Notre France est existentialiste
« Jouissons sans entrave », « Aimez-vous les uns sur les autres », « Le sacré, voilà l’ennemi », « Nous sommes marxistes tendance Groucho », « Ici on spontane », « Il est interdit d’interdire », « Sous les pavés, la plage » : les slogans de Mai 68, en devenant de nouvelles normes sociales, ont détruit la France. Ils l’ont vouée à la religion du temps présent, au culte de l’immédiateté et au règne de l’individualisme. Ancêtres de la société égotique et anarchique des blogs et des posts, des tweets et des selfies, ils sont coupables de tout, absolument tout ce qui nous arrive : le délitement du lien social, l’affaiblissement de l’État, la déchéance du sentiment amoureux, les vidéos pornos en accès libre sur RedTube, la vulgarité de Hanouna, l’affaissement de l’école vilipendé par Alain Finkielkraut, « l’obscénité démocratique » dénoncée par Régis Debray. Tous les maux de l’époque remontent à ces tables de l’anti-Loi données aux émeutiers du Quartier latin par un binational rouquin et ses apôtres « je-m’en-foutistes ». Voilà ce qu’on entend, ce qu’on lit, ce qu’on dit un peu partout en 2016.
L’importation de l’« idéologie californienne » qui noie l’ancienne verticalité française dans un océan d’horizontalité et d’interchangeabilité ? Ce sont eux ! « L’esprit Canal » des années 1980-1990 qui abolit le sérieux et la profondeur, remplace le récit par le bon mot et le respect pour celui qui sait par la dérision envers celui qu’on ne comprend pas ? Encore eux ! Les soixante-huitards sont des punching-balls pratiques, on peut tout leur reprocher : de ne croire en rien et d’imposer leurs croyances à tous, d’être des gauchistes attardés et des individualistes cyniques, d’être mondialistes et d’empêcher l’adaptation de l’économie à la mondialisation…
« Jouissons sans entrave » assassine le patriarche français et notre vieille culture de la retenue. « Ici on spontane » abolit la continuité historique, le rapport à la terre et aux morts. Le « marxisme tendance Groucho » moque les idées, place l’ironie universelle au poste de commandement. En eux, par eux, l’absurde remplace le sens et l’existence efface l’essence, la nation touche sa fin du doigt et s’en lèche les babines. « 68 m’a tuer » répètent en chœur les thuriféraires d’un passé fantasmé comme bien ordonné, bien policé, bien respectueux des rites, des traditions, des autorités. Ont-ils oublié les pièces de Marivaux, le Paris des salons, les bals de la Belle Époque et les caves de Saint-Germain ? La France qu’ils regrettent, mettant le présent à distance, le désir sous boisseau, la jouissance entre parenthèses, une nation sacralisant ses hiérarchies et son héritage, cette France a-t-elle jamais existé ?
Nous sommes le 27 avril 1784 sur la scène du théâtre de l’Odéon. Un valet joyeux, ancien barbier, ex-soldat et journaliste reconverti, mesure l’espace de sa chambre pour y installer son lit de noces. Figaro est amoureux de Suzanne et il va bientôt l’épouser. C’est tout. Et c’est pourtant énorme. C’est naturel et cela ne va pourtant pas de soi. Dans la société des ordres, le désir du seigneur vaut loi et le comte Almaviva s’est entiché, par perversion ou par ennui, de la fiancée de son serviteur. Pour parvenir à se marier, c’est-à-dire pour faire triompher son droit le plus élémentaire contre l’ordre féodal, Figaro va devoir changer d’habit, mettre en scène une révolution, inverser les hiérarchies. Rendu subversif par l’iniquité de son maître, il s’exclame : « Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus ! » Le retentissement de ces mots est immense. Danton proclamera que « Figaro a tué la noblesse en une tirade » et Napoléon verra dans Le Mariage « la Révolution déjà en action ».
