Chapitre 4
Rialla s’éveilla en souriant. Pendant les quelques secondes nécessaires pour reprendre complètement ses esprits, elle savoura cette impression de bien-être inhabituelle, aussi agréable qu’un fragment de glace un jour de canicule. Elle ouvrit les yeux et accueillit ses souvenirs avec réticence.
Les murs de pierre gris auxquels elle s’était habituée avaient été remplacés par une pièce tapissée de bois. Son plancher était vernis, éclatant, et ses murs recouverts de plaques de bois emboîtées et huilées. De l’autre côté de la pièce, une grande fenêtre en verre transparent d’allure coûteuse laissait entrer un flot de lumière.
La pièce était meublée avec parcimonie : un lit, une petite table dans le coin opposé et un tapis tissé. Les couleurs chaudes du bois et les draps jaune et rouge donnaient un aspect accueillant à ce lieu spartiate. Rialla n’était certainement plus à Fortouest, mais elle n’aurait su en dire davantage.
La jeune femme se redressa et tressaillit quand une vive douleur traversa sa cuisse gauche. Elle se souvint que la créature l’avait frappée avec sa queue, mais elle était sur le moment trop prise dans le feu de l’action pour constater l’étendue des dommages.
Elle repoussa le lourd édredon et s’assit au bord du lit. Un épais bandage de coton écru recouvrait sa jambe de la hanche au genou. Une douleur lancinante parcourait sa cuisse ; elle n’avait pourtant rien senti à son réveil. Rialla se massa la tête – qui commençait aussi à la torturer – et tenta de reconstituer les événements afin de comprendre où elle se trouvait, et comment elle y était arrivée.
Mettre de l’ordre dans l’amas d’émotions et de pensées étrangères ne fut pas chose aisée, mais elle parvint à retrouver une petite partie de ce qui s’était passé dans la salle de bal. Le seigneur Karsten était mort. Elle avait senti un poignard plonger entre ses côtes et s’enfoncer dans son cœur.
Quelqu’un avait assisté au crime, avait vu Laeth poignarder Karsten : Jarroh. Ses pensées avaient une forme familière. Elle se souvenait de sa fureur, à l’époque où elle dansait dans l’auberge de Kentar.
La jeune femme secoua la tête, frustrée. Elle savait que Laeth n’avait pas tué son frère, elle avait senti sa tristesse, sa colère. Pourquoi Jarroh avait-il vu quelque chose qui n’était pas arrivé ? Où était Laeth ? Où était-elle ?
Rialla ignora sa jambe blessée, posa les pieds par terre et comprit qu’elle n’en ferait pas davantage. Elle envoya son esprit à la recherche de Laeth pour s’assurer qu’il était sain et sauf, et comprit alors que les cicatrices qui avaient emprisonné son don avaient disparu, comme si elles n’avaient jamais existé. Le combat contre le monstre avait probablement achevé ce que la mort de l’empathe de l’Est avait commencé.
Elle trouva la souris cachée dans l’épaisseur du mur, la biche qui broutait dans la forêt voisine, mais pas Laeth, ni aucun humain en l’occurrence. Elle essaya de dresser les boucliers qui la protégeraient de contacts indésirables. La présence des deux animaux s’estompa. Elle abaissa de nouveau ses barrières pour tenter de trouver quelqu’un.
Rialla perçut une présence étonnamment familière, comme si elle venait tout juste de rêver d’elle, et un sourire involontaire se dessina sur son visage. Ce n’était pas une sensation à laquelle elle était habituée quand elle touchait un être vivant. Elle ne reçut ni émotions, ni pensées, uniquement de la beauté, comme si un sculpteur avait appris à façonner une nouvelle matière pour créer quelque chose d’extraordinaire, seulement pour elle.
Fascinée, elle s’approcha mentalement de cette présence. La jeune femme était tellement absorbée qu’elle bondit quand Tris entra dans la pièce. Elle referma instinctivement son esprit et adopta un masque d’esclave impassible.
D’où était-il donc arrivé ? Avec ses remparts abaissés et son don libéré, elle aurait dû le sentir avant qu’il soit si proche. Même si elle ne pouvait pas lire en Hiverseine sans le toucher, Rialla avait été capable de le localiser. Elle s’était sûrement laissé distraire par ce qu’elle avait perçu, quoi que ce fût.
Au moins, l’arrivée de l’homme et l’odeur d’herbes qui pénétra dans la pièce par la porte ouverte lui permirent de comprendre qu’elle se trouvait dans la maison du guérisseur, à Tallonbois.
— Bonjour, dit-il d’une voix curieusement monocorde. Comment te sens-tu ?
Rialla plissa les yeux, essayant de déchiffrer son expression.
— J’ai connu mieux.
L’homme sourit ; son regard gris-vert se réchauffa et sa voix se fit plus enjouée.
— J’imagine sans peine. Pose tes jambes sur le lit si tu veux arranger un peu les choses.
Il ne fit rien pour l’aider.
Rialla le dévisagea avec méfiance, mais comme de toute évidence elle n’était pas capable d’aller où que ce soit, elle se glissa péniblement sous la couverture.
Tris attendit qu’elle soit confortablement installée puis s’assit au bout du lit et s’adossa contre le mur. C’était un homme imposant et le sommier s’affaissa considérablement sous son poids.
— J’ignore ce que tu as vu des événements de la nuit dernière, dit le guérisseur en remontant légèrement à la fin de sa phrase comme s’il s’agissait d’une question.
— J’étais plutôt occupée.
Tris grogna.
— Le seigneur Karsten est mort, poignardé dans le dos pendant que tu abattais ce monstre. Le seigneur Laeth est retenu prisonnier dans la tour de garde de Fortouest. De nombreuses preuves l’accusent.
» Le seigneur Jarroh lui-même a vu Laeth frapper Karsten dans la cohue. Un garde a dit avoir aperçu la dame du fort quitter les appartements de Laeth à une heure avancée de la nuit. Il s’est aussi, semble-t-il, lancé dans une virulente diatribe contre son frère. Seule une question demeure : qu’est devenue la dague qui a tué Karsten ?
» Nous avons été plusieurs à la voir, mais elle reste introuvable. C’était une arme très reconnaissable : son manche était en argent et imitait un serpent enroulé sur lui-même avec des rubis à la place des yeux – celle que Laeth avait sur lui le soir où Karsten a été empoisonné. Tu la connais probablement.
— Yawan ! jura farouchement Rialla, oubliant complètement son personnage d’esclave.
Elle se retrouvait avec une belle pagaille.
— En effet, répondit Tris en se laissant aller encore davantage contre le mur. On dirait que quelqu’un s’est donné beaucoup de mal pour que Laeth soit accusé du meurtre de Karsten – à moins que Laeth ne soit assez idiot pour l’avoir vraiment fait.
— Non, ce n’est pas lui.
— Hiverseine a raconté avec empressement à Jarroh comment il avait surpris son jeune neveu Laeth, alors enfant, en train de pratiquer la magie un après-midi. Bien sûr, devenu adulte, Laeth a repris l’étude de la magie au cours de son séjour à Sianim et téléporté ce monstre depuis les Grands Marais.
» J’ai trouvé qu’Hiverseine en savait beaucoup sur cette créature insolite. Il a dit à Jarroh qu’elle se nourrit des émotions d’autrui, et que tu es une empathe – mais cela, aucun des témoins présents hier dans la salle de bal ne le mettrait en doute.
