin de cette époque glorieuse.
— Mais, disait-il en parlant de sa femme, de nous deux, c’est Hélène qui a du génie.
Elle allait le montrer.
Pendant le déjeuner, comme cela lui arrivait souvent, Marcel avait « raconté une histoire ». Celle qu’il avait choisie ce jour-là ne venait pas de l’inépuisable série d’anecdotes liées au théâtre et au cinéma. C’était une minuscule tragédie enfantine, l’histoire des quatre châteaux devant lesquels il passait avec ses parents, quand il était petit, pour raccourcir le chemin qui menait à la Treille, et de la terrible émotion qu’il avait éprouvée le jour où, surpris par un garde, il avait vu pour la première fois son père défait et humilié.
La tradition voulait qu’une fois par an, pour son numéro de Noël, le magazine Elle publiât un conte. À peine Marcel eut-il fini de parler qu’Hélène Lazareff lui demanda d’écrire pour ses lectrices ce qu’on venait d’entendre.
Marcel promit. Il promettait facilement.
Les semaines passèrent, il oublia, et personne n’aurait connu l’histoire des quatre châteaux si un deuxième agent du destin n’était alors intervenu.
Car si le mérite d’avoir demandé les Souvenirs revient à Hélène Lazareff, celui d’avoir forcé Marcel à les écrire revient à un autre collaborateur du journal d’un rang moins élevé puisqu’il exerçait rue Réaumur l’honorable profession de cycliste.
Ce bienfaiteur des lettres ne s’est jamais fait connaître, et nous ne pourrons donc pas lui exprimer notre reconnaissance, mais son astuce est digne de passer à la postérité. Un matin, il sonna vers onze heures à la porte de Marcel, pour prendre l’article que celui-ci avait promis. Le Maître le reçut fort civilement.
— Mon ami, lui dit-il, je sais que Mme Lazareff attend cet article avec impatience, et croyez bien que rien ne me serait plus agréable que de lui faire plaisir. Toutefois, je ne l’ai point tout à fait terminé (il n’était pas commencé), il me reste encore quelques lignes à écrire, et je ne veux pas vous faire attendre. Ayez donc l’obligeance de retourner au journal, et de dire à Mme Lazareff que je lui porterai moi-même ce pli demain matin.
— Maître, lui répondit le cycliste, j’ai une femme et deux enfants. Il faut croire que votre article a une grande importance, car la direction m’a fait savoir que, si je rentrais au journal sans lui, je serais renvoyé le jour même. Permettez-moi donc d’attendre tranquillement dans votre jardin que vous ayez écrit ces dernières lignes. Il y a toujours quelque chose à faire sur un vélo, je ne manquerai donc pas d’occupation. Et d’ailleurs j’ai tout mon temps.
Ce disant, il avait déjà retourné sa bicyclette et commencé à démonter une roue.
Pris au piège, et peut-être secrètement ravi d’avoir rencontré un homme aussi perspicace, Marcel n’eut plus qu’à remonter dans son bureau et à prendre non pas son stylo, car il n’usait jamais de cet instrument agressivement moderne, mais sa plus belle plume « Sergent-Major ».
Et c’est ainsi que quelques semaines plus tard, le 3 décembre exactement – car dans les magazines féminins Noël ne tombe pas le 25 décembre comme dans tous les calendriers, mais beaucoup plus tôt pour des raisons qui échappent à tout le monde, sauf au chef de la publicité – les lectrices de Elle purent lire pour la première fois dans leur journal ces lignes étonnantes qui enchanteraient un jour des millions de lecteurs. Comme elles ont disparu de l’édition définitive, n’hésitons pas à les transcrire ici :
« Ceci se passait vers 1905, et selon mes calculs de cette époque, la famille avait soixante-treize ans : deux pour la petite sœur, six pour mon frère Paul, neuf pour moi, vingt-six pour ma mère et trente pour mon père, notre patriarche. Il était alors maître d’école à Marseille et nous l’admirions pour sa force, sa beauté, son adresse au jeu de boules, son talent de flûtiste et surtout sa façon désinvolte d’aiguiser son rasoir sur la paume de sa main gauche… »
Divisée en cinq épisodes, l’histoire des quatre châteaux fut publiée dans le journal, du 3 décembre 1956 au 7 janvier 1957.