Ce soir d’avril 1784, l’Odéon est bondé et le public aux anges. Il se délecte des aventures rocambolesques d’un valet tournant en ridicule des structures sociales qui lui semblent déjà surannées. Condamnées. Chacun pressent qu’il se joue sur scène quelque chose de crucial et d’irréversible. Même le flegmatique Louis XVI frôle l’apoplexie en entendant la lectrice de la reine, Mme de Campan, lui lire la tirade de Figaro. Aux mots « rien de plus ! », il se lève et s’exclame : « Cela ne sera jamais joué ; il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement. – On ne la jouera donc pas ? dit la reine – Non, certainement, vous pouvez en être sûre. » Quelques années à peine après sa réaction ferme et définitive, on joue bel et bien la pièce. Le 27 avril 1784, Beaumarchais est porté en triomphe dans Paris par un peuple qui voit en lui le pourfendeur de l’Ancien Monde. Cinq ans plus tard, la Bastille est détruite.
« Cet homme se joue de tout ce qu’il faut respecter » : le roi, pour une fois, vise juste. Beaumarchais ridiculise tout ce qui fonde la société d’Ancien Régime. Il ne « respecte » rien. Dans sa préface au Mariage, il fustige les « apôtres de la décence » et célèbre le théâtre de la « disconvenance ». Dans ses pièces, il n’y a plus ni transcendance, ni destin, ni ordre intangible. Il n’y a plus même de monologue d’introspection, de plongée dans les profondeurs de l’âme. Juste la valse des positions et le vertige de relations humaines sans cesse changeantes. Une réhabilitation joyeuse, festive, de la surface de l’existence. Ses personnages ne sont plus des archétypes, mais des êtres en situation. Il met en scène le triomphe du rapport au monde propre à l’homme des Lumières. Les spectateurs sont face à Figaro comme face à un miroir.
Dans sa fameuse tirade contre la société des ordres, le valet rebelle se retourne sur son destin chaotique et s’exclame : « Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis. » La révolution mentale, philosophique, morale des Lumières est résumée en quelques phrases. Elle est bien plus profonde qu’une simple dénonciation politique des injustices, des incohérences, des inégalités de la société d’Ancien Régime, elle consacre le rapport renardien à la vie et au monde caractéristique de la personnalité française. L’individu est projeté dans un univers qui ne fait plus sens a priori et qui, donc, laisse fondamentalement libre celui qui y évolue sans voie prétracée.
L’homme des Lumières, renonçant à toute forme d’identité immuable et désacralisant tout ce qui fige notre personnalité, est un Renard heureux, un Français à l’aise avec son trouble, jouant avec lui, explorant les multiples facettes de son être comme autant de possibilités de jouissance. Diderot célèbre dans Jacques le Fataliste ce règne du hasard et de la mobilité : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » Le début et la fin des histoires humaines ne sont que pures conventions. Par conséquent, tout relève de décisions. Le destin est ce qu’on en fait et notre liberté radicale est au principe de tout édifice social. Rien ne lui préexiste.
Le Mariage de Figaro poursuit le travail de sape de Molière et Marivaux, parachève la subversion des grands rhétoriqueurs médiévaux. Le théâtre a toujours pris une part essentielle à notre vie culturelle, politique et sociale. Sur les planches françaises triomphent depuis des siècles, depuis les pièces carnavalesques du Moyen Âge, les libertés humaines et l’interchangeabilité des positions comme des identités : « Tantôt maître, tantôt valet, […] changeant à propos d’habit, de caractère, de mœurs, de langage, risquant beaucoup, réussissant peu ; libertin dans le fond, réglé dans la forme, démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j’ai tâté de tout » (La Fausse Suivante, Marivaux). Sur scène, à travers des personnages qui changent d’habit, d’opinion, de classe sociale, voire de sexe, comme on change de chemise, l’existence subvertit l’essence et la volonté humaine chamboule la création divine. Notre théâtre dévoile et déracine : il est le lieu renardien par excellence.
L’homme-Figaro est un existant ballotté par les événements qui essaie coûte que coûte, vaille que vaille, de jouir de ses pérégrinations dans un monde sans foi ni loi, sans haut ni bas. Non pas comme un simple corps dénué d’esprit, mais comme un esprit doté d’un corps, bien dans ses pompes à défaut d’être droit dans ses bottes. Le valet de Beaumarchais se promène à travers les siècles et, partout où il passe, la liberté explose dans un moment de jouissance non entravée et réfléchie. Nous le croisons ainsi, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à Saint-Germain-des-Près. Bien avant que les librairies ne soient rachetées par des enseignes de mode et que le Café de Flore ne se transforme en musée Grévin, Sartre, Merleau-Ponty, Beauvoir, Vian, Beckett, Leiris y lancent Les Temps Modernes, inventant – ou plutôt retrouvant – la philosophie existentialiste.
