CHAPITRE 11
La fée imparfaite
Quittons un moment la chambre 106 et faisons, si vous le voulez bien, un léger bond en avant.
Le 6 janvier 2017 vers 10 heures, je me suis assis une fois de plus dans un box du service de stomatologie face à une femme que je connaissais peu et qui avait pris une importance démesurée dans ma vie : Chloé, ma chirurgienne. Il faisait à peu près le même temps, gris et frais, que deux ans plus tôt lorsque j’étais arrivé à la Pitié-Salpêtrière. La première fois, c’était en ambulance. Cette fois, je suis venu à pied. J’en avais pris l’habitude. C’était toujours quand je marchais que je me sentais le moins mal – comme lorsque je faisais mes « longueurs » de 52 pas dans le couloir du service. Et c’était quand j’allais voir Chloé que je marchais le mieux.
Quand j’entrais dans son bureau, j’étais Pangloss. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, tout finirait par s’arranger. Quand j’en ressortais, une fois sur deux, j’avais relu Candide : le réalisme de Chloé crevait mes illusions. Comme un jour je m’en plaignais, elle m’a dit : « Je comprends votre impatience. Mais si je vous annonce des choses qui n’ont pas lieu, c’est ça que vous ne me pardonnerez jamais. » Il ne me restait qu’à cultiver mon jardin ; autrement dit, à faire chaque jour mes exercices labiaux et mandibulaires en attendant le prochain bloc, dans un mois ou dans un an. La vie était rythmée par la discipline qu’exige la reconstruction.
Quelqu’un a crié dans un box voisin. C’était le cri particulier qui devance la douleur crainte plus qu’il n’exprime la douleur ressentie. C’était un cri masculin. Il pouvait venir d’un enfant, d’un adulte : il confondait les âges. C’est comme ça avec les dents, me suis-je dit. D’abord, on a peur de souffrir. Ensuite, on joue la souffrance selon les registres que l’orgueil propose et dont la voix dispose, passant brusquement de la basse au soprano. Enfin, on éprouve cette souffrance, car les nerfs se vengent d’une comédie qui, en les devançant, les a stimulés. Les trois stades – peur, jeu, douleur – sont parfois si rapprochés qu’on ne parvient pas à les distinguer, mais, à force d’expérience, l’oreille s’affine ; de consultation en consultation, les sources invisibles de ces cris m’avaient presque donné, à moi le sans-dents, une sensibilité d’accordeur de piano. La douleur des autres me tranquillisait. Leurs cris sortaient d’une mauvaise pièce de théâtre dont je n’aurais entendu que les voix dans la nuit, une dramatique radiophonique avec des bruitages excessifs. Je m’endormais dans leur récit avec la bienheureuse certitude de ne pas y avoir participé.
Ce jour-là, une nouvelle étape de la reconstruction commençait. Comme toujours, Chloé était à la manœuvre. Peu après l’attentat, elle m’avait dit un soir dans ma chambre : « La tentation du chirurgien est d’aller le plus loin possible, de s’approcher de retouche en retouche du visage idéal. Évidemment, on n’y arrive jamais et il faut savoir s’arrêter. » C’est pareil avec un livre, lui avais-je répondu. On essaie de rapprocher celui qu’on écrit de celui qu’on imaginait, mais jamais ils ne se rejoignent, et il arrive un moment où, comme vous dites, il faut savoir arrêter. Le patient reste avec sa gueule tordue, ses cicatrices, son handicap plus ou moins réduit. Le livre reste seul avec ses imperfections, ses bavardages, ses défauts. Nous en avions banalement conclu que l’horizon n’est pas fait pour être atteint.
Depuis, je ne pouvais penser au travail de Chloé sans penser au mien. Sa précision et sa patience, la manière dont elle avait franchi ou contourné les obstacles liés à l’état de mes cicatrices et de ma lèvre inférieure, tout me renvoyait à ce que j’aurais dû faire lorsque j’écrivais, et le jour où une infirmière m’a dit : « Elle est complètement folle. Elle ne supporte pas l’échec ! », j’ai pensé que cette folie, qui me sauvait la face, aurait pu faire de moi un homme que l’écriture sauvait. Il me suffisait de me relire pour savoir qu’il n’en était rien. Mon écriture avait quelque temps de retard sur ma mâchoire. Elle ne la rattrapait ni dans sa chute, ni dans ses progrès.
Deux ans après, Chloé avait toujours des idées et des doutes sur ce qu’il fallait faire et moi, si je n’avais plus guère de fantasmes esthétiques et littéraires, je continuais d’avoir quelques espérances mécaniques : j’aurais volontiers renoncé à écrire le moindre article pour pouvoir mordre dans un fruit ou un sandwich sans douleur et sans en mettre partout, pour boire un verre sans mettre la langue, comme une moitié de chien, pour sentir entièrement les lèvres que j’embrassais. Nous n’étions pas encore au point final.
Elle préférait être qualifiée de chirurgien. Je l’appelais Chloé à l’hôpital, et, quand je parlais d’elle à ceux qui ne la connaissaient pas, je l’appelais ma chirurgienne. C’était exagérément possessif, je l’admets, mais comment appeler autrement la branche à laquelle le naufragé se raccroche et qu’il finit par transporter, une fois sur la rive, comme un trophée ? Chloé, ma chirurgienne… et pourtant, il m’avait fallu des mois pour écrire correctement son nom de famille. Je lui ajoutais toujours un h au milieu, comme à hôpital, un lieu en dehors duquel je ne l’ai jamais vue – sauf une fois.