» Bien évidemment, Laeth voulait que cette chose fasse diversion pendant qu’il tuait Karsten. Il avait besoin de toi pour attirer l’attention de la bête, afin qu’elle ne tue pas quelque convive. Hiverseine a expliqué qu’il avait demandé à Laeth de te restituer, et que ce dernier avait refusé. Hiverseine a été surpris et froissé, puis il a compris ce que Laeth avait en tête.
— Vous n’avez que ma parole, pourquoi toutes ces preuves ne vous convainquent-elles pas ? demanda Rialla.
Tris la regarda brièvement – mais assez longtemps pour qu’elle lise la sincérité dans ses yeux – avant de se tourner vers la fenêtre, comme s’il savait que le contact visuel la mettait mal à l’aise.
— Même si on met de côté le fait que je n’ai pas une très haute opinion d’Hiverseine, je regardais de toute façon Laeth quand Karsten a été poignardé. Je n’ai pas vu qui l’a tué, mais ce n’est pas Laeth. Il essayait de se frayer un chemin dans la foule pour te venir en aide.
Rialla regarda elle aussi en direction de la fenêtre tout en surveillant Tris du coin de l’œil. Sa cordialité la rendait nerveuse ; il ne la traitait pas comme une esclave. Elle aimait que les gens soient prévisibles et ne comprenait pas les motivations du guérisseur.
Elle l’examina, désireuse de voir son visage.
— Pourquoi pensez-vous que je me soucie de ce qui peut arriver au seigneur Laeth ? Je ne suis que son esclave.
Le guérisseur sourit et elle distingua une fossette sous sa courte barbe.
— Bien sûr, bien sûr, une esclave. (Il se frotta la mâchoire, comme plongé dans une profonde réflexion, puis claqua des doigts.) Mais je ne t’ai pas tout raconté ! Hiverseine était là, tôt ce matin. Maintenant que Karsten est mort, il semblerait qu’il soit le parent le plus proche de Laeth – raison pour laquelle il exige qu’on lui confie tous les biens de valeur de son neveu, toi comprise. Je lui ai dit que tu étais pour l’instant trop souffrante pour te déplacer. Es-tu sûre d’être seulement l’esclave de Laeth ?
Rialla tressaillit, oubliant momentanément la méfiance que lui inspirait le guérisseur. Inquiète pour Laeth, elle n’avait pas songé à ce que son emprisonnement impliquait pour elle. Ren avait promis que, quoi qu’il arrive, elle ne resterait pas esclave, mais elle préférait ne pas courir de risque – ni voir Laeth exécuté pour un crime qu’il n’avait pas commis.
Mais elle ne pouvait rien faire, bloquée du mauvais côté de la frontière darranienne avec sur la joue un tatouage qui faisait d’elle la propriété d’Hiverseine, un homme ravi de voir mourir son meilleur ami.
Tris s’était de nouveau tourné vers la fenêtre pour lui laisser le temps de méditer ses paroles. Rialla ignorait comment l’homme pouvait être si sûr qu’elle n’était pas l’esclave de Laeth, mais cela n’avait pas vraiment d’importance pour le moment. À présent que Karsten était mort et Laeth emprisonné, s’escrimer à garder leur enquête secrète lui semblait nettement moins impératif, surtout depuis leur spectaculaire échec – n’étaient-ils pas censés empêcher que Karsten soit assassiné ? Cependant, avec l’aide de Tris, elle pourrait retenir Hiverseine le temps de trouver comment libérer son ami.
— Pourquoi tout cela vous intéresse-t-il autant ? demanda-t-elle. Nous ne nous sommes rencontrés qu’une seule fois, et votre unique conversation avec Laeth a été un échange de piques.
— J’ai mes raisons. Je ne vais pas t’en faire part maintenant, mais sache que je ne vous veux aucun mal.
Rialla lui lança un regard circonspect, mais son instinct lui dit de faire confiance à cet homme.
— J’étais autrefois l’esclave d’Hiverseine, mais je me suis enfuie il y a des années à Sianim où je suis devenue dresseuse de chevaux. Le Maître Espion a eu besoin de quelqu’un pour accompagner Laeth chez son frère et jouer à l’esclave, et c’est moi qu’il a choisie.
Le guérisseur se tourna vers elle. Rialla baissa le regard mais continua à parler.
— Le Maître Espion a appris qu’on complotait contre Karsten. La mort du seigneur aurait contrarié ses plans, et il nous a donc envoyés pour empêcher cela. Laeth, le frère de Karsten, était le choix idéal. Quant à moi, son esclave, j’étais chargée de recueillir des informations pour découvrir qui voulait tuer Karsten, et pour quelle raison. Malheureusement, il semblerait que nous ayons seulement simplifié la tâche du meurtrier en lui offrant le suspect rêvé. Laeth a toujours eu une réputation douteuse.
» Je pense que Karsten a été tué par son oncle, Hiverseine. Il est arrivé au château avec une esclave empathe qui s’est donné la mort la nuit même. Impossible de dire avec certitude s’il comptait se servir d’elle pour distraire la créature apparue dans la salle de bal, ce qu’il a accusé Laeth d’avoir fait avec moi – j’aurais pourtant cru qu’elle était trop précieuse pour cela –, mais il savait qu’elle pouvait lui servir ainsi.
Elle borda le lit.
— Je sais aussi qu’Hiverseine est un mage, et qu’il tire ses richesses du commerce des esclaves qu’il forme lui-même, comme il l’a fait avec moi. Si l’esclavage était aboli, comme le proposait Karsten, cela réduirait énormément ses revenus. Maintenant que ses neveux sont, pour l’un, mort et, pour l’autre, emprisonné, Hiverseine va hériter de toute la fortune du premier et protéger ses gains.
— Je croyais qu’il n’était pas encore arrivé à Fortouest quand Karsten a été empoisonné ? dit Tris.
— C’est vrai, mais Tamas, son serviteur, l’était. Il n’aurait pas eu grand mal à verser un peu de poison dans une assiette ou un verre. Un serviteur fidèle, même celui d’un autre, est quasi invisible. (Rialla se massa les tempes pour soulager son mal de crâne et poursuivit.) Et il y a aussi cette dague disparue… n’importe quel mage peut dire qui a tenu une arme ayant servi pour un meurtre.
Tris avait commencé à répondre quand Rialla entendit frapper. Il la força à se coucher, un doigt sur les lèvres, puis quitta la pièce et ferma doucement la porte derrière lui.
La jeune femme ne distingua pas la conversation qui suivit mais reconnut la voix du visiteur. Quand Tris, chargé d’une pile de bandages et d’un sac en toile, fit entrer Hiverseine, elle était allongée, les yeux fermés. Le seigneur la toucha ; elle gémit et profita de ce contact pour lui envoyer sa douleur, assez amplifiée pour qu’il retire aussitôt sa main.
— Il a raison, Père, elle semble encore beaucoup souffrir, dit Terran. La queue de ce monstre était hérissée de piques empoisonnées. Nous devrions la laisser ici jusqu’à ce qu’elle soit remise si tu veux qu’elle nous serve à quelque chose. Que ferions-nous d’une danseuse estropiée ? À ce que j’ai entendu dire, cet homme est le meilleur guérisseur de Darran. Si quelqu’un peut la remettre sur pied, c’est lui.
