CHAPITRE 16

Scène de ménage

L’attentat s’infiltre dans les cœurs qu’il a mordus, mais on ne l’apprivoise pas. Il irradie autour des victimes par cercles concentriques et, dans des atmosphères souvent pathétiques, il les multiplie. Il contamine ce qu’il n’a pas détruit en soulignant d’un stylo net et sanglant les faiblesses secrètes qui nous unissent et qu’on ne voyait pas. Assez vite, les choses ont mal tourné avec Gabriela.

J’étais heureux de la revoir, mais j’avais pris des habitudes en son absence, et plus que des habitudes : des règles de vie et de survie. J’avais tissé mon cocon de petit prince patient, suintant, nourri par sonde et vaseliné autour d’un frère, de parents, de quelques amis et des soignants. Je ne voulais plus sortir du cocon, je m’en sentais incapable. La seule idée de quitter l’enceinte de l’hôpital m’effrayait. Ce n’était pas le lieu où j’étais tout-puissant ; c’était le lieu où mon expérience était vivable. Je m’étais mis à lire de plus près La Montagne magique, très lentement, aussi lentement que je cautérisais. Dès le début du livre, les réflexions de Joachim, le cousin tuberculeux de Hans Castorp, m’avaient saisi et comme arrêté. Castorp est à peine arrivé qu’il songe déjà à repartir, « dans trois semaines ». Joachim lui répond : « Ah bon ! Tu étais déjà en train de repartir en pensée ? Tu sais, “rentré dans trois semaines”, ce sont des idées d’en bas. On en prend des libertés avec le temps des gens, tu ne peux pas t’en faire une idée. Trois mois sont pour eux comme un jour. Tu le verras bien. Tu apprendras tout cela. On change de conception, ici. » Je relisais ce passage et quelques autres chaque matin après la douche, Bach et la promenade, tandis que la première des poches alimentaires me nourrissait pour quatre heures. Je les relisais comme une ouverture et une prière : Joachim et Hans étaient devenus beaucoup plus proches de moi, plus intimes, que ceux qui, entrant ici, je ne parle même pas des autres, venaient du « monde d’en bas » et bien vite y retournaient. Le « monde d’en bas » était celui des gens qui, bientôt, je le sentais, me diraient : « Encore à l’hôpital ? Mais quand sors-tu ? Encore des opérations ? Mais jusqu’à quand ? Toujours en rééducation ? Tu dois en avoir assez. Toujours en arrêt de travail ? Mais pour combien de temps ? », et finalement, puisque ce serait la même chose, toujours le même rapport aveugle et impatient au temps : « Et ton livre, tu le publies quand ? » Comme Joachim, comme Hans Castorp au bout de quelques centaines de pages, j’avais la sensation que je n’en sortirais jamais et que cette non-sortie devait m’apporter, si c’était possible, quelque sagesse. Je ne devais sortir ni de l’hôpital, ni du livre, le second étant le mode d’emploi du premier. Certes, la mort n’était pas au bout du chemin, de ce chemin-là en tout cas, mais j’avais ici des choses à apprendre et à vivre que je n’aurais pu connaître ailleurs. Mes chambres du service de stomatologie étaient mon sanatorium de Davos et je n’étais pas loin de penser que, de même que la guerre de 14 concluait l’aventure de Hans Castorp, une autre guerre s’annonçait maintenant, une guerre dont les islamistes n’étaient qu’un symptôme et qui opposerait l’homme à lui-même, une guerre sociale, sexuelle, psychique, écologique, totale, conduisant à relativement court terme à l’extinction. Il n’y avait aucun prophétisme dans ce que je croyais pressentir, aucun narcissisme non plus, je n’avais pas véritablement d’états d’âme et d’ailleurs je n’en parlais à personne. Simplement, j’éprouvais une compassion silencieuse pour ceux qui me rendaient visite, pour leur activité, leurs problèmes, leurs enfants, pour mes collègues qui continuaient d’écrire leurs articles petits ou grands. C’était le sens de ma réplique au docteur Mendelssohn quand, voyant sur ma tablette le roman de Thomas Mann et les lettres de Kafka à Milena, il m’avait dit d’un air sarcastique : « Vous n’avez rien de plus drôle à lire ? » Le docteur Mendelssohn avait la mélancolie froide. J’ai appris plus tard qu’il jouait du violon.

Ceux qui sont entrés dans le cocon cet hiver-là habitent un monde à part, celui des tisserands qui m’ont aidé à refaire la tapisserie déchirée et qui, sans le savoir ou en le sachant, m’ont dégagé de la pression du temps. La liste de leurs prénoms n’est pas un appel des morts, mais un appel des visiteurs, toujours renouvelé, toujours en suspension : Alain, Alexis, Anne, Anne-Laure, Anne-Marie, Arnaud, Aurélien, Benjamin, Blandine, Caroline, Céline, Claire, Éric, Fernand, Florence, Florence, Françoise, Gérard, Giusi, Hadrien, Hadrien, Hélène, Hortense, Jean-Pierre, Joël, Laurent, Laurent, Lila, Lucile, Marc, Marilyn, Maryse, Monique, Muriel, Nadine, Nathalie, Nina, Odalys, Olivier, Pascal, Pascal, Pierre, Pierre, Richard, Sophia, Sylvie, Sylvie, Teresa, Virginie, Zoé. Leurs prénoms forment une guirlande et il ne se passe pas de jour sans que je pense à l’un ou l’autre. Ils sont dans la tapisserie, ils sont hors du temps. Une partie d’eux-mêmes ne sort plus de ces limbes, immobilisée au cœur du motif, prise dans le cocon comme ces cosmonautes saisis par Alien, mêlée à mes états et sensations par une multitude de gestes, de fils, de silences, attendant d’être fertilisés par une mémoire beaucoup plus fragile que la mâchoire et le dard de la créature de Ridley Scott, et dont l’éclosion ne pourrait signifier qu’un supplément d’incertitude, d’amitié, de vie. Cette partie d’eux-mêmes est bloquée dans une toute petite poche d’éternité. L’éternité, ça ne dure pas longtemps, mais peut-être y a-t-il quelque sagesse dans l’ombre qu’elle répand, celle qui fait dire à Hans Castorp après vingt-quatre heures de séjour dans le sanatorium : « Et pourtant j’ai l’impression de n’être pas ici depuis une journée seulement, mais depuis assez longtemps, exactement comme si j’étais devenu plus âgé et plus intelligent. Oui, c’est là mon impression… » Les autres, aussi proches soient-ils, habitaient un monde où la roue tourne, un jour après l’autre, un rendez-vous après l’autre. C’était le monde où l’attentat avait eu lieu sans avoir lieu.

Gabriela vivait depuis plus d’un mois hors du cocon et il ne m’a pas fallu longtemps pour sentir que, même de nouveau installée au centre pour une dizaine de jours, elle ne pouvait y retrouver sa place. J’avais des sentiments pour mes amis ; je n’avais plus d’amour pour personne. Elle était montée dans le train hospitalier le 9 janvier, elle en était descendue une semaine après pour rejoindre New York et ses multiples problèmes, il n’était plus possible de remonter et, dans l’immédiat au moins, de relancer la machine à aimer. Le temps avait changé, mon corps avait changé, je métabolisais l’attentat par la reconstruction, un mois valait dix ans et toutes les places étaient prises, même si tout le monde a commencé par quitter le wagon, les femmes avant tout, quand Gabriela y est montée. La femme que j’aimais était devenue la femme de trop.