Les réactions furent si immédiates, l’enthousiasme si chaleureux, les lettres de lectrices qui « en redemandaient » si nombreuses que Marcel comprit vite qu’il ne pourrait pas s’arrêter là. D’ailleurs il avait pris lui-même tellement de plaisir à ce récit que sa plume, maintenant, courait toute seule. Il décida d’en faire un livre, y travailla toute l’année, le trouva trop long pour en faire un volume, et, l’ayant divisé en deux, inventa pour chacun un titre qui allait devenir immortel : La Gloire de mon Père et le Château de ma Mère.
*
Telles sont les trois étapes de la naissance des Souvenirs, bien souvent racontées par Marcel Pagnol à ses amis. Les choses se sont-elles réellement passées ainsi ? Contrairement à beaucoup, qui trouvaient l’histoire trop belle pour être vraie, cela me paraît assez probable. Marcel enjolivait, il ne mentait pas. De même que ses colères n’étaient pas feintes, mais jouées, de même sa relation d’un fait n’était pas inventée, elle était admirablement mise en scène. Il pratiquait en somme ce qu’on pourrait appeler le « mensonge provençal », qui consiste, par un infime coup de pouce donné au réel, à dégager la vérité poétique des choses ou des gens, et qui est aussi différent du banal et vulgaire mensonge que la générosité est différente de la prodigalité, ou la sainte illusion de la hideuse hypocrisie.
Quoi qu’il en soit, la Gloire de mon Père, et le Château de ma Mère furent publiés un an plus tard, à quelques mois d’intervalle, en novembre 1957 et en avril 1958.
Mais, déjà, Marcel savait qu’il n’en avait pas fini avec ses souvenirs.
Quand il eut écrit la dernière page du Château de ma Mère, il s’aperçut en effet qu’il n’avait évoqué qu’une partie de son enfance, la première, celle qui l’avait conduit à la veille de son entrée au lycée.
Ces années de lycée, si tristes, si pauvres, si vides pour certains, et au contraire pour lui si belles, si riches, si lumineuses, d’où tant de ses œuvres étaient sorties, ne pouvaient pas ne pas entrer dans son livre. Il lui faudrait donc leur consacrer un troisième volume. Une fois de plus, comme Marius avait engendré Fanny, puis César, il se trouvait engagé dans une trilogie.
Il était d’autant plus enclin à continuer son livre que peu à peu il venait de découvrir un phénomène qu’il ne connaissait pas : c’est qu’avec l’éloignement du temps, les êtres réels se transforment en personnages. Et dans le récit qu’il fait des scènes vraies, le mémorialiste prend autant de plaisir que le romancier qui laisse courir son imagination, il est d’une certaine manière aussi libre. Pagnol l’a noté lui-même dans un projet de préface qui n’a pas été publié.
« Dans les pages qui vont suivre, écrit-il, je ne dirai de moi ni mal ni bien : ce n’est pas de moi que je parle, mais de l’enfant que je ne suis plus. C’est un petit personnage que j’ai connu, et qui s’est fondu dans l’air du temps, à la manière des oiseaux qui disparaissent sans laisser de squelette. De plus, il n’est pas le sujet de ce livre, mais le témoin de très petits événements.
« J’espère donc que le lecteur ne trouvera dans ce récit nulle trace de cabotinage… »
Il commença donc ce troisième tome, qui devait avoir pour titre – peut-être en souvenir de son cher Dickens – les Grandes Amours, titre qui se modifiait légèrement à quelque temps de là pour devenir les Belles Amours.