Des piques empoisonnées ? s’étonna Rialla. Pour qu’une blessure infectée la fasse aussi peu souffrir en l’espace d’une nuit, ce guérisseur devait en effet être exceptionnel.
Elle sentit Hiverseine tirer la couverture pour inspecter ses bandages. Elle avait beau porter sa tunique d’esclave grise, elle se sentait mise à nu.
— Bien, guérisseur, je repasserai la voir demain. Ne t’inquiète pas pour ta rétribution, si mon neveu n’est pas libéré, c’est moi qui te paierai. C’est une danseuse de grande valeur, et elle vaut un tel investissement – surtout si tu peux lui éviter d’avoir des cicatrices.
— Je ferai de mon mieux, mais pas au nom de vos pièces, répondit froidement Tris.
Laeth l’avait dit : il n’appréciait guère les aristocrates.
— Bien entendu, mon brave. Un guérisseur ne songe pas à l’argent quand il soigne des malheureux.
Le ton amical d’Hiverseine maquillait l’acidité de ses paroles. Nul n’ignorait que le guérisseur était célèbre pour ses prix exorbitants.
Tris ne sembla pas s’en formaliser.
— Mes honoraires dépendent de mon degré d’exaspération pour chaque cas. Les vôtres viennent de doubler. Vous avez vu cette jeune fille. Ma porte est toujours au même endroit.
Hiverseine éclata de rire, mais partit sans attendre.
Rialla et Tris attendirent que la porte d’entrée claque. Le guérisseur passa la tête dans l’autre pièce pour s’assurer que leurs visiteurs étaient bien partis et revint s’asseoir au pied du lit.
— Alors, que comptes-tu faire maintenant ?
demanda-
t-il avec chaleur, comme s’il ne s’était rien passé.
— Je dois faire sortir Laeth de la tour de garde au plus vite. À moins qu’Hiverseine ne fasse des aveux complets, je crains fort qu’on ne le pende pour le meurtre de son frère.
— Je peux t’aider.
Le guérisseur serra le poing, puis écarta les doigts pour dévoiler une rose jaune. Il sentit la fleur et la tendit à Rialla.
— J’ai certains talents qui pourraient se révéler utiles.
Rialla regarda la fleur sans savoir si l’homme avait usé de magie ou de simple prestidigitation, et décida que cela n’avait pas d’importance.
— Merci, dit-elle avec un timide sourire.
— Et une fois que tu auras libéré Laeth ?
— Par tous les dieux, je l’ignore. Je suis dresseuse de chevaux, pas espionne. J’imagine que je retournerai à Sianim avec lui.
Fuir ainsi ne lui plaisait pas, mais elle ne savait pas quoi faire d’autre.
Tris se releva vivement.
— Tu ne feras rien si ta jambe ne peut pas te porter, alors laisse-moi regarder sous ces bandages.
L’homme tira un couteau de sa botte et repoussa les couvertures. Il découpa le bandage avec une efficacité qui en disait long sur le tranchant de sa lame.
À en juger par la plaie, une pique s’était enfoncée au-dessus de son genou et avait lacéré le muscle presque jusqu’au niveau de sa hanche. La peau tout autour de sa blessure était marbrée d’ecchymoses, et elle-même était recouverte d’un cataplasme, une masse verdâtre qui la faisait paraître encore pire qu’elle n’était – mais ce fut surtout l’odeur qui frappa Rialla.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en se pinçant le nez.
Tris interrompit son examen pour la regarder ; cette puanteur ne le dérangeait visiblement pas le moins du monde.
— J’ignore exactement quel poison sécrétait ce dévoreur d’esprit, mais ce remède a dû en absorber la plus grande partie. Ce relent vient principalement du poison, même si les feuilles ont également une odeur prononcée. J’appliquerai de nouveaux cataplasmes jusqu’à ce que ta blessure ne sente plus, puis je commencerai à te guérir.
Il posa sur le lit une bande de tissu huilé trouvée dans la pile de linge, prit dans son sac une petite pince et enleva une à une les grandes feuilles plaquées sur la plaie. Une fois les plus gros morceaux ôtés, il cueillit délicatement les derniers fragments verdâtres. Rialla se mordit la lèvre, le front baigné de sueur. Malgré toute la délicatesse du guérisseur, elle souffrait.
Tris ramassa son matériel et sortit. Il revint bientôt chargé de deux casseroles d’eau bouillante qu’il posa par terre. Il trempa un linge propre dans l’eau, l’essora et le posa sur la jambe de Rialla. L’homme répéta plusieurs fois l’opération jusqu’à ce que le tissu soit froid. Quand il en eut fini, la blessure était propre et Rialla tremblait.
Le guérisseur prit un paquet soigneusement enveloppé dans son sac et le déplia, dévoilant des feuilles séchées longues comme l’avant-bras de Rialla et deux fois plus larges. Il en prit cinq ou six et les fit tremper dans la casserole d’eau propre.
— Je vais verser un peu de cette poudre sur ta blessure, elle devrait un peu soulager ta douleur.
Il saupoudra sa jambe d’une substance jaune en écartant les bords de la plaie d’une main.
— J’ai préparé cet anesthésique avec une plante que mâchent les jeunes gens des environs.
L’homme appliqua les feuilles détrempées sur sa jambe et choisit de distraire sa patiente avec une histoire.
— L’un d’entre eux en avait d’ailleurs mâché un peu trop et j’ai eu toutes les peines du monde à le dissuader de se couper la main. Il était persuadé qu’un ver s’y était logé et remontait vers son cœur.
» J’ai convoqué tous les villageois pour leur donner un petit cours sur cette herbe et, au cas où je n’aurais pas été assez clair, j’ai veillé à ce qu’elle ait un goût qui dissuade n’importe quelle créature dotée d’une langue de la manger. J’ai traité assez de ces plantes pour que la plupart des jeunes villageois ne s’en approchent pas, mais comme anesthésique local elles sont sans égal.
— Vous êtes magicien ? demanda Rialla d’une voix hésitante.
Ce n’était pas une chose que l’on avouait facilement à Darran, mais les propos de Tris semblaient appeler une telle question.
— J’emploie la magie, la corrigea-t-il, même si Rialla ne voyait pas la différence. Cela te dérange ? Tu n’es pas darranienne.
— Non.
Il ôta les restes de l’ancien pansement qui, glissé sous la jambe de Rialla, avait protégé les draps pendant toute l’opération, puis enveloppa sa cuisse de bandages propres.
— Voilà, j’ai presque fini.
Une cloche tinta frénétiquement dans la pièce voisine.
— J’arrive, j’arrive, cria-t-il. Inutile de me rendre sourd. (Il termina son travail, rangea et se dirigea vers la porte.) Tu devrais essayer de te reposer. Je reviens te voir dès que j’en ai fini avec cela.
Rialla ferma les yeux. Au bout de quelques minutes la poudre fit effet, la douleur s’estompa et elle s’endormit.
Elle découvrit à son réveil une petite table près de son lit. Sa surface était recouverte d’un damier dont les cases étaient occupées par de petits pions en bois représentant des animaux réels ou imaginaires. Les pièces alignées de son côté avaient été huilées jusqu’à devenir presque noires. De l’autre côté de la table, assis sur un tabouret qu’il était sûrement allé chercher dans une autre pièce, Tris disposait des pièces similaires mais taillées dans un bois clair.