Le premier signe de mon éloignement a précédé son retour de quelques semaines. Avec l’aide de mon frère, j’avais créé une adresse mail réservée aux plus proches – une sorte de canal intérieur du patient Philippe Lançon. Cette adresse faisait allusion au vélo que j’avais laissé, le 7 janvier, devant Charlie, et qui m’obsédait. J’avais fini par demander à des policiers dont je me sentais proche d’aller vérifier s’il était là-bas, dans la rue, accroché à son poteau. L’un d’eux était passé un jour dans le quartier et, lors de sa garde suivante, m’annonça avec plaisir qu’un mois et demi après l’attentat le vélo n’avait pas bougé. Tant qu’il est là, ai-je pensé, le passé est à sa place. Le vieux vélo à Charlie était la sentinelle qui veillait, comme à l’entrée d’un col, au passage entre la vie d’avant et la vie d’après. Je n’avais pas donné l’adresse du vieux vélo à Gabriela. Le peu de décisions que je prenais étaient instinctives, liées à un état qui à tous moments pouvait changer. Je craignais de la faire entrer dans ce qu’était devenue ma vie et je ne savais pas pourquoi. Il y entrait une part de vaudeville platonique, tant le comique n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il se nourrit du tragique.

La présence de Sophia, une amie récente, était devenue essentielle. Après avoir été universitaire, elle effectuait maintenant des études de marché pour des entreprises de luxe. Elle allait dans toutes sortes de pays interroger toutes sortes de femmes sur leurs images de l’amour, de l’homme, de la beauté, du luxe. Elle allait bientôt partir à Shanghai pour interroger des Chinoises aux conceptions amoureuses assez rudimentaires. Elle m’a rappelé plus tard que je l’avais appelée dix minutes avant l’attentat. Je ne m’en souvenais pas et je ne sais toujours pas pourquoi je l’ai appelée à ce moment-là, pendant la conférence de rédaction. Pour confirmer un rendez-vous ? Pour aller au cinéma ? Elle était sortie promener son chien et m’a rappelé quelques minutes plus tard, trop tard. À ma demande, deux ans et demi après, elle m’a décrit par mail les jours suivants, tels qu’elle les a vécus. Si je le recopie ici, c’est parce qu’il indique comment l’attentat crée une chaîne de souffrances subites, communes et particulières, où chaque ami de la victime semble soudain marqué, comme du bétail, au fer rouge : le viol est collectif. C’est pourquoi, à partir du 7 janvier, ma vie ne m’a plus appartenu. Je suis devenu responsable de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, m’aimaient. Mes blessures étaient aussi les leurs. Mon épreuve était en indivision.

Sophia était dans son jardin, avec son fils Pierre-Camille, quand ils ont appris la nouvelle. Elle a appelé son frère. Nous avions des amis communs, lui et moi, et il ne lui a pas fallu longtemps pour apprendre que j’étais blessé au visage. Voici la suite :

En début d’après-midi, j’ai appelé deux de mes clients, pour qui je devais conduire des études, l’une dont le terrain commençait le 7 dans l’après-midi, l’autre le lendemain. Je leur ai dit que je ne pouvais pas, je leur ai dit pourquoi. J’étais anéantie. Le lendemain de l’attentat, je me souviens d’avoir appelé l’une de mes amies les plus chères, très tôt le matin, à 7 heures. Je ne me souviens de rien ce jour-là, sinon de ma souffrance.

Vendredi matin, je suis partie pour Milan, pour l’une des études. Je me revois au terminal F de Charles-de-Gaulle, au café en sous-sol, à côté du lounge d’Air France. Il y avait des écrans de télévision partout, qui diffusaient en boucle le récit de l’attentat, la liste des morts et des blessés. Je regardais ces informations, et mes larmes coulaient, je ne pouvais plus m’arrêter de pleurer, indifférente au regard des gens autour de moi. Ils comprenaient sans doute que je connaissais quelqu’un dans l’attentat. Puis une femme s’est approchée de moi ; elle était assez belle, elle avait des enfants, un mari aussi, je crois. Elle m’a parlé, elle a tenté de me réconforter.

À Milan, j’ai animé deux groupes en italien pendant huit heures. Mon amie italienne et partenaire était là, prête à prendre le relais. J’ai tenu bon, mais quand je suis sortie de la salle de groupe, je n’avais plus de voix. Plus un souffle de voix. Nous étions le 9 janvier. J’ai perdu ma voix, totalement, pendant dix jours. Je l’ai retrouvée, partiellement, à mon retour de Shanghai le 19 janvier.

Le 14 janvier, je suis partie pour Shanghai. Je me revois de nouveau dans le lounge d’Air France. Mon frère m’a appelée pour prendre de mes nouvelles. Je n’avais toujours pas un souffle de voix, je lui parlais en chuchotant et il me comprenait. C’était un immense réconfort de l’entendre. Je pleurais. J’ai pleuré pendant dix jours, je n’ai jamais autant pleuré, je ne pleure pas souvent, pas facilement. Je me souviens de lui avoir dit que je ne savais pas comment je pourrais rire à nouveau un jour. Pourtant, j’avais déjà connu une peine immense, celle de perdre mon père quand j’avais quatorze ans. La personne que j’aimais le plus au monde, à l’époque. Mais la violence de ce que je ressentais là était d’un autre ordre. Mon frère m’a réconfortée, il a été formidable avec moi. À Shanghai, j’ai briefé ma partenaire chinoise en chuchotant et en écrivant ce qu’elle ne parvenait pas à entendre.

À l’hôpital, à partir de la mi-janvier et après avoir hésité, j’avais accueilli Sophia et elle avait pris peu à peu non pas exactement la place de Gabriela, mais une partie de cette place, s’occupant de moi en son absence, me couvrant de cadeaux et d’attentions, m’écrivant lorsqu’elle voyageait, me rapportant de Madrid un livre sur Goya, d’Italie une chemise, trouvant les mots et les gestes qu’il fallait au moment où il le fallait, avec une générosité qui confinait à la sainteté ou au masochisme, et qui n’était peut-être, tout simplement, que de l’amour et une volonté d’être réparée. Je n’ai jamais proposé à Sophia de rejoindre le petit « club » de ceux qui dormaient dans ma chambre, mais je n’avais aucun scrupule à me laisser aider et aimer par elle. Le patient au long cours a sans doute quelque chose du vampire : je prenais ce dont j’avais besoin, comme d’autres et plus que d’autres elle me le donnait ; mais ce n’était pas tout : je vivais dans un monde suspendu aux soins et aux fantômes de l’attentat, et, dans ce monde, tout était fiction, donc tout devenait possible. Cependant, je voulais la paix. Je n’ai parlé à Gabriela ni des visites de Marilyn, ni de la présence de Sophia, ni de rien de ce qui constituait une vie en huis clos dont les circonstances l’avaient exclue. Tout ce qui m’épargnait des tensions justifiait ce qu’on pourra qualifier de lâcheté.