Au début, ainsi qu’en témoigne une de ses notes, Marcel pensa qu’il n’aurait pas grand-chose à raconter.
« Le Château finit à la veille d’entrer en 6e, à dix ans.
« Que se passe-t-il en 6e, en 5e ?
« Rien, ou pas grand-chose.
« Les mêmes vacances, avec Lili. »
Puis, à mesure que les contours de l’ouvrage se dessinaient, il fit un plan, fort simple lui aussi :
« Plan général :
« Les vacances après le Château.
« L’Aventure d’Isabelle. Entrée au lycée.
« Histoire de Lagneau (retenues).
« Rencontre d’Yves. »
Et peu à peu, le phénomène qui s’était déjà manifesté pour son premier volume se reproduisit. Les personnages arrivèrent, les épisodes prirent de l’importance, les chapitres se succédèrent. Au lieu d’être trop mince, comme il l’avait craint, le récit devint trop long pour constituer un seul volume. Quand Pagnol voulut le publier, il s’aperçut que les deux premières notes de son plan, par leur développement, formaient déjà un livre plus important que les deux précédents. Il fallut dédoubler les Belles Amours. La trilogie devenait une tétralogie. Il chercha encore une fois deux titres qui se correspondent. Comme il avait toujours eu le don des titres, il n’eut pas à chercher longtemps. Le premier, le Temps des Secrets, fut publié en juin 1960. À la dernière page, il annonçait la suite et fin des Souvenirs, qui s’appellerait le Temps des Amours.
*
Pour le Temps des Amours, Marcel Pagnol disposait de tous les souvenirs des années qu’il avait passées au lycée Thiers de Marseille.
Il y était entré en 1905, à l’âge de dix ans, pour y faire sa classe de sixième. Il y avait fait toutes ses études, redoublant sa classe de quatrième, jusqu’au baccalauréat. Quand la guerre éclata, il venait de terminer son hypokhâgne, c’est-à-dire la première année de préparation à l’École normale supérieure.
Plusieurs de ses condisciples étaient devenus ses amis, et le restèrent toute sa vie. Nous en retrouvons ici quelques-uns. Deux d’entre eux devinrent médecins : ce sont Fernand Avérinos, qui exerce encore à Marseille et dont le portrait savoureux nous est donné au premier chapitre sous les traits de l’externe Mérinos – et Yves Bourde, dont Marcel décrit de façon si touchante la rencontre au chapitre 7, sous le nom d’Yves Bonnet, et qui fonda avec lui la revue Fortunio en 1913. Tous les deux sont d’ailleurs cités également dans sa préface aux Éléments d’une thermodynamique nouvelle. Le troisième, qui apparaît sous son nom véritable au chapitre 6, n’était autre que le grand écrivain Albert Cohen.
L’histoire de la rédaction du Temps des Amours se déroula en deux temps.
Dans un premier temps, Marcel entreprit de raconter, selon son habitude de travail, c’est-à-dire en commençant par des esquisses de quelques pages, qu’il développait ensuite plus longuement, les épisodes les plus saillants de cette vie scolaire.
Il fit ensuite un plan, dès que l’ouvrage put s’organiser, plan dans lequel il se borne d’ailleurs à suivre la chronologie.
« 1 – Le pantin,
« 2 – La boule puante,
« 3 – Les Amours de Lagneau,
« 4 – Rencontres d’Yves,
« 5 – Les vacances. Rencontre du Fou.
« 6 – Blanchette, Madame Lutin. »
Ce dernier chapitre, dont nous aurons à reparler, n’a pas été retrouvé, et il n’a sans doute jamais été écrit. Tous les autres, ainsi que des chapitres non mentionnés dans ce plan mais qui figurent dans d’autres notes, sont ceux que l’on a pu lire dans cette édition.
Six d’entre eux (les chapitres 2, 3, 5, 6, 7 et 8) ont été à l’époque confiés par Marcel à certains journaux qui les publièrent en totalité ou en partie.
