24.
À plat ventre sur le sol, la tête entre les bras, j’ai senti des bouts de verre m’égratigner la joue et l’épaule gauche.
Les bruits de la rue s’engouffraient dans la pièce : les voitures qui passaient, un homme qui chantait, le bourdonnement du transformateur à côté de l’immeuble derrière le mien.
À l’intérieur de l’appartement, le silence total.
L’air froid prenait rapidement possession des lieux.
J’ai ouvert les yeux.
Le plafonnier était éteint. Le verre brisé éparpillé autour de moi scintillait dans la clarté émanant de l’écran de mon ordinateur.
Soudain, un léger crissement s’est fait entendre.
Un pas ?
Ma respiration s’est arrêtée.
Prenant appui sur les mains, je me suis redressée, accroupie, et me suis retournée.
Birdie. Il fixait la fenêtre de ses yeux jaunes, une patte levée comme un setter à l’arrêt.
— Birdie, viens !
Le chat n’a pas bougé.
— Birdie.
J’ai tendu la main. Il tremblait. Il a fait un pas hésitant vers la fenêtre, le museau levé en l’air, les narines palpitantes, l’instinct alerté par ce brusque afflux d’odeurs inconnues.
J’ai traversé la pièce, pliée en deux, l’ai pris dans mes bras et suis restée un moment à le serrer sur mon cœur sans bouger.
Y avait-il quelqu’un dans l’appartement ? Mes oreilles ne percevaient aucun son en dehors du halètement du chat et des battements de mon propre cœur.
À peine mes organes vitaux ont-ils repris leur rythme normal que les questions se sont mises à fuser dans ma tête.
Que s’était-il passé ? Une bombe dans le restaurant sur le trottoir d’en face ? Un accident dans la rue ?
Un missile ? Un pétard ? Un cocktail Molotov ?
Lancé par qui ?
Des enfants, un poivrot, un drogué, un inconscient ?
N’était-ce pas plutôt un coup de feu qui avait fait exploser les carreaux ? Si oui, s’agissait-il d’un accident ? D’une balle tirée à partir d’une voiture ?
D’un tir volontaire me visant personnellement ?
Sûrement pas, ou alors, le tireur était nul.
Manœuvre d’intimidation, alors ?
Sparky ?
Le début de sa campagne pour me faire quitter l’immeuble ?
Et soudain, le souvenir de la lettre anonyme : Rentre chez toi, maudite Américaine !
Qui me l’avait envoyée ? Sparky ? Quelqu’un de beaucoup plus dangereux ? Aurais-je dû prendre cette menace au sérieux ? Était-ce vraiment une menace ?
Pourquoi est-ce que je n’avais pas voulu en discuter avec Ryan ?
Simplement parce que je connaissais sa réaction : ce n’était pas la première lettre anonyme que je recevais. Il aurait sorti la grosse artillerie, mis en place une surveillance de tous les instants, placé un système d’écoute sur ma lampe de chevet. Pire, il m’aurait obligée à porter un bracelet à la cheville envoyant un message d’alarme au moindre éclat de voix.
Cela dit, son idée à propos de la lettre – comme quoi son auteur pouvait être la personne qui avait téléphoné à Edward Allen Jurmain – méritait peut-être que je m’y arrête.
Sparky ?
Quelqu’un de bien plus nuisible ?
J’étais quand même l’objet d’une calomnie émanant de mon entourage professionnel.
Après, il y avait eu la lettre de menace.
Et maintenant, ce projectile lancé dans ma fenêtre.
Ces trois méfaits avaient-ils pour auteur un seul et même individu ?
Mieux valait appeler la police.


Une patrouille a débarqué dans les minutes suivantes. Les flics m’ont entendue, ont examiné soigneusement la fenêtre et pris des notes. Puis ils sont tous sortis dans la rue.
Sur la pelouse, ni douille ni récipient de cocktail Molotov, uniquement du verre cassé. Nous sommes tous tombés d’accord pour considérer que le projectile avait été lancé depuis l’autre côté de la rue : probablement depuis le rebord en ciment derrière la pizzeria, où les jeunes et les sans-abri aimaient bien se retrouver.
