Chapitre 6
Le soleil avait presque terminé son périple vers l’ouest quand Rialla se réveilla. Elle se sentait toujours fatiguée et sa jambe lui faisait mal. Guidée par l’instinct de la proie, elle sut qu’un bruit l’avait réveillée. Elle referma les yeux et écouta.
On parlait dans la pièce voisine. Les voix se rapprochèrent, et elle reconnut celle d’Hiverseine. Rialla s’assit dans son lit et attendit.
Terran entra, suivi d’Hiverseine et de Tris.
— Puis-je voir sa blessure ? demanda son ancien maître. Non que je doute de tes talents, guérisseur, mais je veux m’en rendre compte par moi-même. Abîmée, elle ne me serait d’aucune utilité.
Tris repoussa sans un mot les couvertures et découpa le bandage. La peau n’était plus enflammée et une succession de points de suture bien nets couraient le long de la cuisse de Rialla. La blessure n’était pas guérie, mais elle n’avait plus rien de préoccupant.
Hiverseine semblait impressionné.
— Tu fais de l’excellent travail, guérisseur. Qu’as-tu utilisé pour extraire le poison ?
Tris le dévisagea assez longuement pour être insolent.
— Un cataplasme.
Hiverseine sourit, mais son regard resta glacial.
— Nous avons tous nos petits secrets, n’est-ce pas ?
— Quand pourra-t-elle voyager ? demanda Terran, apaisant un peu la tension ambiante.
Rialla avait oublié sa présence. Il semblait toujours se fondre dans le décor.
— Tout dépend du moyen de transport choisi, répondit poliment Tris. Elle pourra chevaucher dans une septaine. Si vous avez un chariot, vous pouvez essayer dans deux ou trois jours, même s’il serait préférable d’en attendre cinq. Dans une septaine, le risque d’infection sera considérablement réduit.
Hiverseine hocha la tête et passa le doigt le long des points de suture, appuyant çà et là pour déceler une éventuelle infection. Rialla sentit la rage de Tris. Sidérée par cette émotion soudaine, la première qu’elle percevait de lui, la jeune femme regarda le guérisseur, mais l’expression de son visage n’avait pas changé : elle n’était visiblement pas la seule capable de cacher ses sentiments. Elle baissa ses barrières mentales, mais la colère de l’homme s’était déjà estompée et il était redevenu aussi impénétrable que d’habitude.
— Très bien, nous reviendrons la chercher dans sept jours. Ce ne sera de toute façon pas de trop pour mettre de l’ordre dans tout le reste.
— N’oubliez pas, Père, nous devons partir bientôt, dit doucement Terran. Un arrivage est attendu à fort Hiverseine dans une quinzaine de jours. Nous pouvons rester une semaine, mais pas davantage.
Surprise, Rialla oublia son personnage et regarda fixement le jeune homme – ce qu’heureusement personne ne remarqua. Elle concentra son don, sonda, pourtant rien n’y fit. Hiverseine était opaque, mais elle sentait sa présence ; elle discernait Tris d’une façon différente… mais avec Terran, elle ne percevait rien du tout.
— J’espère que la garder ici jusqu’à notre départ ne te dérange pas, dit Hiverseine à Tris.
— Pas du tout. J’ajouterai ceci à ma note et vous la ferai envoyer. Une fois payée, je vous rendrai votre esclave.
— Bien entendu. Tu l’adresseras à mon fils.
Le seigneur sortit, Terran et Tris sur ses talons.
Rialla s’étira, pensive. C’était la première fois qu’elle ne pouvait percevoir quelqu’un. Tout d’abord le guérisseur, puis Terran… peut-être que son don n’était pas aussi opérationnel qu’elle le pensait. Il lui jouait certainement quelques tours.
Tris était sur le point de rentrer dans la chambre quand quelqu’un vint frapper à la porte d’entrée. Il sourit, haussa les épaules et partit.
Rialla l’écouta soigner avec un baume le chiot d’une petite fille puis remettre en place le bras cassé d’un fermier et trouver quelqu’un pour aider ce dernier jusqu’à sa guérison. Une femme marmonna quelques mots au sujet de son « petit » – Rialla ne savait pas si elle parlait d’un enfant ou d’une chèvre – et Tris partit avec elle.
La jeune femme dormit aussi longtemps qu’elle le pouvait, puis joua mentalement quelques parties de Voleur de Dragon. Tris passa brièvement alors que le soleil se couchait, mais fut très vite rappelé par le forgeron, inquiet pour sa femme qui accouchait de leur troisième enfant.
Rialla repoussa brusquement sa couverture et se dirigea vers la fenêtre. L’appui faisait la largeur d’un petit banc ; elle s’y percha et scruta le ciel nocturne. C’était un peu mieux que de compter les cinquante-sept planches du plafond et les quatre cent douze clous qui les maintenaient en place.
La jeune femme finit par se lasser et parcourut la chambre en boitillant. Elle n’avait rien pour allumer les lampes fixées au mur. Tris possédait un silex et un petit morceau d’acier prévus à cet usage, mais ils étaient bien cachés. Elle explora la maison à deux reprises, davantage pour tromper l’ennui que par réel besoin de s’éclairer : la lune déversait ses rayons par les fenêtres et lui procurait presque autant de lumière qu’une lanterne.
Elle se retrouva finalement devant le mur escamotable. Il lui fallut un peu de temps pour trouver le fermoir de la cachette, mais moins que pour surmonter ses scrupules et regarder à l’intérieur. Pour se justifier, elle se dit que si Tris n’avait pas voulu qu’elle explore son arsenal il ne lui aurait pas montré la porte secrète.
Rialla avait déjà utilisé ou vu en action la plupart des armes que renfermait le placard, sauf une courte fourche en bois avec un boyau qui reliait chaque pointe.