Les quatre autres, pour des raisons différentes, demandent quelques mots d’explication.
L’histoire de la Société Secrète appartient à l’année de sixième, c’est même la première scène que Marcel ait rédigée, aussitôt après avoir écrit sa description de l’entrée au lycée. Elle aurait donc dû prendre place dans le Temps des Secrets.
La Partie de boules de Joseph devait figurer dans un chapitre de vacances, sans que l’auteur ait décidé clairement s’il se situerait à la fin de la classe de 6e ou de 5e. Mais il est possible également que Marcel ait eu d’autres idées au sujet de ce chapitre, dont le titre se retrouve dans une liste de Contes et Nouvelles qu’il comptait écrire – et qui, malheureusement, n’ont pas été rédigés.
L’histoire des Pestiférés, en revanche, ne serait probablement pas restée dans l’édition définitive. Cet épisode de la peste à Marseille, plein de couleur, de sagesse et de vie, avait beaucoup plu à Marcel Pagnol, qui le raconta plusieurs fois à ses amis sans que ceux-ci puissent deviner qu’il l’avait écrit. En fait, il l’avait bien écrit, non seulement une fois, mais deux. Une première fois pour entrer dans le Temps des Amours, et tout le récit était alors placé dans la bouche de Monsieur Sylvain, le fou que Marcel et Yves rencontrent au chapitre 8. Puis, comme cette description de la petite communauté sauvée par le courage et l’intelligence d’un médecin l’avait enchanté, il en fit une seconde version, plus développée, dont il pensa faire une œuvre séparée. Le titre des Pestiférés se retrouve en effet dans une liste d’œuvres complètes datant de 1962, où il devait occuper un des derniers volumes, associé au Manon Lescaut dont nous avons déjà parlé.
L’ouvrage aurait d’ailleurs comporté une conclusion bien différente, que nous connaissons par les récits qu’en faisait Marcel, et qu’il n’a pas rédigée. Ayant échappé à la mort, ses pestiférés commençaient à mener si joyeuse vie que les habitants d’Allauch les chassaient. Ils se réfugiaient alors dans la fameuse « grotte des Pestiférés » où ils étaient exterminés par les villageois.
À quelques années de distance, n’est-il pas amusant de constater que trois grands écrivains du Midi, Camus, Giono et Pagnol, ont trouvé à peu près la même façon de nous dépeindre les grands cataclysmes de l’Histoire et les réactions des hommes devant eux ?
Plus curieux encore est le cas du chapitre 10, intitulé les Amours de Lagneau. La version que nous en donnons ne date pas en effet de ces années 1959-1962, où furent écrits tous les autres morceaux du Temps des Amours. Elle remonte beaucoup plus haut, à l’année 1919, et elle a été retrouvée par miracle dans un de ces petits cahiers d’écolier sur lesquels Marcel Pagnol, professeur d’anglais, notait avec soin les devoirs et les leçons qu’il donnait à ses élèves, ses corrigés de thèmes et de versions, les résultats des compositions, etc. Or, toutes les péripéties et l’intrigue de cette petite aventure correspondent exactement à celles qu’il indique dans ses notes en 1960, et aux deux ou trois débuts de rédaction qu’il en fait alors.
Ainsi découvrons-nous avec surprise que, quarante ans auparavant, Marcel Pagnol avait déjà imaginé d’écrire la « geste » de Lagneau, personnage dont le nom apparaissait déjà, si on le cherche bien, dans son petit roman de jeunesse Pirouettes, paru en 1933 chez Fasquelle, et où il rassemblait deux nouvelles publiées dix ans plus tôt dans Fortunio, le Mariage de Peluque et la Petite Fille aux yeux sombres. Il s’agissait donc bien, dès cette époque, de ses souvenirs, puisque le titre général qu’il avait adopté était Mémoires de Jacques Panier.