Sachant que je connaissais la chanson, les flics n’ont pas cherché à me baratiner. L’affaire serait traitée avec le même soin qu’un vol de petites culottes. Finalement, ce n’était qu’un bris de glace, sans dommage corporel.
Évidemment, si j’étais zigouillée dans un avenir proche, ce bris de glace serait alors examiné sous tous les angles et par le menu.
Les flics partis, je suis descendue à la cave chercher un morceau de contreplaqué parmi ceux que Winston, le concierge, y entrepose. J’avais déjà connu une aventure plus ou moins similaire, mais avec moins de panache.
Je venais à peine de poser le panneau devant la fenêtre que Ryan a appelé. Le réseau qu’a ce type ! À côté, la CIA fait figure d’amateur. Commode quand vous avez besoin d’un renseignement ; exaspérant quand vous êtes vous-même l’objet de ragots.
Je l’ai assuré que tout allait bien.
— Tu crois que c’est ton connard de voisin ?
— Je n’en sais rien.
— Tu as fait chier quelqu’un d’autre, récemment ? – Un silence digne pour toute réponse. – Tu es là ?
— Oui.
— Tu as une idée ?
— Des jeunes qui s’amusaient avec des pétards.
— Pas d’autre théorie ?
J’ai rappelé la lettre anonyme et admis que peut-être, juste peut-être, il pouvait avoir raison et qu’il était possible que cette lettre ait été envoyée par la personne qui avait téléphoné à Edward Allen.
Il m’a fait grâce d’un « Qu’est-ce que je te disais ? » pour me demander ce que je comptais faire.
— Réparer la fenêtre.
— Si tu veux, je suis là dans dix minutes.
— Je saurai me débrouiller.
Il a laissé passer un temps avant de déclarer :
— J’ai découvert quelque chose. – Manière d’introduire son pied dans ma porte ? – Comme je te l’ai dit, j’ai comparé le nom de Red O’Keefe avec ceux des dossiers Villejoin et Jurmain. Sans résultat. J’ai recommencé ensuite avec ses noms d’emprunt.
Il a fait une pause, histoire de ménager son effet. Je l’ai laissé poireauter sans rien dire.
— Les Villejoin notaient toutes leurs dépenses en liquide dans un livre de comptes. Sans préciser les dates, malheureusement. Toutefois, vers l’époque où Anne-Isabelle a été agressée, un type qui faisait des petits boulots est venu abattre un arbre dans leur jardin. Le paiement, de cent cinquante dollars, a été versé à un certain M. Keith.
— Tu penses à Bud Keith, le M majuscule étant l’abréviation pour monsieur ? Dans ce cas-là, ce pourrait être Red O’Keefe ? Ce serait énorme !
— En effet.


Cette nuit-là, je me suis retournée des heures dans mon lit sans parvenir à trouver le sommeil. Pas seulement à cause de la fenêtre, à cause de toutes les questions qui m’assaillaient de toutes parts.
Vous savez, les petits jeux que l’on fait quand on n’arrive pas à s’endormir ? Je me suis représenté quatre colonnes, semblables aux trois que j’avais faites pour Rose Jurmain, les sœurs Villejoin et Marilyn Keiser. Je leur ai même donné des noms.
Énervement. Les Gouvrard. Les grand-mères. Découragement.
Dans l’état dans lequel j’étais, mes pensées se sont mises à jouer au ping-pong entre ces quatre groupes.
Énervement : le mien. D’abord, Ryan et ses commentaires, même s’ils étaient fondés ; ensuite, la lettre anonyme ; après, la calomnie dont j’étais l’objet ; enfin, peut-être, cette dernière agression. À l’évidence, quelqu’un m’en voulait.
Mais qui ? Pour quelles raisons ? Et comment forcer ce rat à sortir de son trou ?
