Le camion longea le Mississippi et pénétra dans les faubourgs de La Nouvelle-Orléans, une ville colorée écrasée par une chaleur humide, étouffante. Le rythme cardiaque de Jean s’accéléra : il était arrivé au terme de son voyage, il ressentait dans sa chair la présence de Clara.
« Fait pas si chaud d’habitude à fin février, c’maudit temps est tout détraqué, j’rentre chez moi après un long été, est-ce qu’elle m’aura attendu, ma bébé ? »
Le vieux Noir coiffé d’un chapeau troué et vêtu d’une veste grise ravaudée grattait une guitare aussi cabossée que lui. À demi allongé sur deux sacs, il fredonnait des airs à la tristesse déchirante, la tête renversée en arrière, les yeux mi-clos, d’une voix à la douceur presque enfantine.
Ils avaient roulé pratiquement sans interruption depuis la Caroline du Nord, traversant le massif des Appalaches, puis les provinces de Géorgie, d’Alabama et du Mississippi avant d’arriver en Louisiane.
Après avoir franchi la frontière, Jean avait parcouru le marais sans croiser une patrouille et marché jusqu’au bord d’une route où circulaient de nombreux camions. L’un d’eux s’était arrêté et le chauffeur, un homme d’une cinquantaine d’années coiffé d’une casquette crasseuse et appelé Philibert, lui avait demandé où il allait.
« Monte donc derrière, mon gars, et prends tes aises. J’descends moi aussi dans le Croissant, à La Nouvelle-Orléans. »
Jean s’était retrouvé assis sur des sacs de grains en compagnie d’autres passagers qui se rendaient pour la plupart en Alabama ou dans le Mississippi pour travailler dans les champs de coton s’étendant à l’infini de chaque côté de la route. Des Noirs et des red necks blancs. Même s’ils parlaient tous un français truffé d’expressions insolites, Blancs et Noirs ne s’adressaient pas la parole. Leur attitude rappela à Jean les séparations entre les mécaniciens, les chauffeurs et les charbonniers sur le Henri-VII. Les hiérarchies ne se formaient pas seulement dans les palais, les cours et les casernes, elles se cristallisaient dans toutes les classes sociales, jusqu’aux plus basses castes, comme si, quelle que fût leur condition, les êtres humains éprouvaient l’inexorable besoin de se croire supérieurs à d’autres. Jean s’aperçut rapidement que les Blancs les plus pauvres n’éprouvaient que du mépris pour les Noirs. Ils croupissaient dans la même misère, ils rencontraient les mêmes difficultés, mais ils se saisissaient d’un prétexte aussi absurde que la couleur de peau pour dresser entre eux d’infranchissables barrières.
Philibert, lui, ramassait les uns et les autres sans distinction. Il avait confié à Jean, lors d’un arrêt, que son camion ne faisait pas la différence entre les races.
« Pour mon engin, transporter un Blanc ou un Noir, c’est du pareil au même, c’est juste une question de poids. Et Notre Seigneur Jésus-Christ – il s’était signé – est mort sur la croix pour tous les hommes, pas seulement pour les Blancs… »
Il avait offert deux repas à Jean, un déjeuner dans un petit restaurant de Géorgie et un dîner dans les faubourgs de Montcalm, la ville la plus importante de la province.
« Les États sont devenus des provinces quand Pierre Ier, le neveu du roi de France, s’est installé sur le trône de Nouvelle-France en 1923. Les villes ont été rebaptisées. Mais la plupart des habitants les appellent par leurs anciens noms. Là où on se trouve, c’était Birmingham du temps des États-Unis. »
Bien que la cuisine fût grasse et insipide, Jean s’était jeté sur les repas avec un appétit qui avait tiré un sourire à Philibert.
« Eh ben, mon gars, ça fait combien de temps que t’as pas mangé ? »
Jean n’avait pas répondu, il avait seulement demandé à son interlocuteur pourquoi il se montrait si généreux avec lui.