— C’est un lance-javelot, dit Tris qui l’observait depuis le pas de la porte. (Il alluma les lampes d’un geste.) L’homme qui me l’a fabriqué appelait ceci un « atladl ». Tu trouveras là-dedans cinq petits javelots taillés comme le manche. La base de chaque projectile se place sur la lanière, et tu les jettes en faisant presque le même geste que pour un javelot ordinaire. Ce n’est pas aussi précis qu’un arc, mais c’est plus rapide et beaucoup plus facile à dissimuler aux gardes-chasses.
Rialla hocha la tête et s’efforça de ne pas avoir l’air trop coupable. Elle reposa l’arme dans la cachette et se leva facilement – même si elle grimaça quand elle appuya son poids sur sa jambe blessée.
— Avez-vous mangé ? demanda-t-elle. Je me suis permis de visiter votre garde-manger. Vous trouverez du fromage et des saucisses dans une assiette, au pied du lit.
— Merci.
Le guérisseur se laissa aller à côté de l’assiette et la contempla sans conviction. Il s’était probablement lavé dans le ruisseau car les manches et le col de sa chemise en lin étaient humides. Rialla comprit que Tris ne bougerait pas pendant un moment et s’assit par terre.
— Comment s’est déroulé cet accouchement ? demanda-t-elle.
— Pas très bien. (L’homme contempla le morceau de fromage qu’il tenait à la main comme s’il était soudain devenu vert.) C’étaient des jumeaux, et le premier s’est présenté par le siège ; il était mort avant que j’arrive. Le second est très petit, mais la maison du forgeron est propre et bien chauffée : il devrait s’en sortir.
Rialla comprit que cette mort l’affectait davantage que l’épuisement. Tout en mangeant du bout des dents un morceau de fromage de chèvre, elle chercha un sujet de conversation pour le distraire.
— Dites-moi, comment êtes-vous devenu guérisseur de ce village ? On raconte toujours que les changeformes restent entre eux.
Tris la dévisagea, une légère lueur d’amusement dans ses yeux fatigués.
— Je ne suis pas un changeforme. Ces créatures trouvent leur bonheur en dévorant de jeunes vierges innocentes assez stupides pour s’aventurer seules en forêt. Attention, (il mordit dans son fromage avec plus d’enthousiasme), je ne dis pas qu’elles ne le méritent pas. Ces jeunes filles finissent toujours par tomber entre les griffes de tout ce qui croise leur chemin, que ce soit une bête féroce, un humain ou un changeforme. La morale de cette histoire, c’est (il prit un morceau de saucisse) « ne sois pas une jeune vierge stupide ».
— Merci pour le conseil, je m’en souviendrai, répondit la jeune femme en souriant. Dans ce cas, qu’êtes-vous, et que faites-vous ici ? J’aurais pensé qu’un être désireux de se mêler aux humains n’aurait pas choisi une communauté prête à vous brûler vif au moindre sort lancé.
— Je guéris les gens, répondit Tris en se resservant.
Rialla leva les yeux au ciel et prit l’assiette pour la poser à côté d’elle.
— Vous ne mangerez rien de plus tant que vous ne m’aurez pas répondu.
Le guérisseur regarda tristement les restes de son morceau de saucisse.
— Mais je vais mourir de faim !
La jeune femme n’était pas prête à lui céder ; de plus, il semblait moins fatigué et les rides autour de sa bouche s’estompaient progressivement.
— Pas si vous me dites pourquoi vous êtes ici.
— La torture ne me fera jamais révéler mes secrets.
Rialla prit un morceau de fromage et l’agita d’un air engageant.
— Et la corruption ?
— Ça pourrait marcher. Pourquoi n’essaies-tu pas ?
Elle dut s’y prendre à trois reprises avant que la nourriture qu’elle lui lançait finisse dans sa bouche.
— D’accord. Je suis un sylvain.
Rialla attendit, mais il n’en dit pas davantage.
— Et qu’est-ce qu’un sylvain ?
— Où est mon pot-de-vin ?
Le guérisseur reçut un morceau de fromage sur le nez. Il le rattrapa avant qu’il tombe sur le lit, l’examina avec satisfaction et le dévora.
— Les sylvains utilisent la magie naturelle, tout comme les changeformes, mais d’une manière bien différente. Ces derniers sont plus proches des bêtes des forêts, alors que nous sommes des gardiens de la flore. Nous sommes des êtres simples et nous nous mêlons facilement aux humains, ainsi nos colonies ne sont pas cachées comme celles des changeformes.
Tris s’adossa contre le mur et ferma les yeux – ce qui ne l’empêcha pas d’attraper au vol le petit morceau de saucisse que Rialla lui lança.
— Hélas, elles ont disparu les unes après les autres au cours des siècles. J’appartenais à la dernière colonie de Darran. Nous prétendions être un ordre religieux vénérant Naslen, seigneur des forêts – ce qui n’est pas tellement éloigné de la vérité. On trouve beaucoup de communautés humaines similaires, tournées vers le passé ; elles s’en tiennent aux vieux usages, parlent des langues oubliées… On les tolère, même à Darran, parce qu’elles ont toujours été là.
» Ma colonie était installée dans le domaine secondaire d’un grand noble – tellement secondaire qu’il n’y est pas venu pendant trois générations. Quand le vieux seigneur mourut, son fils décida de visiter tous ses nouveaux domaines. Je crois qu’il avait des dettes et voulait évaluer la valeur de ses terres pour les vendre.
» À cette époque, en marchant, seul, dans la forêt, j’ai découvert une enfant. Une petite fille humaine qu’un des amis du seigneur avait trouvée avant moi. Elle était dans un triste état.