Souvent, Gabriela m’appelait sur FaceTime depuis New York. Soit j’essayais de dormir, soit j’étais en soins, soit je recevais une visite : ce n’était jamais le bon moment, ni les bonnes paroles. Elle continuait de me prêcher l’optimisme désespéré dont elle-même croyait avoir besoin pour affronter son mari le banquier, son père malade à Copiapó, sa solitude. Elle tentait de m’enseigner des façons de guérir qui n’avaient aucun sens pour moi : je suis hermétique aux méthodes Coué et à la méditation. Elle me parlait d’un type qui s’était fait manger le bras par un requin, d’un autre qui avait été gravement brûlé dans un accident. Les deux avaient écrit des livres exemplaires, à l’américaine, pour raconter leurs « combats », célébrer la volonté, expliquer à quel point l’épreuve les avait rendus plus forts en rendant plus belle la vie. Les livres étaient bien entendu dédiés à leurs familles sans qui, etc. Les estrades et les télés américaines étaient remplies de ces survivants qui, d’un désastre surmonté, faisaient un show évangélique. Ces niaiseries volontaristes m’agaçaient d’autant plus que je pouvais à peine parler. Je regardais le sourire de Gabriela apparaître sur FaceTime, ce sourire que j’avais tant aimé, que j’aimais toujours, puis, pensant à l’homme au bras mangé par un requin, je lui substituais le sourire de Kafka ; et, tandis qu’elle me parlait de ces survivants modèles en état de résurrection prophétique, je repensais à une phrase de l’écrivain devenu compagnon de bloc : « Ce n’est que dans la mort que le vivant peut se concilier avec la nostalgie. »

Dans la nouvelle chambre, je n’étais que malaise. Je ne lisais quasiment pas les journaux, je n’avais toujours pas pris d’abonnement à la télé, la radio m’ennuyait comme un bruit de hors-bord se propageant au fond d’un lac. La lecture, dans un hebdomadaire qu’on m’avait apporté, d’un entretien avec un intellectuel français complaisant à la violence, et même visiblement fasciné par ce qu’elle portait de stimulation et de grand soir, avait conforté mon réflexe – on ne peut parler de volonté ni de pensée – d’échapper au carrousel des commentaires, qu’ils soient prophétiques ou didactiques. Il y avait une abjection de la pensée, lorsqu’elle croyait donner sens immédiat à l’événement auquel elle était soumise. La mouche jouait à l’aigle, mais ce n’était pas une fable, juste la réalité, la morne réalité de l’orgueil intellectuel : ces gens se prenaient pour Kant répondant à Benjamin Constant ou pour Marx analysant le coup d’État du prince Louis Napoléon. Ils faisaient de l’abstraction précoce.

On m’avait couvert de plaies organisées. Cette multiplication n’avait rien d’un miracle, mais elle avait fait de moi un envoûté du concret. L’actualité était devenue, comme tant de choses, une passion inutile. Peut-être étais-je maintenant semblable à mes grands-parents paternels, réduits à un monde étroitement limité et occupés à vivre dedans comme si l’extérieur ne pouvait que distraire, affecter, nuire surtout. Ils vivaient dans l’obscurité, éteignant toutes les lampes dans les pièces qu’ils quittaient, n’en laissant qu’une allumée dans celle où ils se trouvaient. Dans ma chambre, je n’avais plus besoin de lampes inutiles. Je ne voulais que de vraies lampes. Il y avait le néon froid, la veilleuse à peine moins froide, la lampe rouge à pied que m’avait apportée Caroline, la lampe à sel que m’avait envoyée Florence, la lampe Lumio en forme d’accordéon à déplier que m’avait envoyée une autre Florence. Je les allumais tour à tour comme l’allumeur de réverbères, c’était la consigne. Elle ne suivait que mon humeur et l’image de celle qui me l’avait apportée et à qui, en l’allumant, je pensais comme à une fée amicale. Toutes diffusaient une lumière douce et chaude, sans toutefois me permettre de lire davantage, surtout le soir. Ma vue avait brutalement baissé, après la greffe comme après l’attentat, ou alors je ne parvenais plus à me concentrer. J’en ai parlé un soir à Chloé. Elle m’a répondu qu’après un drame familial, il lui était arrivé la même chose : « Je n’y voyais plus rien. » Ce fut ainsi que j’appris ce drame et ce fut la seule fois où, brièvement, elle m’en parla. Je n’étais pas en état de comprendre ce que pouvait avoir d’inattendu et d’exceptionnel une telle confidence, ce qu’elle révélait du moment que la chirurgienne et son patient vivaient. Je l’écoutais, j’acceptais, j’étais curieux, surpris, ému, reconnaissant. Je ressentais et, comme avec Sophia et les autres, je prenais. Tout ce qui venait de Chloé me fortifiait spécialement. Il ne s’agissait pas d’amour mais de dépendance. Il ne fallut pas longtemps à Gabriela pour éprouver de la jalousie envers ce lien. Elle avait tort, dans la mesure où ce qui m’unissait à ma chirurgienne était d’ordre vital, et non sentimental ; mais elle avait raison, puisque ce lien, à cette période, était alors devenu prioritaire. Chloé passait avant tout le monde, avant mon frère et mes parents. Elle était la seule personne dont ma mâchoire et ma vie future dépendaient. Elle était une femme et un principe d’action. Les autres prisonniers du cocon étaient tous, plus ou moins, en salle d’attente.

Gabriela était sortie du cocon au moment où il se formait. Étais-je en train de devenir un autre, comme elle me l’a rapidement reproché ? Le patient est un vampire, ai-je dit, et il est égoïste : je n’avais que très peu à offrir, à donner, toutes les réserves étaient prises par le combat mental et chirurgical. Je n’ai pas compris tout de suite que Gabriela n’était plus au cœur de ce combat, et, après l’avoir compris, je n’ai pas pu le lui dire : comment l’expliquer à une femme qui a fait six mille kilomètres pour venir me voir et vivre avec moi dans une chambre d’hôpital pendant dix jours ? D’autant que la vérité était plus retorse : les multiples scènes qu’elle allait bientôt provoquer avaient une vertu qu’il me fallut encore plus de temps pour deviner, elles transformaient la victime d’attentat en protagoniste ordinaire d’une crise de couple.

Trois jours après son arrivée, nous étions à cran. J’étais soulagé quand elle partait donner des cours ou faire une heure de barre, j’étais nerveux quand elle rentrait. Elle ne supportait pas de me voir écrire des mails et mes premiers articles pour Charlie. Nous savions que la nuit se passerait mal, pour elle comme pour moi, dans des insomnies opposées plus que partagées. Les infirmières dont j’étais le plus proche l’avaient senti bien avant moi. Elles entraient dans la chambre avec une brusquerie habituelle mais embarrassée, et nous nous mettions à échanger comme toujours, moi avec mon carnet, elles avec leurs gestes et leurs bouches, comme si Gabriela n’était pas là. Elle était pourtant là, épuisée, le visage clos, assise sur son lit, derrière son ordinateur et ses lunettes sur le nez, répondant à des mails professionnels, travaillant les cours qu’elle avait repris en s’inscrivant à l’université de New York. Je la regardais et je me souvenais d’une phrase qu’elle m’avait dite à New York deux ans avant, il y avait un siècle : « Tu fais de moi une reine. » Ici, le roi, c’était moi.