« J’en sais foutre rien, avait répondu le chauffeur en haussant les épaules. Sans doute parce que t’as une bonne tête. Et aussi que j’ai un grand besoin d’compagnie. »
Le voyage s’était déroulé sans encombre. Ils avaient franchi plusieurs barrages établis par les forces de l’ordre au milieu de la route. Les gendarmes royaux portaient des uniformes blancs, comme en France, mais les leurs étaient ornés de liserés bleu foncé et d’épaulettes dorées. Et les chapeaux de paille, moins martiaux mais mieux adaptés à la chaleur tropicale, remplaçaient les képis traditionnels. Ils semblaient détendus, presque nonchalants, se contentant le plus souvent d’échanger quelques mots avec Philibert et l’autorisant à continuer sa route d’un geste négligent de la main. Était-ce un effet du climat ? D’une manière générale, le royaume de Nouvelle-France tout entier paraissait moins rigide, plus décontracté, plus désordonné que le vieux royaume, comme s’il n’était qu’une vague ébauche de son modèle européen. Jean comprenait maintenant pourquoi les douaniers mettaient un tel acharnement à traquer et tuer les immigrants illégaux : passé la frontière, les clandestins pouvaient facilement se fondre dans le capharnaüm néo-français. Il n’était sans doute pas très difficile de corrompre les administrations et les forces de l’ordre pour obtenir des papiers en bonne et due règle. Jean avait vu Philibert glisser des billets dans la main de l’un des gendarmes qui le contrôlaient.
« J’aime ce que vous chantez », dit Jean au vieux Noir.
Le camion s’était engagé dans une rue étroite bordée de façades roses, jaunes et bleues, hérissées de balcons en fer forgé pour la plupart rouillés et ornés de couronnes de roses blanches.
Le chanteur le fixa d’un air étonné.
« Bah, ce sont juste de pauvres chansons qui intéressent que les nègres de mon espèce ! Et puis tu devrais éviter de me parler si tu veux pas être mal vu par les Blancs de ton genre.
— Pourquoi ?
— Dans ce foutu pays, les Blancs ne parlent pas aux nègres, c’est comme ça…
— Vous venez faire quoi à La Nouvelle-Orléans ? »
Le vieil homme eut un large sourire qui éclaira fugitivement son visage tourmenté.
« T’es plus têtu que dix mules, toi ! J’viens chanter dans un mariage. Et toi ?
— Je viens aussi pour un mariage. »
Les boutiques grandes ouvertes vomissaient leurs marchandises sur les trottoirs. De nombreux Asiatiques déambulaient parmi la multitude de Noirs et de Blancs. Certains d’entre eux tiraient d’énormes charrettes à bras chargées d’épices ou d’ustensiles de cuisine, écartant les chiens errants à coups de pied.
« T’es pas du coin, mon gars, pas vrai ? »
Jean n’hésita qu’une poignée de secondes avant de répondre.
« Je viens de France.
— T’es clandestin, j’parie. »
Les doigts fins et ridés du vieil homme se remirent à danser sur le manche de sa guitare. Sa voix pourtant frêle domina les ronronnements des moteurs et le murmure de la foule.
« Ils croient tous que l’bonheur est ici, sous le soleil, fredonna-t-il. Mais l’soleil est pas bon pour les pauvres bougres, non, non Seigneur, y a rien de bon sur cette terre pour les pauvres bougres, l’soleil te chauffe la peau quand tu travailles dans les champs, l’soleil te dessèche la gorge et brûle la terre, l’soleil n’est pas bon pour les pauvres bougres, non, non… » Il se tourna vers Jean et dit, toujours en chantonnant : « Le mieux que t’aies à faire, c’est d’partir au plus vite d’ici, mon gars, y a rien de bon pour toi ici, y a que des moustiques et de l’ennui.
— Où devrais-je aller selon vous ? »
Le vieil homme se pencha vers Jean et enfonça son regard sombre dans le sien comme s’il voulait se loger tout entier dans son âme.