Le 6 janvier 2017, je l’ai de nouveau regardée : blonde, souriante, les yeux clairs, toujours droite, plutôt pâle avec des rougeurs, paraissant plus grande qu’elle ne l’était, se tenant droite malgré le mal de dos, avec des rondeurs dans le visage qui auraient pu en faire une héroïne de bande dessinée, mais que son caractère pointu faisait vite oublier. Très ironique et tonique, presque joyeuse au cœur du désastre, respirant une santé qu’elle avait peut-être, ou peut-être pas, m’apparaissant d’autant plus grande que j’étais allongé, d’autant plus volontaire qu’il me fallait l’être, d’autant plus allègre que je me cramponnais à son humeur pour sortir de la mienne. S’il n’y avait pas eu sa blouse et le contexte, elle aurait eu l’air de ce que par ailleurs elle était : une jolie bourgeoise du 7e arrondissement, légèrement doublée d’un garçon manqué ; une bourgeoise cultivée, dominante et rapidement impatientée par la lenteur et les faiblesses des autres, un garçon détestant le laisser-aller et l’absence de propreté. Elle aurait pu être arrogante, et certains la jugeaient telle, si, comme tant de femmes ayant dû s’imposer dans un milieu d’hommes, elle n’avait pas eu un orgueil dépourvu de vanité : l’humilité que lui imposait son métier n’avait pas été détruite par le pouvoir qu’on avait fini par lui accorder. Son humour un peu hautain, très direct, la protégeait des autres mais aussi, dans une certaine mesure, d’elle-même. Elle attendait d’eux beaucoup, trop sans doute, mais finalement moins que ce qu’elle exigeait de ses propres forces.
Elle connaissait sa valeur et n’était pas économe de son mépris. Elle connaissait sa folie et n’était pas économe de sa raison. Elle connaissait sa dureté et n’était pas économe de son attention ni même de sa tendresse – à certaines heures, en tout cas, et sans témoins. Elle avait donné sa vie à la chirurgie, mais sans le proclamer : sa détestation de l’emphase et de la sentimentalité était immédiatement perceptible et m’obligeait à tenir le rôle du patient stoïque, voire amusé. À un jeune chirurgien qui se plaignait des horaires, effectivement épouvantables, elle répondit un jour : « De quoi tu te plains ? De toute façon, nous serons morts avant d’avoir vieilli. » Elle m’avait dit, un jour où je comparais le service à un asile : « Mais qu’est-ce que vous croyez ? Il faut être fou pour croire qu’on peut sauver les hommes et passer ses journées au bloc à les réparer ! » Un étudiant en médecine, qui l’avait eue comme professeur, m’avait dit qu’elle pouvait terroriser les élèves. Dès le début de l’année, elle leur avait dit : « Ceux qui échoueront, je ne veux plus jamais entendre parler d’eux. » Un adjectif qu’elle employait souvent, quand quelqu’un bénéficiait d’un plaisir, c’était : « Veinard ! » Elle me l’a souvent répété, quand j’ai recommencé à aller voir des expositions. Je me sentais en dette avec elle et je lui envoyais des photos de Poussin, de Picasso, comme un enfant qui veut plaire à sa mère absente. « Veinard ! » m’écrivait-elle, comme elle me l’avait dit quelquefois dans ma chambre ; et j’entendais résonner, comme la vibration d’une flèche, le point d’exclamation. Elle était si sérieuse dans son métier, si scandalisée par la négligence, qu’elle ne pouvait supporter les apparences de l’importance. Une fois, je lui ai envoyé la photo d’un oiseau burlesque, sculpté par Picasso. Elle m’a répondu : « Quel sympathique poulet ! Je crois que Picasso tout en étant très conscient de son génie ne s’est jamais pris au sérieux. » Moi : « En tout cas, il est drôle. » Elle : « Peut-on être drôle si on se prend au sérieux ? Je veux dire, drôle sans que ce soit à ses dépens ? »
L’été, elle allait souvent sur une île grecque qu’elle connaissait, je crois, depuis l’enfance. Comme un soir elle m’en parlait, j’ai écrit sur mon carnet : « Vous connaissez la correspondance entre Henry Miller et Lawrence Durrell ? Ils parlent si bien des îles grecques. » J’avais écrit un article sur cette correspondance et j’aurais voulu l’avoir sous la main. Elle la connaissait. J’ai pensé à Durrell. Un écrivain qui l’avait connu là-bas, dans une autre île grecque, m’avait raconté comment il buvait l’alcool à même la bonbonne. Est-ce qu’il y avait des alcooliques dans la famille de Chloé ? Son père, ingénieur, avait créé des réseaux électriques dans plusieurs pays. Son enfance semblait avoir été enchantée et nomade.
Les infirmières vérifiaient mes plaies. Je n’avais pas le droit de parler. Elle a dit : « Durrell a été diplomate en Grèce, d’ailleurs. » J’ai écrit : « Dans sa jeunesse, oui. Mais pas en Grèce : dans les Balkans. » Elle a insisté : « Non, en Grèce ! » À peine l’équipe était-elle sortie que j’ai vérifié : c’était bien dans les Balkans. J’en aurais bavé de joie, mais je n’avais besoin d’aucune émotion pour baver. Le lendemain matin, jour de sa visite, elle est entrée avec l’équipe et, avant toute chose, devant les infirmières et les internes interdits, au moment où j’allais lui tendre fièrement mon carnet, elle a dit en redressant la tête : « Oui, je sais, je sais, c’était dans les Balkans ! » Elle aussi avait vérifié. Ce matin-là, par ce détail, j’ai compris qu’elle emportait chez elle la vie de ses patients – et, en tout cas, la mienne. L’emporterait-elle jusque sur son île grecque ? « Oh ! J’y passerais ma vie ! » me disait-elle, mais sa vie, c’était au bloc qu’elle la passait – et elle se moquait de ses propres regrets. Chloé n’avait que peu de rapports avec Emma Bovary. On m’a dit qu’elle avait un chat, mais je n’ai pas osé lui demander comment il s’appelait.