Mais, pour Marcel Pagnol, un manuscrit en cours est un manuscrit en mouvement. Il n’a pas reçu la forme définitive. L’auteur est libre de le modifier jusqu’à la dernière minute, et même au-delà, puisque si l’édition a eu lieu, une nouvelle édition peut permettre de le remanier.
Les choses en étaient donc là, c’est-à-dire que le Temps des Amours était pratiquement terminé, quand Marcel eut tout à coup une nouvelle idée. Il venait de constater quelque chose qui le préoccupait. Tout ce qu’il avait écrit comportait beaucoup plus de portraits de camarades, de professeurs et de parents que de scènes amoureuses. En somme, plus que le Temps des Amours, il avait fait le Temps du Lycée.
Dans un deuxième temps, il envisagea donc de refondre complètement le Temps des Secrets et le Temps des Amours, d’en « distribuer » en quelque sorte le contenu d’une manière différente. Il supprimerait dans le Temps des Secrets l’histoire d’Isabelle, première rencontre et premier amour à l’âge de dix ans, et organiserait la composition du Temps des Amours autour de trois épisodes principaux qui seraient celui-là, celui des amours de Lagneau, et celui de Blanchette, dans lequel il raconterait sa première expérience amoureuse véritable.
D’où les notes assez nombreuses où nous le voyons faire ainsi basculer plusieurs chapitres d’un tome à l’autre, comme celle-ci :
« Dans le Temps des Secrets, l’histoire d’Isabelle occupe 150 pages.
« Il faut les remplacer par l’Affaire des Pendus et la Tragédie de Lagneau, et peut-être le concours de boules et Parpaillouns.
« Isabelle sera dans le Temps des Amours, avec Lagneau, Blanchette et Pomponnette. »
Certes, le premier volume était déjà publié. Mais Marcel ne s’embarrassait pas pour si peu. Autre note :
« Le temps des Amours devrait commencer par Isabelle. Ce sera l’édition définitive. Dans l’édition ordinaire, je commencerai par Lagneau. La suite ce sera Blanchette, puis Madame… Yves et Rose ? Au début, Yves et M. Sylvain ; Zizi ; Poésie. »
Mais l’artiste propose, et l’art dispose. En dépit de toutes ces belles résolutions, nous n’allions connaître ni l’édition ordinaire ni l’édition définitive. À quelque temps de là, Marcel se détachait de ses Souvenirs aussi brusquement qu’il s’y était plongé, entreprenait d’autres travaux, et envoyait gentiment mais fermement promener tous ses amis, chaque fois que ceux-ci le suppliaient de terminer le Temps des Amours.
*
Les chemins de la création sont bien mystérieux. Pourquoi Pagnol a-t-il soudain abandonné son livre, après en avoir annoncé lui-même la publication à plusieurs reprises, et alors qu’il en avait écrit la plus grande partie ?
Il doit y avoir plusieurs réponses à cette question.
La première fut un scrupule. Il avait décidé, nous l’avons vu, de conclure le Temps des Amours par le récit de sa première aventure amoureuse réelle. Or, s’il n’avait pas du tout écrit son livre pour les enfants, Marcel avait été très frappé de voir combien la Gloire de mon Père et le Château de ma Mère avaient eu de jeunes, de très jeunes lecteurs. Il avait reçu de ses amis, de ses confrères, des critiques, de nombreuses lettres d’admiration. Mais il avait reçu aussi, par milliers, des lettres d’enfants. Ceux-ci lui écrivaient sans cesse, de tous les coins de France, seuls, ou avec leurs parents, ou par classes entières, pour lui demander si telle anecdote était vraie, ou tel personnage réel. L’idée que sa conclusion puisse choquer leur pudeur lui déplaisait, et il opposa souvent cet argument à ceux qui le pressaient de l’écrire.
La seconde raison est qu’il eut envie de penser – et de travailler – à autre chose. Contrairement à beaucoup d’écrivains, il n’aimait que la nouveauté, parce qu’elle est plus difficile. C’est d’ailleurs pourquoi ses échecs ne l’affectaient pas. Ils éveillaient sa curiosité. Il aimait les analyser, en étudier les causes. Tandis que les succès le lassaient vite.