Le passé rayé de la carte par Auschwitz, l’avenir hypothéqué par la possibilité permanente d’un nouvel Hiroshima, « notre seul recours est dans une lecture du présent aussi complète et aussi fidèle que possible, une lecture qui n’en préjuge pas le sens », proclame Merleau-Ponty. Sartre renchérit : « Nous ne voulons rien manquer de notre temps… Il en est de plus beaux peut-être, mais celui-ci est le nôtre. » « Le nôtre » : débarrassé des tentations réactionnaires ou des délires prophétiques, l’individu, « centre d’indétermination qui troue l’histoire à chaque instant », peut partir à la conquête de son époque et de son existence. Vivre, réellement, avant de mourir.
Nul optimisme béat, nulle oblitération du tragique de l’histoire dans cette « rage de vivre » à l’origine de l’existentialisme. Au contraire. Seule la certitude de la finitude radicale du « je » comme du « nous » permet de profiter du « présent ». « Il fallait bien qu’un jour l’humanité fût mise en possession de sa mort… Au moment où finit cette guerre, la boucle est bouclée, en chacun de nous l’humanité découvre sa mort possible, assume sa vie et sa mort », écrit Sartre en guise d’introduction au premier numéro des Temps Modernes. L’expérience de la mort, la sienne propre et celle du tout – dépendant désormais de la décision humaine, trop humaine, des dirigeants des puissances nucléaires de maintenir ou non la vie sur terre –, rend l’existence « authentique ». Exister, ici et maintenant, devient l’acte philosophique par excellence. Exister et réfléchir cette existence, sans la dépasser ni la nier dans des extrapolations théoriques ou dogmatiques.
L’avènement de l’existentialisme suscite l’hostilité tant des conservateurs que des communistes. Pierre Emmanuel dénonce une « pensée infecte » et une « maladie de l’esprit » dans les très staliniennes Lettres françaises. Roger Garaudy, communiste orthodoxe qui finira négationniste et pro-islamiste, stigmatise une « littérature de fossoyeurs ». « Fossoyeurs » du passé et de l’avenir, de l’Ordre et de la Révolution, car abolissant leur prétention à l’éternité et déjouant leur tentative d’étouffer le présent et l’individu sous le poids de leur sacralité. Au Congrès mondial de la paix de Wroclaw en 1948, organisé par l’URSS et rassemblant des intellectuels communistes de quarante-cinq pays, Sartre est décrit en « hyène dactylographique » et en « chacal muni d’un stylo ». Les journaux de droite ne sont pas en reste qui parlent de « philosophie de la fornication », lui imputant l’augmentation du nombre de filles mères et, déjà, l’effondrement de l’autorité conjointe des pères, des profs, des prêtres et des préfets.
L’habitude des existentialistes de se rencontrer dans les cafés et les caves de Saint-Germain devient la preuve de la vacuité de leur pensée. Seul le terme de « bobo » manque à l’appel pour lire dans les diatribes de la fin des années quarante l’exacte anticipation de celles des années 2010. Le royaliste Pierre Boutang peint la virevoltante équipe des Temps Modernes en « secte de possédés » : « Où trouve-t-on le possédé ? Au Flore ou au bar du Palais-Royal ? Partout sauf chez lui, et il n’a pas de chez lui. Il vit à l’hôtel. Puisqu’il n’est pas de passé et pas d’avenir, on peut bien prendre des habitudes, mais des habitudes dans le lieu le plus déraciné, le plus abandonné de la vie, des habitudes de café… Puisqu’il n’est pas d’essence qui se manifeste dans les rapports entre les hommes, on peut bien accepter tous les voisinages, toutes les proximités. On peut même faire école dans ce vide, dans cette décompression de l’être qu’est le café… » (in Sartre est-il un possédé ?). Sartre, comme Renart et Figaro, n’a pas de « chez lui ». Il est inclassable, insaisissable. Son lieu de prédilection n’est ni un « chez soi », ni un « chez l’autre », c’est un endroit trouble, ouvert à toutes les rencontres : le café.