— C’est un jeu que mon père m’a enseigné, et que je vais t’apprendre à mon tour, dit-il sans lever la tête. On pourrait l’appeler « le Voleur de Dragon », et (il souleva un petit lézard ailé amoureusement sculpté) pour gagner, il faut voler le dragon de son adversaire.
Tris expliqua en détail comment élaborer des stratégies, la nécessité de dissimuler ses intentions et de tromper son adversaire, et termina son exposé en déclarant :
— Bien entendu, tu as compris que tout ce que je viens de t’expliquer ne te sera d’aucune utilité. Ce n’est qu’en jouant que tu apprendras à jouer.
Rialla l’avait découvert plus tôt, elle était incapable de rester sur ses gardes près du guérisseur. L’homme rendait cela impossible, tout simplement. Il ignorait ses silences et faisait comme s’ils se connaissaient depuis des années.
Après une vingtaine de tours, Tris étudia son visage impassible et gronda avec colère :
— Jeune fille, qui t’a appris à jouer ?
Rialla, à sa grande surprise, gloussa. Elle n’avait jamais entendu un son aussi ridicule franchir ses lèvres et elle plaqua la couverture sur sa bouche pour ne pas recommencer.
Quand elle fut sûre de s’être reprise, sans pouvoir toutefois réprimer un sourire, elle dit :
— À Sianim vit une femme qui enseigne le Voleur de Dragon à tous ceux qu’elle parvient à convaincre. Elle organise un tournoi au moins une fois par semaine. Selon elle, ce jeu évite aux jeunes de traîner dans la rue et leur apprend à être sournois, une qualité vitale pour un mercenaire.
Tris poussa un grognement et joua. Au fur et à mesure de la partie, son visage se renfrognait et il mettait plus longtemps avant de déplacer ses pions. Rialla décida qu’il jouait la comédie : ses épaules étaient détendues, ses gestes mesurés.
Elle lui prit une pièce. Il lui lança un regard furieux sous ses épais sourcils et elle fit un effort pour ne pas éclater de rire.
L’obscurité gagnait la pièce. Tris agita la main d’un geste impatient et les lampes à huile fixées au mur s’allumèrent toutes seules. L’homme reprit ensuite le cours de la partie en ignorant la stupeur de Rialla, peu habituée à voir la magie utilisée avec une telle désinvolture. Les autres magiciens qu’elle avait rencontrés usaient de leurs talents avec parcimonie.
Rialla se demanda pourquoi la colère du guérisseur ne l’avait pas effrayée, comme c’était le cas avec les autres hommes. Si n’importe qui d’autre, Laeth y compris, s’était adressé à elle en grondant ainsi, elle aurait immédiatement été sur la défensive, même consciente qu’on la taquinait. Pourquoi riait-elle quand ce parfait inconnu la regardait d’un air courroucé ?
Intriguée, Rialla abaissa ses barrières mentales et concentra ses facultés comme si elle avançait une main tendue. La jeune femme savait déjà qu’elle ne pouvait lire ses pensées directement, mais peut-être pourrait-elle apprendre quelque chose si elle se concentrait sur lui ? Elle le toucha – et se rétracta aussitôt, interloquée.
Elle l’avait déjà sentie. C’était cette présence fascinante perçue quand elle s’était réveillée. Cet être si différent d’elle qu’elle n’avait même pas compris qu’il était humain.
— À ton tour, dit-il.
Avec réticence, elle brida de nouveau son don et déplaça distraitement une pièce, plongée dans ses réflexions. D’ordinaire, elle percevait la présence mais pas les idées des rares magiciens qu’elle avait connus – Hiverseine compris –, à moins de les toucher avec son esprit. Elle en avait conclu que la discipline requise pour maîtriser la magie offrait à ses adeptes un rempart involontaire contre son don. Pourquoi Tris était-il différent ?
— À toi.
La légère note de satisfaction dans la voix de l’homme la poussa à se concentrer sur le jeu. Son dernier mouvement avait détruit la stratégie qu’elle élaborait depuis plusieurs heures. Qu’elle déplace un pion ou reste sans bouger – ce qui était une possibilité –, Tris volerait son dragon.
— Tu abandonnes ? demanda-t-il avec un peu trop d’empressement.
— Pas encore.
Rialla avait l’impression de laisser passer quelque chose. Elle regarda fixement le plateau. Certes, protéger son dragon était impossible, mais peut-être pouvait-elle prendre celui de Tris. Avec un sourire triomphant, elle plaça son rat sur la case qu’occupait le dragon de son adversaire.
— Volé ! exulta-t-elle.
— Volé, approuva Tris en contemplant le plateau comme si celui-ci l’avait trahi.
Il prit les pions et les rangea dans le tiroir de la table avec la tendresse d’une mère qui couche ses enfants.
— C’est la première bonne partie que je fais depuis que je suis arrivé ici ! dit-il une fois sa tâche accomplie, un grand sourire aux lèvres. Nous ferons la revanche demain. Tu dois dormir.
Rialla se glissa sous ses couvertures et Tris fit un geste en direction des lampes qui, dociles, s’éteignirent.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi. Je suis dans la pièce voisine. Fais de beaux rêves.
— Vous aussi, bâilla Rialla.
Le matin suivant, le cataplasme dégageait encore une odeur d’oignon pourri ; Tris remplaça les feuilles et les bandages. Il apporta ensuite deux bols de flocons d’avoine, discuta de choses et d’autres pendant qu’ils prenaient leur petit déjeuner, puis quitta la maison pour chercher quelques herbes dont il avait besoin.
Rialla attendit qu’il soit parti pour mettre à l’épreuve son empathie nouvellement retrouvée. Si elle voulait aider Laeth à s’échapper, elle devait savoir de quoi son don était capable.
Baisser ses barrières lui donna l’impression d’être très vulnérable. Elle se blottit sous les couvertures, comme pour compenser sa perte de protections mentales. Pourtant, elle ne remonta pas son bouclier pour autant.
Quand Rialla sentit le guérisseur approcher de la maison, elle était en nage, épuisée, mais savait que son don était presque aussi puissant que jadis. Il lui demandait davantage d’efforts, mais au moins ses protections étaient plus robustes.
Tris rentra dans la chambre, fronça les sourcils et lui toucha le front.
— Comment te sens-tu ?
Rialla haussa prudemment les épaules ; son labeur lui avait donné un violent mal de crâne.
— J’ai connu pire.
— D’abord le repas, et après une sieste.
La jeune femme s’endormit avant qu’il revienne avec le déjeuner.
Rialla ouvrit les yeux ; elle découvrit les lampes allumées et Tris qui murmurait, assis devant le plateau à damiers, jouant apparemment une partie contre lui-même.
Elle l’observa un moment, puis dit :
— Les noirs gagnent : bougez la mouette de trois cases sur la gauche, le cerf pourra prendre le dragon blanc en deux coups.
Tris pencha la tête et se leva. Il vint se placer à côté du lit pour voir le jeu du point de vue de Rialla, se gratta la barbe et lança un regard à la jeune fille.
Il remit ensuite en place les pièces pour une nouvelle partie.
— Prête pour la revanche ?
Rialla s’assit, un sourire indolent aux lèvres.
— Prêt à perdre de nouveau ?
Tris haussa un sourcil, les yeux rieurs, et fit son premier coup.