» Je l’avais connue toute gamine, et vue devenir une véritable petite exploratrice. Sa mère était une excellente tisserande, et j’allais souvent au village pour échanger de la nourriture contre du tissu. Son époux et elle avaient quatre grands garçons, et cette fillette. Rialla, tu dois comprendre que notre colonie avait survécu si longtemps parce qu’il nous était strictement interdit de pratiquer la magie en présence des humains. Je le savais, et j’en comprenais la raison.
La voix de Tris ne devint guère plus qu’un murmure.
— Mais ce n’était qu’une enfant, une enfant que je connaissais, et elle était en train de mourir sous mes yeux. J’ai guéri son corps, jusqu’à ce que toutes les traces de mauvais traitements aient disparu. Un viol blesse autant l’esprit que le corps, et je lui ai offert l’oubli. Avec un peu de chance, personne, pas même elle, ne saurait ce qui s’était passé.
» Une fois la guérison terminée, je l’ai réveillée. Je l’ai taquinée pour s’être ainsi endormie dans la forêt puis l’ai raccompagnée chez elle. J’ai pris son père à part pour lui dire que j’avais vu l’un des invités du seigneur la regarder d’un peu trop près. L’homme m’assura qu’il garderait sa fille chez lui jusqu’au départ du noble et de son entourage.
» Revenu à la colonie, je compris qu’on m’avait vu enfreindre notre loi. J’ai été jugé et condamné au bannissement. On m’a emmené loin du groupe et attaché avec une combinaison de cordes et de magie. Si je parvenais à me libérer, je vivrais – mais je ne pourrais plus jamais rejoindre aucune colonie de sylvains.
— Et vous avez réussi ?
Tris sourit.
— Non. Je me suis débattu un moment, mais celui qui m’avait attaché voulait que je meure. J’étais résolu à accepter mon sort quand une vieille femme est arrivée. Elle a pressé son index contre ma joue et m’a dit : « J’ai un marché à vous proposer. Vous êtes un guérisseur, ce dont j’ai grand besoin, et moi, j’ai un couteau, ce dont vous avez grand besoin ». Elle tremblait de peur, mais ce n’était pas cela qui allait l’arrêter. J’ai accepté de l’aider, elle a tranché mes liens, et me voici.
— Comment savait-elle que vous étiez un guérisseur ?
— Elle a un don qui lui permet parfois de deviner de telles choses.
Rialla accepta cette réponse d’un hochement de tête.
— Vous plaisez-vous parmi les humains ?
— Je m’y sens mieux qu’au sein de la colonie. Ils avaient tort. Avoir le pouvoir d’aider autrui et ne rien en faire est une chose terrible.
— Est-ce pour cela que vous m’avez aidée à sauver Laeth ?
— En partie, répondit Tris, énigmatique.
Le guérisseur se leva nerveusement et aida Rialla à en faire de même. Sa jambe était ankylosée, et il l’accompagna jusqu’au lit. Il ferma ensuite le placard secret, ramassa l’assiette et éteignit les lampes.
— Faites de beaux rêves, guérisseur, dit Rialla.
Le sylvain acquiesça et tira la porte derrière lui.
— Dis-moi, que fera le seigneur Hiverseine d’une fuyarde récemment retrouvée ?
Ils étaient au beau milieu d’une partie de Voleur de Dragon que Rialla était en train de remporter. Ils jouaient dès que Tris avait un moment de libre, ce qui ne dérangeait pas du tout Rialla. Elle appréciait ce jeu autant que lui, même s’il gagnait chaque fois.
— Vous essayez de me distraire. C’est la première fois que j’ai l’ombre d’une chance de vous battre depuis notre première partie, et vous ne voulez même pas m’accorder cela.
— On devient bien suspicieuse.
Rialla fit un geste désobligeant avant de revenir au plateau et Tris éclata de rire.
— Sérieusement, Rialla, il ne va pas te couper les jarrets ou te battre, n’est-ce pas ?
Rialla déplaça sa grenouille vers une case vide.
— Non. Ça peut arriver à Ynstrah, ou dans les autres provinces de l’Alliance qui emploient des esclaves dans leurs champs. On y tranche parfois les jarrets des esclaves évadés, mais seulement ceux de moindre valeur, principalement pour donner l’exemple. Une danseuse est trop précieuse pour qu’on l’estropie ainsi.
» Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il ne me fera rien. Le Maître est très doué pour concevoir des châtiments créatifs.
Tris semblait examiner le jeu, mais la jeune femme sentait qu’il était ailleurs. Il finit par bouger une pièce et demanda :
— Tu es sûre de vouloir y retourner ? C’est un prix bien cher à payer pour une occasion de te venger.
Rialla bougea de nouveau sa grenouille.
— Si ça marche, le jeu en vaudra la chandelle, et sinon… (Elle haussa les épaules.) J’ai d’autres raisons. Vous avez dit avoir voyagé. Êtes-vous déjà allé au-delà des Grands Marais ?
Tris secoua la tête. Rialla bougea sur le lit afin de trouver une position plus confortable pour sa jambe.
— Vous êtes-vous demandé pourquoi Sianim a tellement envie de mettre un terme aux conflits qui opposent Reth à Darran ?
— J’aurais dû. Sianim n’a pourtant pas grand intérêt à empêcher des guerres.
— Exactement. Quand il m’a convoquée pour me convaincre d’accompagner Laeth, le Maître Espion m’a fait part de ses réflexions. Il est probable qu’une invasion se prépare à l’est des Grands Marais.
— Les humains sont toujours en train de se battre ! J’aurais cru que les gens de Sianim, friands de trésors de guerre, seraient ravis à l’idée d’un nouveau conflit.
Parfois, Tris prononçait le mot « humain » comme ces insultes qu’échangent les enfants des rues pour déclencher une bagarre. Il ne semblait cependant pas lui tenir rigueur de son humanité, et Rialla décida de ne rien dire.