Elle était parfois vêtue comme une retraitée et une infirmière qui l’aimait bien, tout en la craignant comme à peu près tout le monde, lui avait dit un jour qu’elle devrait faire un effort pour ne plus avoir « l’air d’une mémère ». J’ignore quelle a été sa réponse ; je pense qu’elle a dû sourire et s’en aller.
Elle avait une petite quarantaine d’années. Elle avait joué du violoncelle, mais son emploi du temps était devenu tel qu’elle avait dû y renoncer, comme ces chirurgiens passionnés d’automobile dont Proust dit qu’ils cessent de conduire à la veille d’opérer. Je ne cite pas Proust par hasard : À la recherche du temps perdu m’a suivi de chambre en chambre et j’y ai puisé sans cesse de quoi méditer, ou de quoi rire, sur ma condition et sur Chloé.
Sa famille avait accueilli Giono dans le Dauphiné, mais les livres de Giono lui tombaient des mains, comme ils tombent maintenant des miennes, alors que je l’ai tant aimé, ai-je pensé en lisant le mail où elle me l’apprenait. J’aimais l’attirer sur le terrain littéraire, le seul où je pouvais ne pas me sentir dépendant et dominé. Quand on est allongé et couvert de cicatrices qui suintent, c’est toujours bien de parler d’un écrivain qu’on aime à ceux qui vous examinent. À l’été 2016, elle avait lu La Lie de la terre, de Koestler, des livres d’Annie Ernaux, de Philippe Djian, de Delphine de Vigan, et pour la première fois des romans de Le Clézio dont elle m’écrivit : « Quelle pose ! Quel manque de vie ! Où a-t-il attrapé son Nobel ? » Je n’en savais rien.
Depuis qu’elle était entrée dans la chambre 106, deux ans et un siècle avaient passé. Elle m’avait découvert, examiné et opéré vingt-quatre heures avant que nous puissions faire connaissance. Nos rapports avaient débuté sur des bases inverses à celles qui déterminent la plupart des relations humaines : le corps d’abord, dans l’abandon le plus complet, et le reste ensuite. Nous n’avions pas eu rendez-vous, mais mon visage avait aussitôt dépendu d’elle et il continuerait d’en dépendre bien au-delà de la période que ce livre évoque. L’intimité qui nous liait était vitale, et pourtant elle n’existait pas. Je pouvais lui envoyer des photos prises en voyage, ce qu’elle appelait mes cartes postales, mais je n’aurais jamais osé lui parler de mes soucis intimes – même si elle les devinait. Il y avait un cadre dont il ne fallait pas plus déborder que mes couilles du caleçon pendant la visite, ce qui lui avait fait dire un jour devant les infirmières : « Dites, essayez de ranger ça, ce sera mieux pour tout le monde. » J’avais vieilli, mes couilles pendaient, je ne pouvais tout de même pas lui demander de faire un lifting qui ne relevait pas de sa spécialité. Je m’étais senti comme le Gros Dégueulasse de Reiser, avec la honte en plus mais aussi un certain agacement, dans la mesure où si elles dépassaient ce jour-là, c’était d’abord parce que je devais laisser mes jambes nues et le caleçon assez replié pour que les zones de greffes à vif, sur le haut de la cuisse gauche, puissent être préservées de tout frottement et examinées : l’hôpital est souvent le lieu des injonctions contradictoires. Agacement, mais aussi reconnaissance, puisqu’en matière de dignité, semblait-elle me dire, à l’impossible j’étais tenu – ou, en tout cas, à l’absence de négligé et, comme le vieil Hegel, au dépassement pratique des contradictions. Chloé était proche et lointaine, juste et injuste, bienveillante et sévère, toute-puissante et toute-distante. Elle finissait les phrases que je commençais. Elle était la fée imparfaite qui, penchée sur mon berceau, m’avait donné une seconde vie. Cette seconde vie m’obligeait.
Dans le box deux ans après, je la regardais toujours comme si elle allait sortir une baguette magique et anéantir mes embarras, quand d’une voix agacée elle a dit : « Pas ces seringues-là, elles sont beaucoup trop grosses et vont bousiller la valve ! Combien de fois je dois le dire : pour ça, il faut les petites seringues orange ! Les petites seringues orange, vous comprenez ? » L’infirmière est revenue un peu plus tard, flegmatique comme un gnou. Je les ai regardées pour bien les mémoriser, ces seringues, en digne élève-patient qui pense : « S’ils se trompent la prochaine fois et si Chloé n’est pas là, c’est moi qui rectifierai. » Si je ne voulais pas finir dans le ventre d’une baleine, il ne fallait pas être comme Pinocchio. Il fallait être à la hauteur des soucis de la fée. D’ailleurs, ce n’était pas mon nez qui devait s’allonger : c’était mon cou qui devait enfler, le plus possible, jour après jour, dans le mois qui débutait.
Je raconterai dans les chapitres suivants les premières étapes de la reconstruction. Pour l’instant, et pour la bonne compréhension de ce qui va suivre, il suffit de savoir que ma mâchoire inférieure ayant largement disparu, on avait greffé à la place mon péroné droit, accompagné d’une veine et d’un bout de peau de jambe qui, sous le nom de palette, me tenait lieu de menton. Deux ans et bien des opérations plus tard, on allait gonfler la peau du cou, grâce à un expandeur en silicone qu’on y avait installé et qu’on allait peu à peu remplir de sérum physiologique, puis tirer cette peau pour la mettre à la place de celle, imberbe et couleur peau de pêche, qui transformait le bas de mon visage en patchwork. Ainsi aurais-je de nouveau un menton à peu près uni, avec une barbe destinée à masquer les cicatrices, et non quelques longs poils épars, comme on en a sur les mollets.