Tout a pourtant bien commencé. À peine arrivée, elle s’est allongée sur le lit et m’a tenu la main tandis que la belle Ada changeait les pansements, du visage et des jambes. Il y avait un tatouage sur le bras d’Ada, en mémoire de son grand-père. J’aimais le regarder pendant qu’elle s’occupait de moi. Son père était gardien et elle avait grandi dans un parc. Je fermais les yeux pendant qu’elle enlevait les croûtes nées autour des points de suture autour de l’escalope et je l’imaginais dans le parc ou sur le lac d’Enghien. Ce jour-là, il lui a fallu une demi-heure pour tout nettoyer, vaseliner et protéger. La plaie au niveau du péroné, longue et rectangulaire, était rouge vif et, comme l’escalope, bordée de points de suture. La peau qu’on avait prélevée sur l’intérieur de la cuisse remplaçait celle qui, depuis le mollet, avait rejoint la mâchoire. Du même coup, il y avait sur l’intérieur de la cuisse une sorte de petit tapis rectangulaire, également rouge vif et suintant, qui me brûlait jour et nuit. J’étais encore sous perfusion. J’avais repris l’alimentation par sonde. Un drain sortait de la plaie au cou.

Le lendemain matin, je devais aller au scanner pour contrôler la greffe. Il se trouvait dans un bâtiment voisin. Gabriela a décidé de m’accompagner, comme Marilyn l’avait fait, le 9 janvier, lors du premier contrôle. J’avais mis un masque pour protéger l’escalope, comme ce serait désormais le cas, dans la journée, pendant six mois. Lulu me guidait, les deux policiers nous suivaient. Aucun fauteuil n’était prévu. Gabriela était surprise, les policiers aussi, moi aussi, mais nous n’avons rien dit et nous voilà partis dans le froid, sous une pluie légère, dans les rues si peu hospitalières. Assez vite, je me suis senti faible. Gabriela me tenait par un bras, un policier s’est approché et m’a pris l’autre, sous le regard de Lulu qui soudain comprenait et qui a dit : « Mais… personne ne m’a dit qu’il était dans cet état ! Ils auraient pu me prévenir, quand même ! Quel bordel ! Au retour, vous aurez un fauteuil ! » Les gens qu’on croisait nous regardaient bizarrement : ce patient masqué et si solidement accompagné était-il dangereux ? De promenade en promenade, je m’étais habitué à ces regards. Avec mes policiers, je vivais dans un monde parallèle aux gens que je croisais. Gabriela le découvrait. Elle m’a dit plus tard qu’elle avait eu la même impression que moi. Elle jouait une scène du Parrain, celle où Marlon Brando est caché par Al Pacino dans l’hôpital pour échapper aux tueurs. Dans notre histoire, les tueurs étaient déjà passés.

Le lendemain, elle a pris en charge une partie de ma rééducation. Les infirmières et les aides-soignantes m’avaient prévenu : quand on a un péroné en moins, il faut recommencer à marcher presque aussitôt, mais il ne faut pas le faire n’importe comment. C’est talon pointe, talon pointe, lentement et le dos droit, sans éviter la souffrance que le mouvement provoque puisque l’éviter, c’est se condamner à boiter. Pour ce genre d’exercice, Gabriela était idéale : danseuse et professeur de haut niveau. Dès le lendemain, elle m’accompagna dans le couloir et m’aida à faire mes longueurs, sans dureté mais sans complaisance. Elle marchait un mètre derrière moi pour vérifier ma posture, les policiers marchant un mètre derrière elle. Les missions des uns étaient mises en abyme par celles des autres. Au début, tout le monde souriait.

— Redresse-toi ! Tu penches à gauche ! Oublie la douleur et pose le talon par terre ! Voilà, déplie le mouvement ! Lentement, plus lentement !

Et elle riait en me corrigeant.

Les longueurs étaient devenues douloureuses, j’avais l’impression de marcher sur un tapis de clous ; mais, une fois de plus, il fallait accueillir la douleur comme un allié m’indiquant le chemin à suivre.

Six ans plus tôt, mes parents et moi avions rendu visite à de vieux cousins des Pyrénées, habitant Bagnères-de-Luchon. Monette, morte depuis, avait été professeur d’anglais. Son mari Jean-Marie m’avait offert du sirop, comme dans mon enfance. À un moment, tordue et bossue, à moitié aveugle, Monette est sortie faire ses exercices. Elle marchait très lentement avec deux cannes, s’obstinant à faire ses longueurs dans le jardin du catalpa au portail, du portail au catalpa. C’était l’été. On aurait dit un très ancien animal, mélange de taupe et d’escargot. Je l’ai suivie pour l’aider, comme m’aidait maintenant Gabriela. Arrivée près du portail, elle a tendu son visage vers le mien, le nez au ras du mien, pour voir ce qu’elle ne voyait pas, et m’a dit d’une voix fragile : « Je crois qu’il le faut, non ? » Je lui ai répondu : « Mais bien sûr qu’il le faut ! Vous devez faire ces longueurs, comme à la piscine, et mettre peut-être un fauteuil près du portail, pour vous reposer un peu et repartir. » Elle a repris : « Ah oui, oui, il le faut, il faut que je le veuille… » Puis, tendant de nouveau son visage vers moi : « Comment t’appelles-tu déjà ? Je n’ai plus une très bonne mémoire… » Son mari, en revanche, se souvenait de tout : noms, âges, situations familiales, dates de naissance, et cela jusqu’au plus éloigné dans l’arbre familial, qui semblait vivre, irrigué par sa mémoire, à côté du catalpa. Dans le couloir avec Gabriela, je me répétais maintenant : « Il le faut », « il le faut », et j’aurais voulu posséder la mémoire du mari de Monette pour irriguer ce qui semblait avoir séché.

Six jours après l’arrivée de Gabriela, j’ai repris avec elle mes marches à travers l’hôpital entier. J’étais heureux de lui faire découvrir les recoins de la Pitié-Salpêtrière, comme je les avais fait découvrir aux policiers qui m’accompagnaient. Suivez le guide, il est patient ! Depuis un mois que je l’arpentais, c’était devenu mon domaine. Son foutoir architectural, ses couches de bâtiments se côtoyant sur quatre siècles, ses petites places invisibles, ses rues, ses bruits, ses odeurs, ses façades, ses culs-de-sac, ses porches, ses passages, ses perspectives inattendues, tout refaisait de moi l’enfant-explorateur que j’avais été, quoique sans audace, du temps où, nageant dans l’Yonne, les frondaisons de la rive d’en face étaient plus mystérieuses que l’Amazonie. Des singes allaient tomber des arbres et des Indiens sortir de la forêt. Ici, chaque façade offrait de l’exotisme à ma mélancolie.

Je rejoignais d’abord le grand parc, entre les bâtiments créés par Louis XIV, puis la grande chapelle vide, où j’espérais tomber sur l’aumônier. J’y accédais soit par un escalier, soit par une petite rampe : la petite rampe m’aida aussitôt à rééduquer la jambe sans péroné, talon pointe, talon pointe, et correction de Gabriela. Je passais ensuite sous le grand bâtiment, rejoignais la sortie la plus proche d’Austerlitz, montais une longue rampe longeant les grilles extérieures, limites de mon domaine. Cette rampe conduisait jusqu’à une partie moins fréquentée de l’hôpital, entre le vieux bâtiment psychiatrique, dit de la Force, et celui, tout aussi ancien et peut-être le plus beau dans sa simplicité formelle, de la lingerie. Les draps des patients étaient régénérés entre des murs vieux de quatre siècles, classiques et parfaits comme un vers de Malherbe. Ces beaux bâtiments d’éternelle structure, en m’encadrant, me rassuraient.