Les Gouvrard : les ossements du lac Saint-Jean étaient dans un état épouvantable et les dossiers ante mortem inutiles, compte tenu des éléments récupérés. En tout cas, pour les adultes et Serge, l’aîné des enfants. Le petit Valentin, il fallait encore que je finisse d’étudier son dossier, n’ayant pas eu le temps de le faire aujourd’hui à cause de ces interruptions successives.
Les ossements dans mon labo étaient-ils effectivement les leurs ? Comment résoudre l’affaire s’il se révélait impossible de pratiquer une analyse ADN ?
Les grand-mères : au cours des trois dernières années, quatre vieilles dames avaient abouti à la morgue. L’une, en relativement bon état de conservation ; deux sous forme de squelettes ; la dernière, le corps brûlé et décomposé. Si pour Christelle et Anne-Isabelle Villejoin l’assassinat ne faisait aucun doute, il restait à le démontrer en ce qui concernait Rose Jurmain et Marilyn Keiser.
Pourquoi de telles agressions à l’encontre de vieilles femmes sans défense ? Perpétrées par qui ? Par Red O’Keefe-Bud Keith ? Si oui, comment le coincer ? Avait-il commis d’autres meurtres ?
Quelle place donner à Myron Pinsker dans ce tableau ? À Otto ? À Mona ? Qui avait pu toucher la pension de Keiser, en dehors d’un membre de sa famille ?
S’il existait effectivement un lien entre tous ces meurtres, pouvait-on s’attendre à ce que la série continue ? Un prédateur rôdait-il en liberté dans les rues, prêt à tuer encore ? Comment l’empêcher d’agir, comment protéger les vieilles dames sans défense ?
J’ai réfléchi au meurtre en général. À mesure que les années passaient, la violence semblait augmenter en fréquence et diminuer en rationalité. On tuait des gens pour la seule raison qu’ils tenaient un papier rose à la main, prenaient trop de temps pour emballer un hot-dog, roulaient trop lentement ou trop près.
Ces quatre grand-mères avaient bel et bien été assassinées, j’en avais l’intime conviction. Pour quelle raison ? Par qui ? J’aurais voulu trouver une logique à tout ça, mais cela n’avait aucun sens.
Découragement : en temps ordinaire, j’aurais cherché conseil auprès de mes collègues mais l’atmosphère au labo était tendue, et je ne sentais personne réceptif. LaManche était souffrant, Joe faisait la gueule, Hubert était furieux, Santangelo démissionnait sans même que je sache pourquoi et Ayers gardait ses distances. Quant à Briel, elle était exaspérante à fourrer son nez partout.
Etc., etc. Ritournelle incessante de visages et de noms. Rose Jurmain. Anne-Isabelle et Christelle Villejoin. Marilyn Keiser. Myron Pinsker. Florent Grellier. Red O’Keefe-Bud Keith. Sparky Monteil. Les Gouvrard, Achille, Vivienne, Serge et Valentin.
Les chiffres orange du réveil ont indiqué une heure quinze, puis deux heures quarante-trois et enfin trois heures six.
Et l’alarme a retenti.
J’ai roulé sur le côté et l’ai éteinte. Sans émerger du brouillard.
Le bruit que j’ai perçu ensuite était la sonnerie du téléphone.
Groggy, j’ai décroché et collé l’appareil à mon oreille.
— Mmm…
— Ça va ?
Ryan.
— La forme.
— Juste pour savoir.
— Putain, Ryan, quelle heure est-il ? me suis-je écriée en me dressant dans mon lit.
— Dix heures et quart.
Coup d’œil au réveil.
— Merde !
— Tu comptes venir ? J’ai d’autres…
— Je suis là dans une demi-heure.
Ayant traversé ma chambre comme une fusée, j’ai ramassé mes affaires dans le bureau et enfilé mon jean et mon sweater de la veille. Dans la salle de bains, trente secondes de brossage de dents avec mon Sonicare avant de jeter de l’eau sur mon visage, de rassembler mes cheveux en queue-de-cheval et de foncer dehors.
Autopsies
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