Chloé a planté la petite seringue orange dans la valve en silicone qui se trouvait derrière l’oreille droite, au cœur de la zone dite rétro-auriculaire. C’était par là qu’on allait gonfler l’expandeur. Comme la peau qui aurait dû recouvrir cette valve était en voie de nécrose, j’avais l’air d’un extra-terrestre ou d’un héros du genre Matrix : vu depuis ce point d’entrée, mon squelette entier semblait bâti dans une matière moitié opaque, moitié transparente, qui aurait pu faire de moi un immortel. Un immortel, ce n’est pas forcément un dieu, ni même un héros. Ça peut être quelqu’un qui a senti toute sa mortalité et qui a le sentiment fragile de survivre à cette sensation, mais sous forme de matière plastique. Une fois de plus, je me sentais absurdement prolongé. Quelques semaines plus tôt, pour un congrès qu’elle devait introduire et qui était consacré au sourire – le sourire, c’est important, en particulier pour ceux qui n’y ont plus accès –, j’avais offert à Chloé Le Rire, de Bergson. Finalement, elle n’avait pu aller à ce congrès et je ne sais pas si elle l’a lu. Ce que je savais, c’était que moi aussi, désormais, j’étais du mécanique plaqué sur du vivant ; mais c’était moins drôle.
Je n’ai d’abord rien senti. Lentement, Chloé a injecté vingt centimètres cubes de sérum physiologique. Le liquide a peu à peu rafraîchi le tuyau qui passait sous la peau. Puis il est entré dans l’expandeur. Une légère brûlure a circulé, comme si elle était vivante, sous le menton. J’ai eu l’impression qu’un écorcheur me décollait délicatement la peau. J’ai pensé : quel crime faut-il avouer ?
L’expandeur, ou prothèse d’expansion, avait été posé deux mois plus tôt. Comme c’est souvent le cas, il avait commencé par s’infecter : le cou est un carrefour sensible et un bouillon de culture qui n’aime guère les corps étrangers. Les bactéries avaient dû entrer par la valve. Elles s’étaient mises dans les plis de cette prothèse encore largement vide, comme dans ceux d’une bouée dégonflée, et elles avaient attendu leur moment pour agir. L’infection était apparue brutalement, tandis que j’écrivais un article sur les peintures d’Arnold Schoenberg. Soudain, j’ai senti une brûlure intense au niveau du cou. J’avais l’impression qu’on m’étranglait. Je me suis regardé dans le miroir. Le cou avait doublé de volume et il était de la couleur du canapé sur lequel j’étais assis : rouge vif. J’étais moins hideux – ou moins inquiétant – que les autoportraits de Schoenberg, mais j’avais bon espoir de leur faire bientôt concurrence. La nuit fut courte et désagréable.
À l’aube, j’ai fait un selfie que j’ai envoyé à Chloé. Elle m’a répondu : « Pouvez-vous passer ce matin ? Il est temps de jeter un coup d’œil je pense. » Il fallait essayer de sauver la prothèse. Depuis, j’étais sous antibiotiques et l’infection, après quelques péripéties, semblait stabilisée. Cependant, Chloé m’avait dit : « De toute façon, si ça ne marche pas, on recommencera plus tard de l’autre côté. » Je l’avais regardée, accablé. Deux anesthésies générales de plus, et de nouveaux mois d’incommodité permanente, sans même parler du goitre artificiel et des soins : jamais je n’en aurais le courage. Mais je n’ai rien dit. Les chirurgiens vivent dans un monde où tout ce qui est techniquement possible finit par être tenté.
Maintenant, jour après jour, il fallait gonfler. L’objectif était une prothèse à deux cents centimètres cubes minimum, pour obtenir le supplément de peau nécessaire au « drapage » du menton. « Drapage » était le bon mot : on allait tirer la peau du cou jusqu’à la lèvre inférieure, et même au-delà, car la peau se rétracte, comme le drap sur la barbe du capitaine Haddock. Jusqu’à cette opération, l’expandeur allait faire de moi un pélican ou un crapaud, provoquer quelques solides douleurs dans le cou et dans le dos, les unes comme des brûlures, les autres plantées comme des clous, mais ceci est une autre histoire, également postérieure à celle que je raconte ici. La chirurgie est un livre qui n’en finit pas.
Après l’injection, Chloé s’est assise en face de moi sur le tabouret, pour voir comment je réagissais. C’est alors que je lui ai dit : « Demain, ça fera deux ans qu’on se connaît. » J’y pensais depuis la veille et je m’étais promis de le lui dire. Je n’aime pas les anniversaires, celui-ci moins que d’autres, mais j’aurais préféré, pour cette première injection, qu’on soit le 7 janvier. « Oui, m’a-t-elle dit, et j’ai compris qu’elle y avait pensé aussi. Vous savez ce que je faisais quand vous êtes arrivé ici ? » Je lui ai répondu : « Hossein m’a dit que vous étiez en train de déjeuner. Il vous a appelée et il m’a mis au frais en attendant que vous arriviez. » Hossein était un jeune chirurgien, de garde le 7 janvier 2015. Plus tard, il est devenu un ami : le jour où, changeant d’hôpital, il ne s’est plus occupé du patient. Les dieux gardent leurs distances, les chirurgiens aussi. Les premiers ont créé l’homme avec de la glaise, dit-on. Il y a toujours un moment où vous redevenez pour les seconds un tas de viande et d’os à refaçonner.
Elle a soupiré : « Celui-là, il faut toujours qu’il parle… » J’avais du mal à imaginer Chloé en train de déjeuner un jour de semaine. Je ne la voyais pas autrement que debout, plus ou moins penchée sur moi, comme une déesse sur le destin d’un marin grec, mais certainement pas assise en train de manger une salade ou un couscous. Elle a continué : « Je déjeunais au restaurant avec une amie, ce qui ne m’arrive presque jamais… » Ah ! J’avais donc raison. Et c’est là qu’elle m’a raconté comment cette amie lui avait offert Soumission, livre qu’elle continuait de trouver prémonitoire. Était-il prémonitoire, ai-je pensé tandis que l’infirmière plaçait le pansement sur la valve d’injection ? J’ai dit à Chloé : « Vous savez que Soumission a été le dernier sujet dont nous avons parlé à… » « … la conférence de rédaction ? » Il est agréable d’être compris à demi-mot par son chirurgien, surtout quand on a du mal à parler.