De fait, à peine a-t-il publié le Temps des Secrets que nous le voyons reprendre la version romancée de Manon des Sources, qu’il avait abandonnée en 1956. Il lui ajoute Jean de Florette et tous deux formeront l’Eau des Collines, qui paraîtra en novembre 1962 et mars 1963.
C’est vers cette époque également que, mis en appétit par ses Souvenirs, il commence à rédiger les longues préfaces dont nous avons parlé plus haut, et à reprendre toute une série d’articles sur le cinéma qu’il complétera et publiera sous le titre de Cinématurgie de Paris. L’ensemble constitue bien évidemment une suite des Souvenirs, évoque ses années de jeunesse ; ce sont ses Mémoires de dramaturge et de cinéaste. Il les destine à ses Œuvres complètes, dont il vient une nouvelle fois de faire le plan, et qu’il commence à publier à partir de 1962.
La publication et le succès des Souvenirs ne sont d’ailleurs probablement pas étrangers à ce projet d’Œuvres complètes, car Marcel Pagnol devine maintenant, il sent qu’il vient d’écrire son chef-d’œuvre. Mais le projet lui-même éclaire d’un jour singulier son tempérament d’écrivain. Car ce tempérament est double.
D’une part il ne considère jamais quelque chose comme terminé. Il n’est pas de ces artistes qui croient avoir gravé dans le marbre. Le théâtre et le cinéma lui ont appris qu’on peut toujours, selon le public, modifier un plan, réduire une scène, ou l’augmenter, et il n’a jamais oublié cette leçon. Il existe au moins cinq ou six versions différentes de Marius, et nous avons vu qu’il s’apprêtait à reprendre complètement le Temps des Secrets et le Temps des Amours. En revanche, modeste et orgueilleux tout à la fois, il se fait une très haute idée de l’œuvre littéraire, et c’est pourquoi la notion d’Œuvres complètes le ravit.
L’idée est d’ailleurs très ancienne chez lui, elle remonte à sa prime jeunesse. On peut en retrouver une douzaine de plans différents, datant de diverses périodes de sa vie, et témoignant des projets qu’il formait alors. Le plus amusant de ces plans est le premier, qui fut rédigé quand il avait une vingtaine d’années. Il ne comprend pas moins d’une trentaine d’œuvres, dont aucune, à l’exception de Catulle et de ses Poèmes, n’était encore écrite, et qui ne le furent jamais. Mais l’assurance ne lui manquait pas. Si bien qu’on pourrait affirmer, sans paradoxe, que s’il a tant travaillé depuis sa jeunesse, c’était pour avoir un jour le plaisir de publier ses Œuvres complètes.
Enfin, le dernier obstacle sur lequel vint se briser le Temps des Amours fut un projet déjà ancien, lui aussi, qu’il reprit et auquel il sacrifia peu à peu tout le reste : c’est le Masque de Fer. La vieille énigme, tarte à la crème des magazines de vulgarisation historique, passionna de plus en plus Marcel : transformé en juge d’instruction, il dépouillait les archives, confrontait les témoignages, lisait tous les livres, échafaudait avec délices des hypothèses nouvelles. Elle consternait au contraire ses amis, que les malheurs du pauvre embastillé laissaient de glace et qui, pensant à tout ce qu’il leur faisait perdre, commençaient à regretter sérieusement que Louis XIV n’ait pas usé à son égard d’une justice plus expéditive.
Quand Marcel, après avoir publié son étude, annonça aussitôt qu’il en commençait une seconde, amplement revue et corrigée, avec de nombreuses révélations inédites et stupéfiantes, ils ne purent lui cacher leur déception. Rien n’y fit. Marcel, qui adorait faire enrager ses amis, affirmait alors, avec cet aplomb imperturbable dont il avait le secret :
— Dans un siècle, s’il ne doit rester qu’un livre de moi, ce sera celui-là.