Sur le chemin entre les deux édifices, il y avait ma cabane au fond des bois : une vieille ruelle en coude, encore pavée, baptisée rue des Archers, où, dans de petits bâtiments à un étage couverts de chiens-assis, se trouvaient des locaux syndicaux d’apparence aussi vétuste que l’époque dans laquelle ils semblaient relégués : ici, non plus le XVIIe siècle des bâtiments voisins, où l’on avait enfermé et même enchaîné les femmes dites de mauvaise vie et les fous, mais un XIXe siècle d’allure provinciale et balzacienne, genre Eugénie Grandet. Je n’y ai jamais vu marcher personne. Les pavés disjoints ne réveillaient pas spécialement la mémoire, mais ils permettaient de travailler l’équilibre du pied, et l’harmonie désuète de ce lieu minuscule, hors du temps, comme abandonné, fixait un cadre où je me sentais chez moi et hors de moi, à la campagne, dans la maison de mes grands-parents toujours vivants, entre l’époque de ma rougeole passée sur un lit pliant en toile bleu sombre à celle où j’avais lu La Comédie humaine, dans ma chambre à tomettes rouges ou au bord de la rivière. J’avais flotté là-bas dans un monde silencieux, plein d’insectes et à la magie réservée, un monde où mes familiers vivaient tantôt dans leur grand âge, tantôt au cœur des pages. Ce monde revenait par cette ruelle en coude, découverte par hasard, presque aussi efficace qu’une machine à remonter le temps. Le temps n’existait plus dans la rue des Archers.

Un peu plus loin venait mon second lieu magique, situé dans la rue des Petites-Loges : un long bâtiment au toit pointu et sans étage bordé par une passerelle couverte, sur laquelle on avait mis à intervalles réguliers des bancs en demi-lune, soutenus par des pieds en fer forgé et couverts d’inscriptions mnémotechniques. C’était un bâtiment consacré à la neurologie. Je remontais systématiquement sa passerelle comme si j’allais partir en mer, et il me semblait que, si je m’asseyais sur l’un de ces bancs, j’allais disparaître en paix dans tel ou tel souvenir, comme à l’intérieur d’un nuage. Il fallait ensuite monter un escalier pour rejoindre les parages du bâtiment de Charcot.

Ce jour-là, la marche entière nous a pris environ une heure. Gabriela m’a aidé à en affronter les obstacles avec une discipline et une bonne humeur qui, une fois de retour dans la chambre, allaient disparaître. J’ai tenu à lui faire faire le grand tour et nous avons fini par les bâtiments plus récents, en briques et pour certains Art déco, de la Pitié. Nous avons descendu la rampe qui longeait le haut bâtiment moderne de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière. C’est là, lui ai-je dit, que se trouve la meilleure cafétéria de l’hôpital. Et, au même moment, je me suis demandé quel pouvait être le goût du café, celui que Marilyn m’avait fait renifler avait disparu, et si je pourrais un jour de nouveau en profiter avec, pourquoi pas, un pain au chocolat. Les mots désignent les choses. Dans mon cas, les aliments et les sensations semblaient disparaître à mesure que les mots se posaient dessus. En arrivant devant le service, j’ai cru voir Pascal, un ami sculpteur de mon village, que je n’avais pas vu depuis l’été précédent. C’était bien lui, avec son profil d’aigle, son regard à la fois dur et sentimental, perdu et éperdu. Il m’attendait depuis quelque temps sur le muret où les patients fumeurs venaient en griller une, un paquet dans les mains. Il m’a vu, s’est levé et m’a serré dans ses bras. Comme je ne pouvais pas parler, je l’ai regardé de toutes les façons possibles. Des infirmières m’avaient dit que mon regard de muet était devenu si expressif qu’elles pouvaient lire les nuances de mon humeur. Pascal m’avait apporté un cadeau : un livre sculpté dans l’albâtre. Il m’a embrassé et il est parti aussitôt. Il craignait l’effusion et il ne voulait pas me déranger. Dans la chambre, j’ai posé la sculpture sur la table roulante et j’ai senti que Gabriela, une fois de plus, me trouvait trop sensible à la considération que mes amis m’accordaient.

Elle avait apporté une petite machine à café et communiquait la nuit, par vidéo, avec son père ou avec sa classe universitaire. Ces conversations m’ôtaient le peu de sommeil dont je pouvais bénéficier. Elle était nerveuse, angoissée, et, une fois endormie, sursautait sans cesse comme un petit animal torturé. Certains de ses employeurs new-yorkais menaçaient de la virer. Ils avaient été complaisants en janvier, lui avaient dit : « Oh, I am so sorry ! », comme font si bien les Américains, mais les Américains, qui n’aiment guère les labyrinthes critiques de l’intériorité, restent rarement compatissants au-delà d’une surface délimitée par leurs intérêts, le cœur est gros comme ça mais jamais loin du portefeuille, et ce deuxième voyage les agaçait : il fallait la remplacer, on ne pouvait compter sur elle, l’attentat n’était pas une excuse pour manquer à ses clients. La procédure de divorce avec son mari, le banquier de Chicago, se passait mal. C’était un anglican du Midwest, toujours du côté du Bien, donc prêt à tout pour l’imposer. Il avait eu sa minute de compassion en janvier, juste après l’attentat, en montrant à Gabriela toute la grandeur d’âme qui s’impose devant ceux qui vont mourir et qu’il s’agit, comme à l’église, de saluer. Mais je n’étais pas mort et il l’accusait maintenant de venir à Paris pour boire du champagne avec son amant : Gabriela me fit lire un soir un mail particulièrement froid et odieux, un parmi d’autres, naturellement destiné au juge. En guise de champagne, elle sortait rapidement acheter un sandwich le soir, à la supérette du coin, où ma belle-sœur l’a trouvée un jour en larmes, seule, dans les rayons : tout lui échappait, son travail, son divorce, ses études, son compagnon. Quand c’était l’heure de la visite, elle sortait de la chambre avec son ordinateur, sous l’œil indifférent des chirurgiens, et s’asseyait par terre, dans le couloir, près des flics avec qui elle parlait. Il n’était pas rare qu’une aide-soignante lui dise : « Mais c’est sale, par terre ! » Les deux chaises étaient occupées par mes gardes.

Dans la journée, quand elle n’allait pas danser ou enseigner, elle était de plus en plus exaspérée de me voir écrire et relire mes premiers articles pour Charlie. Ses mots étaient toujours les mêmes : « Je prends des risques et me sacrifie pour toi, je suis ici au lieu de chercher du travail à New York et d’étudier, je ne m’occupe pas de mon divorce et toi, tu es dans ton monde et tu ne penses qu’à toi. Quels sont tes projets pour l’avenir ? »

Des projets ? Je n’en avais pas. Je n’avais pas d’avenir. Je ne le voyais pas, ne le sentais pas. Mon avenir s’arrêtait aux prochains soins et à l’horizon de sensations de plus en plus féroces et inédites. Je ne pouvais de toute façon pas vraiment lui répondre, puisque je ne pouvais m’exprimer. Je répondais par quelques mots dans mon carnet, toujours les mêmes, écrits en capitales, des Je t’aime et des Tu es merveilleuse qui redoublaient son exaspération. L’écriture est lente, intérieure, silencieuse. Elle ne correspond ni au rythme, ni à la nature de la conversation. L’une des premières chroniques faites alors pour Charlie, sous le nez de Gabriela, portait justement sur ce thème. J’y écrivais ceci :