Dans le box, un interne et deux externes nous écoutaient. L’un des externes, jeune, très brun, avec une petite barbe légère, me regardait attentivement sans réagir à nos propos. Je me suis demandé s’il était arabe et ce qu’il pensait. C’est peut-être pour le savoir que j’ai une fois de plus répété : « Ce jour-là, nous étions deux à avoir lu Soumission, Bernard Maris et moi, et nous l’avons défendu tous les deux. Ceux qui l’attaquaient ne l’avaient pas lu. C’est presque toujours comme ça. » Des sourires sont passés sur les visages, sauf sur celui du jeune externe brun et barbu, toujours plus attentif et plus sérieux. Allait-il bondir dans ce box et m’égorger ? J’ai continué : « Nous n’étions pas d’accord. Puis les tueurs sont entrés et ils ont mis tout le monde d’accord. » Quand je parlais de l’attentat, je le faisais maintenant comme s’il s’agissait d’une farce – puisque après tout c’en était une. Je n’étais pas certain que le roman de Houellebecq n’en était pas une autre. Elle avait au moins eu le mérite de ne pas tuer ses lecteurs. « Il y avait peut-être d’autres moyens d’arriver au consensus », a dit Chloé sur le même ton. Nous n’avions pas eu le temps de les trouver. Nous n’avions pas eu le temps d’avoir de l’imagination, et maintenant, au moment où il était préférable de ne plus en avoir, il m’arrivait d’en avoir trop. Tout le monde continuait de sourire, sauf l’externe brun. L’infirmière en avait fini avec le pansement. Je me suis levé. En remplissant mon ordonnance (antibiotiques, ultra-levure, Doliprane, le bon vieux trio, auquel manquait cette fois l’élément fermant quatuor, la vaseline, j’en avais plusieurs tubes à la maison), Chloé s’est mise à parler en anglais avec le garçon mystérieux et inquiétant. Je n’ai senti qu’à cet instant qu’il ne comprenait pas le français. Il était syrien, dentiste. Il venait d’arriver de Damas. Il avait fui un pays où, a-t-il dit, l’avenir de chacun était loin derrière lui. Chloé m’a présenté. Je lui ai serré la main, souhaité la bienvenue, comme si lui et moi étions des ministres – de quoi ? « Voilà, a-t-elle dit, maintenant les présentations sont faites. »
Quand les présentations avaient-elles eu lieu entre elle et moi ? Entre son monde et moi ? Si j’excepte mon oncle Pierre, facétieux obstétricien à moustache d’allure Belle Époque aujourd’hui en retraite, je n’avais jusqu’au 7 janvier aucun rapport avec le monde des chirurgiens. On m’avait opéré des tympans dans mon enfance, de l’appendicite l’année du baccalauréat, d’un pouce cassé au ski deux ans plus tard. Ces médiocres aventures avaient glissé sur moi.
De la première opération, je me souvenais d’un gros masque en plastique brun désagréable qui sentait mauvais et qui m’avait endormi comme à l’intérieur du vomi qu’il donnait envie de produire. Je m’étais éveillé en pleurant de douleur, comme après une angine aiguë. On m’avait dit que j’étais douillet.
De la deuxième opération, je me rappelais un évanouissement dans la chambre de ma troisième grand-mère, la seconde femme de mon arrière-grand-père. Il était mort en 1937, à côté d’elle, dans un accident de la route près d’Angoulême. Elle était jeune et ne s’était jamais remariée. Elle habitait dans la banlieue de Grenoble, où elle évangélisait les enfants pauvres de sa cité. Une foi sauvage lui avait permis de survivre à son mari, à tout. Elle avait marché droit et longtemps, un chapeau noir en forme de coprin sur la tête, malgré une colonne vertébrale presque entièrement décalcifiée : les médecins ne semblaient pas comprendre comment elle tenait debout. Chaque matin, elle mettait une cantate de Bach sur le tourne-disque, prenait une grosse pastille de calcium, que je regardais fondre comme une hostie dans un grand verre d’eau, puis elle faisait de la gymnastique au sol avec un oreiller et un balai. Elle avait de lents mouvements de dame, grande, sèche, élégante, un humour froid. Son menton tremblait légèrement sous l’effort de volonté. Elle ne se plaignait jamais de rien. Il est possible que son extravagante discipline m’ait préparé à ce qui, trente ans après sa mort, me tombait dessus. Comme on dit en droit, le mort saisit le vif. Elle n’était d’ailleurs pas la seule grand-mère dont le destin, ou l’exemple, me suivait jusqu’à l’hôpital ; j’y reviendrai dans le chapitre suivant.
Je me rappelais un nouveau réveil difficile à l’hôpital de Grenoble et un appendice énorme, à la limite d’exploser, que le chirurgien m’avait apporté dans un flacon, comme un monstre ou un trophée, sans que j’en éprouve la moindre satisfaction. Et je me rappelais les vacances de Pâques foutues et un baccalauréat mal préparé pour cause de fatigue et d’indifférence, morne état que couronnait le visage légèrement porcin d’un professeur de mathématiques éprouvant du mépris pour ceux, dont j’étais, qu’il ne parvenait pas à éclairer. J’appartenais à cette époque récente, prétendument bénie, où la plupart des médecins n’expliquaient rien à leurs patients et où une quantité non négligeable de professeurs prenaient pour des imbéciles les élèves qui subissaient leur manque de pédagogie, de sympathie et de patience.