— Moi aussi, mais ce n’est pas une invasion ordinaire. L’armée qui la prépare a conquis toutes les contrées de l’Est en moins d’une décennie. Son chef se fait appeler la Voix d’Altis, et se proclame prophète de ce dieu ; la ferveur religieuse qu’il a initiée se propage encore plus vite que ses forces. Le Maître Espion pense qu’unir tous les pays de l’Ouest est le seul moyen de lui résister, et il a la fâcheuse habitude d’avoir raison.
— Ainsi, il soutient l’alliance entre Reth et Darran.
— Tout cela n’aurait pas grand rapport avec ce que je m’apprête à faire à fort Hiverseine, s’il n’y avait un détail : les peuples de l’Est ne croient pas à la magie. Ils n’ont pas vu de sorciers depuis des siècles, et pour eux, tout cela n’est que fables.
» Les « miracles » de la Voix d’Altis ressemblent étrangement à ce que pourrait faire un magicien expérimenté. Le Maître Espion pense que la Voix est un mage venu de ce côté des Grands Marais… et je crois avoir trouvé de qui il s’agit.
— Hiverseine.
— Si c’est vrai, alors nous pouvons empêcher cette invasion. Les liens que Laeth et moi avons découverts entre ces deux personnages portent à croire que si Hiverseine n’est pas ce prophète autoproclamé, il en connaît au moins l’identité.
— Je viens avec toi, annonça calmement Tris en éloignant son serpent de la grenouille de Rialla.
Par tous les dieux, si seulement elle pouvait accepter ! Avoir avec elle quelqu’un en qui elle avait confiance, la présence rassurante du guérisseur.
— Non, répondit-elle.
Elle avança son oiseau pour prendre le serpent de Tris avant que celui-ci dévore sa grenouille.
— J’ai bien peur que tu n’aies pas ton mot à dire.
Le sylvain mit son serpent hors de danger et prit ce faisant le cerf de son adversaire.
— Et que faites-vous du marché conclu avec cette vieille femme ?
— Je n’étais censé rester qu’un an à Tallonbois, et j’y vis depuis plus de deux.
Elle s’apprêta à protester une fois de plus, mais la détermination qu’elle lut dans le regard du guérisseur l’arrêta net.
— Que la peste vous emporte, Tris, pourquoi faites-vous ça ?
Le sourire étrange du guérisseur lui rappela qu’il n’était pas humain.
— Comme je te l’ai expliqué, la femme qui m’a sauvé voit des choses qui échappent au commun des mortels. Elle m’a dit que je devais t’aider à accomplir ta tâche.
— Elle vous a seulement dit de m’aider, et vous le faites ?
— Rien d’aussi clair. Le futur n’est pas inaltérable, Rialla. Trenna m’a donné un but, un aperçu du possible résultat d’une série d’événements. Assez pour me convaincre que tout ceci en vaut la peine.
— Vous ne me direz jamais pourquoi vous faites ça, n’est-ce pas ?
— Si. Comme je l’ai expliqué à Laeth, je répugne à abandonner la seule personne qui m’ait battu au Voleur de Dragon. C’est ton tour.
Rialla regarda le plateau avec étonnement.
— Je viens tout juste de bouger. Vous n’avez sans doute pas fait attention.
— J’ai fait très attention, répondit Tris sans la quitter des yeux. C’est à toi.
— Je choisis de ne pas bouger.
— Tu l’as déjà fait il y a cinq tours, or tu ne peux passer que tous les six. Donc ?
Rialla sourit et déplaça sa mouette de deux cases sur la droite.
— Très bien, volé.
Tris se pencha sur le plateau. La mouette de Rialla occupait la même case que son dragon.
— Je vous ai dit que ce n’était pas à moi, mais vous avez insisté.
— Qu’as-tu bougé après que j’ai pris ton cerf ?
Rialla sourit innocemment.
— Votre dragon.
Tris éclata de rire, les bras levés.
— Volé. Tu as gagné.
— Il était temps, dit Rialla en l’aidant à ranger les pièces dans un tiroir.
— Tu ne me dois plus que deux royaumes, cinq chevaux et douze cochons.
— Quatre chevaux.
— Non, cinq. Tu les avais pariés pour récupérer les douze cochons que tu avais déjà perdus. À vrai dire, c’étaient même six chevaux, mais tu as pleurniché et j’ai baissé le nombre.
— Soit, au moins je récupère mes cinquante poules.
Le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvrit violemment et les pleurs stridents d’un enfant interrompirent leur échange. Le guérisseur sortit aussitôt accomplir son devoir.
Rialla se retrouva seule à jouer distraitement avec la couture de sa couverture. La semaine était passée bien trop vite. Sa cuisse était presque guérie : Tris avait enlevé les points le matin même. Elle avait encore mal quand elle mettait trop sa jambe à contribution, mais la douleur diminuait de jour en jour. Le lendemain matin, elle partirait avec Hiverseine.
Ce départ imminent était peut-être une bonne chose. Si elle passait davantage de temps avec le guérisseur, redevenir une esclave serait trop dur – or pour survivre, c’était ce qu’elle devait être, et non une dresseuse de chevaux qui jouait la comédie.
Rialla se toucha la joue et sentit la cicatrice sous l’illusion. Elle savait que le tatouage était là, entre nez et oreille, mâchoire et pommette. Elle avait parfois l’impression que son âme elle-même était tatouée, qu’elle ne serait jamais rien d’autre qu’une esclave.
Elle fut tirée de ces sombres pensées par une voix furieuse suivie par celle, très calme, du guérisseur. La porte d’entrée claqua violemment et Tris entra dans la chambre, l’air mauvais.
— Que se passe-t-il ? demanda Rialla.
Le sylvain sembla encore plus furieux.
— Je viens de ressouder la fracture du fils du sous-fermier.
— De qui ?