Toujours est-il que pendant dix ans il vécut encore avec son cher Masque de Fer.
La dernière fois que nous parlâmes ensemble du Temps des Amours, ce fut un soir de janvier, au début de l’année 1974. Il revenait d’un bref séjour au « Domaine », près de Cagnes. La fatigue ne le quittait plus. Le jour était gris, le salon humide et un peu froid, et dans le grand divan où il s’était assis, il avait l’air d’un enfant qu’on a laissé à la maison et qui est triste.
— Cette fois, me dit-il, c’est promis, je te donnerai le Temps des Amours au printemps. D’ailleurs, je n’ai pas à l’écrire, je n’ai qu’à monter le chercher, il est fait.
Le lendemain, il entrait à l’hôpital Américain, pour y subir des examens. Il en revint trois jours après, excité comme un diable, disant qu’on survivait quelquefois à la maladie, jamais aux médecins, se coucha, se mit à résoudre des équations, fuma force cigarettes, embrassa sa femme, et mourut.
*
Quand tout fut achevé et qu’il eut rejoint à la Treille le petit cimetière où il repose, à côté de la Bastide-Neuve, et non loin du « Château de ma Mère » qui n’était pas le château de sa mère, nous n’avions pas tellement envie de penser à l’œuvre de Marcel.
Pour le public, rien n’avait changé. Ses livres se vendaient toujours autant, ses films, ses interviews repassaient à la télévision ; il était même extraordinairement présent. Par la magie du cinéma, nous pouvions vérifier souvent le miracle dont il avait parlé, celui de la petite lampe « qui rallume les génies éteints, qui refait danser les danseuses mortes, et qui rend à notre tendresse le sourire des amis perdus ».
Mais pour nous, ses amis, il en allait un peu autrement. Nous savions que nous ne pourrions plus téléphoner à six heures du soir, pour lui dire que nous allions passer le voir, ni l’écouter pendant des heures, nous pensions à tant de soirées joyeuses, à son accueil, à ce sourire que la maladie n’altéra jamais. Le poignant « jamais plus » de la mort – qui tire sa force terrible de ce qu’il n’est pas une idée abstraite ou un sentiment général, mais de ce qu’il se réveille à chaque instant, à propos de mille détails de la vie quotidienne – nous étreignait, et faisait autour de lui comme un grand silence.
Cependant, au bout de quelques mois, je voulus en avoir le cœur net. Marcel avait-il dit vrai, ce soir de janvier, en affirmant que son livre était pratiquement terminé ?
Jacqueline, sa femme, son frère René en doutaient.
— Vous savez, me dirent-ils, il a peut-être voulu simplement vous faire plaisir.
Il n’y avait qu’un moyen de le savoir, et nous sommes donc retournés dans le bureau de Marcel. Ce n’était pas un mince travail, car il était aussi désordonné que conservateur. Et peu à peu nous découvrîmes tout, l’admirable récit des Pestiférés, qu’il nous avait raconté et dont nous nous désolions qu’il ne l’ait pas écrit, et les morceaux qu’il avait publiés dans des revues, et ceux dont il n’avait jamais parlé à personne. Alors nous avons retrouvé ses notes, ses plans, ses brouillons. Alors, des chapitres entiers se reformant, nous vîmes le livre se composer sous nos yeux. Et nous sûmes que Marcel n’avait pas menti.
*
Faut-il publier les œuvres posthumes ? C’est-à-dire des œuvres que leurs auteurs auraient encore beaucoup modifiées, complétées, améliorées, s’ils en avaient eu le temps.
Il y a encore des gens pour en douter. C’est oublier tout ce que nous aurions perdu alors, à commencer par l’Énéide, que Virgile avait expressément demandé à ses amis de brûler parce qu’il n’avait pu y mettre la dernière main. Jusqu’au Temps retrouvé que Marcel Proust n’avait pas non plus corrigé.