De la troisième opération, je me rappelais une anesthésie locale, encore quelque douleur, un plâtre énorme et lourd que j’ai traîné pendant des semaines à l’université sans que nul n’écrive quoi que ce soit dessus, comme c’était pourtant l’usage, et un pouce qui suppura pendant deux mois avant que n’en sorte, un matin d’été, dans la salle de bains familiale, un long petit bout d’acier noirci, résidu de la broche : on n’avait fait aucune radio de contrôle et on m’avait rééduqué avec cette petite chose dedans, je comprenais mieux maintenant pourquoi j’avais souffert sans oser me plaindre. Je ne voulais pas être encore traité de douillet. Ayant vu apparaître sur le flanc du pouce cette petite pointe après la douche, j’avais pris une pince à épiler, tiré dessus. Celles de la Salpêtrière me rappelaient à quel point la salle de bains est le lieu de toutes les hontes et de quelques découvertes – celui où, des plaies aux branlettes et des grimaces aux toilettes, on fait sous une lumière généralement froide les expériences les plus sensibles de son propre corps. C’est l’endroit où tout homme est un patient. Après avoir tiré un centimètre de la pointe d’acier, il me sembla plus sage d’en rester là et d’aller à la clinique voisine, où un médecin me retira la chose, assez longue, et fit cette fois une radio, à peine confus, vous comprenez, ce sont des choses qui arrivent. De ces infimes péripéties chirurgicales, il me reste deux cicatrices. Elles sont encore visibles, mais elles paraissent, comme tant de souvenirs, effacées par celles qui depuis le 7 janvier les ont rejointes et, en quelque sorte, recouvertes. Ce sont mes cicatrices d’insouciant.
Je ne me souviens du visage d’aucun de mes anciens chirurgiens. Ils n’ont fait que passer sur des plaies secondaires et dans ma vie, comme des divinités d’occasion. Je n’avais aucune idée sur leur métier ni sur leur caractère, mais la sympathie que j’ai pour mon oncle Pierre, son humour, son absence de sentimentalité affichée, le souvenir de nos marches en montagne et d’une mémorable visite qu’il me fit faire de sa clinique, à Tarbes, tout cela me les rendait par assimilation rétrospective aimables – même si la réputation de cette profession conduit plutôt à penser qu’ils le sont peu.
Mémorable, la visite de sa clinique le fut car, passant de service en service et de chirurgien en chirurgien, je sentis vite qu’une comédie tout en litotes face à la souffrance, à la décomposition, à la mort qui vient, devenait ici le contraire de l’indécence qu’elle aurait pu signifier partout ailleurs. Comme le Dr House, certains collègues de mon oncle – et lui d’abord – se protégeaient avec une certaine férocité de ce que les corps leur révélaient et des mauvaises nouvelles qu’il fallait annoncer aux condamnés. Ce mauvais esprit me semblait le seul juste. Il correspondait à ce que j’aimais quand je lisais un livre, une sorte de stoïcisme bouffon face aux croche-pieds et aux insuffisances de la vie : la manifestation glacée, comme un quatre-quarts recouvert d’une fine pellicule de sucre, d’une colère rentrée. La seule manière d’affronter la souffrance et la disparition était de faire comme si rien, jamais, n’avait pu scandaliser. C’est armé de ces maigres souvenirs et de la leçon implicite de l’oncle Pierre que j’ai commencé ma propre visite hospitalière, un peu moins simple qu’au Monopoly. C’est d’ailleurs lui et son gendre, Thibault l’anesthésiste, qui dans les premières heures ont tenu mes parents informés de mon état.
Dix ans avant l’attentat, c’était déjà lui qui avait informé mes parents par téléphone, en direct, de la mort de mon autre oncle, André, celui dont mon frère et moi étions infiniment proches. Les derniers souvenirs précis de mon enfance sont presque tous liés à lui. Il passait pour la seconde fois à soixante-sept ans sur le billard, où on allait lui remplacer un bout d’artère. Il était entré à l’hôpital avec son calme habituel, son orgueil muet, n’ayant prévenu personne, pas même ma tante, de ce que lui savait parfaitement : ses tuyaux étaient dans un état si déplorable qu’il avait toutes les chances d’y rester. Nous avons su plus tard qu’il avait dit à son chirurgien : « Si ça tourne mal, vous ne me réveillez pas. Je ne veux pas être un légume. » Mon oncle a-t-il dit exactement cela ? Ou bien le chirurgien a-t-il transformé ses propos pour justifier, a posteriori, l’échec de l’opération ? Quand on ouvre un corps, on ne sait jamais ce qu’on va trouver dedans, et nous ne le saurons pas. Mais c’était bien dans sa manière. Il n’aurait pas voulu remonter du bloc en infirme à perpétuité. Il ne voulait dépendre de personne, ne se plaindre de rien. Nous avions été en dehors du coup, comme presque toujours les proches du patient.
J’étais chez moi, assis à mon bureau, en train de me disputer violemment avec Marilyn, quand le téléphone a sonné. C’était ma mère. D’ordinaire, elle a une voix ferme, un peu sévère. Cette fois, elle tremblait : « Je t’appelle, parce que tu sais, je ne sais pas si Tonton va s’en sortir. Ils sont toujours en train de l’opérer et ça se passe mal… » Elle m’appelait depuis sa ligne fixe. J’ai regardé Marilyn, flottant, abasourdi. Je ne pouvais imaginer que mon oncle allait disparaître et je n’y croyais pas encore. Toute mon enfance si pâle et tous les moments qu’il nous avait donnés apparaissaient pour disparaître et j’ai senti de nouveau, mais avec une force inédite, qu’on mourait un nombre incalculable de fois dans une vie, des petites morts qui nous laissaient là, debout, pétrifiés, survivants, comme Robinson sur l’île qu’il n’a pas choisie, avec nos souvenirs pour bricoler la suite et nul Vendredi pour nous aider à la cultiver.