— Les sous-fermiers cultivent la terre dans les collines et au pied des montagnes. Ce sont des champs pauvres et qui leur permettent à peine de subsister, mais ce n’est pas une raison pour casser le bras d’un enfant. Au moins une fois par mois je dois soigner sa femme ou l’un de ses enfants pour des coups ou des os brisés. Je lui en ai déjà parlé deux fois, et je viens de lui annoncer que c’était terminé. La prochaine fois qu’il s’en prendra à plus faible que lui, je ferai le nécessaire pour qu’il ne soit plus en état de frapper qui que ce soit.
— Vous écoutera-t-il ?
— Non, répondit le guérisseur en faisant les cent pas. Il leur interdira sans doute de venir se faire soigner. Perdre mon calme était stupide, surtout devant cet enfant. Il a déjà bien assez de violence dans sa vie sans que j’y ajoute la mienne.
— On a besoin de vous ici. Qui ressoudera leurs os et guérira leurs animaux si vous n’êtes plus là ?
Tris s’étira et se défit de sa colère comme il l’aurait fait d’un manteau. Il regarda Rialla en face, et elle ne vit plus aucune rage dans ses yeux.
— Ces gens ont survécu sans moi pendant la plus grande partie de leur vie. La mère du chef du village est une guérisseuse honnête, et la nouvelle épouse de celui-ci aussi. Je leur ai déjà annoncé que je partirais bientôt.
Le sylvain leva la main avant qu’elle puisse répondre.
— Rialla, si je reste trop longtemps, quelqu’un finira par remarquer que je pratique la magie, ce qui pourrait être pire pour le village que le départ d’un guérisseur. Je songeais à m’en aller de toute façon. (Il s’assit au pied du lit.) Demain, quand Hiverseine viendra te chercher, je vous suivrai. Je ne devrais pas avoir trop de mal à pister un groupe d’humains dans la forêt.
Rialla ricana.
— Excusez-moi, je n’avais seulement jamais entendu quelqu’un dire le mot « humain » comme s’il parlait de purin. Vous faites ça très bien.
Le sylvain esquissa une petite révérence et gratifia Rialla du sourire qu’il arborait d’ordinaire après un coup particulièrement sournois au Voleur de Dragon.
— Je dois encore faire une petite chose avant que tu partes. (Il ôta à Rialla sa boucle d’oreille.) Elle se décroche trop facilement. Hiverseine se posera de sérieuses questions s’il te l’enlève et que ton tatouage disparaît en même temps.
Tris tira du sac qu’il portait à la ceinture un morceau de cuir de chevreau très fin.
— Le tanneur m’a donné ceci ce matin.
Les yeux fermés, le guérisseur chantonna doucement, enveloppa la boucle d’oreille dans le morceau de cuir et serra le tout dans ses mains. Il resta un instant ainsi puis ouvrit les yeux et déplia le morceau de cuir d’un petit geste sec. La boucle d’oreille avait disparu et le tatouage était à présent imprimé sur la peau de chevreau.
Le sylvain pressa le morceau de cuir contre la joue de Rialla et chantonna de nouveau. La jeune femme sentit le froid gagner son visage. Elle passa la main sur sa joue engourdie et ses doigts ne trouvèrent que de la peau lisse à la place de sa cicatrice.
— Où est le tatouage ? demanda-t-elle.
— Sur ton visage. J’entrerai en contact avec toi pendant la nuit, quand les autres dormiront. Tu es une empathe, mais tu as dit pouvoir lire les pensées des gens en plus de leurs émotions. Peux-tu me contacter de cette façon si tu as besoin de moi ?
— J’y arrive avec la plupart des gens, mais je suis incapable de lire vos émotions, et encore moins de vous envoyer un message.
Tris haussa un sourcil, puis sourit étrangement.
— Ça ne m’étonne pas. (Il hésita.) Je connais cependant un moyen d’y remédier.
Il prit son couteau dans sa botte et l’examina avant de passer négligemment le pouce sur le fil de sa lame. Rialla ne comprit que le guérisseur se livrait à la magie que lorsqu’il prononça quelques mots dans une langue inconnue. Il pressa la coupure fraîchement ouverte contre la bouche de la jeune femme. Rialla lécha involontairement le sang qui perlait sur ses lèvres et eut aussitôt l’impression d’avoir bu de l’alcool distillé ; une sensation de brûlure se répandit dans son corps, lui laissant la vue brouillée et des fourmis dans les doigts et les orteils.
Tris passa la lame de son couteau sur le côté du cou de la jeune femme avant qu’elle ait le temps de réagir puis se pencha en avant. Elle sentit le doux contact de ses lèvres sur sa peau, sa barbe piquante. Il recula et toucha du bout des doigts la plaie qu’il venait d’ouvrir sur le cou de la jeune femme. Rialla la toucha aussitôt : elle avait disparu.
— Essaie maintenant.
La voix du guérisseur était différente, ombrée par la magie, le clair de lune… Pourtant, le soleil baignait encore les arbres de sa lumière.
Elle tenta prudemment de l’atteindre avec son don. Tout d’abord, elle crut que rien n’avait changé. Comme auparavant, elle avait l’impression de toucher un objet solide avec ses pensées : elle voyait Tris, mais pas ce qu’il était. Elle poussa doucement, mais il resta opaque. Rialla s’apprêtait à battre en retraite quand elle fut aspirée.
Rialla allait trop loin, trop vite, perdue au milieu de sensations qu’elle ne parvenait pas à distinguer des siennes. Elle avait l’habitude de recevoir des émotions, mais avec Tris, celles-ci étaient accompagnées de souvenirs, de pensées, de rêves.
— Rialla.
Sa voix mentale était trop forte, mais elle lui offrait une prise à laquelle se raccrocher.
Rialla se retira jusqu’à ce que le contact soit moins fort, que sa chaleur la réchauffe au lieu de la brûler. La voix de Tris était bien formée : il avait déjà communiqué d’esprit à esprit.