« Depuis deux semaines, je suis réduit au silence : ordre bienveillant, mais ferme, de ma chirurgienne. Il faut protéger les sutures, toujours capricieuses, d’une lèvre qu’elle a refaite. Une anesthésiste facétieuse et amie m’a dit un soir qu’un patient, à force de ne pas respecter la consigne, avait fait exploser la sienne. Bavarder est un péché capital en chirurgie : je crois ici tout ce qu’on me dit, donc je la ferme. Et puis, on se sentirait presque intelligent quand on se tait : le silence imposé est le contraire du bruit imposé (télévisé, radiophonique), dont traite ordinairement cette chronique. Il ne s’agit pas de remplir le vide, mais de s’en abstenir. Le silence s’est installé au cœur des dialogues avec mes rares visiteurs et soignants. Je vis avec un carnet et une petite ardoise. Ils parlent, j’écris. Ils parlent assez peu, car écrire, c’est lent. À quoi pensent-ils en attendant des réponses qui prennent leur temps, comme des tortillards ou des cocottes en salle de bains ? L’affaire serait moins drôle si je n’étais pas, d’ordinaire, un épouvantable bavard. Je préfère l’ardoise au carnet, car tout ce qui est écrit, comme la parole non enregistrée, est aussitôt effacé. Pour qui écrit d’une manière ou d’une autre depuis plus de trente ans, n’imaginant pas sa vie sans traces venues du bout des doigts soudain noircis par le feutre, ce n’est pas rien. D’autant que j’essaie de m’appliquer. Quitte à écrire sur le sable d’une ardoise Velleda, autant le faire avec des phrases justes, précises, mûries par l’instant et l’émotion inévitablement contenue, des phrases pour ainsi dire muettes et destinées à rejoindre l’oubli dont l’événement les fait, pour une minute, sortir. Il faut croire que les phrases effacées ont leur orgueil : elles se contentent de se faire regretter, chassées par d’autres. Est-ce du masochisme ? Je ne le crois pas. Il ne s’agit que d’éprouver l’écriture en situation, qu’elle vienne ou pas, de la restituer au silence offert par l’occasion. Ce silence concret de l’écriture pour tout, de “j’ai mal ici” à une discussion sur La Montagne magique, a une autre vertu : il change la perception du dialogue et du temps. Il suspend les mots au débit ralenti, change la nature de l’échange. Il naît, littéralement, de ce qui ne peut être dit, pour rejoindre ce qui ne le sera pas.

Un matin, j’ai écrit au patron du service, le professeur G, qui faisait la visite : “Me voilà devenu trappiste. Les mots ont tout le poids de leur absence.” Il a bien ri. Le soir, j’écrivais à peu près à ma chirurgienne : “À La Trappe, ils pouvaient se taire, ils avaient Dieu pour les écouter. Moi, j’ai les médecins.” Elle, au-dessus de moi : “Et vous devez les écouter…” Moi, sous elle : “Et, comme les moines en Dieu, je crois en eux.” Elle, au-dessus de moi, me soignant la lèvre et prenant une photo pour me la montrer et m’en expliquer l’évolution : “Car vous les croyez, en plus ? C’est le syndrome de Stockholm ! Il est temps que vous partiez.” Comme toujours, elle a raison. »

Ayant lu cette chronique, Chloé m’a dit devant tout le monde en début de visite : « Alors, comme ça, j’ai toujours raison ! Hier soir, quand j’ai lu ça à mon compagnon, il a dit : “Tiens, en voilà un qui a tout compris !” » Tout le monde a ri, sauf moi qui ne pouvais pas, et Gabriela, qui ne voulait pas. Elle travaillait ce jour-là à un devoir sur Machiavel, qu’elle est partie continuer dans le couloir. Un vieil ami, Éric, m’avait offert le Pléiade pour qu’elle puisse s’en servir. Il était passé en son absence. Je revoyais Éric pour la deuxième fois depuis l’attentat et, comme il était plus réfléchi, plus cultivé et plus rigoureux que moi, nous avons parlé d’un vieux problème auquel je pensais nuit et jour, que je vivais plutôt, et dont j’espérais qu’il me permettrait d’y voir un peu plus clair : la nature du mal contemporain. Éric, éditeur, publiait de grands philosophes, de bons sociologues. Sur la question du Mal, il était insatisfait par tout ce qu’il lisait. Le monde avait bougé beaucoup plus vite que ceux qui prétendaient l’éclairer. Ces messieurs couraient derrière le Mal avec leurs concepts, leurs théories. Quelque chose, loin devant, échappait à l’analyse de ses nouvelles manifestations. Ni la sociologie, ni la technologie, ni la biologie, ni même la philosophie n’expliquaient ce que d’excellents romanciers, eux, avaient su décrire. Il n’y avait peut-être aucune explication au goût de la mort donnée ou reçue. Nous nous regardions, dans cette chambre, comme deux nigauds sans rames perdus au milieu d’un océan. Le dialogue avec Éric a duré une bonne heure. C’était un dialogue lent et silencieux, comme ralenti par la notion brumeuse et menaçante dans laquelle on essayait de pénétrer. Il me parlait de plus en plus lentement et je lui répondais par écrit de plus en plus lentement. J’écrivais sur l’ardoise des réflexions, des questions, que j’effaçais l’une après l’autre. Il les lisait et, dans ses réponses, ses relances, semblait régler sa cadence sur la mienne. Je n’ai jamais été aussi intelligent qu’en étant muet, mais je ne m’en souviens plus. Comme il était malade, il a fini par s’endormir. Je me suis souvenu de lui, un été, tandis que nous nagions lentement dans l’eau froide de la Normandie en parlant de femmes que nous avions aimées. Je lui parlais d’une ancienne amante avec une précision qui devait être telle qu’il a fini par me dire, de sa voix chaude et discrète qui jamais ne s’élevait, avec une élégance de prince qui se sait nu : « Je ne peux plus sortir de l’eau, il y a des enfants sur la plage et ton récit me fait bander. » Est-ce que je banderais un jour à nouveau ? Est-ce que nous irions nous baigner en Normandie ? Je l’ai regardé, assoupi dans le fauteuil, avec cette sensation inédite dans cette chambre : c’était moi, pour quelques instants, l’ami qui veillait sur lui.

Après plus d’un mois d’interruption, Charlie venait de reparaître. De nouveaux chroniqueurs et de nouveaux dessinateurs avaient rejoint les survivants. Il n’était pas question, pour moi, de ne pas figurer dans ces pages et j’avais écrit ma première chronique pour le numéro de résurrection, fuyant de partout, à la veille de la grande greffe. Sur quoi pouvais-je bien écrire dans cette chambre, sinon sur mon voyage autour de la chambre ? Écrire sur mon propre cas était la meilleure façon de le comprendre, de l’assimiler, mais aussi de penser à autre chose – car celui qui écrivait n’était plus, pour quelques minutes, pour une heure, le patient sur lequel il écrivait : il était reporteur et chroniqueur d’une reconstruction. J’étais, comme jamais, reconnaissant à mon métier, qui était aussi une manière d’être et finalement de vivre : l’avoir exercé si longtemps me permettait de mettre à distance mes propres peines au moment où j’en avais le plus besoin, et de les changer, comme un alchimiste, en motifs de curiosité. Si les morts revenaient, me suis-je dit sans le dire à Gabriela qui travaillait à côté de moi sur Machiavel, c’est peut-être ça qu’ils feraient : décrire leur vie et leur fin avec un enthousiasme précis et un chagrin tout aussi distancié. Peut-être avais-je passé trente ans à m’entraîner sur les autres pour en arriver là.

