Les enfants du siècle
En 2012, François Hollande avait fait des jeunes la priorité absolue de son mandat. Il avait raison.
Lorsque des Français de vingt ou trente ans massacrèrent d’autres Français de vingt ou trente ans au nom d’un califat édifié à coup de cadavres au cœur du désert irako-syrien, le Premier ministre Manuel Valls promit d’abattre les murs des « ghettos » et de remettre de la république partout, de gré ou de force. Il avait raison.
Le président annonça alors la création d’un service civique. Loin d’être superflue, la décision d’exiger de chacun de nous qu’il serve la communauté nationale, sorte de son environnement social, culturel, religieux pour épouser la chose commune est une nécessité.
Notre France ne peut être simplement multiculturelle, elle est cosmopolite. Le cosmopolitisme républicain dépasse infiniment l’acceptation de la diversité des origines, des fois ou des pratiques : c’est la quête du commun par-delà ces différences. Une telle quête ne va pas de soi. Elle suppose des creusets, des lieux et des moments de brassage.
Lorsqu’un jeune de Trappes ne croise à aucun moment de sa vie un jeune d’un village alsacien et ne partage rien, sauf hasard de l’existence, avec un enfant des beaux quartiers parisiens, la conscience du commun ne voit pas le jour. La république ne peut se reposer sur les hasards de l’existence et les exceptions liées à la chance ou au talent. Elle doit s’imposer à tous comme une opportunité et une exigence.
Jacques Chirac eut raison d’abolir un service militaire qui ne remplissait plus sa mission. Il eut tort de ne le remplacer par rien. François Hollande visa juste en lançant le chantier « prioritaire » du service civique.
Mais, en le basant sur le volontariat, il s’arrêta en chemin. Il a, comme d’habitude, écouté les uns et les autres, pris en compte les récriminations d’une partie de ses conseillers, produit une « synthèse ».
Or, les synthèses ne transforment pas le réel, elles ne font que le gérer. Le jeune volontaire auquel François Hollande fait appel est déjà sorti mentalement de son « ghetto », il adhère déjà à la chose commune, il donne déjà du sens à sa citoyenneté française. Si l’on veut abattre les murs dont parle Manuel Valls, il faut toucher celles et ceux qui ne se portent pas volontaires, celles et ceux pour qui – quelles que soient leurs origines – appartenir à la communauté nationale ne relève pas de l’évidence.
Le service civique ne peut être qu’obligatoire pour avoir un impact. Tous, filles et garçons, riches et pauvres, doivent donner leur temps et leur énergie à la collectivité. Un an ou six mois hors de leur quartier. Un an ou six mois au-delà et au-dessus – oui au-dessus – d’eux-mêmes, de ce qu’ils sont naturellement. Car seule l’expérience d’un au-delà de soi, d’une prééminence du tout sur les atomes permet de devenir réellement citoyen.
Pareille obligation dérangera les habitudes, les projets professionnels, les vies personnelles ? Très bien. Il faut nous résoudre à l’intrusion du public dans le privé, vivre à nouveau le civique comme premier et l’individuel ou le communautaire comme second. En droit et en fait. Sans quoi le commun disparaîtra. La république ne peut être à la carte. Le citoyen n’est pas face à elle comme le consommateur devant les étals d’un supermarché.
Une fois de plus, François Hollande n’est pas allé au bout de son idée. Comme sur l’Europe, comme sur les impôts, comme sur l’économie. Le service civique n’est qu’un exemple. Et François Hollande n’est qu’un symptôme.
Le pays de Hugo et de la Révolution, le pays du 4 et du 26 août 1789, le pays des idées qui changent le monde, est aujourd’hui dominé par la mollesse conceptuelle. Et la conscience est désormais aiguë que cette mollesse n’est plus adaptée aux temps de crise que nous traversons.
Partout en France, du nord au sud, des banlieues marseillaises aux zones périurbaines picardes, le même dépit, exprimé très différemment, se fait entendre. Les mêmes questions affleurent : Où va notre nation ? Autour de quoi nous rassembler ? Comment être à nouveau fiers et heureux d’être Français ?
Pendant des décennies, nos dirigeants ont considéré que la république, les droits de l’homme, l’universalisme, le cosmopolitisme, la laïcité, la justice sociale, la construction européenne étaient acquis, qu’ils étaient aussi naturels que l’air qu’on respire.
Ces dirigeants bien nés, bien éduqués, bien habillés ont cru à la fin de l’Histoire et des conflits. Ils ont pensé voir un soir de novembre 1989 le mur de Berlin emporter dans sa chute l’ensemble des menaces, des défis, des questions qui ébranlent et animent nos sociétés depuis leur création. Ils ont imaginé qu’une fois la guerre froide terminée, il n’y aurait plus de guerre, ni froide, ni chaude. Ils ont cru que tout irait de soi.
Or rien ne va jamais de soi. La république est un combat à toujours recommencer. Et l’histoire – cette histoire tragique qui était censée appartenir au passé – frappe à notre porte sous la forme d’attentats sanglants et de passions autoritaires ressuscitées. Elle nous trouve nus, privés des mots pour la dire, manquant de force pour l’affronter et la faire.
Que s’est-il passé ?
Une génération, celle de 1968, a déconstruit des mythes dont le poids et la rigidité étouffaient la société. Elle a libéré l’individu. C’était vital. Mais elle a oublié le commun. Ce fut fatal. Elle eut raison de détruire ce qui ne fonctionnait plus, elle eut tort de ne rien reconstruire.
