Vendredi cueillait des fleurs entre les rochers du chaos lorsqu’il aperçut un point blanc à l’horizon, du côté de l’est. Aussitôt, il descendit en courant prévenir Robinson qui achevait de se raser la barbe. Robinson était peut-être ému, mais il n’en laissa rien paraître.

— Nous allons avoir de la visite, dit-il simplement, raison de plus pour que j’achève ma toilette.

Au comble de l’excitation, Vendredi monta au sommet d’un arbre. Il avait emporté la longue-vue qu’il braqua sur le navire devenu nettement visible. C’était une goélette à hunier, un fin voilier, taillée pour la course avec ses deux hauts mâts dont le premier – le mât de misaine – portait une voile carrée, le second, une voile triangulaire. Elle filait bien ses dix à douze nœuds et se dirigeait droit vers la côte marécageuse de l’île. Vendredi se hâta d’aller donner ces précisions à Robinson qui passait un gros peigne d’écaille dans sa crinière rouge. Puis il regrimpa dans son observatoire. Le commandant avait dû se rendre compte que la côte n’était pas abordable de ce côté-là de l’île, car le navire virait de bord. Puis il réduisit sa toile et courut à petites voiles le long du rivage.

Vendredi alla avertir Robinson que le visiteur doublait les dunes et jetterait l’ancre très probablement dans la baie du Salut.

Il importait avant toute chose de reconnaître sa nationalité. Robinson s’avança jusqu’au dernier rideau d’arbres bordant la plage et braqua sa longue-vue sur le navire qui stoppait à deux encablures du rivage. Quelques instants plus tard, on entendit la chaîne de l’ancre tinter en se déroulant.

Robinson ne connaissait pas ce type de bateau qui devait être récent, mais il reconnut l’Union Jack, le drapeau anglais, qui flottait à l’arrière. L’équipage avait mis une chaloupe à la mer, et déjà les avirons battaient les flots.

Robinson était très ému. Il ne savait plus depuis combien de temps il était dans l’île, mais il avait l’impression d’y avoir passé la plus grande partie de sa vie. On raconte qu’avant de mourir un homme revoit souvent tout son passé étalé devant lui comme un panorama. C’était un peu le cas de Robinson qui revoyait le naufrage, la construction de L’Évasion, son échec, la grande misère de la souille, l’exploitation frénétique de l’île, puis l’arrivée de Vendredi, les travaux que Robinson lui avait imposés, l’explosion, la destruction de toute son œuvre, et ensuite c’était une longue vie heureuse et douce, pleine de jeux violents et sains et des inventions extraordinaires de Vendredi. Est-ce que tout cela allait prendre fin ?

Dans la chaloupe s’amoncelaient les petits tonneaux destinés à renouveler la provision d’eau douce du navire. À l’arrière, on voyait debout, le chapeau de paille incliné sur une barbe noire, un homme botté et armé, le commandant sans doute.

L’avant de l’embarcation racla le fond et se souleva avant de s’immobiliser. Les hommes sautèrent dans l’écume des vagues et tirèrent la chaloupe sur le sable pour la mettre hors de portée de la marée montante. La barbe noire tendit la main à Robinson et se présenta.

— William Hunter, de Blackpool, commandant de la goélette le Whitebird.

— Quel jour sommes-nous ? lui demanda Robinson.

Étonné, le commandant se tourna vers l’homme qui le suivait et qui devait être son second.

— Quel jour sommes-nous, Joseph ?

— Le samedi 22 décembre 1787, Sir, répondit-il.

— Le samedi 22 décembre 1787, répéta le commandant tourné vers Robinson.

Le cerveau de Robinson travailla à vive allure. Le naufrage de La Virginie avait eu lieu le 30 septembre 1759. Il y avait donc exactement vingt-huit ans, deux mois et vingt-deux jours. Il ne pouvait imaginer qu’il soit depuis si longtemps dans l’île ! Malgré tout ce qui s’était passé depuis son arrivée sur cette terre déserte, cette durée de plus de vingt-huit années lui paraissait impossible à faire tenir entre le naufrage de La Virginie et l’arrivée du Whitebird. Et il y avait autre chose encore : il calculait que si l’on était en 1787, comme le disaient les nouveaux venus, il aurait exactement cinquante ans. Cinquante ans ! L’âge d’un vieux bonhomme en somme. Alors que grâce à la vie libre et heureuse qu’il menait à Speranza, grâce surtout à Vendredi, il se sentait de plus en plus jeune ! Il décida en tout cas de cacher aux arrivants la date véritable de son naufrage, de peur de passer pour un menteur.

— J’ai été jeté sur cette côte alors que je voyageais à bord de la galiote La Virginie, commandée par Pieter van Deyssel, de Flessingue. Je suis le seul rescapé de la catastrophe. Le choc m’a malheureusement fait perdre en partie la mémoire, et notamment je n’ai jamais pu retrouver la date à laquelle il a eu lieu.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce navire dans aucun port, observa Hunter, mais il est vrai que la guerre avec les Amériques a bouleversé toutes les relations maritimes.