« File en Arcanecout si t’en as la force, mon gars. Moi j’suis bien trop vieux. Paraît qu’on est tous frères là-bas, Noirs, Blancs, Jaunes, Rouges. Ici, y a plus que la mort, la décomposition… Voilà de quoi parlent mes pauvres chansons, du désespoir, de la misère, des amours impossibles. Elles s’adressent à ceux de ma condition. Qu’est-ce qu’un petit Blanc pourrait comprendre à l’âme noire ?
— Ceux de ma famille, en France, vivent les mêmes choses que vous. »
Le vieil homme gratta de nouveau sa guitare.
« Ils sont pas fils d’esclaves, les tiens. Qu’est-ce que tu peux comprendre à ça, hein ? On les a pas pris sur une terre pour les planter sur une autre. Qu’est-ce que tu peux comprendre à ça, hein ? Les tiens ont pas été rabaissés au rang de la bête. Qu’est-ce que tu peux comprendre à ça, hein ? Les tiens ont pas valu moins qu’une vache, moins qu’un porc. Qu’est-ce que tu peux comprendre à ça, hein ? Oh, Seigneur, éloigne les démons qui dansent au-dessus de nos âmes… »
Philibert gara le camion à l’entrée d’un quartier aux rues étroites à angle droit et vint s’adresser à ses deux derniers passagers.
« Le Vieux Carré, le centre de la ville. Vous v’là rendus. »
Jean descendit puis aida le vieil homme, qui détendit ses jambes en faisant craquer ses os.
« Comment vous remercier, Philibert ? »
Le chauffeur remonta sa casquette pour se frotter le haut du crâne.
« Ma foi, y a juste à sourire à la vie.
— Est-ce que vous savez où se trouve la maison d’Alfred Maxandeau ? »
Les yeux bleus de Philibert s’arrondirent.
« Tu parles bien de l’homme le plus riche de Nouvelle-France ? Tu le connais donc ?
— Pas vraiment. Mais j’ai affaire chez lui.
— Prends garde à Maxandeau, intervint le vieux Noir. C’gars-là, c’est le mal incarné. Sûr qu’il fricote avec tous les démons du Bayou.
— Ce qu’il veut dire, c’est qu’il utilise la sorcellerie vaudoue, précisa Philibert.
— J’dis même qu’c’est le diable en personne.
— Vous savez où il habite ? insista Jean.
— Au milieu du Vieux Carré, répondit Philibert. Sa maison fait face à celle du palais royal. Les deux bâtiments sont aussi grands l’un que l’autre. De chaque côté de la cathédrale Saint-Louis. Tu peux pas te tromper : son symbole, c’est l’opossum, y a pas plus hargneux comme bête.
— J’ai entendu dire que le diable était sur le point de se marier, fit le vieux Noir en jetant un regard en biais à Jean. Et qu’il y aura plein d’invités, tout ce que la Nouvelle-France compte de courtisans et d’autres parasites. Le Seigneur prenne en pitié la malheureuse qui sera son épouse. »
Jean baissa la tête pour dissimuler sa détresse ; pas assez rapidement pour donner le change à ses interlocuteurs.
« Tu la connais ? » demanda Philibert.
Le silence de Jean équivalait à un aveu.
« À voir ta bobine, mon gars, on jurerait que c’mariage te plaît pas, Seigneur non, marmonna le vieux Noir.
— Ils l’ont enlevée et droguée à Paris, déclara Jean, les mâchoires serrées. On vivait ensemble, elle et moi. »
Le chanteur marqua son étonnement d’un claquement de langue.
« Une fille de la haute fricote pas avec un p’tit gars dans ton genre !
— Elle a participé à la marche de la faim le 25 décembre de l’année dernière…
— Cette histoire est venue jusque dans le bayou, coupa Philibert. Paraît que ça a été un horrible massacre.
— Elle en a réchappé. Sa famille l’a reniée et expulsée. Elle est venue avec moi à Paris.