— Amuse-toi autant que tu voudras, jeune fille, tu n’en auras plus envie tout à l’heure.
Il régnait dans la chambre un silence absolu, mais la pièce semblait bourdonner sous l’effet de la tension ambiante. Tris avait autant l’esprit de compétition que Rialla. Douze coups plus tard, le guérisseur avait pratiquement gagné. Il se laissa aller en arrière tandis que la jeune femme regardait furieusement le plateau à la recherche d’une issue.
— Parle-moi de Laeth, dit-il.
Rialla lui lança un regard méfiant et décida qu’il n’essayait pas de la distraire. Elle déplaça un de ses champignons et prit le rat de Tris, écartant doucement la pièce du plateau pour la remplacer par la sienne.
— Que voulez-vous savoir ?
— Un Darranien devenu mercenaire, voilà qui est plutôt singulier, dit l’homme en déplaçant une grenouille.
Rialla scruta les pions, refusant de s’avouer vaincue. Elle empoisonna la grenouille de Tris avec son autre champignon.
— Laeth est… j’imagine que « singulier » est un terme comme un autre pour le décrire. Un homme authentiquement bon qui prend beaucoup de plaisir à choquer les gens, surtout ceux qu’il n’aime pas.
» C’est un combattant correct à l’entraînement, et j’ai cru comprendre qu’il est meilleur quand il se bat vraiment – j’évite pour ma part les batailles. Je suis une dresseuse de chevaux, pas une guerrière… ni une espionne, en l’occurrence. (Rialla sourit.) C’est aussi un farceur d’une intelligence diabolique.
Tris attendit qu’elle ait fini de parler pour déplacer une chouette et dévorer le champignon qui avait pris sa grenouille.
— J’en déduis que vous n’êtes pas seulement complices, mais aussi amis, dit-il sans quitter le plateau des yeux.
— Pourquoi vous intéressez-vous autant à Laeth ?
— Je ne l’ai rencontré qu’à deux reprises, et chaque fois dans des circonstances tout sauf idéales. Si je dois t’aider à le faire sortir de Fortouest, j’aimerais m’assurer tout d’abord que je ne risque pas ma vie pour l’aristocrate arrogant que j’ai rencontré quand Karsten a été empoisonné. Alors, quels sont tes rapports avec lui ? Est-il un amant, un ami, une simple connaissance ?
— Un très bon ami.
Rialla, accaparée par les pièces, ne vit pas les épaules du guérisseur se relâcher légèrement, ce qui lui aurait appris que sa réponse était bien plus importante pour lui qu’il n’y laissait paraître.
— Laeth ne ferait pas un bon amant, ajouta-t-elle. Il est bien trop épris de Marri.
— L’épouse de Karsten ?
Rialla comprit que Tris ne faisait pas attention à ce qu’elle faisait et déplaça son loup d’une case supplémentaire.
— Mais il ne fera rien, dit-elle en acquiesçant. Il l’aimait avant qu’elle soit fiancée à Karsten. Quand Laeth a découvert qu’elle allait épouser son frère, il a quitté Darran et s’est retrouvé à Sianim. Marri est venue dans ses appartements pour le prévenir qu’on essayait de le faire accuser de la tentative d’empoisonnement.
Tris prit le loup de Rialla et le remplaça par son renard. La jeune femme, accusée implicitement d’avoir profité de l’inattention du guérisseur pour avancer une pièce d’un nombre de cases trop important – une pratique autorisée, tant que votre adversaire ne s’en rendait pas compte –, protesta avec véhémence.
Les bras croisés, Tris refusa de céder. Rialla fit la moue et prit le renard du guérisseur avec son dernier champignon. Le reste de la partie fut heureusement très court : la jeune femme n’aimait pas perdre.
Rialla fut réveillée au beau milieu de la nuit par de violents coups frappés à la porte de la maison et se redressa, toujours incapable de quitter son lit.
C’était une voix de femme affolée dont les paroles étaient impossibles à distinguer à travers la porte de la chambre. Un grondement profond lui répondit, Tris sans doute. Le guérisseur entra peu de temps après dans la chambre, suivi par la silhouette menue et encapuchonnée de la dame du fort.
Cette fois, Tris éclaira la pièce de façon plus conventionnelle ; il alluma une bougie à l’aide d’un silex et d’un morceau d’acier, puis se servit de celle-ci pour en faire de même avec les lampes à huile.
Marri ôta sa cape, chercha de quoi la suspendre et la laissa finalement tomber par terre. La noble dame semblait ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Son teint était grisâtre et ses yeux cernés de noir.
— Rialla, Laeth m’a dit de venir te voir si j’avais besoin d’aide, annonça fiévreusement Marri. J’ignore qui tu es vraiment, ou ce que tu fais avec lui, mais j’ai besoin… il a besoin d’aide, et tu es la seule personne à qui je puisse m’adresser. Jarroh est persuadé que Laeth a tué mon mari, et il exige vengeance.
Rialla tapota le lit.
— Asseyez-vous.
Marri vint se placer tout au bord du matelas, le plus loin possible de Rialla. Tris approcha sa chaise et essaya de paraître inoffensif.
— J’ai l’impression que Laeth n’a pas eu le temps de vous apprendre grand-chose, dit Rialla. C’est un très bon ami, (elle regarda ostensiblement la distance qui la séparait de la noble dame) rien de plus. Nous sommes venus de Sianim pour empêcher le meurtre de son frère. Comme vous pouvez le constater, ce ne fut pas une réussite. J’espère que je parviendrai mieux à éviter la pendaison à Laeth.
— Ils ne vont pas le pendre mais l’écarteler, répondit Marri d’une voix tremblante. Demain matin.
— Comment ? s’écria Rialla, rejetant ses couvertures et se levant d’un bond. Et que sont devenus les procès justes et équitables ?
Tris était là pour la rattraper quand sa jambe céda.
— Jarroh a déclaré que sa culpabilité ne fait aucun doute. Hiverseine jure avoir vu Laeth poignarder mon époux. Je suis donc venue te trouver.
— Et comment pourrais-je l’aider avec cette maudite jambe ?
Tris abandonna son personnage affable et poussa Rialla sur le lit.
— Jeune fille, tu restes ici. (Il se retourna vers Marri.) Puis-je compter sur vous pour tenir votre langue ?
La noble dame acquiesça en silence.
— Vous faites apparemment ça très bien, dit le guérisseur.
Il prit son couteau et trancha le bandage de Rialla ; les feuilles sentaient aussi mauvais que les précédentes. Il ôta la substance verdâtre, la mine sombre.
— Je peux guérir ta jambe, assez pour que tu marches, mais tu risques de mettre ta vie en péril. Si ce poison circule encore dans ton organisme, il peut te tuer.
— Si mon heure est venue, cette nuit convient aussi bien qu’une autre, répondit vivement Rialla. Tout vaut mieux que rester assise à ne rien faire pendant qu’on tue Laeth.
— C’est ta décision, jeune fille, dit le guérisseur d’un ton solennel, comme s’il s’agissait d’un rituel.
Il posa les mains sur sa jambe et ferma les yeux. Rialla sentit un picotement et sa cuisse s’engourdit au point de ne plus sentir les doigts de Tris. Son cœur s’emballa comme si elle fuyait à toutes jambes.