Nous avions vu que mon oncle était pâle et fatigué, ça ne datait pas d’hier, mais nous ne voulions pas le savoir. Deux ans plus tôt, il avait dû renoncer à une petite marche en montagne, après quelques centaines de mètres, le corps en sueur et le visage stoïquement décomposé. J’étais avec lui et j’ai pensé que c’était passager, on ne croit pas à la faiblesse des héros de son enfance. J’ai cru de la même façon qu’il s’agissait d’une opération importante, mais sans conséquences graves. Il était entré la veille à l’hôpital. Je n’étais pas allé le voir, pas plus que d’autres, pensant m’y rendre dans les jours suivants et rire avec lui de tout et de rien. Je ne pouvais toujours pas l’imaginer sur un lit d’hôpital, les yeux clairs, lisant un livre d’histoire, rétréci, amoindri et en position allongée.
J’ai écouté ma mère me dire que mon oncle était en train de mourir. Marilyn a vu changer mon regard. Une stupeur qui n’était pas encore précisée avait dû y chasser la colère. À cet instant, nous nous disputions à cause d’une fécondation in vitro que nous devions faire et que, fatigué, inquiet, pessimiste, dégoûté par les tentatives d’insémination ratées, je ne cessais de repousser. Tout en écoutant ma mère expliquer l’état de mon oncle, j’ai dit à Marilyn : « L’opération de Tonton se passe très mal. » Marilyn aimait énormément mon oncle. J’ai vu son visage se froisser d’un chagrin qui ne devait pas encore avoir recouvert le mien. Je flottais entre colère et stupeur. Depuis un an, le chagrin à domicile était permanent. Ne pas avoir d’enfant tuait lentement notre couple sans que nous en soyons tout à fait conscients. L’échec avait liquidé notre désir et ce qu’il me restait d’estime pour moi-même. Et soudain, comme au théâtre, un homme que nous aimions, quelqu’un qui nous avait donné force et humour, cet oncle dont l’orgueil sarcastique nous avait tant marqués, mourait au moment même où nous ne savions plus comment donner la vie. Nous aurions d’ailleurs pu en rire avec lui, qui avait eu tant de mal à procréer et l’avait fort mal vécu. Notre dispute faisait maintenant écho à sa disparition. Elle avait un goût amer et ce fut comme si nous étions responsables de ce qu’il endurait, comme si la dispute nous avait plongés dans une indifférence que nous regrettions déjà. Développées par la colère, notre énergie et notre tristesse s’inversèrent, tel un réacteur d’avion à l’atterrissage, pour nous déposer dans un pays dévasté où nous n’avions pas prévu d’aller.
J’ai entendu un téléphone sonner dans l’appartement de mes parents, c’était le portable de ma mère. « Attends, me dit-elle, c’est Pierre… » Il y a eu des oui, puis une sorte de soupir ou de cri, je ne sais plus, et la voix de ma mère a dit dans un petit sanglot : « Eh bien voilà, cette fois c’est fini, Tonton est mort… » Puis un nouveau bruit, comme celui d’un téléphone lâché, et la tonalité sonnant dans le vide. J’étais assis avec cette nouvelle, je me demandais si ma mère s’était évanouie et si ce n’était pas un rêve, et j’ai regardé de nouveau Marilyn. Elle se tenait debout devant moi, les bras le long du corps, son petit corps solide et ses yeux noirs brillant intensément, et je lui ai dit en espagnol : « Tonton ha muerto. » Elle a eu un hoquet et s’est mise à pleurer. Je me suis levé et je l’ai prise dans mes bras. Quelques minutes plus tard, Marilyn est passée dans la chambre pour s’injecter les hormones en prévision de la FIV. Il n’était plus question d’hésiter. C’était bien dans sa manière : une vie contre une mort, et plus vite que ça. Nous n’avons jamais eu d’enfant.
J’ignore si Chloé est revenue me voir dans la nuit du 7 au 8 janvier, après la première opération. Je l’ai vue pour la première fois le 8 janvier, dans ma chambre, cou droit, blouse blanche et sourire aux lèvres : ce fut comme une apparition – et j’écris cela au sens propre, car celui qui la regardait n’était rien de plus qu’un enfant prêt à s’émerveiller de tout ce qui pouvait l’aider à vivre. Si de moi elle ne savait rien, de mon corps elle savait déjà tout ce qui pouvait lui servir – de sa mécanique et de son état de santé. Je lui ai demandé sur l’ardoise si elle voulait une vieille photo de moi en prévision des opérations. Je voulais être utile. Elle a haussé les épaules et souri : « Bah ! Je n’en ai pas besoin ! » J’étais surpris. J’aurais aimé lui dire : « Comment voulez-vous refaire mon visage si vous ignorez à quoi il ressemblait ? » Je me croyais encore chez Photoshop. Cependant, qu’elle en sache autant et si peu sur moi ne me gênait pas et j’ai cessé d’y penser en m’abandonnant pour la première fois à ce sentiment dangereux et nécessaire : la confiance. D’elle je ne savais rien mais, très vite, me renseigner sur elle, auprès d’elle, devint pour moi essentiel. Il fallait que je m’en rapproche pour oublier à quel point j’en dépendais. Je devais connaître les secrets de la fée imparfaite.
J’ai eu pour elle, outre la confiance, une sympathie immédiate. Cette sympathie n’était pas seulement due au fait qu’elle était ma sauveuse, ou plus exactement la commandante en chef de l’équipe qui allait me redonner, peu à peu, une bouche, un menton et une mâchoire. Elle était due, plus que tout, à son absence de complaisance. Sa sévérité enjouée me rassurait.