— Paris ! s’extasia le vieux Noir d’un air extasié. Seul le Seigneur sait combien j’aimerais visiter Paris avant de quitter cette vallée de larmes.
— Peu de chances qu’on te laisse entrer en France, marmonna Philibert avec une moue.
— Pourquoi pas ? Là-bas, ils traitent peut-être mieux les nègres que dans le royaume des moustiques ! »
Le flot incessant de piétons les contraignait à rester quasiment au milieu de la route. Ils n’en bougeaient pas malgré les coups de klaxon frénétiques des véhicules qui venaient en face. Sur le trottoir, une discussion animée opposait plusieurs Chinois à l’entrée d’une boutique.
« T’es en train de nous dire que t’es venu de France essayer d’empêcher ce foutu mariage ! » reprit Philibert.
Le vieux Noir partit d’un rire tonitruant en renversant la tête.
« Seigneur ! Un agneau venu affronter seul une meute de loups ! Les hommes de Maxandeau sont des tueurs, oh oui, des serviteurs du baron Samedi, des adorateurs du vaudou.
— Je dois quand même essayer de la sortir de là, dit Jean avec détermination.
— T’as aucune chance, mon garçon, oublie ta belle, prends tes jambes à ton cou et fiche le camp en Arcanecout tant que t’en as encore la force. Des femmes, tu en trouveras d’autres là-bas, tandis que ta vie, si tu la perds, tu la retrouveras pas, Seigneur non.
— Je ne partirai pas sans elle.
— Maudits soient les p’tits Blancs plus têtus que dix mules ! grommela le chanteur. Comment tu t’appelles ?
— Jean.
— Un plaisir de faire ta connaissance, Jean. Moi, c’est Mizzipi. Comment tu comptes t’y prendre, pour la libérer ? »
Jean secoua la tête.
« Je ne sais pas encore.
— Les chiens te réduiront en bouillie avant même que t’aies fait dix mètres à l’intérieur de la propriété de Maxandeau, dit Philibert.
— Prie le Seigneur pour que les chiens te ratent pas, renchérit Mizzipi. Parce que, sinon, tu tomberais dans les griffes des tueurs de Maxandeau, et eux, ils sont pires que les chiens, ils feront durer le plaisir. »
Jean contint de son mieux les larmes qui lui embuaient les yeux.
« Il y a toujours un moyen ! cracha-t-il d’une voix colérique.
— Un miracle, tu veux dire ? » soupira le vieux Noir.
Le chauffeur consulta Mizzipi du regard.
« Tu vois bien que ce garçon a le cœur cassé, mon gars. Tu connais personne dans la domesticité de Maxandeau qui pourrait lui venir en aide ? »
Les lèvres du vieux Noir se crispèrent.
« C’est bien connu, les nègres sont tout juste bons à être domestiques ou à travailler dans les champs de coton !
— Choisis un autre moment pour me chanter ta rengaine ! Tout le monde sait que Maxandeau a un faible pour les jeunes négresses. »
Mizzipi s’éventa avec son chapeau avant de hocher la tête.
« Quand est prévu ce mariage ? »
Philibert désigna les couronnes et les guirlandes de roses accrochées au fer forgé des balcons.
« Si ce m’as-tu-vu a fleuri toute la ville, c’est que la cérémonie est toute proche. J’dirais demain ou après-demain.
— Oh ! Seigneur, tu ne nous laisses pas beaucoup de temps… »
Mizzipi remit son chapeau sur sa tête, posa sa guitare sur son épaule et plongea ses yeux globuleux dans ceux de Jean.
« Viens donc me voir ce soir à l’église Sainte-Rita. J’y serai avec des amis pour chanter.
— Mais pourquoi… »
Philibert interrompit Jean d’un geste péremptoire.
« Si tu veux retrouver ta blonde, fais juste ce qu’il te dit, mon gars. Je t’expliquerai comment aller à Sainte-Rita. »
Le vieux Noir eut un sourire énigmatique, pivota sur lui et s’éloigna dans la rue bondée en secouant la tête et en chantonnant.