Robinson ne savait évidemment pas que les colonies anglaises de l’Amérique du Nord avaient combattu l’Angleterre pour conquérir leur indépendance, et qu’il en était résulté une guerre qui avait duré de 1775 à 1782. Mais il évita de poser des questions qui auraient trahi son ignorance.

Cependant Vendredi aidait les hommes à décharger les tonnelets et il les guidait vers le plus proche point d’eau. Robinson comprit que si l’Indien s’empressait si gentiment au service des matelots, c’était dans l’espoir qu’ils l’emmèneraient le plus tôt possible à bord du Whitebird. Lui-même devait s’avouer qu’il brûlait d’envie de visiter ce fin voilier, merveilleusement construit pour battre tous les records de vitesse et qui devait être pourvu des derniers perfectionnements de la marine à voile. En attendant, le commandant Hunter, le second Joseph et tous les hommes qu’il voyait s’affairer autour de lui paraissaient laids, grossiers, brutaux et cruels, et il se demandait s’il arriverait à reprendre l’habitude de vivre avec ses semblables.

Il avait entrepris de montrer à Hunter les ressources de l’île en gibier et en aliments frais, comme le cresson et le pourpier grâce auxquels les équipages en mer évitent d’attraper le scorbut. Les hommes grimpaient le long des troncs à écailles pour faire tomber d’un coup de sabre les choux palmistes, et on entendait les rires de ceux qui poursuivaient les chevreaux avec des cordes. Cela lui faisait mal de voir ces brutes avinées mutiler les arbres et massacrer les bêtes de son île, mais il ne voulait pas être égoïste envers les premiers hommes qu’il revoyait après tant d’années. À l’emplacement où s’élevait autrefois la banque de Speranza, de hautes herbes se creusaient sous le vent avec un murmure soyeux. Un matelot y trouva coup sur coup deux pièces d’or. Il ameuta aussitôt ses compagnons à grands cris, et après des disputes violentes, on décida d’incendier toute la prairie pour faciliter les recherches. Robinson ne put s’empêcher de penser que cet or était à lui en somme, et que les bêtes allaient être privées par cet incendie de la meilleure pâture de toute l’île. Chaque nouvelle pièce trouvée était l’occasion de bagarres souvent sanglantes qui se livraient au couteau ou au sabre.

Il voulut détourner son attention de ce spectacle en faisant parler Joseph, le second. Celui-ci lui décrivit aussitôt avec enthousiasme la traite des Noirs qui fournissait la main-d’œuvre des plantations de coton des États du Sud de l’Amérique. Les Noirs étaient enlevés en Afrique sur des bateaux spéciaux où ils étaient entassés comme de la marchandise. Aux États-Unis, on les vendait et on rechargeait le bateau avec du coton, du sucre, du café et de l’indigo. C’était un fret de retour idéal qui s’écoulait avantageusement au passage dans les ports européens. Puis Hunter prit la parole et raconta en riant comment, au cours de la guerre, il avait coulé un transport de troupes français envoyé en renfort aux insurgés américains. Tous ces hommes s’étaient noyés sous ses yeux. Robinson avait l’impression d’avoir soulevé une pierre et d’observer des cloportes noirs et grouillants.

Une première fois la chaloupe avait regagné le bord du Whitebird pour y déposer tout un chargement de fruits, de légumes et de gibier au milieu desquels se débattaient des chevreaux ligotés. Les hommes attendaient les ordres du commandant avant d’effectuer un second voyage.

— Vous me ferez bien l’honneur de déjeuner avec moi, dit-il à Robinson.

Et sans attendre sa réponse, il ordonna qu’on embarque l’eau douce et qu’on revienne ensuite pour le mener à bord avec son invité.

Lorsque Robinson sauta sur le pont du Whitebird, il y fut accueilli par un Vendredi radieux que la chaloupe avait amené lors de son précédent voyage. L’Indien avait été adopté par l’équipage et paraissait connaître le navire comme s’il y était né. Robinson le vit s’élancer dans les haubans, se hisser sur la hune et repartir de là sur les marchepieds de la vergue, se balançant à quinze mètres au-dessus des vagues avec un grand rire heureux. Il se souvint alors que Vendredi aimait tout ce qui avait rapport à l’air – la flèche, le cerf-volant, la harpe éolienne – et que ce beau voilier svelte, léger et blanc était certainement la chose aérienne la plus merveilleuse qu’il eût jamais vue. Il éprouva un peu de tristesse en constatant combien l’Indien paraissait plus heureux que lui de l’arrivée du Whitebird.