Son jour de visite était le jeudi. Les premiers temps, quand je descendais au bloc avec une fréquence d’abonné à carte illimitée, elle passait me voir quotidiennement. Souvent, elle débarquait le soir, sa journée finie, obligeant ceux qui me rendaient visite, à commencer par mes parents, à quitter la chambre. Ce n’est que pour quelques minutes, leur disais-je. Mais cela pouvait durer trente, quarante minutes, une heure parfois. Les visiteurs attendaient dans le couloir froid, à quelques mètres des policiers, tantôt debout, tantôt assis près de l’accueil sur un des deux sièges, tantôt assis par terre, en proie aux courants d’air. Je les oubliais : j’écoutais Chloé me parler de mon cas et d’elle-même. Les femmes que j’ai aimées m’ont toutes reproché un jour ou l’autre de n’être pas attentif, de flotter, d’être ailleurs, je ne sais où, tandis qu’elles me parlaient. L’une d’elles avait résumé ce qu’elles avaient, semble-t-il, toutes éprouvé : « Vivre avec toi me rendrait folle. Je ne me suis jamais sentie aussi seule qu’en ta présence. » Chloé bénéficiait d’un supplément d’attention qui n’était pas dû à l’amour, mais aux circonstances. Quand elle entrait, je lui tendais en général une liste de questions écrites, portant aussi bien sur mon destin chirurgical que sur un point de littérature ou de musique évoqué lors d’une visite précédente.
Je coupais la musique. Elle s’asseyait près de moi, prenait mon bloc et mon crayon et m’expliquait ce qu’elle pensait faire dans les jours qui viendraient. Elle dessinait des schémas, me présentait les inconvénients et les avantages de chaque option chirurgicale. Il y a un grand soulagement, lorsqu’on est dans un tel état, à être pris pour quelqu’un de fort et d’intelligent – un élève doué, en somme, plutôt qu’un patient. Les décisions se prenaient naturellement au staff, entre chirurgiens, et j’ai vite compris que Chloé ne me donnait que les explications qu’elle jugeait possibles ou nécessaires ; mais elle le faisait de telle façon qu’elle ne semblait rien me cacher de ses hésitations.
J’ai vite appris, grâce à ce cours particulier d’après nature, que la chirurgie est du grand art et du bricolage incertain : mélange de technique, d’expérience et d’improvisation. On ne choisissait généralement pas entre deux solutions, la bonne et la mauvaise, mais entre plusieurs possibilités qui présentaient toutes des inconvénients. Il fallait les mettre en balance avec les avantages. La balance était équilibrée par un fléau en alliage composite : l’état physique et mental du patient, le suivi postopératoire, les incertitudes cellulaires. Je suis assez vite devenu le chroniqueur en chambre de ma chirurgienne. Puisqu’elle refaisait de moi un homme avec un visage, tous ceux qui passaient devant moi devaient faire d’elle une héroïne. À elle l’action ; à moi le récit. Les romans de chirurgie sont des romans de chevalerie.
Je la comparais volontiers, en présence de mes amis, à un excellent joueur d’échecs, Fischer, Kasparov ou Capablanca. Elle connaissait toutes les combinaisons maxillo-faciales ; elle calculait ses coups à l’avance ; sa technique était sûre et sa passion du geste, exagérée comme toute passion ; mais elle devait aussi, face à certains cas comme le mien, qui relevaient du défi aussi bien chirurgical que social, faire preuve d’intuition et d’imagination. Je relevais autant de la menace que du défi. Avant la greffe de mon péroné sur la mâchoire, elle m’a dit paisiblement : « Ça marche dans un peu plus de 90 % des cas. Si ça ne marche pas, on recommence avec l’autre péroné, et avec une équipe différente. Il n’y a jamais d’échec complet. » Le service était d’ailleurs réputé pour ses « péronés », on en faisait environ quatre-vingt-dix par an. Mais, longtemps après la réussite de cette greffe, elle m’a dit un jour en consultation : « Savez-vous ce que vous avez traversé ? Quand la greffe du péroné a eu lieu, on n’en menait pas large. Si elle avait raté, c’est nous qui plongions tous avec vous. » Je l’ai regardée, stupéfait : cette expression me fit sentir la violence que cette histoire lui avait imposée. Je les ai vus sauter l’un après l’autre dans le trou de la mâchoire, tous et Chloé devant, et, aspirés entre les muqueuses détruites, disparaître avec l’énergie, le savoir-faire et les illusions qui les avaient mobilisés, tandis qu’en ressortaient, triomphants de malveillance et de stupidité, les frères K, leurs supporters et tous ceux qui n’osaient pas encore pleurer, au nom de la lutte des classes, sur leur enfance orpheline.
Un jour, en avril, à l’époque où les greffes secondaires échouaient l’une après l’autre et où je ne cessais de fuir sous la lèvre inférieure, elle est entrée avec une fierté presque rayonnante et m’a dit : « J’y ai pensé toute la nuit, et je crois que j’ai trouvé la solution… » Je l’ai écoutée en pensant que j’allais bientôt cesser de fuir. Mais il me fallait évacuer le soulagement anticipé, qui m’infantilisait, pour me concentrer sur les explications, qui m’éduquaient. J’étais une fois de plus le patient, l’élève et l’observateur, triple position que son amicale exigence m’aidait à tenir et qui avait aussitôt flatté ce qui restait de journaliste en moi : j’expérimentais enfin les souffrances et les étapes d’une reconstruction que j’observais, qu’il me fallait comprendre et qu’il me faudrait un jour décrire.
Ce soir-là, je suis allé pour la première fois sur son compte Facebook. Elle l’utilisait peu. Elle avait mis un « Je suis Charlie » à la date du 7 janvier. Elle a mis des signes de deuil à la date des attentats suivants. Je n’ai jamais demandé à être son « ami ». Elle aurait sans doute refusé en jugeant ma demande déplacée. Elle aurait eu raison. Je cherchais les traces de ses sentiments, de sa vie. J’ai toujours été satisfait de comprendre que je ne les trouverais pas.