Il émanait des mains du guérisseur une lueur orangée, comme si des flammes brûlaient sous sa peau. Marri poussa un cri de surprise mais Rialla ne l’entendit pas. Tris n’était décidément pas un magicien comme les autres ; tout le monde savait que ces derniers éprouvaient d’ordinaire des difficultés à guérir autrui.
Tris retira ses mains, ne laissant qu’une cicatrice à demi refermée sur sa cuisse.
— C’est tout ce que je peux faire en te laissant assez d’énergie pour que tu puisses quitter ce lit, annonça-t-il.
Rialla se leva et plia les genoux pour éprouver les muscles de sa cuisse. Sa jambe lui faisait mal, mais elle tenait bon. La jeune femme sourit à Tris et se tourna vers Marri.
— Que savez-vous de la tour, de sa disposition ? Combien de gardes accueille-t-elle, et où sont-ils postés ?
Marri contempla un instant la jambe de Rialla ; la cicatrice rouge était invisible sous la tunique qui lui descendait jusqu’aux mollets.
— Laeth est retenu prisonnier au sommet de la tour. (Elle ferma les yeux, comme si cela l’aidait à se représenter le bâtiment plus clairement.) Elle compte quatre étages. Le plus bas est souterrain et n’accueille que des armes et des réserves non utilisées. Il y a généralement un garde posté dans l’escalier qui mène à la salle d’armes. Deux ou trois autres hommes surveillent le rez-de-chaussée. L’étage suivant sert à interroger les prisonniers. D’ordinaire on n’y trouve pas toujours de garde, mais avec un prisonnier dans la tour, il y en a assurément plusieurs.
— Si je ramène Laeth, pourrais-tu aller chercher tes chevaux ? demanda Tris à Rialla. Tu en auras besoin pour t’enfuir.
— Comment ça, « si je ramène Laeth » ? Vous n’avez pas l’intention d’y aller seul, j’espère ? Laeth et moi pourrons acheter des chevaux ici, ou dans le prochain village. Je viens avec vous.
— Ce sera plus facile pour moi de tirer Laeth de là tout seul. Cette guérison t’a fatiguée davantage que tu ne le penses pour l’instant. Tu n’auras pas l’endurance nécessaire pour courir si nous devons échapper à nos poursuivants.
» Il est primordial que tu ailles chercher vos chevaux. Nous n’en avons pas trop au village – et même si c’était le cas, Jarroh n’est pas le plus raisonnable des hommes et tiendrait pour responsables les propriétaires des bêtes, même si vous les volez. Si vous essayez de rejoindre à pied le village le plus proche, Cascade, les gardes vous rattraperont avant que vous ayez parcouru une demi-lieue. Les chevaux seront sans doute plus difficiles à ramener que Laeth – lui au moins peut escalader un mur.
— Pourquoi voulez-vous nous aider ? demanda Rialla, les sourcils froncés.
— Tu peux si tu le veux mettre ça sur le compte d’une profonde aversion pour les seigneurs Jarroh et Hiverseine. Je suis toujours prêt à prendre quelques risques pour le plaisir de les contrarier.
Rialla comprit qu’elle n’obtiendrait pas de meilleure réponse.
— Et moi, que puis-je faire ? demanda Marri.
— Rien de plus, répondit Tris. Si l’on vous surprend, vous serez tenue responsable de l’évasion de Laeth. C’est un crime passible de la peine de mort, même pour une aristocrate. Vous pouvez si vous le désirez attendre ici, faire vos adieux à Laeth, et je vous raccompagnerai sans que personne n’en sache rien.
Marri semblait sur le point de protester, mais hocha finalement la tête. Selon Rialla, ce n’était pas pour se protéger qu’elle avait accepté, mais parce que l’aristocrate savait qu’elle serait davantage un fardeau qu’un atout.
— Avez-vous des armes ? demanda Rialla. Je n’ai apporté de Sianim qu’un couteau, et il est dans les appartements de Laeth, à Fortouest.
— Ce que madame désire…, répondit pompeusement le guérisseur en s’approchant du mur.
Il le toucha délicatement ; un pan s’enfonça suffisamment pour coulisser derrière le reste de la paroi et dévoiler un petit placard. Un coffre occupait la plus grande partie de son parquet mais le reste du renfoncement accueillait des armes, de jet pour la plupart.
— On se croirait dans un rêve de braconnier, dit Rialla. Je pensais pourtant que les guérisseurs étaient très respectueux des lois.
— Je n’ai pas toujours été guérisseur. Le braconnage est devenu un de mes petits plaisirs, ces derniers temps. La plupart de ces armes ne sont pas adaptées au combat, mais je dois avoir un couteau ou deux là-dedans, peut-être même une épée.
Rialla trouva en effet une épée, plus lourde que celles auxquelles elle était habituée, mais qui ferait l’affaire. Elle emprunta une ceinture au guérisseur pour pouvoir la porter dans son fourreau et, après s’être longuement débattue avec le cuir tressé, l’enroula deux fois autour de sa taille. Le fourreau était trop haut pour qu’elle puisse dégainer son arme facilement, mais elle ne pouvait pas se permettre d’être trop regardante.
Elle prit également à Tris une tunique sombre et un pantalon assorti, car sa tenue d’esclave était trop claire pour passer inaperçue dans la nuit. Les vêtements étaient trop grands, mais quelques centimètres de corde astucieusement placés et la ceinture de Tris permirent d’y remédier.
Tris prit un bâton aussi grand que lui et terminé à ses extrémités par des pointes de métal et remit la porte coulissante en place. Même si elle connaissait son existence, Rialla fut incapable d’en discerner les contours une fois fermée.
La jeune femme quitta la pièce dans le sillage de Tris, laissant Marri seule.
L’atelier du guérisseur était aussi encombré que sa chambre était spartiate. De grandes fenêtres se découpaient sur chacun des trois murs qui donnaient sur l’extérieur et laissaient entrer la douce lumière de la lune descendante. Toute la surface des murs était occupée par des étagères de tailles diverses chargées de récipients en bois ou en terre cuite. Des bouquets de plantes pendaient du plafond en si grand nombre qu’on se serait cru dans une jungle, et Tris dut baisser la tête pour éviter toute cette végétation.
Une fois dehors, il conduisit Rialla derrière la maisonnette, où commençait la forêt.
— Il y a dans ces bois un chemin qui mène au château, expliqua-t-il succinctement.
Rialla se concentra sur la marche jusqu’à ce qu’ils atteignent la partie la plus large du sentier.
— Comment comptez-vous faire sortir Laeth ? demanda-t-elle.
— Avec de la subtilité et un peu de magie. Et toi, sais-tu comment récupérer tes chevaux ?
— En les faisant passer par la Porte du Héraut.
— Sans alerter les gardes ?
— Occupez-vous de votre partie de l’opération et laissez-moi m’inquiéter de la mienne, répondit la jeune femme avec un sourire.
Sur ce, ils cessèrent de parler. Rialla regrettait de ne pas avoir regardé où on avait placé ses chevaux dans les écuries, mais elle était alors trop occupée à jouer son rôle d’esclave.
Ils atteignirent les remparts du fort avant qu’elle soit vraiment prête. La muraille se dressait haut au-dessus de leurs têtes, une autre des améliorations apportées par Karsten. Rialla passa la main sur les blocs de pierre claire fraîchement taillés. Le mur était censé stopper des armées, mais il n’était pas complètement achevé. De petits interstices entre les pierres le rendaient aussi facile à escalader qu’une échelle. Rialla chercha ses premières prises, prête à grimper.