Gabriela voyait les choses autrement. Elle trouvait que ces chroniques me mettaient le nez dans mon état et m’égaraient dans un labyrinthe dont j’aurais dû sortir. C’était, selon moi, exactement le contraire : en la décrivant ainsi, j’échappais à ma condition. Il m’avait fallu atterrir en cet endroit, dans cet état, non seulement pour mettre à l’épreuve mon métier, mais aussi pour sentir ce que j’avais lu cent fois chez des auteurs sans tout à fait le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre. Du même coup, la séparation entre fiction et non-fiction était vaine : tout était fiction, puisque tout était récit – choix des faits, cadrage des scènes, écriture, composition. Ce qui comptait, c’était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donnés à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient. Quand j’écrivais au lit, avec trois doigts, puis cinq, puis sept, avec la mâchoire trouée puis reconstituée, avec ou sans possibilité de parler, je n’étais pas le patient que je décrivais ; j’étais un homme qui révélait ce patient en l’observant, et qui contait son histoire avec une bienveillance et un plaisir qu’il espérait partager. Je devenais une fiction. C’était la réalité, c’était absurde et j’étais libre. Cette activité se payait naturellement sur la bête. Je finissais chaque chronique épuisé, suant, toussant, larmoyant. Le patient ressuscitait d’entre les mots et reprenait le dessus.

L’escalope du menton refait est devenue, pour plusieurs mois, le terrain privilégié de cette lutte. Après quelques minutes d’écriture, elle était inondée par une cataracte nerveuse qui électrifiait le bas du visage et faisait fleurir la peau de l’intérieur, comme si une fourmilière y avait librement circulé. Le menton se contracte en mille endroits sous l’émotion ou la pensée, mais ceux dont il n’a pas été refait ont la chance de l’ignorer. Il suffisait que je me concentre un peu trop, que je bouge la langue de quelques centimètres, qu’une image me perturbe, pour éveiller cette fourmilière. Elle provoquait des démangeaisons comme je n’en avais jamais connu, des démangeaisons souterraines qui auraient mérité d’avoir leur propre nom et qui m’obligeaient à cesser toute activité. Elles éclataient lentement, comme un feu d’artifice ou comme le battement de l’anémone de Bernard. Je laissais mon ordinateur, m’allongeais à 30 %, fermais les yeux et cherchais à éloigner la fourmilière en respirant. Je ne pouvais encore employer le meilleur remède, dit du poisson-lanterne : gonfler les joues. Ce serait pour dans quelques mois.

Un coursier apportait maintenant chaque mardi des exemplaires que je distribuais depuis mon lit, les uns aux visiteurs, les autres aux soignants. L’opération agaçait Gabriela, qui me dit à plusieurs reprises : « Tu as été victime d’un attentat, et là, tu deviens victime de ta célébrité ! » Son agacement fut à son comble le jour où une infirmière et une aide-soignante entrèrent, chacune un exemplaire à la main, et me demandèrent de les dédicacer. Je le fis de bonne grâce. Une fois la porte refermée, elle explosa : « Pour qui te prends-tu ? Tu n’es plus le même ! Tu te prends pour un roi ! Tu te complais dans ta douleur et ta notoriété ! » Je me suis levé, pouvant à peine respirer, pour la prendre dans mes bras. J’ai émis une sorte de cri étouffé, tout en me repoussant elle a dit : « Tais-toi ! Tu sais bien que tu n’as pas le droit de parler. » Nous étions maintenant près de la fenêtre, face au pin noir et au ciel gris. Elle m’a regardé et elle a poursuivi : « Oui, tu te complais ! Tu ne fais plus attention à moi. Toi, tu as reçu une balle dans la mâchoire, mais moi, j’ai reçu une balle dans le cœur ! On m’a fait violence, on m’a pris ma vie et on ne me pardonne rien. Toi, tu as de la chance, le journal te paie. La France est un beau pays ! En Amérique, c’est différent ! Moi, quand je ne travaille pas, on ne me paie pas. » Puis, me regardant de plus près, elle a conclu : « Quant à tes problèmes, ils ne sont plus qu’esthétiques ! »

Les jours suivants, la situation n’a fait qu’empirer. Elle était si épuisée, si nerveuse, qu’elle parlait anglais aux soignants sans s’en apercevoir. Beaucoup d’entre eux ne parlaient pas cette langue : je m’en étais aperçu le jour où l’on m’avait appelé, avant la greffe, pour comprendre ce qu’un jeune Sri Lankais avait pu avaler qui lui brûlait la bouche, la gorge et l’estomac. C’était de la soude caustique.

J’en venais à me sentir coupable de tout ce que Gabriela vivait. Ses lunettes n’étaient plus adaptées à sa vue et j’écrivis un jour à mon frère, à qui je ne cachais presque rien : « Elle est complètement bigleuse, moi je ne peux parler, c’est scène sur scène entre les visites et les soins. Tu imagines le huis clos ? » Ses problèmes d’argent se multipliaient tandis qu’entre la lèvre et l’escalope, le haut du menton commençait à fuir. Son père continuait de dépérir dans le désert d’Atacama, je pouvais le voir sur l’écran quand elle l’appelait. La canule irritait la gorge et m’empêchait de dormir. L’une de ses patronnes, dirigeant un gymnase payé par son riche mari, lui envoyait des mails comminatoires. Une escarre était apparue à l’orée des fesses, au niveau du coccyx, et ne me laissait plus en paix. Acculée, Gabriela voulait que je lui fasse un prêt important et me reprochait de ne pas y avoir pensé tout seul. Mon frère et mes amis me le déconseillaient, ils trouvaient qu’elle abusait de la situation et refusait de voir mon état. Elle répétait en boucle : « J’ai tout risqué pour venir te voir. Je suis venue aussitôt. Je pensais que c’était le début de quelque chose, d’une vraie histoire enfin. Mais je te vois écrire des articles, séduire des infirmières, et je me sens seule avec toi. Je dois trouver du travail, soutenir mes parents, réussir mes études pour me reconvertir. Tu ne me proposes rien, j’ai tout abandonné pour toi comme je l’avais fait pour mon mari, mais c’est toujours la même chose, tu es dans ton monde comme il est dans le sien. » Me prenait-elle pour le banquier de Chicago ou le prenait-elle pour moi ? Nous ne dormions plus ni l’un ni l’autre. Dans mon carnet, je notais des choses comme : « La vérité est un remède de cheval, mais sans elle le cheval fausse son pas. » Ou encore : « Il y a une vérité chirurgicale, plutôt rassurante ; esthétique, plutôt opaque ; mentale, tout à fait obscure. » Et encore : « Les lettres de Machiavel sont à mourir de rire et de méchanceté. Seuls les génies ont le droit d’être amers. » Et toujours : « Faisons une prière pour Hypnos. »

Quelques jours avant le départ de Gabriela, la psychiatre m’a proposé un entretien à trois, dans la chambre. J’ai accepté. Il me semblait que Gabriela avait autant besoin que moi d’un tiers, et d’un professionnel, pour remettre en perspective l’enfer que nous vivions sous les yeux des infirmières embarrassées. Gabriela était mécontente, car j’avais décidé sans lui en parler. Un matin, la psychiatre s’est assise entre le lit et la fenêtre et m’a dit : « De quoi voulez-vous parler ? » Pour faire plaisir à Gabriela, qui n’avait que ce mot à la bouche, j’ai écrit : « De l’avenir. » Mais c’était encore moins agréable que de parler du passé, qui avait au moins eu le mérite d’exister, et l’entretien a vite dégénéré. Gabriela a repris sa complainte sur sa solitude et mon narcissisme. Armée d’un petit sourire, la psychiatre attendait qu’elle reprenne son souffle pour lui poser une question précise qu’elle ne supportait pas, et elle s’est mise à pleurer. La psychiatre a fini par dire : « Je crois qu’il vaut mieux en rester là, on reprendra une autre fois. » Elle est sortie et Gabriela a explosé : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Ces questions agressives ? De quoi se mêle-t-elle ? Et toi, qui autorises ça ? » Je n’avais plus qu’une envie : qu’elle reparte à New York et disparaisse de ma chambre, de ma vie. Qu’elle se dessèche avec son père au fond d’une mine dans le désert d’Atacama.