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Il avait fait quelques pas sur le pont, lorsqu’il distingua une petite forme humaine attachée demi-nue au pied du mât de misaine. C’était un enfant qui pouvait avoir une douzaine d’années. Il était maigre comme un oiseau déplumé et tout son dos était strié de marques sanglantes. On ne voyait pas son visage, mais ses cheveux formaient une masse rouge qui retombait sur ses épaules minces et parsemées de taches de rousseur. Robinson ralentit le pas en le voyant.

— C’est Jean, notre mousse, lui dit le commandant.

Puis il se tourna vers Joseph.

— Qu’a-t-il encore fait ?

Aussitôt une face rougeaude coiffée d’une toque de cuisinier surgit de l’écoutille de la cambuse, comme un diable qui sort d’une boîte.

— Je ne peux rien en tirer, dit le maître coq. Ce matin il m’a gâté un pâté de poule en le salant trois fois par distraction. Il a eu ses douze coups de garcette. Il en aura d’autres s’il n’apprend pas à faire attention.

Et la tête disparut aussi soudainement qu’elle avait surgi.

— Détache-le, dit le commandant au second. Il faut qu’il nous serve au carré.

Robinson déjeuna avec le commandant et le second. Il n’entendit plus parler de Vendredi qui devait manger avec l’équipage. Il eut du mal à venir à bout des terrines et des viandes en sauce, violemment épicées, dont on remplit plusieurs fois son assiette. Il n’avait plus l’habitude de ces nourritures lourdes et indigestes, lui qui ne mangeait plus que des choses légères, fraîches et naturelles depuis si longtemps.

C’était le mousse Jean qui servait à table, à demi enfoui dans un immense tablier blanc. Robinson chercha son regard sous la masse de ses cheveux fauves, mais il était si absorbé par sa peur de commettre quelque maladresse qu’il paraissait ne pas le voir. Le commandant était sombre et silencieux. C’était Joseph qui entretenait la conversation en expliquant à Robinson les dernières acquisitions de la technique de la voile et de la science de la navigation.

 

Après le déjeuner, Hunter se retira dans sa cabine, et Joseph entraîna Robinson sur la passerelle de commandement. Il voulait lui montrer un instrument récemment introduit dans la navigation, le sextant, qui servait à mesurer la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon. Tout en écoutant la démonstration enthousiaste de Joseph, Robinson manipula avec plaisir le bel objet de cuivre, d’acajou et d’ivoire qui avait été extrait de son coffret.

 

Ensuite Robinson alla s’étendre sur le pont pour faire la sieste comme il en avait l’habitude. Au-dessus de lui, la pointe du mât de hune décrivait des cercles irréguliers dans un ciel parfaitement bleu où s’était égaré un croissant de lune translucide. En tournant la tête, il voyait Speranza, une bande de sable blond, puis un amas de verdure, enfin l’entassement du chaos rocheux.

C’est alors qu’il comprit qu’il ne quitterait jamais l’île. Ce Whitebird avec ses hommes, c’était l’envoyé d’une civilisation où il ne voulait pas retourner. Il se sentait jeune, beau et fort à condition de demeurer à Speranza avec Vendredi. Sans le savoir, Joseph et Hunter lui avaient appris que, pour eux, il avait cinquante ans. S’il s’en allait avec eux, il serait un vieil homme aux cheveux gris, à l’allure digne, et il deviendrait bête et méchant comme eux. Non, il resterait fidèle à la vie nouvelle que lui avait enseignée Vendredi.

Lorsqu’il fit part de sa décision de demeurer sur l’île, seul Joseph manifesta de la surprise. Hunter n’eut qu’un sourire glacé. Au fond il était peut-être soulagé de n’avoir pas deux passagers supplémentaires à embarquer sur un navire étroit où la place était chichement distribuée.

— Je considère tout le ravitaillement et l’or que nous avons embarqués, comme l’effet de votre générosité, lui dit-il courtoisement. En souvenir de notre passage à Speranza, permettez-moi de vous offrir notre petite yole de repérage qui s’ajoute inutilement à nos deux chaloupes de sauvetage réglementaires.

C’était un canot léger et de bonne tenue, idéal pour un ou deux hommes par temps calme. Il remplacerait avantageusement la vieille pirogue de Vendredi. C’est dans cette embarcation que Robinson et son compagnon regagnèrent l’île comme le soir tombait.

En reprenant pied sur ses terres, Robinson éprouva un immense soulagement. Le Whitebird et ses hommes avaient apporté le désordre et la destruction dans l’île heureuse où il avait mené une vie idéale avec Vendredi. Mais qu’importait ? Aux premières lueurs de l’aube, le navire anglais lèverait l’ancre et reprendrait sa place dans le monde civilisé. Robinson avait fait comprendre au commandant qu’il ne souhaitait pas que l’existence et la position de son île sur la carte fussent révélées par l’équipage du Whitebird. Le commandant avait promis, et Robinson savait qu’il respecterait son engagement. Robinson et Vendredi avaient encore de belles et longues années de solitude devant eux.