— Attends, chuchota Tris. Tes cheveux roux sont trop reconnaissables. Laisse-moi m’en occuper.
Rialla se rapprocha du guérisseur, qui toucha doucement ses cheveux et ferma les yeux. Il les rouvrit bientôt et hocha la tête. Rialla souleva devant ses yeux une mèche sombre et la laissa retomber sur son épaule.
— Une simple illusion, mais qui devrait tenir la nuit, expliqua Tris.
Rialla entama son ascension ; Tris choisit une autre section du mur et l’imita. Une fois arrivée au sommet, la jeune femme constata que le chemin de ronde censé courir sur toute la longueur des murailles n’avait pas encore été construit sur cette portion. Il leur suffisait simplement de descendre le long de la paroi.
Une fois revenus au niveau du sol, ils furent plus en sécurité. Même si le château dormait encore à cette heure matinale, un serviteur aurait toujours une bonne raison de déambuler dans l’obscurité.
— Je vais chercher les chevaux et je vous retrouve chez vous, chuchota Rialla.
— Si je ne suis pas revenu à l’aube, fuis à Sianim avec dame Marri. Que la chance accompagne tes pas, danseuse.
— Et les vôtres, changeforme.
Rialla ne savait pas vraiment pourquoi elle avait prononcé ce dernier mot.
L’homme s’arrêta net et se retourna. Pendant un infime instant, elle remarqua quelque chose de… sauvage dans son visage – mais cela ne dura pas, et il lui lança un regard faussement furieux.
— Les changeformes n’ont sûrement aucun secret pour toi si tu es capable de déterminer que j’en suis un alors que tu viens à peine de me rencontrer.
— On raconte que la femme qui m’a appris à jouer au Voleur de Dragon en est une. Elle appelle ce jeu Taefil Ma Deogh.
Rialla savait qu’elle était incapable de prononcer correctement ces syllabes, mais considéra que Tris la comprendrait.
— Elle n’a jamais avoué être une changeforme, mais ne l’a jamais nié non plus, poursuivit-elle. J’ai également suffisamment fréquenté de magiciens pour savoir que la magie humaine ne se prête pas à la guérison.
— Je ne suis ni un magicien humain, ni un changeforme – même si mon peuple et moi en sommes de lointains cousins. Taefil Ma Deogh est un jeu extrêmement ancien, très populaire parmi nous.
— Mais qu’êtes-vous ?
— Ça ne te dirait rien. Nous sommes trop peu nombreux, et depuis trop longtemps. Si je suis encore en vie demain, je t’en apprendrai plus sur nous.
Rialla tourna les talons et partit en direction des écuries.
— Encore une réponse énigmatique et c’est moi qui le tue, maugréa-t-elle.
Convaincue qu’elle aurait l’air plus suspecte si elle essayait de rentrer discrètement, Rialla franchit d’un bon pas les enclos de fortune construits pour héberger les bêtes de la petite noblesse. Deux gardes faisaient leur ronde mais ils ne lui prêtèrent pas attention.
La jeune femme atteignit la porte des écuries proprement dites trempée de sueur et bien décidée à ne jamais plus rien faire d’autre que dresser des chevaux. Elle inspira profondément et entra.
Les chevaux étaient eux aussi des empathes. Si elle respirait la peur, elle était sûre de déclencher un véritable tumulte dans des écuries remplies de destriers. Rialla ferma les yeux, respira l’odeur du foin et des bêtes, et tâcha d’imaginer qu’elle se trouvait dans l’une des écuries de Sianim.
Grâce à sa première visite, elle se rappelait la disposition générale des lieux. Des stalles bordaient les deux murs principaux et de petits enclos occupaient le centre de la pièce. Les selles étaient rangées au milieu de l’allée centrale, entre les stalles et les enclos, assez loin pour que les bêtes ne mordillent pas le cuir imprégné de sel. Rialla pensait trouver ses chevaux dans les enclos, les stalles étant vraisemblablement réservées aux montures de Fortouest.
Il faisait sombre ; Rialla attendit près de la porte en espérant que ses yeux s’habitueraient à l’obscurité. Les chevaux les plus proches s’agitèrent, comme s’ils avaient perçu une présence étrangère. Avec délicatesse, la jeune femme les toucha mentalement et leur assura qu’elle ne leur voulait aucun mal.
Rialla s’enfonça dans le bâtiment jusqu’à ce qu’elle pose la main sur la barre supérieure de l’enclos. Les chevaux n’étaient que des ombres indistinctes. Elle comptait sur leur empathie pour l’aider à trouver ses bêtes. Elle avait dressé personnellement le hongre de Laeth, Bravecœur – mais pas sa propre jument. Rialla aurait tout aussi bien pu prendre les deux premiers chevaux venus, mais ces montures étaient de superbes bêtes parfaitement conditionnées.
La plupart des chevaux l’ignorèrent, confortablement installés dans la paille fraîche. Une vieille jument grise suivit Rialla de son côté de l’enclos, espérant recevoir une pomme. La dresseuse lui caressa les naseaux et s’excusa silencieusement de ne pas avoir apporté de friandise.
Ses chevaux étaient presque au fond des écuries. La jument somnolait, debout sur trois jambes, mais Bravecœur l’accueillit avec un petit hennissement. Rialla retrouva à tâtons selles et brides puis harnacha les bêtes.
Pour les faire sortir en silence, Rialla dut rassurer tous les chevaux qu’ils trouvèrent sur leur chemin par un babillage mental constant. Quand elle sortit enfin des écuries, ce fut avec un soupir de soulagement.
Il n’y avait qu’un seul moyen de sortir les chevaux du fort. L’entrée principale était fermée la nuit, mais de l’autre côté du corps de garde se trouvait la Porte du Héraut – un étroit tunnel creusé dans le mur afin de laisser passer les messagers à toute heure. De lourdes portes en métal en fermaient l’accès à chaque extrémité.
Rialla parvint à mener les chevaux le long du mur sans être vue, davantage par chance que grâce à son habileté. Une fois à proximité du corps de garde, Rialla tendit son esprit et localisa les gardes postés là ou sur le mur, non loin. S’ils avaient été alertes et prêts à se battre, elle aurait été obligée de trouver une autre issue, mais ces hommes somnolaient tous. Elle n’eut pas grand-chose à faire pour les plonger dans un profond sommeil.
Elle-même bâillait quand elle fouilla les gardes jusqu’à trouver un jeu de clés accroché à un grand anneau.
Rialla ouvrit la première porte et traversa le tunnel pour en faire de même avec la seconde. Il serait plus facile de convaincre les chevaux d’entrer dans cet étroit passage s’ils voyaient de la lumière de l’autre côté. Elle remarqua que le sol était recouvert d’une grille métallique posée sur deux lourdes poutres. Y faire marcher les chevaux lui demanderait des trésors de persuasion – et serait très bruyant.
La jument fit un pas dans le tunnel mais recula aussitôt, effrayée par le bruit de ses sabots contre l’acier. Le blanc de ses yeux luisait dans les ténèbres et ses oreilles étaient plaquées contre son crâne. Même avec le don de Rialla la bête refusa d’avancer.