Dans la nuit, ma tête ne cessait de rouler sur le côté. Cette nuit-là, j’ai pour la première fois fait un bref cauchemar qui allait devenir récurrent à l’intérieur même de chaque nuit : en roulant sur le côté, ma tête faisait sauter les points de suture, les cicatrices s’ouvraient, la greffe se nécrosait et, pire que tout, j’étais coupable de n’avoir pas su l’empêcher. Ma peine était de vivre les conséquences de ma négligence. La seule solution était de ne plus dormir. J’y étais presque parvenu, mais pas tout à fait. Ce sont ceux qui vont mourir qui ne dorment pas. Pour les autres, l’enfer existe, il les tient éveillés et la culpabilité est, comme on dit pour les otages, preuve de vie.

Quand je souffrais, j’évitais d’appeler l’infirmière de nuit avant 5 heures, contrairement aux consignes, ne pas laisser s’installer la douleur, qu’il est plus facile de couper à la racine. Une nuit, comme je ne pouvais plus respirer, j’ai tout de même appelé Marion. Elle est apparue, souriante, et, après maints efforts, a fait jaillir de la canule un énorme bouchon qui a bondi jusqu’au mur tandis qu’elle pouffait. J’ai regardé avec soulagement la joie enfantine de Marion. Gabriela venait de s’endormir. Elle ne s’est pas réveillée.

La veille de son départ, nous avons fait une dernière marche dans la Pitié-Salpêtrière. Cette fois, nous sommes entrés dans la grande chapelle. Les policiers, après discussion, avaient accepté de rester dehors. Ils nous ont dit de ne pas demeurer trop longtemps à l’intérieur. L’église était déserte. Nous nous sommes approchés de la seule chapelle meublée, au fond à droite, et, une fois dedans, elle m’a demandé de la laisser seule. J’ai lentement fait le tour de l’immense édifice vide, talon pointe, talon pointe, et sans boiter. Quand je l’ai retrouvée, elle priait, les yeux fermés. Elle a levé la tête et m’a dit : « Tu crois qu’il est possible de supporter des choses pareilles ? Tu crois que je vais retrouver ma vie ? Qu’avons-nous fait pour mériter ça ? » Je n’ai pas su quoi lui répondre, d’ailleurs je n’avais pas pris de carnet. Je l’ai prise dans mes bras et nous avons pleuré.

Le jour de son départ était un dimanche. Pour la première fois depuis l’attentat, en la regardant dormir, j’ai bandé. Ce fut bref, mais concret, et j’ai éprouvé pour elle une gratitude qu’aucun reproche n’aurait pu chasser. Plus tard, j’ai demandé à mon frère de me prêter quatre cents euros pour les lui donner. C’était le matin. Elle était partie danser ou marcher, je ne sais pas. À son retour, en fin de matinée, je lui ai tendu les billets. Elle les a refusés d’un geste brusque, son regard s’est durci, elle s’est de nouveau mise à pleurer et m’a dit : « Tu me prends pour ta pute et pour ton infirmière. Quelle honte ! » Elle voulait imprimer son billet d’avion et partir le plus vite possible : un vieil ami chilien, Nicanor, venait la chercher. J’aimais beaucoup Nicanor, un petit homme maigre et chic, plein de fantaisie et de spontanéité. Il avait été danseur classique, comme elle. Un AVC avait interrompu sa carrière. Il marchait maintenant avec une canne et ne devait son maintien qu’à sa discipline. Il est arrivé dans le service au milieu de notre dernière scène. Gabriela imprimait en pleurant son billet dans le poste de soins. Je boitillais en pleurant dans le couloir, la main sur la potence. Les infirmières allaient d’une chambre à l’autre en évitant de nous regarder. Alexandra était là, désolée. Quelques jours plus tôt, elle m’avait appris qu’après une enfance plutôt joyeuse, aux Antilles, une maladie avait brutalement changé sa vie. Elle avait failli mourir. C’est comme ça qu’elle avait perdu en peu de temps ses cheveux, blonds et bouclés, magnifiques me dit-elle. Ils avaient repoussé comme je les voyais, roux et raides. Elle avait porté la mort en elle. Elle était d’une espièglerie et d’une bonne humeur quasi permanentes, et je voyais, dans ses regards, un puits de tristesse. Elle était peu à peu devenue une amie et cela non plus, Gabriela ne le supportait pas. J’ai échangé un regard avec Alexandra tandis que Gabriela ressortait du poste de soins et retournait dans la chambre pour boucler sa valise, puis, après avoir rejoint Gabriela dans la chambre pour lui demander l’autorisation d’aller saluer Nicanor, j’ai retrouvé celui-ci, assis face à l’ascenseur. Il savait ce qui se passait, ce petit homme maigre et élégant, un survivant comme nous tous, et, me voyant dans cet état, il s’est levé en s’appuyant sur sa canne et m’a serré dans ses bras en tremblant. Les larmes de l’un se sont mêlées à celles de l’autre : il s’agissait bien d’un mélodrame franco-chilien. J’avais pris mon carnet. Je lui ai écrit en lettres capitales : « GRACIAS POR LLEVARLA. CUÍDATE BIEN. LA ADORO. ¡ FELIZ DE VERTE ! » Une cinquième expression est écrite : « ¿ CUANDO ? » Quand ? C’est la réponse à ce que Nicanor vient de me dire : « Ne t’inquiète pas. Sois patient. Elle reviendra. »

Gabriela nous a rejoints, le visage clos. Elle voulait s’en aller le plus vite possible, ne pas croiser ma famille, ne plus me serrer dans ses bras. Elle n’a pas voulu que je les accompagne jusqu’à la sortie du bâtiment. Quelques minutes plus tard, mes parents et ma tante, atteinte de Parkinson depuis la mort de mon oncle, me rendaient visite. Ils m’ont trouvé en pleurs. Ma tante, qui marchait de plus en plus mal, était attristée par ce qu’elle voyait, ce menton, ces plaies, ces larmes, cette chambre, ce silence forcé. Dans son regard, j’ai vu que j’avais cinq ans, dix au maximum ; mais sa tête qui commençait à baisser, son corps plein de tremblements, sa difficulté à se tenir droite sur sa chaise, tout me rappelait qu’elle n’avait plus l’âge où elle avait su si souvent me consoler. Elle a pensé que je pleurais à cause du départ de Gabriela. J’étais désolé de lui imposer ce spectacle et je n’ai pas voulu la détromper.