Rialla avait déjà réussi à entendre son père de cette manière, mais elle n’était pas habituée à ce que la conversation marche dans les deux sens.
— Tris, qu’avez-vous fait pour que je vous atteigne ainsi ?
Elle perçut des émotions que Tris dissimula rapidement – mais elle eut le temps de sentir un soupçon de culpabilité et d’excitation.
— Je te le dirai un jour. Peux-tu me contacter maintenant ?
Elle essaya prudemment.
— Oui, sans difficulté. J’ignore à quel point je dois me trouver près de vous, mais ça n’a jamais été aussi facile.
— Les sylvains communiquent ainsi.
— Comme ceci ? demanda Rialla, étonnée.
Elle montra à Tris un exemple du degré d’intimité que permettait ce moyen de communication – les émotions et pensées complexes qu’elle avait perçues tout en lui parlant.
— Non ! Tu perçois tout ça ?
Rialla sentit son malaise et se retira encore davantage ; elle se rappelait l’indignation de Laeth quand il avait découvert l’existence de son don. D’ordinaire, elle n’avait aucune difficulté à préserver l’intimité de ceux qu’elle atteignait, mais les pensées de Tris semblaient venir vers elle sans prévenir. Elle abandonna complètement l’esprit du guérisseur et releva ses barrières jusqu’à ce qu’il soit de nouveau impénétrable.
— Désormais, si tu as besoin d’aide, tu sais comment me contacter, dit Tris avec un regard particulièrement énigmatique.
Rialla ne parvint qu’à hocher la tête. À son grand soulagement, une voix de femme appela depuis la porte d’entrée et mit un terme à l’atmosphère étrangement intime qui s’était installée. La jeune femme avait vraiment besoin de temps pour comprendre ce que Tris avait fait.
La matinée s’annonçait belle et chaude. Quand Hiverseine pénétra dans la maison du guérisseur, il y trouva Rialla qui l’attendait tranquillement. Elle resta impassible quand son maître referma le lourd collier d’esclave autour de son cou. Elle ne broncha pas non plus quand on lui maintint les mains dans le dos avec de lourdes menottes. Une chaîne reliait celles-ci au collier, restreignant encore davantage ses mouvements. Hiverseine attacha une laisse en cuir sur le devant de son collier et la mena à l’extérieur.
La jeune femme accepta ses entraves sans difficulté : elle était habituée à les subir et s’attendait à ce qu’Hiverseine les emploie. Elle n’avait en revanche pas prévu la rage incandescente qui émanait de Tris ; le sylvain paraissait pourtant calme et distant, comme toujours en présence de nobles darraniens. Elle essaya de se fermer à cette réaction avant qu’elle l’affecte elle aussi, ce qui s’avéra étrangement ardu.
Apparemment, le lien que Tris avait créé entre eux n’était pas facile à couper. Elle lui envoya quelques rassurantes pensées et s’efforça de retrouver son intimité.
Terran l’aida à monter sur son cheval – une opération d’autant plus difficile pour qui était privé de l’usage de ses mains. Rialla, qui s’efforçait en même temps d’interrompre sa connexion avec le guérisseur, apprécia l’attention.
Le cortège se mit en route et Rialla sentit le guérisseur les suivre du regard.
Un grand nombre de Darraniens avaient tout perdu au cours des guerres contre Reth. Depuis, ils rôdaient dans les forêts et extorquaient un droit de passage à tous ceux qui étaient assez inconscients pour s’y aventurer sans escorte. Le cortège d’Hiverseine était suffisamment important pour décourager la plupart des brigands. Outre le seigneur et son fils, il comptait une vingtaine de guerriers et deux serviteurs – dont Tamas, l’homme qui, selon Rialla, avait empoisonné Karsten. Il n’y avait pas d’autre esclave ; la jeune fille à la peau noire était sûrement la seule qu’Hiverseine ait amenée avec lui à Fortouest. Quatre hommes ouvraient la marche, suivis de près par Hiverseine et son fils. Venaient ensuite Rialla et les serviteurs, puis le reste du cortège.
Elle savait que le seigneur était un formidable guerrier ; c’était l’une des raisons de sa réussite comme marchand d’esclaves. Elle décida en l’observant que son fils l’était sûrement tout autant. Il chevauchait son étalon dressé pour le combat avec aisance, et la facilité avec laquelle il l’avait installée sur sa monture suggérait une certaine force.
Tamas tenait les rênes du cheval de Rialla. Comme elle, il montait un cheval de selle de pedigree inférieur. Il n’avait pour toute arme qu’un gros fouet attaché à sa selle, mais Rialla avait déjà vu à Sianim les dégâts dont ces objets étaient capables.
Ils descendirent à travers les collines du sud de Darran. Partout, Rialla voyait les ravages de la dernière guerre en date. Beaucoup de fermes étaient construites sur de vieilles fondations et ils dépassèrent plusieurs bâtisses calcinées qui n’avaient pas été rebâties – peut-être parce qu’il n’y avait plus personne pour le faire.
Ils firent étape près de l’une de ces maisons brûlées peu avant le coucher du soleil. Le camp fut dressé sans encombre. Hiverseine fixa la laisse de Rialla au sol, près du feu, afin qu’elle soit aisément visible tout au long de la nuit ; il ne prit pas la peine de lui ôter ses menottes.
Ses entraves n’étaient pas serrées, mais Rialla avait passé la plus grande partie de la journée dans la même position et ses épaules la faisaient souffrir. Entre ça et sa jambe endolorie, il était peu probable qu’elle passe une bonne nuit. De plus, elle avait le choix entre dormir à plat ventre, le nez dans la terre, ou sur ses bras enchaînés.
— Rialla.
Avait-elle sursauté ? Si c’était le cas, personne ne l’avait remarqué. Elle n’avait pas l’habitude qu’on parle dans son esprit.