La dresseuse lui envoya des pensées apaisantes et attacha ses rênes autour de son cou afin que la jument ne s’entrave pas. Contrairement au hongre, elle n’était pas dressée pour recevoir des ordres verbaux, mais son instinct la pousserait à rester près de son congénère.
Rialla avait essayé avec la jument en premier parce qu’elle était plus petite. Même en relevant les étriers par-dessus sa selle pour réduire sa largeur, elle craignait que les flancs du hongre ne frottent contre les parois sur toute la longueur du tunnel. Rialla fit entrer Bravecœur dans le passage et le cheval piaffa devant cet étrange sol. Rialla combina son empathie et de petits bruits réconfortants pour l’encourager. Elle recula, tira sur ses rênes et les relâcha aussitôt.
Le hongre posa un sabot sur la grille et baissa les oreilles, troublé par le bruit et la légère flexion de la grille – mais Rialla l’avait bien dressé, et il lui faisait confiance. L’animal décida que le sol supporterait son poids et la suivit presque placidement. Une fois à la sortie, il trouva un parterre d’herbe et se mit à brouter.
Elle lui ordonna de ne pas bouger et repartit vers le tunnel – d’où jaillit alors la jument, pressée de rejoindre son congénère.
Si elle laissait les portes ouvertes, elle pouvait être sûre qu’on se lancerait à sa poursuite dès que les gardes seraient assez réveillés pour le remarquer ; mais si elle les fermait et repassait par-dessus les remparts, Fortouest ne se rendrait peut-être pas compte avant l’aube que Laeth avait disparu. Ce mur était lui aussi en cours de construction et les échafaudages dressés à l’extérieur faciliteraient sa sortie.
Rialla parcourut le tunnel en sens inverse en fermant les deux portes derrière elle. Elle remit les clés dans la poche du garde et se lança dans l’ascension du mur.
Contrairement au premier, celui-ci disposait d’une passerelle, même si cette dernière était de toute évidence temporaire. Le garde endormi dans l’escalier s’agita quand Rialla gravit les premières marches. C’était un vétéran peu habitué à s’assoupir quand il était en service, quelle que soit la monotonie de sa tâche. Elle fit demi-tour et renforça son influence mentale pour avoir le temps de franchir le mur avant qu’il se réveille.
Rialla venait d’abaisser ses barrières mentales pour endormir un peu plus les gardes quand quelqu’un, non loin, mourut horriblement. Rialla tenta de refermer son esprit, mais trop tard : l’empathe avait déjà projeté ce qu’elle avait perçu. Elle entendit les gardes crier, hantés par l’agonie de leur camarade. Plus question de quitter discrètement le château.
Elle aurait volontiers lâché une bordée d’injures si elle en avait eu le temps.
Un premier garde l’attaqua tandis qu’elle se dirigeait vers l’escalier, mais il était inexpérimenté et ne la ralentit pas beaucoup. Il se réveillerait le lendemain avec un bon mal de crâne.
Deux autres hommes surgirent du corps de garde avant qu’elle ait atteint l’escalier où l’attendait patiemment le vétéran. Ils s’écartèrent pour la cerner et l’un d’entre eux monta sur les premières marches pour avoir l’avantage de la hauteur. Rialla se précipita sur lui puis changea prestement de direction en esquivant l’épée de l’autre garde qui s’apprêtait à la frapper dans le dos.
Surpris de ne pas atteindre sa cible, ce dernier se retrouva emporté par son élan, tentant désespérément de retrouver l’équilibre. Rialla l’assomma d’un coup de pommeau puis se retourna en souriant à l’autre garde, toujours perché sur la troisième marche de l’escalier.
L’homme s’attendait à une victoire facile et contempla, abasourdi, son compagnon assommé avant de revenir à Rialla, qui lui faucha les jambes du plat de son épée. Nul besoin de l’assommer, il y était très bien parvenu lui-même. Hors d’haleine, Rialla grimpa les quelques marches qui la séparaient du vétéran.
Les trois premiers gardes manquaient d’expérience et avaient mal jaugé leur adversaire, mais celui-ci l’avait observée se battre et savait qu’elle avait été entraînée à Sianim. Rialla comprit vite qu’il y avait lui-même été formé.
Le garde était fort, mais Rialla l’était presque autant – pas assez toutefois pour passer derrière lui et l’assommer. Plusieurs fois, elle eut l’opportunité de lui infliger un coup fatal, mais ne put jamais s’y résoudre. Elle se rappelait ce que tuer un homme lui avait fait quand son empathie était en lambeaux et n’avait aucune envie d’essayer à présent que ce don était complètement rétabli.
Si elle le tuait, elle avait de bonnes chances de périr elle aussi. Elle souffrait déjà d’un mal de tête aigu à cause des trois formes qui gisaient derrière elle.
Le garde savait qu’elle était meilleure épéiste et Rialla le sentit penser à ce qu’il adviendrait de sa famille s’il mourait. Sa jeune épouse venait de donner naissance à leur premier enfant. La veuve d’un garde n’aurait personne pour assurer sa subsistance.
L’homme était cependant plus fort qu’elle et Rialla commençait à éprouver une grande fatigue – peut-être les effets de sa guérison, comme l’avait prévenue Tris. Si elle ne mettait pas rapidement un terme à ce combat, elle ne le gagnerait peut-être pas.
Rialla obligea l’homme à grimper l’escalier en le faisant reculer. Tout en combattant, elle toucha un esprit qu’elle savait être celui de Tris. Elle se demanderait plus tard pourquoi elle l’avait trouvé plus facilement que Laeth.
L’empathe craignit de ne pas avoir la force nécessaire pour réussir ce qu’elle avait en tête. Le garde atteignit le sommet de l’escalier et trébucha quand il leva une fois de trop le pied, en quête d’une marche qui n’était pas là.
Il se rattrapa aussitôt, mais cette erreur donna un avantage à Rialla et les deux combattants se retrouvèrent au sommet du rempart. Les planches du parapet craquaient sous leurs pieds ; si leur combat durait trop longtemps, quelqu’un en bas finirait par lever la tête.
Elle attendit anxieusement que Tris quitte le fort, consciente que sa cuisse commençait à faiblir. Son bras d’épée la faisait souffrir, malmené par les coups puissants de son adversaire. L’homme commençait à penser qu’il survivrait peut-être à ce jour, même s’il ne comprenait pas pourquoi Rialla ne l’avait pas tué quand il avait fait son faux pas.
Le rempart crénelé permettait aux archers de tirer tout en se protégeant derrière les merlons. Si les créneaux les plus hauts montaient bien au-dessus de la tête de Rialla, les parties inférieures arrivaient au niveau de sa hanche. Quand elle sut que Tris – et Laeth avec lui, espérait-elle – avait quitté l’enceinte du fort, elle feinta. Le garde recula, ce qui lui laissa l’espace nécessaire pour sauter sur le créneau et se laisser tomber de l’autre côté. Elle atterrit quelques mètres plus bas sur la plate-forme en pente d’un échafaudage.
Rialla se laissa glisser, retrouva le sol en titubant et appela mentalement Bravecœur. Ce ne fut qu’une fois à cheval et en route vers la forêt qu’elle se retourna. Le garde ne l’avait pas suivie ; sans doute avait-il compris que sa lourde cotte de mailles gênerait son saut et était-il parti donner l’alarme.
Elle s’enfonça dans les bois, pourchassée par le tintement des cloches.