Cette « école du vide » – le café parisien – est, quoique en pense Boutang, le lieu de la pensée française par excellence. Voltaire et les encyclopédistes y avaient leur table. La philosophie des Lumières y a prospéré, elle qui n’est pas un long soliloque écrit par un esprit torturé dans une grotte ou une tour d’ivoire, mais une longue conversation menée par des hommes et des femmes vivant en société. En rejetant les « habitudes de café », c’est une vieille tradition française que nos contrôleurs d’identité rejettent du haut de leur sérieux, une tradition que Sartre et sa bande ne font que réveiller : la tradition de la philosophie en situation, au cœur de la cité, conçue comme un dialogue plus qu’un monologue. Elle remonte jusqu’aux origines athéniennes et socratiques de la philosophie. Gageons qu’un contemporain de Socrate aurait été plus étonné de la prétention au savoir « pur » de philosophes érigeant des systèmes abstraits claquemurés dans leur bureau universitaire ou leur chambre à coucher que des discussions à bâtons rompus de Sartre, Merleau-Ponty et leurs amis dans des bistrots parisiens. « Pas de passé » ? Un passé immense, au contraire. Le passé d’une pensée qui vit dans le monde et non au-dessus de lui.
Les grandes acmés philosophiques françaises furent le plus souvent concomitantes de formidables périodes de fête et de libération des mœurs, quasiment toujours liées à des expériences traumatiques : les guerres de Religion, les guerres de Louis XIV, les guerres mondiales. Loin de plonger Paris dans la dépression, la rencontre avec la fin des temps dont Auschwitz et Hiroshima sont les noms conduit à jouir « sans entraves » et déclenche une frénésie de fêtes. Le « Aimez-vous les uns sur les autres » de 1968 n’invente rien que le libre-penseur épris de jazz et d’émancipation sexuelle de 1950 ou l’habitué des salons des Lumières n’avait expérimenté et formalisé. L’existentialiste, qu’il se nomme Renart, Figaro ou Sartre, se comporte à la manière des Égyptiens dont parle Montaigne dans les Essais qui se faisaient apporter des cadavres au cœur de leurs orgies pour se rappeler leur mort prochaine et, conscients de leur finitude radicale, mieux profiter de leurs agapes terrestres. « Je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis », chante le Figaro de Beaumarchais : la conscience aiguë de la finitude de toute chose conduit à la joie alors que la déprime naît du refus de notre condition troublée.
Pareille quête d’un présent pris en lui-même et pour lui-même, libéré de notre vision mythique du passé ou prophétique de l’avenir, n’est donc nullement une invention soixante-huitarde. Les critiques « mécontemporaines » visant Cohn-Bendit et les « suicidaires » années 1970 ne font que reprendre, au mot près, celles adressées en leur temps à Molière, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Beaumarchais, Diderot et tous les esprits (très) français refusant d’enfermer le présent dans le carcan de racines supposées et d’utopies aléatoires. Le Mariage de Figaro, en moquant toute hiérarchie, met la société sens dessus dessous ; Tartuffe, en « ruinant la Religion catholique et en blâmant sa plus sainte pratique qu’est la conduite des âmes » (dixit le curé Pierre Roullé faisant campagne pour que Louis XIV interdise la pièce), plonge le pays dans le nihilisme, Candide, en riant des professeurs et des frontières, abolit la possibilité même du savoir et du pouvoir, Les Lettres Persanes, en se gaussant de nos rites, imposent un « métissage » culturel qui détruit l’identité française…
Nous avons, en réalité, toujours été « décadents ». Le curé, qu’il soit laïque ou religieux, est contraint en France à une longue lamentation sur l’état des mœurs et l’affaissement des autorités. Au milieu du XVIe siècle, les jeunes poètes de la « Brigade » (future Pléiade), Ronsard, du Bellay, Peletier du Mans, Belleau, Baïf, Pontus de Tyard et Jodelle, portent notre langue et notre culture à leur expression la plus pure, la plus parfaite. Qui saurait reprocher le moindre dilettantisme à des hommes qui ont voué leur vie à la quête d’une forme d’excellence française ? Qui peut les soupçonner de manque de patriotisme alors qu’ils bataillent pour remplacer le latin par le français et rêvent de faire de notre culture l’héritière de la Grèce et de la Rome antiques ?