— Tris ?
— Oui. Comment se porte ta jambe ?
Rialla la bougea avec précaution.
— Elle me fait mal, mais pas plus que d’habitude.
— Bien.
La jeune femme attendit, mais Tris ne dit rien d’autre. Elle roula sur le ventre avec un soupir résigné et, à sa grande surprise, sombra dans un sommeil léger mais réparateur.
Le lendemain matin, Terran étant occupé ailleurs, la tâche d’aider Rialla à monter sur son cheval échut à Tamas. Elle n’avait pas vraiment fait attention à lui pendant le premier jour du voyage, mais en la touchant, il lui transmit des émotions et quelques pensées qui donnèrent à la jeune femme l’impression d’avoir l’esprit sali. Ce n’était pas de la simple concupiscence, mais quelque chose de plus bestial – une soif de détruire, de faire mal. Même quand Rialla fut en selle, il trouva mille raisons pour la toucher.
Le ciel s’obscurcit en fin d’après-midi et Hiverseine hâta son cortège pour éviter l’orage imminent. Rialla crut que ses dents allaient se déchausser tant sa monture avait un trot sautillant, ce qui ne faisait rien pour arranger son mal de crâne – mais l’allure plus soutenue limitant les preuves d’affection de Tamas, la jeune femme y trouva son compte.
Ils trouvèrent refuge pour la nuit dans un monastère consacré – ironie du sort – au dieu des orages. Les adorateurs des anciennes divinités étaient en grande partie rassemblés dans quelques vieux temples comme celui-ci. C’était une forteresse primitive construite avec les pierres sombres de la région, et que le ciel noir rendait encore plus lugubre.
Des moines vinrent prendre leurs chevaux. Rialla, qui souhaitait à tout prix se passer de l’aide de Tamas, sauta agilement à bas de sa monture en se laissant glisser le long de son flanc.
Le dieu des tempêtes n’appréciait guère la présence des femmes dans son sanctuaire, et les moines avaient construit une petite annexe, une concession pour accueillir les groupes d’impies qui avaient besoin d’un refuge et étaient prêts à payer généreusement leurs hôtes. La maison se fermait à clé de l’extérieur afin qu’aucune voyageuse ne s’aventure dans les bâtiments principaux et ne profane le temple de sa présence.
La maison était spartiate et dépourvue de fenêtre. Si Rialla avait été une noble dame, nul doute qu’on lui aurait apporté un lit, quitte à le brûler après. En l’occurrence, elle devrait se contenter du sol en pierre. La jeune captive n’eut guère le loisir d’inspecter les lieux avant que la porte se ferme derrière elle, la laissant dans les ténèbres. Elle entendit le bruit caractéristique d’une barre mise en place pour bloquer cette dernière.
Rialla s’assit sur le sol irrégulier, ferma les yeux et soupira profondément, soulagée d’être enfin seule. Elle avait redouté que Tamas ne reste pour la surveiller et qu’elle ne doive passer la nuit à le repousser.
Sans vraiment comprendre comment, Rialla sentit qu’elle n’était pas seule. Avant d’avoir le temps de s’affoler, elle s’aperçut qu’elle savait qui était là.
— Tris ?
— Mmm ?
Elle sentit le guérisseur défaire son collier.
— Depuis combien de temps êtes-vous là ?
— Pas longtemps. Tu sens le cheval mouillé.
Il ouvrit ses menottes et Rialla s’étira, reconnaissante. Elle gémit presque de soulagement.
— Mon odeur préférée, répondit-elle.
Une lueur magique éclaira la petite pièce.
— Ce n’est pas très douillet, remarqua Tris.
— Oui, mais c’est propre, ce qui, j’en suis sûre, n’est pas le cas des chambres des hommes, dans le temple.
Elle tapota le sol à côté d’elle pour y inviter Tris.
Le sylvain préféra s’asseoir en face d’elle et ôta le sac qu’il portait sur le dos. Il en tira un plateau de jeu qu’il plaça entre eux.
Il n’était certes pas aussi beau que celui qu’il gardait chez lui, mais il était parfaitement utilisable. Ils occupèrent l’après-midi avec plusieurs parties de Voleur de Dragon. Tris les gagna toutes, mais Rialla lui donna du fil à retordre. Au bout de la troisième, le guérisseur écarta le plateau à contrecœur.
— Je dois éteindre, dit-il. Cette bâtisse est bien construite, mais je suis sûr qu’il y a assez de trous dans le mortier pour qu’on distingue la lumière depuis l’extérieur. Tu n’as sans doute pas envie d’expliquer comment tu as réussi à en produire.
Il fit un rapide geste de la main et la lueur disparut.
— J’ai remarqué que le serviteur d’Hiverseine au visage de belette a du mal à garder les mains dans ses poches, dit-il. As-tu songé à faire ressentir à ce malotru un profond dégoût pour ta personne ? Ton empathie serait parfaite pour ça.
Rialla éclata de rire, ravie que la remarque de Tris fasse de l’inquiétant Tamas un sujet de plaisanterie.
— Toutes les horreurs que je pourrais lui envoyer risqueraient de l’exciter encore davantage.
— C’est fort possible.
Rialla rit de nouveau et trouva une position plus confortable. Après quelques minutes d’un agréable silence, elle commença à s’assoupir.
— Comment comptes-tu prouver qu’Hiverseine a tué Karsten ? demanda soudain Tris.
— Vous avez dit que la dague qui a tué Karsten a disparu, dit Rialla en s’appuyant sur un coude. Si je parviens à la retrouver, n’importe quel sorcier pourra me dire qui l’a utilisée.
— Songe à qui tu essaies de convaincre.