On se trompe en lui reprochant ses supposées trahisons et ses théoriques retournements de veste : jamais génération ne fut aussi cohérente. Elle a jusqu’au bout joué le rôle déconstructeur et émancipateur qu’elle s’était donné, laissant Cohn-Bendit rêver seul à Bruxelles à l’édification de nouveaux champs démocratiques.
Il incombait donc à la génération suivante, qui, elle, fut loin, très loin, de refuser le pouvoir, celle de François Hollande et de Nicolas Sarkozy comme de la majorité de nos leaders politiques, de reconstruire un horizon commun.
Cette génération a pris l’Élysée, Matignon, les entreprises du CAC 40 et les médias, mais elle n’a rien reconstruit. Elle n’a ni détruit, ni bâti. Elle a imaginé qu’on pouvait vivre heureux dans le néant, sans rêve collectif ni récit commun. Elle a pensé qu’on dirigeait un pays comme un parti ou une entreprise. Elle restera comme la génération du vide.
Les disciples de Séguéla n’ont connu ni guerre, ni révolution. Ils n’ont jamais rencontré d’au-delà à leurs soucis ou bonheurs individuels, jamais touché du doigt le tragique de l’histoire.
Ils n’ont vécu – dans leurs années de formation – aucun de ces moments-clés qui définissent l’avenir d’une nation et exigent que chacun d’entre nous s’élève au-dessus de soi-même et se dévoue – complètement – à la survie du tout.
Or nous vivons aujourd’hui l’un de ces moments. Et cette génération qui n’a ni légende, ni héros et qui ne s’est, au fond, jamais inquiétée de ne pas en avoir, se révèle logiquement incapable de faire face.
L’Histoire arrive trop tard dans sa vie : elle est déjà formatée. Et elle répond à la crise (financière, sécuritaire, identitaire) comme on lui a appris à le faire : par de la com’.
Quoi qu’on pense de sa politique, Angela Merkel est née dans un pays et elle en dirige un autre, elle a rencontré l’Histoire, elle a vécu la réunification, elle sait qu’il existe des choses plus importantes que les sondages du jour. D’où son obstination, pour le pire comme le meilleur, d’où l’impression qu’elle est en mesure d’appréhender un événement historique et de se hisser à son niveau.
Quelle est au contraire l’expérience fondatrice d’un dirigeant français ? Une victoire ou une défaite lors d’une élection dont l’enjeu n’a rien d’historique, un mariage ou un divorce, une relation tendue à un père ou une mère… Rien qui puisse le préparer à la crise actuelle. Ni aux attentats, ni à la possibilité du démantèlement de notre démocratie, ni aux signes avant-coureurs d’une implosion de l’Europe.
Lorsque plus rien ne fait sens naturellement, lorsqu’une nation est ébranlée conjointement par des actes de guerre et par l’atomisation sociale, seuls ceux qui ont un horizon collectif à offrir aux citoyens ont voix au chapitre.
François Hollande et Nicolas Sarkozy ont eu leur chance. Nous avons attendu des mois et des mois qu’ils trouvent les mots, les gestes, les actes pour sortir la France de sa tétanie. Il ne sert plus à rien d’attendre : ils n’en sont tout simplement pas capables.
François Hollande, en refusant d’aller au bout de la moindre idée, même la moins révolutionnaire, et Nicolas Sarkozy, en allant au bout de toutes les idées, même les plus contradictoires, participent d’une apesanteur idéologique similaire. Ils expriment un rapport tout aussi distant aux idées, à leur force et leur nécessité. Ils sont, fondamentalement, post-modernes. Ils se sont préparés toute leur vie à la gestion d’une nation calme, « sans histoire ». Les tumultes de notre temps les condamnent. Et ils risquent d’emporter notre France dans leur chute.
Car il existe bien un horizon collectif immédiatement disponible. Un horizon qui semble cohérent et a le vent en poupe.
Cet horizon, c’est celui du repli identitaire, du national-souverainisme, du rejet de tout ce qui fit notre France : rejet de l’identité complexe de Renart, rejet de l’universalisme de 1789, rejet de l’Europe de Hugo et Monnet, rejet du droit du sol légué par la monarchie et de la vision cosmopolite consubstantielle à la République… Ces rejets forment une vision. Ils ont des têtes de proue pour les incarner, un mouvement politique pour les porter. Et, cette fois-ci, scander « F comme fasciste, N comme nazi » ne suffira pas.
Face à ces rejets, il faut comprendre pourquoi, quand vous êtes au chômage à Calais ou Saint-Denis, quand vous n’avez plus de commerce, plus de poste, plus de service public à moins de 30 kilomètres, pourquoi les slogans sur la liberté, l’égalité, la fraternité répétés depuis le centre-ville de Paris ne font plus sens. Contre ces rejets, la seule solution est de faire vivre à nouveau nos principes, sans inhibition ni couardise. De retrouver l’esprit du 4 et du 26 août 1789, de renouer avec un récit français qui est tout sauf un catalogue de musée : un appel à transformer le réel et à changer le monde.
En janvier et novembre 2015, les jeunes français se sont heurtés au tragique de l’histoire assez tôt dans leur vie pour comprendre que rien n’est acquis, ni donné.
La plongée dans le récit français que nous venons d’effectuer n’avait d’autre but que de nous préparer à la longue lutte qui s’annonce. En reprenant possession de notre passé, nous redécouvrons les mots, les gestes, l’attitude que le présent et l’avenir exigent de nous.
La France bout, pour le meilleur comme le pire. L’énergie citoyenne est là, disponible, en attente, les initiatives se multiplient dans la société civile. Il reste à promouvoir le récit qui leur donne sens, à inventer le débouché politique qui les transforme en projet national. Voici la grande tâche de notre génération.