Il faut toujours, bien entendu, publier les livres posthumes. Même quand il s’agit de livres mineurs, et qui n’ont d’autre mérite que d’ajouter quelque chose à notre connaissance d’un écrivain. Et à plus forte raison s’ils ajoutent quelque chose à son œuvre.
Tel est bien, sans aucun doute, le cas du Temps des Amours. Ce dernier tome, en dépit de ce qui lui manque, contient quelques-unes des plus belles pages de Marcel Pagnol, les plus émouvantes, les plus drôles, de cette prose succulente et si limpide à la fois, marquée de la simplicité du génie, de son évidence, de son éclat, et qui nous permet, dans le silence de la lecture, d’entendre comme l’accent de son esprit.
Elles nous valent aussi un certain nombre de découvertes captivantes sur l’art de l’écrivain.
L’ancienneté du thème tout d’abord. Presque tout ce qui se déploie ensuite dans la création de toute une vie était contenu en germe dans ses premières années. Comme il est amusant de voir apparaître le petit Lagneau et ses amours dans un écrit d’adolescent, et de comprendre que ces Souvenirs, en apparence accidentels, rédigés dans l’enthousiasme par un homme de soixante ans, étaient en fait une œuvre – et un genre – qu’il portait en lui depuis toujours.
Mais si le thème est très ancien, la forme au contraire n’a cessé, chez lui, de s’enrichir. Il suffit de comparer le dernier chapitre, dû à un jeune homme de vingt-cinq ans et où brillent déjà tant de qualités naturelles, la fantaisie allègre, la cocasserie, l’humour juvénile, une imagination jaillissante, à tous les chapitres qui le précèdent, pour mesurer la distance qui le sépare de la maîtrise ultérieure, de l’extraordinaire netteté du style qu’il s’est forgé par la suite. Il n’y a pas de progrès en art. Il y a un progrès chez les artistes.
Enfin, rien ne montre mieux que ce Temps des Amours combien le génie de Pagnol était avant tout un génie réaliste. Les choses, les gens, les scènes qu’il aime décrire sont toujours ceux de la vie. Qu’il reproduise le discours d’un excentrique ou raconte les mésaventures de ses lycéens, c’est toujours pour décrire ce qui fut, pour rendre hommage à ce qui est. Il l’a noté lui-même, dans une de ces « pensées » qu’il lui arrivait de recueillir en marge de ses cahiers et qui est presque une profession de foi de toute son œuvre :
« J’aime beaucoup de gens, et ceux que je n’aime pas m’intéressent. Je préfère un homme ou une femme à un paysage, si beau soit-il. « Rien d’humain ne m’est étranger », a dit Térence. J’ajouterai : « Rien d’inhumain ne m’est proche. »
« Si j’avais été peintre, je n’aurais fait que des portraits. »
Ces brèves remarques n’ont pas pour but d’ajouter une petite étude littéraire à une œuvre qui s’en passe fort bien. Elles visent seulement à réparer une injustice et à indiquer une direction. Chez Pagnol, le succès a longtemps masqué le talent, le personnage a caché l’écrivain. Depuis sa mort, c’est surtout lui qu’on s’est attaché à évoquer, pour recueillir ses anecdotes et tant de traits pittoresques qui faisaient son charme. Ce Pagnol-là a existé, il est excellent de ne pas l’oublier, il fait partie de la légende des lettres, où il a pris place, comme dans un musée de cire, assis au Bar de la Marine, avec ses amis Vincent Scotto, Raimu et Tino Rossi, prêt à commencer une manille. Mais il y a un autre Pagnol, et une autre partie commence maintenant pour lui, où il retrouve Rabelais, La Fontaine et Molière. Le moment est peut-être venu de parler de lui. Et en étudiant Marcel Pagnol, de le reconnaître pour ce qu’il fut : un véritable et très grand écrivain français.