— Que voulez-vous dire ? Par tous les dieux, je n’y avais pas pensé. Quel Darranien irait croire ce que raconte un sorcier ! (Rialla se tut un instant, pensive.) Et si je m’y prenais différemment ? Que dirait le conseil de régence si je prouvais qu’Hiverseine est un magicien ? Ça n’innocenterait pas Laeth, mais Hiverseine n’hériterait sûrement pas des terres de Karsten. Jarroh serait alors l’homme le plus puissant du conseil.
— Comment comptes-tu faire ?
— Je l’ignore, mais je vais trouver.
Tris la réveilla à l’aube pour lui remettre ses chaînes avant qu’on vienne la chercher. Le sylvain serrait la dernière lanière quand ils entendirent glisser la barre qui fermait la porte.
— Tris ! siffla Rialla.
Il recula contre le mur en souriant puis fit un geste étrange et ses traits se brouillèrent. Fascinée, Rialla observa le sylvain se fondre dans le décor, la couleur des pierres estomper celle de sa peau ; les ombres achevèrent de le rendre parfaitement invisible. Tamas ouvrit la porte, tira Rialla par le bras et l’entraîna dehors sans remarquer la présence de Tris.
C’était une journée froide et lugubre ; les chevaux s’agitaient, affolés par un vent fort qui apportait avec lui d’étranges odeurs. Rialla, recroquevillée sous sa cape, se prenait à espérer vainement que Tamas lâche les rênes de sa jument.
Le soleil se leva, un disque terne au milieu du ciel gris. Il était complètement caché par des nuages noirs quand il arriva au zénith. Bientôt, il se mit à pleuvoir à torrents ; le groupe s’arrêta tandis que Terran et Hiverseine s’entretenaient brièvement.
Tamas profita de cette halte pour venir placer son cheval tout contre celui de Rialla.
— J’aime les jolies filles comme toi, toutes douces, dit-il. Le seigneur a dit que si t’étais pas capable de danser, je pourrais m’amuser avec toi avant qu’on t’envoie dans sa maison de passe. Tu ne te plairais pas là-bas, mais si tu es gentille, je te garderai peut-être.
Il posa tout en parlant la main sur sa cuisse endolorie. La monture de Rialla, à qui la jeune fille communiquait son dégoût, s’agita et ses rênes échappèrent au serviteur. Tamas ricana et fit avancer son cheval de côté pour la suivre.
— Pourquoi te mets-tu dans un état pareil ?
Il appuya de nouveau sur la plaie, plus fort cette fois.
Rialla avait mal, mais son visage n’en laissait rien paraître. Elle savait que l’homme était déçu par son impassibilité – et que quelque part, tout près, Tris était fou de rage.
Un éclair déchira le ciel, suivi quelques secondes plus tard par un grondement. Les chevaux de Rialla et de Tamas réagirent violemment – aidés par un soupçon de peur transmis par la jeune fille. Les autres bêtes s’agitèrent nerveusement, poussées par leur instinct grégaire.
Le cheval de Rialla arracha ses rênes au serviteur, baissa la tête entre ses antérieurs et rua. Rialla se pencha en arrière, les jambes tendues. Quand la bête bondit sur le côté, elle déplaça son poids en conséquence. Son empathie lui permettait de savoir ce que ferait l’animal une fraction de seconde avant qu’il agisse.
Un garde attrapa les rênes au vol. Sa poigne ferme découragea le cheval, qui sautilla sans conviction puis s’immobilisa.
Plus chanceux, le cheval de Tamas avait réussi à projeter son cavalier dans un fourré de pomme-épineuse. Quand le serviteur fut enfin dégagé, Rialla constata que ses blessures ne se limitaient pas à quelques piqûres et égratignures : son bras pendait, indéniablement cassé. Un garde avait réussi à maîtriser l’animal qui piétinait nerveusement et projetait de la boue en tous sens.
— Bien joué, commenta Tris. Je n’aurais jamais pensé à utiliser les chevaux.
— Merci. Je…
Alors que son cheval tournait sur lui-même, Rialla vit Tamas plier et déplier le bras – celui qui était encore cassé un instant auparavant. Elle le sonda brièvement, mais la seule douleur qu’elle ressentit était causée par les épines.
— Tris, est-ce vous qui avez fait ça ?
— Fait quoi ?
— Quand Tamas a été jeté à bas de sa monture, il s’est cassé le bras. (Elle envoya à Tris une image du bras encore fracturé.) Quelqu’un l’a guéri.
— Pas moi. Je ne crois pas que quelqu’un ici puisse utiliser la magie verte – nous nous reconnaissons d’ordinaire entre nous. Je peux aussi détecter quand on l’a employée récemment, ce qui n’est pas le cas. Les magiciens humains peuvent remettre un os en place en usant de la magie comme d’une attelle, mais cela demande beaucoup de pouvoir. Les hommes ne sont pas très doués pour cela. Ton magicien, est-il puissant ?
— Il a été formé par l’ancien ae’Magi. Pouvez-vous dire si c’est un mage humain qui a guéri le bras de Tamas ?
— Je te l’ai dit, il ne peut faire qu’une attelle magique, et doit sans cesse la renforcer. S’il s’endort, la magie cesse de faire effet – à moins d’avoir utilisé des runes, ce que j’aurais senti. Je ne perçois aucune magie pour l’instant, mais Trenna, la femme de Tallonbois avec laquelle j’ai conclu un marché, est la seule magicienne humaine que je connaisse, et son éducation en la matière est rudimentaire. Je ne pense pas être capable de te répondre.
Pourquoi Hiverseine aurait-il guéri ostensiblement le bras de Tamas, entamant ses forces au passage, quand il n’y avait personne d’autre à impressionner que ses serviteurs ? Cela ne ressemblait pas au maître qu’elle avait connu.
Tremblante, Rialla songea avec anxiété à la magie, humaine et verte. De quel genre de pouvoir un prophète disposait-il ?