Nous sommes le 9 février 1553, toute la Brigade est réunie pour assister au triomphe de la Cléopâtre captive de Jodelle à l’Hôtel de Reims, en présence du roi Henri II. Pour célébrer leur ascension au firmament de notre poésie, ils se rendent à Arcueil pour une cérémonie d’inspiration dionysiaque : drapés de toges, ils rivalisent de dithyrambes et d’élégies, boivent, s’embrassent, sacrifient un bouc enguirlandé de lierre « en l’honneur de la vie ». C’est l’épisode dit de la « pompe du bouc » : il symbolise l’horreur « païenne » des temps modernes selon l’Église et les Réformés, pour une fois d’accord.
La Pléiade, aujourd’hui symbole d’un élitisme linguistique et d’une distinction sentimentale censés être noyés dans la vulgarité et la pornographie ambiantes, célèbre donc sa naissance par une orgie considérée alors comme le summum de l’abjection et de la décadence. Ce que nous considérons en 2016 comme l’expression la plus noble de notre génie national fut vilipendé par les « mécontemporains » de 1553 comme sa dégradation la plus ignoble. Les déclinistes actuels peuvent s’en réclamer tant qu’ils veulent pour fustiger la permissivité inculte de notre époque, la Pléiade n’en est pas moins née lors d’une partouze.
Il faudra s’y faire : en France, les lettres ne nient pas le corps et n’élèvent pas l’âme au-dessus de la vie profane, elles plongent en elle. Nous avons peu de Werther et beaucoup de Bovary dans notre ADN. Les héros de Goethe et Flaubert se suicident pour des raisons antithétiques : le jeune romantique allemand succombe à la sainteté de ses sentiments, incompatibles avec un monde impur, alors que la femme émancipée française est acculée à la mort par un univers hypocrite se prétendant saint. L’un est trop pur, l’autre trop libre.
Rien de prude dans le classicisme ou les Lumières. Bien au contraire. Racine, le plus sérieux de nos tragédiens, multiplie les jeux de mots grivois cachés sous la beauté du style : lire à voix haute « Plus le désir s’accroît plus l’effet se recule » permet de caractériser l’esprit français mieux que vingt traités sentencieux sur notre supposée décadence. Il n’y a aucune pureté culturelle à « protéger » au pays de Renart. Au XVIIe siècle, la catégorie des livres « philosophiques » mêle les écrits de Diderot, Voltaire ou d’Alembert et les contes érotiques. Imprimés à l’étranger, rapportés à Paris dans les mêmes carrioles des mêmes passeurs, distribués sous le manteau par les mêmes réseaux et se retrouvant dans les mêmes mains, les œuvres philosophiques et les bouquins pornos participent d’une identique célébration de l’existence profane. Aucun homme de lettres ne songe alors à s’offusquer d’un tel compagnonnage, parfaitement naturel aux yeux du Français des Lumières.
La « décadence » n’a pas attendu 68 ou YouPorn : elle est au cœur de notre identité nationale depuis le Moyen Âge. Chez nous, « tout fout le camp » depuis des siècles. L’expression la plus noble de notre culture se vautre dans l’existence humaine avec le plus souverain mépris pour les récriminations de Tartuffe. Et, jusque-là, ce long « suicide français » ne nous a pas empêchés de rire, de créer, de produire. Les aigris, les frustrés, les prostrés ont toujours vu notre nation à l’article de la mort simplement parce qu’elle refuse de cesser de vivre, préfère le devenir à l’être, l’action mondaine au retrait monacal : « Je ne peinds pas l’être. Je peinds le passage : non un passage d’âme en autre, ou, comme dit le peuple de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. » Montaigne, dans le troisième livre des Essais, livre la clé : « accommoder (notre) histoire à l’heure », épouser le présent, avoir toujours en tête que la vie est une rivière et qu’« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » (Héraclite). Pareil rapport élastique, libre au monde et à sa propre identité peut choquer les prudes et les grincheux de notre époque, il n’en est pas moins profondément, indubitablement, irrémédiablement français.